M. Colloghan

mercredi 7 décembre 2016

Autogestion & Syndicalisme



Congrès de l’Union syndicale Solidaires Ardèche / Drôme - 17 et 18 novembre 2016

Contribution : Autogestion & Syndicalisme

 Richard Neuville

« L’autogestion est à la fois un moyen de luttes frayant un chemin et un moyen de réorganisation de la société. Elle est également une culture irriguant la conscience collective »[1]. (Henri Lefebvre)

Le terme « autogestion » est assez récent[2], même si le concept a traversé l’histoire de l’émancipation humaine : la Commune, les Soviets, les collectivisations d’Aragon et Catalogne, celles d’Algérie, Lip, les récupérations d’entreprises en Argentine, etc.
 
L’autogestion est à la fois une approche théorique pour approfondir la démocratie et des pratiques de démocratie directe. Elle n’est pas destinée à adoucir les maux de la société actuelle mais elle implique un changement radical et l’instauration d’une autre manière de vivre ensemble, entièrement nouvelle, qui reconnait à la fois l’individu et le collectif en tant qu’acteurs à part entière.

L’autogestion signifie la réappropriation de la décision et la recherche de consensus par celles et ceux qui « auront à exécuter et à mettre en œuvre cette décision. Elle ne se limite pas à la simple réappropriation des moyens de production par les travailleurs-ses et ne se réduit pas à la simple propriété collective»[3]. Une organisation autogérée est une organisation où « toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où celles et ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire »[4]. Les règles de prise de décisions sont fixées par les personnes concernées et impliquées dans le processus depuis l’ébauche du projet jusqu’à sa réalisation.

Méthode et culture de l’autogestion sont une approche à la fois révolutionnaire, radicale et progressive, respectant les minorités et favorisant les solidarités et la responsabilité. La démarche autogestionnaire repose sur une confrontation d’intérêts parfois contradictoires, une découverte de solutions négociées “en marchant” et un droit à l’expérimentation. Contrôle et gestion directe sont une méthode, pas un contenu, lequel reste à concevoir, inventer, pratiquer et affiner en cheminant.

Alors que la participation, le contrôle ouvrier et les coopératives concernent principalement la production, l’autogestion est une transformation politique radicale globale, « à savoir la prise en main, sans intermédiaires et à tous les niveaux, de toutes les affaires par tous les hommes [et toutes les femmes]»[5]. Elle vise donc à transformer la société et plus précisément à supprimer la société de classe en instaurant un nouveau système social. C’est une autre organisation qui dépasse le capitalisme et l’étatisme au profit d’un ensemble autogéré de coopératives égalitaires associées selon un plan élaboré par la somme des besoins et des désirs. Le débat a animé les travaux de la Première Internationale entre Marx et Bakounine. Pour sa part, Murray Bookchin estime que les coopératives doivent dépendre essentiellement des municipalités et des communautés sous le contrôle des assemblées populaires[6].

Le but (la finalité) est l’instauration de l’autogestion généralisée, qui ne peut se réaliser que par une révolution radicale transformant la société sur les plans économique, politique et social. Elle implique la définition et la structuration d’un nouveau projet de société post-capitaliste. Il s’agit donc moins de prendre le pouvoir que de le détruire et de créer des institutions qui instaureraient un système dans lequel les notions de dirigeants et d’exécutants n’auraient plus de raison d’être.

L’autogestion est une recherche permanente de solutions alternatives en vue d’une transformation sociale de la société. L’émancipation doit répondre à trois impératifs cruciaux :
– le dépassement radical de la délégation de pouvoirs ;
– la sortie d’un productivisme destructeur à la fois des liens sociaux et de la planète ;
– le remplacement de la course aux profits par une priorité à la valeur ajoutée sociale et environnementale, au profit de l’humain et de la nature.
Ces trois impératifs sont les trois facettes d’un même projet, celui de la désaliénation individuelle et collective.

La perspective d’une démarche autogestionnaire n’est pas une visée dans l’abstrait ou intemporelle. Elle pose d’emblée les questions de propriété, du financement, des modes de gestion, des rapports sociaux et de genre dans la société.
Les espaces d’expérience collective, porteurs de mémoire, d’auto-organisation, de nouvelles cultures, de futurs possibles, de positions conquises dans la société sont des conditions préparatoires à la rupture révolutionnaire et au dépassement du capitalisme. Pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg « L’organisation, le progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières [….] mais des aspects divers d’un seul et même processus »[7].

L’autogestion est également un projet partagé sur lequel pourraient s’entendre et se féconder trois courants politiques historiques, correspondant à trois aspirations distinctes, mais que tout concourt néanmoins à réunir à l’avenir : l’aspiration à l’autonomie du sujet (principalement portée par les courants libertaires) ; l’aspiration à une autre gestion de la planète et un autre rapport à la nature et à la biodiversité (portée par des courants écologistes et surtout les peuples autochtones confrontés aux dégradations majeures de leur environnement immédiat) ; l’aspiration à une sortie du travail aliéné et exploité (surtout portée par les différents courants marxistes depuis le XIXe siècle). C’est pourquoi la méthode autogestionnaire est probablement le mode révolutionnaire le plus adapté à la complexité des enjeux, à la conflictualité des intérêts et des impératifs, souvent contradictoires, à la confrontation des points de vue « experts » et des besoins citoyens, à l’exercice des responsabilités aux échelons adéquats, librement déterminés[8].

Seule la synergie entre les forces écologiques, sociales et politiques semble susceptible de construire une conscience hégémonique de rupture avec le capitalisme et d’esquisser un projet et une stratégie autogestionnaire. Progressivement théorisé, le projet est constamment soumis à l’épreuve des combats sociaux et politiques, dans lesquels s’expérimentent des pratiques d’autonomie et d’auto-organisation qui peuvent devenir des points d’appui pour une lutte anticapitaliste et une transformation sociale radicale. Dans cette logique, les expérimentations actuelles revêtent une importance fondamentale car elles constituent des apprentissages pour demain et participent du cheminement et de l’émergence d’une nouvelle culture.

L’hégémonie est indispensable pour que la transformation anticapitaliste ne retombe pas dans une gestion corporatiste de la société ou un nouveau groupe social s’érige en groupe dominant et privilégie ses intérêts avant ceux de la société. Parmi ses objectifs, le programme de transition doit se fixer la constitution d’une conscience et d’une culture hégémonique, au sens gramscien (adhésion du plus grand nombre), parmi les salarié-e-s et les citoyen-ne-s. Contre-pouvoirs et démarche transitoire permettent de construire certaines des conditions matérielles, organisationnelles et politiques du dépassement-rupture.

La société autogestionnaire n’est pas un état qui surgira au lendemain de la victoire de la « révolution », c’est un processus actif d’élargissement constant des aires d’autodétermination sociale, économique, culturelle et donc politique et institutionnelle. Comme pratique, l’autogestion est une réponse concrète immédiate aux urgences et aux régressions, ainsi qu’à la faillite de l’État (qui privatise les biens universels), de l’entreprise (soumise aux diktats de la finance) et de nombreux secteurs de la vie sociale et environnementale pour lesquels la seule délégation de pouvoir ne garantit absolument pas une gestion équitable et efficace. En tant que moyen, les syndicats ont un rôle actif à jouer en renouvelant leurs mots d’ordre : en proposant la récupération d’entreprises par les travailleur-se-s en réponse aux licenciements boursiers ou fermetures d’unités de production ou des services publics autogérés en réponse au démantèlement des services publics. En Europe, dans le monde, de plus en plus d’équipes syndicales se saisissent de ces enjeux[9].

Quels que soient les échelons de compétences, les citoyen-ne-s, les associations, les syndicats et les travailleur-se-s doivent être associés aux décisions et à la gestion des structures publiques et coopératives pour définir les orientations, contrôler et évaluer leur fonctionnement. Il s’agit de dépasser la seule référence aux contre-pouvoirs pour élargir le contrôle citoyen et construire des espaces d’autonomie populaire, passer des formes collectives de résistance à des formes collectives d’organisation et d’expérimentations dans une perspective d’exercice de pouvoir populaire.

Enfin et surtout, l’autogestion est une “utopie concrète” en marche, une stratégie d’ensemble vers un objectif de gestion dans lequel l’ « efficacité » repose sur la démocratie la plus radicale ; une succession de ruptures enclenchant une dynamique révolutionnaire. Les mouvements d’émancipation doivent apprendre à gérer cette évidence pour sauver les biens communs universels, les services publics, les retraites, les droits sociaux et les conditions d’existence digne et exercer un nouveau contrôle de l’Etat (dans la perspective de son dépérissement).

L’autogestion est donc un moyen, une culture et un chemin pour atteindre le but, sa généralisation.

(Richard Neuville* – Solidaires Sud Emploi Auvergne-Rhône-Alpes)
* Membre et auteur du collectif Lucien Collonges qui a coordonné l’anthologie Autogestion hier, aujourd’hui, demain, Syllepse 2010 et de l’Association Autogestion qui a publié Autogestion, l’Encyclopédie internationale, Syllepse, 2015. http://www.autogestion.asso.fr/


[1] Lefebvre, Henri, « Problèmes théoriques de l’autogestion », Revue Autogestion, n°1, Décembre 1966.
[2] Le terme « autogestion » vient du grec "autos", soi-même, et du latin "gestio", action de gérer, d'administrer, il est usité depuis les années 60.
[3] Canivenc Suzy, (2010), Mais au fait, c’est quoi l’autogestion (2)- Définition générale du terme, consultable sur :
[4] Castoriadis Cornélius, « Autogestion et hiérarchie », Editions grain de sable, Extrait de Le contenu du socialisme, Paris : Éd. 10/18, 1979.
[5] Bourdet, Yvon, & Guillerm, Alain, L’autogestion, Editions Seghers, Paris, 1975.
[6] Bookchin, Murray, Entretien in Biehl, Janet, Le municipalisme libertaire, Ecosociété, Montréal, 2013.
[7] Luxemburg, Rosa, Réforme sociale ou révolution ? Grève de masse, parti et syndicats, La Découverte, 2001.
[8] Fiant, Michel, Ébauches pour un projet autogestionnaire, Contribution FSMed Barcelone, Juin 2005.
[9] En ce sens, Solidaires national a intégré le réseau international de l’ « Économie des travailleur-se-s » en 2015, qui fédère des acteurs d’expériences autogestionnaires dans la monde et aux niveaux régionaux. L’organisation a participé aux rencontres mondiale de Punto Fijo (Venezuela – juil. 2015) et européennes de Gémenos (janv. 2014) et de Thessalonique (oct. 2016).

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