Xe Rencontre internationale sur l’économie des travailleurs
La Rioja – 27 au 29 novembre 2025
Exposé de l’Association pour l’autogestion
Richard Neuville
France : entreprises « en difficulté » reprises par les travailleurs
L’appropriation des moyens de production par les travailleurs se pose différemment en France ou en Europe qu’en Amérique latine, et en particulier en Argentine. En France, le cadre législatif permet des transitions, parfois moins conflictuelles, pour récupérer les outils de travail et se constituer en sociétés coopératives de production (SCOP). Cela n’exclut toutefois pas que des conflits prolongés surviennent parfois.
Intervention Table ronde "L'autogestion comme pratique et projet alternatif" La Rioja
Au début du XXIe siècle, avec la mondialisation capitaliste, les travailleurs se sont parfois organisés pour lutter contre la délocalisation de la production et ont repris leurs entreprises qu’ils jugeaient économiquement viables : ce fut le cas des travailleurs de CERALEP (usine d’isolateurs électriques en céramique) à St-Vallier (Drôme) en 2004, avec le soutien des habitants de la ville ; il y a eu aussi les Fonderies de Ploërmel (Bretagne) en 2005, etc. Ces exemples de reprises par les travailleurs ont ouvert la voie à l’opposition aux fonds spéculatifs (d’investissement ou de pension) qui ne recherchaient que la rentabilité à court terme et décidaient de fermer des entreprises uniquement en raison du « coût du travail » jugé trop élevé en France. Ce processus s’est accéléré après la crise de 2008.
En France et en Europe, la crise a entraîné la destruction de plusieurs centaines de milliers d’emplois industriels (269 000 en France selon Alternatives économiques). Pour augmenter leurs profits, les capitalistes ont profité de la crise pour délocaliser la production vers l’Europe de l’Est ou d’autres continents.
Si entre 2008 et 2010, des luttes, parfois exemplaires en termes de combativité, ont été menées, elles étaient essentiellement défensives et se limitaient à résister aux « plans sociaux » dictés par la logique actionnariale et à négocier des primes de licenciement (extralégales). Rarement ont-ils envisagé la reprise de propriété (Molex, Goodyear, Continentale) ou la reconversion écologique de la production (comme chez Total Dunkerque en 2010). Ce que les travailleurs mexicains ont obtenu à El Salto en 2005 après 4 ans de lutte à Clairoix était-il impossible ? Il s’agissait de la même multinationale continentale et d’une usine de même taille. À aucun moment les équipes syndicales n’ont discuté, et encore moins élaboré, des contre-projets alternatifs pour les travailleurs.
Mais à partir de 2011, une nouvelle dynamique s’est mise en place avec la lutte de Fralib contre la multinationale Unilever (deuxième groupe agroalimentaire mondial). Après 1 336 jours de lutte et d’occupation de l’usine de Gémenos (près de Marseille), les travailleurs ont remporté la victoire et ont pu conserver des outils de travail très modernes et entreprendre une diversification de la production plus naturelle et plus écologique avec la création de la coopérative SCOP-TI en 2014. La première rencontre euro-méditerranéenne de l’économie des travailleuses et travailleurs s’est tenue dans cette usine en janvier 2014 pendant la période d’occupation. Parallèlement et au cours de ces années, d’autres entreprises ont été reprises par les travailleurs, comme l’imprimerie Hélio-Corbeille (Essonne) en 2012 ; l’usine de glaces Pilpa, devenue la Fabrique du Sud à Carcassonne, près de Toulouse, en 2013 ; en 2012, l’usine de dentelles de Fontanilles, dans le Haut-Loire (Massif central), qui existait depuis 160 ans ; en 2013, ARFEO, fabricant de matériel de bureau en Mayenne ; Smart Equipment Technology (SET), dans le secteur de la microélectronique en Savoie en 2012, etc. En quelques années, des dizaines d’entreprises ont été reprises par leurs salariés en France. Il y a également eu des échecs, comme celui de la papeterie de Docelles dans les Vosges en 2015 ou celui de la compagnie de ferries Sea France à Calais (nord de la France), qui n’a pas pu poursuivre son activité sous forme de coopérative (2012).
Avec la reprise économique post-crise financière, les fermetures d’entreprises ont ralenti, tout comme les luttes pour récupérer le système productif. Les nouvelles expériences, dont nous avons présenté quelques exemples lors de la huitième rencontre au Mexique en 2021 : Railcoop, la Cooperativa de Máscaras ou L’après M, se distinguent des précédentes car elles prennent une autre forme. Tout d’abord, du point de vue du statut, en optant pour la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), qui intègre plusieurs collèges décisionnels et financiers. En effet, les projets ne reposent pas uniquement sur les travailleurs, mais sont soutenus par des groupes d’utilisateurs, des donateurs, des bailleurs de fonds publics (autorités locales), etc. et font parfois référence à des missions de service public. Par exemple, « L’après M » est la reprise d’un restaurant fast-food « McDonald’s » dans un quartier populaire de Marseille, dont la liquidation judiciaire a été provoquée par la multinationale et prononcée en décembre 2019. En mars 2020, au début du confinement lié à la Covid, les anciens travailleurs ont réquisitionné les locaux et créé une plateforme d’aide alimentaire solidaire pour les habitants du quartier. Le 10 décembre 2022, le nouveau restaurant solidaire a ouvert ses portes. La coopérative SCIC « L’après M » emploie actuellement 37 personnes. Chaque semaine, elle distribue entre 600 et 1 200 colis alimentaires solidaires et continue à gérer un restaurant fast-food proposant des produits de meilleure qualité et plus sains. Il s’agit d’un véritable projet social et solidaire dans un quartier pauvre de Marseille.
D’autre part, lorsque des entreprises en difficulté, souvent à capitaux nationaux, ferment leurs portes, les travailleurs s’organisent parfois pour présenter aux tribunaux de commerce des projets de reprise sous forme de coopératives de production. Les données élaborées par la Confédération générale des coopératives de production indiquent qu’au cours des dix dernières années, les reprises d’entreprises en difficulté par les travailleurs ont représenté, selon les années, entre 7 % et 10 % des créations de coopératives de production et jusqu’à 14 % des effectifs des nouveaux travailleurs coopératifs. Ainsi, en 2024, 237 coopératives de production ont été créées en France, dont 16 à partir d’entreprises en difficulté représentant 500 salariés, dont 227 provenant de l’entreprise emblématique Duralex. En ce qui concerne cette entreprise française connue dans le monde entier, un véritable enthousiasme s’est manifesté pour soutenir sa conversion en coopérative et préserver son savoir-faire. La population française a ainsi apporté son soutien financier. Fin octobre, la coopérative a de nouveau demandé aux citoyens de recapitaliser l’entreprise. Alors qu’elle avait besoin de 5 millions, seize millions ont été récoltés en 24 heures. Je suis vraiment désolé et j’ai l’impression de parler d’une histoire de riches, d’un pays au cœur du capitalisme, quand je vois les difficultés qu’il y a à réunir des fonds pour soutenir les ERT argentines, même dans nos pays.
Depuis des années, nous avons du mal à évaluer le nombre d’entreprises récupérées en France. Même pendant la période conflictuelle comprise entre 2010 et 2015, malgré notre grand engagement en faveur de la solidarité, nous n’avons pas réussi à évaluer précisément ce nombre.
Outre l’acquisition d’entreprises en difficulté, il existe un autre facteur qui favorise le développement des coopératives de production : la transmission d’entreprises saines. Plutôt que de vendre leurs entreprises à des capitaux étrangers sans garantie que l’outil de travail restera en France, certains entrepreneurs, souvent à la retraite, préfèrent les transmettre à leurs salariés sous un statut coopératif. Ce cas a représenté 20 % des créations de SCOP en 2024 (47 unités) et 34 % des nouveaux emplois coopératifs.
Dans les deux cas, ces reprises d’activité par des collectifs de travailleurs sous forme de coopératives ne garantissent pas un fonctionnement autogéré, mais permettent souvent de conserver des emplois sans risque de délocalisation. Ce sont souvent les petites et moyennes entreprises industrielles qui possèdent un véritable savoir-faire et font partie du patrimoine national.
Mais contrairement à l’Argentine, au Brésil, à la Colombie, au Mexique ou à l’Uruguay, nous ne pouvons pas nous appuyer sur des travaux universitaires pour étudier ces processus de reprise d’entreprises par les travailleurs. Cette lacune nuit à l’analyse plus détaillée de ces processus.
Le concept d’autogestion a retrouvé un certain élan en France ces dernières années. Dans la période de changements significatifs que nous traversons, il est urgent que le mouvement social se réapproprie ce concept, qu’il réfléchisse aux perspectives de luttes offensives qui soulèvent les questions du contrôle ouvrier, de la gestion ouvrière et des contre-projets alternatifs, de la reconversion écologique de l’industrie, de la transition énergétique, etc. La référence à l’autogestion ne doit pas être le fait de certains acteurs sociaux seulement, elle implique une appropriation plus globale pour devenir une « culture qui imprègne la société », pour reprendre les termes du philosophe français Henri Lefebvre, théoricien de l’autogestion, à l’image de la classe ouvrière argentine.
Fuentes :
Site de la Confédération générale des SCOP https://www.les-scop.coop/
Rapport d’activité 2024 : https://www.les-scop.coop/rapport-d-activite
Rapport d’activité 2017-2021 : https://www.pourunautremodeledesociete.coop/system/files/2022-04/RA_SCOP_2017-2021.pdf
Communiqué de presse du bilan CG SCOP de 2022 :
https://www.les-scop.coop/system/files/2023-02/Communiqu%C3%A9%20de%20presse%20Bilan%20CG%20Scop%202022.pdf
Rapport d’activité 2020 des SCOP :
https://www.les-scop.coop/system/files/2021-03/RA%20SCOP%202020-final_0.pdf
SCOP – Chiffres clés 2019 : https://www.ethiquable.coop/page-rubrique-qui-sommes-nous/scop-chiffres-clefs-2019
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