Par Bruno Della Sudda, Arthur Leduc, Richard
Neuville*
Cet Article a été publié dans la revue ContreTemps n°29,
avril 2016, p.128-137.
Á
l'aune du désastre du 13 juillet et des résultats électoraux du 20 septembre,
était-il justifié de tant espérer après la retentissante victoire électorale de
Syriza en janvier 2015 ? Pour nous, c'est oui.
Et
si l'on doit retenir un seul élément de justification d'une telle réponse,
c'est bien la victoire éclatante du Non au référendum du 5 juillet, qui avait
suscité mépris et effroi parmi les élites des pays membres de l'UE.
Un
Non qui fait écho à celui de 2005 en France et aux Pays-Bas : un Non de
gauche, massif dans le monde du travail et la jeunesse. Un Non qui a couronné
une campagne hautement significative, basé sur le ressort -inexploité depuis
janvier, nous y reviendrons car c'est pour nous fondamental- d'une intense
mobilisation citoyenne et populaire et d'une politisation profonde de la
société grecque.
C'est
sciemment que nous utilisons le terme de désastre mais d'une part l'histoire
n'est pas terminée, et d'autre part il est hors de question d’incriminer et de
situer l'analyse du 13 juillet sous l'angle d'une trahison de la part de
Tsipras et du gouvernement grec.
Comme
l’indique le succès de la grève générale du 4 février, l'histoire n'est pas
terminée car la situation n'est en rien stabilisée et la catastrophe programmée
par le contenu de l'accord du 13 juillet est, pour chaque observateur/trice
sérieux/se, évidente et devant nous, même si personne ne peut en donner
l'échéance et la configuration précises.
Pas
de leçon à donner, pas de traîtrise pointée du doigt, d'autant plus que les
pressions et les menaces sur le gouvernement grec -tout simplement la
destruction de l'économie grecque- étaient colossales et inédites et que
Tsipras lui-même a reconnu sans difficulté aucune que l'accord était mauvais et
qu'il n'y croyait pas lui-même.
Les
interrogations sur l’impact européen du 13 juillet grec étaient légitimes à
l’automne 2015. Mais le double succès aux élections législatives et présidentielles
du Bloc de Gauche au Portugal et celui de Podemos dans l’État
espagnol nous montrent que le contrecoup du 13 juillet grec ne se traduit pas
par un arrêt de la montée électorale de la gauche ailleurs en Europe.
Pour
autant, oui, la décision de Tsipras et du gouvernement grec de signer cet
accord du 13 juillet a été désastreuse pour le peuple grec et pour l'ensemble
des peuples européens.
Cet
accord perpétue les politiques d'austérité, tourne le dos aux engagements de
Syriza et aux aspirations populaires. Il aggrave la désorientation, le désarroi
et le désespoir, et enfin il alimente l'idée profitant à l'extrême-droite selon
laquelle il n'y a rien à attendre de la politique en général et de la gauche
radicale en particulier, qui, in fine,
fait comme les autres.
Mais
si les certitudes que l'histoire n'est pas terminée et qu'il n'y a eu aucune
« trahison » nous obligent à la prudence et au refus de donner des
leçons, nous devons faire le constat que le gouvernement grec dirigé par Alexis
Tsipras s'est confronté à des impasses stratégiques majeures. Cela nous impose
de réfléchir collectivement et d'alimenter un débat essentiel qui pour nous
n'est donc pas un simple débat de conjoncture mais bien un débat à dimension
stratégique qui va bien au-delà du seul cas de la Grèce.
Nous
ne nous reconnaissons pas dans le raisonnement binaire, inapproprié à la
complexité et au caractère inédit de la situation grecque et européenne,
construit autour du « grexit »
et de la sortie éventuelle de l'UE.
De
ce point de vue, nous situons notre réflexion non pas en rupture avec le
travail d'élaboration d'ATTAC et de la Fondation Copernic à l'occasion de la
campagne électorale européenne, mais exactement à l'inverse : dans la
défense de cette élaboration, sa mise à jour et son approfondissement, que
justifie précisément l'expérience grecque et européenne depuis le scrutin
européen de 2014.
Car
ce qu'il s'est produit en Grèce a pour nous un lien avec des questions plus
larges : il s'agit des questions stratégiques qui intéressent toutes
celles et tous ceux qui s'interrogent sur le chemin à inventer pour le
changement de société, non pas à l'échelle d'un pays mais plus largement à
l'échelle européenne. Dans cette optique, nous interrogerons la courte séquence
qui a conduit, de la mise en place du nouveau gouvernement grec jusqu'au 13
juillet 2015, à un tel désastre. Nous aborderons ces questions dans la première
partie de cette contribution.
Mais,
au-delà du refus partagé de renoncer non pas à la révolution mais à la
reproduction des stratégies révolutionnaires du XX° siècle, ce qui n'est pas la
même chose, il serait inexact de penser que nous partirions de rien.
L'expérience
en cours doit impérativement s'intégrer à notre réflexion stratégique, en lien
avec les pratiques et la perspective de l'émancipation.
De
ce point de vue, en quoi ce qu'il s'est produit en Grèce et ce qui pourrait
encore s'y inventer et s'y construire peut-il se raccorder à des thèmes tels
que l'auto-organisation, les pratiques alternatives et autogestionnaires, la mise
en place d'instances de pouvoir populaire et d'autogestion ?
C'est
ce sur quoi nous reviendrons dans la seconde partie de cette contribution.
Janvier-juillet 2015 : trois
impasses stratégiques
Les
six mois de pouvoir en Grèce d'un gouvernement issu de la gauche radicale dans
la première moitié de l'année 2015 ont alterné moments d'espoir, de doutes, de
joie, de colère et de tristesse. Cette intense séquence a concentré toute une
série de questions stratégiques à un point qui n'a pas été atteint depuis
longtemps en Europe. C'est à la mise à nu de la violence des rapports sociaux
capitalistes et au fait que cette mise à nu est toujours une ouverture de
« possibles » que l'on reconnaît les « grands événements ».
Á n'en pas douter, c'est bien le cas ici. Le désastre du 13 juillet n'y change
rien. Notre tâche est donc maintenant de tirer les leçons stratégiques de cette
séquence et de sa clôture temporaire par « l'accord du 13 juillet ».
Nous
n'allons pas revenir en détail sur les six mois du gouvernement d'Alexis
Tsipras mais plutôt tenter de pointer ce qui nous est apparu comme des impasses
stratégiques majeures dans la politique mené par le gouvernement grec et dans
le positionnement de Syriza durant cette période.
La
première impasse, qui d'une certaine manière détermine les autres, a été
l'illusion toute « réformiste » de la possibilité d'un
« compromis honorable » avec la Troïka profondément ancrée dans une
partie de Syriza et plus précisément dans une partie de la majorité autour d'Alexis
Tsipras. Les témoignages des acteurs/trices grec-que-s des négociations – on
pense notamment aux multiples témoignages de Yanis Varoufakis – quant à leur
surprise devant l'imperméabilité de leurs interlocuteurs/trices à leur
argumentation économique rationnelle sont à cet égard tout à fait révélateurs[1].
Cela montre notamment la prégnance d'un mode de pensée issu de la période du
« compromis fordiste » des années 1950 et 1960 : la possibilité
de compromis entre les classes sociales permettant d'assurer à la fois des taux
de profit élevés et des augmentations de salaires. La crise dans laquelle nous
sommes plongés depuis maintenant près de 40 ans et de manière plus globale,
systémique et violente depuis 2008, n'offre plus aucune perspective pour un
« réformisme » de ce type. Les faits confirment cette idée :
face à un programme de Thessalonique des plus modérés et néokeynésiens, les
bourgeoisies européennes n'ont pas accepté la moindre concession. Bien plus,
devant les très nombreux reculs du gouvernement Tsipras (les fameuses
« lignes rouges » du mois de juin), l'oligarchie européenne a joué la
stratégie de l'humiliation et de la menace de destruction de l'économie
grecque. Ce qui nous montre que la moindre remise en cause, même limitée, des
politiques d'austérité est vécue comme une attaque frontale contre les
bourgeoisies européennes à laquelle elles répondront avec toute la violence
dont elles sont capables et coutumières. Dans une Europe ou le « compromis
honorable » est impossible, voici donc les termes du problème : rupture
ou défaite.
Ce
qui nous amène à la deuxième impasse qui découle de la précédente : le
refus de prendre immédiatement la moindre mesure unilatérale permettant
d'engager une rupture avec les memoranda,
ce qui aurait de fait marqué le début d'une véritable confrontation avec
l'oligarchie européenne. Toute stratégie de rupture avec l'austérité et les
politiques néolibérales présuppose la mise en place de mesures unilatérales que
l'on pourrait qualifier « d'autoprotection populaire ». Eric Toussaint[2]
et d'autres ont présenté ces mesures toutes essentielles dans un rapport de
force avec les bourgeoisies européennes : moratoire sur la dette grecque
puis réduction massive de cette dette illégale, illégitime, odieuse et
insoutenable, en s'appuyant sur le rapport de la Commission parlementaire
grecque pour la vérité sur la dette publique ; socialisation des banques
et réquisition de la banque centrale ; émission de monnaies
parallèles ; contrôle des capitaux ; mesures de justices fiscales... Mais
ces décisions ne sont pas de simples mesures techniques, ce sont des mesures
hautement politiques qui nécessitent comme point d'appui absolument fondamental
une très forte mobilisation populaire et l'amorce de la mise en place de lieux
de pouvoir populaire et citoyen. À cet égard, les propositions de Yanis
Varoufakis de mesures d'urgence unilatérales de type monnaie parallèle
dématérialisée sont marquées par une vision strictement technique de leur mise
en place ce qui en limite fortement la portée[3].
Elles relèvent du couteau sans lame. Bien évidemment, l'aspect technique de ces
décisions ne doit pas être pris à la légère. Mais l'essentiel est
ailleurs : ce sont les dynamiques politiques de mobilisation populaire qui
sont déterminantes.
Tout
cela nous mène à la troisième impasse qui pour nous est donc la plus
importante : le refus de larges secteurs de Syriza autour d'Alexis Tsipras
de susciter la mobilisation populaire pour soutenir une véritable perspective
de rupture avec les memoranda. Ainsi
depuis l'accord du 20 février 2015 jusqu'à l'annonce du référendum à la fin du
mois de juin 2015, les mobilisations sont restées faibles en Grèce avec des
couches populaires attentistes devant la stratégie de négociation incertaine du
gouvernement grec. En effet, Alexis Tsipras, qui est à la fois premier ministre
et président de Syriza, ne souhaitait pas négocier avec la mobilisation
populaire comme moyen de pression dans le cadre de la croyance dans la
possibilité d'un « compromis honorable ». Ceci aussi bien en Grèce
qu'à l'échelle de l'Europe -ainsi Alexis Tsipras n'a pas voulu d'une
manifestation de soutien à Paris lors de sa rencontre avec François Hollande
début février 2015-. Ce refus de susciter la mobilisation des couches
populaires et de la jeunesse s'accompagne de l'absence de volonté politique de
soutenir et de s'appuyer sur les expériences autogestionnaires de résistances
aux politiques d'austérité qui ont émergé dans les profondeurs de la société
grecque depuis le début de la crise. Tout ceci est décisif pour comprendre ce
qui est apparu comme une volte-face au moment du désastre du 13 juillet. Et
cela permet aussi d'éclairer la courte séquence autour du référendum qui a vu
en quelques jours se succéder son annonce avec un appel de Tsipras à l'OXI, une
intense mobilisation populaire, une victoire éclatante issue des couches
populaires et de la jeunesse puis sa négation immédiate par une réunion
« d'unité nationale » avec le forces politiques pro-memoranda puis
avec « l'accord du 13 juillet ». Les témoignages semblent concorder
pour montrer que les secteurs de la droite de Syriza autour de Tsipras
(notamment les ministres Dragasakis et Sthatakis), et dans une certaine mesure
Tsipras lui-même, pensaient - et souhaitaient même – perdre ce référendum.
L'irruption d'un peuple qui se constitue en « peuple en marche » dans
la mobilisation a pris de cours une partie des dirigeant-e-s grec-que-s et de
Syriza qui ne la souhaitaient pas car ils/elles refusaient la rupture avec
l'austérité, dans la mesure où elle aurait entraîné une confrontation avec
l'oligarchie européenne.
Pourtant,
la brève séquence de la mobilisation durant la courte campagne pour l'OXI a
montré que la jeunesse et les couches populaires étaient disponibles pour un
affrontement avec les bourgeoisies européennes sur des bases claires : le
refus catégorique de l'austérité. Cela éclaire l'autre chemin, certes difficile
et exigeant, loin d'être un parcours de santé évidemment, qui aurait pu être
celui du gouvernement grec : l'ouverture d'une confrontation avec la
Troïka par la prise de mesures d'autoprotection populaire de ruptures avec
l'austérité en s'appuyant sur une large mobilisation populaire et citoyenne, de
même que sur les pratiques autogestionnaires et de résistance qui ont émergé de
la société grecque elle-même. En clair, l'ouverture de ce qui s'apparente à un
véritable processus révolutionnaire dans lequel se posent immédiatement les
questions du pouvoir populaire et de la propriété.
Révolution longue et stratégie
autogestionnaire, une perspective européenne
Les
impasses stratégiques auxquelles s'est heurté Syriza ne sont pas une
"question grecque". Elles guettent l'ensemble de la gauche
européenne. C'est en cela que l'enjeu est crucial.
Le
dépassement de l'illusion bolchévique -parti d'avant-garde dirigeant la révolution
et fulgurance du moment révolutionnaire- est acquis depuis longtemps, qu'il ait
été théorisé ou non.
Mais
du coup, cette illusion écartée, le risque de ce que dans la tradition
marxiste-révolutionnaire on appelait autrefois "réformisme" refait surface,
avec une autre illusion : l'idée qu'on puisse faire l'économie d'un
affrontement avec les institutions européennes et le cadre actuel de l'UE.
Le point de vue dominant au PCF sur la Grèce en est un bon exemple[4].
Pourtant,
la crise globale et systémique a fait disparaître l'espace d'une politique
réformiste de type social-démocrate depuis déjà la fin du XXe siècle et c'est
ce qui explique la crise historique de la social-démocratie et sa mutation
social-libérale.
Et
les six mois de l'expérience Syriza interdisent la moindre illusion sur la
possibilité de réformer paisiblement et graduellement l'architecture
institutionnelle de l'UE. Cela ne signifie pas, bien sûr, la fin de
l'illusion réformiste en elle-même et à une échelle de masse.
"Faute
de mieux", "en attendant des jours meilleurs", et surtout faute
de mobilisation populaire ancrée dans les territoires et sur les lieux de
travail, il y a encore et toujours dans les différents pays européens
l'utilisation du vote défensif pour la gauche molle -ou la fausse gauche, peu
importe- face à la droite corrompue et à l'extrême-droite menaçante.
C'est
aussi cela qui s'est joué dans le vote Syriza le 20 septembre en Grèce, malgré
le désastre du 13 juillet, d'autant plus que la responsabilité des politiques
d'austérité a été attribuée par une partie importante de l'électorat grec à la
troïka et aux partis du système.
Mais
il y a fort à parier que l'électorat de Syriza ne se fait guère d'illusion et
que son choix a été d'abord celui du refus de voir les vieux partis synonymes
d'austérité et de corruption revenir au pouvoir, au-delà du crédit accordé au
gouvernement issu des urnes de janvier d'avoir fait ce qu'il pouvait face au
mur de la troïka.
Préparer
l'avenir au-delà de ce type d'illusion ou de résignation -deux éléments qui
peuvent par ailleurs se combiner- impose donc de revenir sur des questions
stratégiques et d'ouvrir un large débat. On peut considérer qu'à partir de
la question grecque, ce débat est de fait rouvert dans la gauche alternative. Ce
large débat, c'est à la fois celui de la stratégie révolutionnaire
d'aujourd'hui et celui de l'échelle de nos tâches.
Commençons par l'échelle
D'autres
l'ont dit avant nous, de Pierre Khalfa à Thomas Coutrot ou Gus Massiah en
passant par Catherine Samary ou Roger Martelli : c'est bien à l'échelle
européenne que cette réflexion doit se mener et s'approfondir[5].
La
crise n'est pas une crise grecque : elle est mondiale et européenne -même si
elle s'exprime en Grèce d'une façon particulière et violente-, globale et systémique,
et elle nous impose de construire les mobilisations à la seule échelle qui
vaille, celle de l'Europe en lien avec les réseaux citoyens ailleurs dans le
monde -et via notamment le mouvement altermondialiste.
C'est
vrai sur les questions climatiques et écologiques, c'est aussi vrai sur le plan
social et c'est également vrai sur les questions démocratiques -y compris tout
ce qui touche aux migrant-e-s.
Au-delà
du manque de sérieux sur le plan économique des thèses aventuristes sur la
"rupture par la sortie de l'euro", rappelons ici que, mise en
application, cette lubie serait politiquement désastreuse en préparant le
terrain à des politiques d'Union nationale avec une partie de la bourgeoise
autrement significative que le petit parti allié de Syriza, ANEL, et que ce
type de dérive non seulement empêcherait probablement toute politique sociale
de type anticapitaliste, toute politique d'accueil des migrant-e-s...etc., mais
ouvrirait une voie royale à l'extrême droite dans un climat de surenchère
nationaliste !
Partout
en Europe, des politiques d'austérité et de renforcement d'un État
autoritaire sont imposées aux peuples : fondamentalement, nous sommes
confronté-e-s aux mêmes défis majeurs. C’est ce qu’ont bien compris les
différents protagonistes des initiatives en cours visant à réfléchir à un plan
B à l’échelle européenne. Pour autant, aucune illusion n'est de mise sur
l'architecture institutionnelle européenne. Il faut donc, non pas rejeter
comme l'a écrit Janette Habel, mais à l'inverse réaffirmer le triptyque proposé
par ATTAC et la Fondation Copernic lors de la campagne électorale européenne de
2014 : désobéir, rompre et refonder la construction européenne[6]. C'est
sur ces bases que doit se mener et s'approfondir la réflexion, avec l'ensemble
des réseaux intéressés en Europe.
Cette
réflexion, passablement ignorée par l'extrême gauche classique, a été amorcée
dans la gauche alternative et altermondialiste[7],
même de façon modeste et non formalisée, d'abord en même temps que se déployait
le mouvement altermondialiste lui-même et ensuite à la faveur du nouveau cycle
de luttes et de mobilisations ouvert en 2011 avec les révolutions arabes et les
Indigné-e-s.
Car
ce qui s'en dégage, c'est à la fois que la révolution ne peut plus être conçue
comme une fulgurance -violente- mais comme un processus, que nous appelons
« révolution longue », faite d'une succession d'avancées basées sur
des expérimentations et des pratiques alternatives et autogestionnaires, des
moments de rupture mais aussi de moments de pause, de blocages et de possibles
retours en arrière, un processus non-linéaire et étalé dans le temps[8].
Avec
leur phase de stagnation en Tunisie, de blocage dramatique et de grave recul en
Egypte, les « Printemps arabes » illustrent ce que nous entendons par
révolution longue et leur cours actuel indique leur caractère
non-linéaire.
Cette
vision de la révolution comme processus ne veut pas dire que ces ruptures
seront indifférenciées : l'une d'entre-elles devrait être une rupture majeure
avec la propriété capitaliste, amorçant la transition de la société
alternative.
C'est
bien l'ouverture de ce type de processus, rendue possible par la dynamique de
l'OXI, que la troïka ne voulait à aucun prix voir s'ouvrir en Grèce : l'accord
du 13 juillet -intenable du point de vue de la faisabilité : tout le monde ou
presque en convient- a eu d'abord cette fonction politique.
Ce
processus est inséparable du développement d'une mobilisation populaire,
citoyenne, multiforme et du déploiement des pratiques d'auto-organisation, de
démocratie active et d'autogestion.
Tout
ce qu'il s'est passé depuis 2011 au travers du nouveau cycle de luttes et de
mobilisations -de Tunis à Madrid ou Barcelone en passant par le Québec- doit
être considéré comme à la fois :
-
L'émergence d'une nouvelle culture politique -qui prolonge et actualise l'altermondialisme-
: rejet du néolibéralisme, des hiérarchies et de la professionnalisation de la
politique, de la corruption, de l’arrogance des élites, de la connivence entre
le monde politique, financier et médiatique, aspiration à prendre ses affaires
en mains et à construire une démocratie réelle et une nouvelle
citoyenneté ;
-Un
élément stratégique complémentaire de la révolution longue, en ce sens que le
contenu des luttes et des mobilisations de ce nouveau cycle place, sans
attendre les lendemains qui chantent, la mobilisation citoyenne, les luttes
écologiques, féministes et sociales, les expérimentations et les pratiques
alternatives et autogestionnaires au cœur et comme condition du changement de
société[9] ;
Il
s'agit ici de pratiques citoyennes de masse, celles des Indignés, les Mareas -elles-mêmes inspirées du
Printemps arabe- et des mobilisations qui se sont inscrites dans cette
dynamique ailleurs dans le monde.
C'est
en Amérique indo-afro-latine et en particulier en Argentine avec les
entreprises récupérées, en ce nouveau siècle, que ces luttes, ces
expérimentations et ces pratiques ont pris le plus d'ampleur. Leur
coordination au travers des Rencontres internationales du réseau « L'économie
des travailleurs »[10]
est un élément majeur de leur développement et de leur capacité de portée
stratégique.
Ajoutons
à cela que, plus modestement, les expériences d'autogestion en Grèce depuis
plusieurs années à l’image de VIO-ME (que le gouvernement SYRIZA ne soutient
absolument pas), aussi limitées soient-elles, et le contenu coopératif -voire
autogestionnaire- de luttes sociales, certes encore peu nombreuses, comme
celles en France des ex-FRALIB et des ex-Pilpa, ne sont pas seulement des
éléments de contre-offensive sociale et politique : ils ont également une
portée stratégique essentielle. D’ores et déjà, ici et là, des « sentiers de
l’utopie » se dessinent qui peuvent contribuer à construire des chemins de
l’émancipation et des germes de pouvoir populaire.
Une
question rarement abordée doit enfin être prise à bras-le-corps, sans quoi les
impasses stratégiques vues en Grèce se répéteront : comment ancrer la
mobilisation populaire et citoyenne nécessaire, sans laquelle il est impossible
de construire un rapport de forces ?
Pour
le dire vite, la centralité du travail et de la classe ouvrière n'est plus ce
qu'elle était, les conseils ouvriers sont historiquement derrière nous même si
les luttes ouvrières demeurent essentielles.
Il
n'en reste pas moins que si les soviets ne reviendront probablement pas,
l'invention de nouveaux lieux de la citoyenneté active, d'ancrage de la
nécessaire mobilisation populaire, qui a tant manqué en Grèce, est une
nécessité vitale pour toute perspective de transformation de la société.
Conseils
citoyens ? Forums citoyens ? Assemblées populaires ? Nouvelles
formes d’occupation de l’espace (Mouvement des places) ? Il s’agit
notamment de mettre « l’imagination au pouvoir » en renouvelant le
répertoire d’actions reflétant la diversité des acteurs et des mouvements
sociaux dans le but d’agréger l’essentiel des paramètres d’une démocratie
radicale, participative et y compris directe, de l’autogestion, de l’autonomie
des sujets et des collectifs sociaux..
Ces
modalités d’action préfigurent ce qui pourrait s'affirmer, se déployer à une
autre échelle demain dans un rapport de forces plus favorable et dans le
contexte de l'ouverture de processus révolutionnaires, renouvelant ce que nous
appelions autrefois double pouvoir.
Nul-le ne sait quelles dénominations et
quelles formes, quelle articulation conflictuelle avec les institutions -qui
restent celles de la bourgeoisie- prendront de tels lieux de pouvoir populaire
et citoyen.
Mais
il est grand temps d'y réfléchir et de produire une élaboration collective sur
les nouvelles formes de pouvoir populaire et citoyen comme élément stratégique
de la transformation de la société.
Mobilisation
populaire au travers de nouvelles formes de pouvoir populaire et citoyen,
stratégie autogestionnaire : sans l'une et l'autre, comment imaginer qu'une
expérience conduisant la gauche authentique ou radicale au pouvoir puisse
déboucher sur autre chose que le désastre grec du 13 juillet ?
Le
chemin sera long mais il importe de commencer à l’esquisser. Et les ruptures ne
feront pas l’économie d’affrontements globaux avec la classe dominante.
Bruno Della Sudda, Arthur Leduc,
Richard Neuville sont membres d’Ensemble !, de l’Association Autogestion,
du Réseau pour l’Autogestion, les Alternatives, l’Altermondialisme, l’Écologie et
le Féminisme, contributeurs de l’Encyclopédie internationale de l’Autogestion
et membres de son Conseil éditorial international.
[1] Voir aussi l'entretien
éclairant avec Euclide Tsakalotos, actuel ministre des finances, sur les
négociations, paru dans Mediapart le 27 avril 2015 : https://www.mediapart.fr/journal/international/270415/grece-nous-presentons-nos-arguments-nous-repond-par-des-regles
[2] Voir son texte publié le
16 juillet : http://cadtm.org/Grece-des-propositions
; ainsi que son interventionp la Conférence citoyenne européenne de dette d’octobre
2015 : http://cadtm.org/Syriza-Podemos-etles-mouvements
[3] L'entretien de Yanis
Varoufakis avec la rédaction de Mediapart et les discussions avec les
invité-e-s lors de la soirée « En direct de Mediapart » du 25
septembre 2015 sont tout à fait caractéristiques de cette vision des
choses : https://www.mediapart.fr/journal/international/250915/en-direct-de-mediapart-leurope-de-yanis-varoufakis
[4] Voir préface de Pierre
Laurent et diverses contributions de responsables du PCF dans la brochure
"Grèce: élargir la brèche, refonder l'Europe"- Économie et
Politique en coopération avec le PGE -
2014. Dans ces textes, la refondation de l'UE n'est jamais associée à des
mesures de désobéissance unilatérale.
[5] Voir notamment la
contribution de Gus Massiah « La bataille de Grèce, un épisode d’une
guerre mondiale prolongée » diffusée au sein d’Attac (Août 2015) et les
textes de Catherine Samary, Michel Husson, Thomas Coutrot et Pierre Khalfa dans
le recueil de textes coordonné par Alexis Cukier et Pierre Kalfa, Europe,
l’expérience grecque, le débat stratégique, éd. Du Croquant, 2015.
[6] "Que faire de
l'Europe ? Désobéir pour reconstruire", ATTAC/Fondation Copernic, LLL
(2014)
[7] Voir la partie "Une
révolution à inventer" rédigée par Michel Fiant du texte de congrès des
Alternatifs tenu à Paris en 2000 et la contribution "Ébauches pour un
projet autogestionnaire" de Michel Fiant (juillet 2005).
[8] Voir l'intervention
"Révolution longue et stratégie autogestionnaire" de Bruno Della
Sudda à l'atelier organisé par Rouge et Vert, FSM Tunis 2013, publiée dans
Rouge et Vert (avril 2013) et "Réflexions sur la révolution longue"
de Bruno Della Sudda et Romain Testoris, publié par Rouge et
Vert (juin 2014)
[9] Voir contribution
"Alternative(s), autogestion et émancipation(s)" de Bruno Della
Sudda, Arthur Leduc et Romain Testoris publiée dans le dossier des Cahiers de
l'OMOS ("Alternative ou Alternative(s) ?") - Revue ContreTemps n°20
(1°trimestre 2014)
[10] Voir Richard Neuville,
"Rencontre européenne « L’économie des travailleurs » dans l’entreprise
Fralib", publié dans Contre Temps n°22 - Été 2014, p.99-103 ; Benoît
Borrits & Richard Neuville, « Ve rencontre internationale de
l’Économie des travailleur-se-s », Septembre 2015. http://www.autogestion.asso.fr/?p=5338
; Richard Neuville & Patrick Silberstein, « Le spectre et son
esprit » in Autogestion, l'Encyclopédie internationale, Syllepse &
Association pour l'autogestion, Novembre 2015, p.2271-2275.
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