Par Richard Neuville
« Une
partie des mouvements sociaux ne se limitent pas à la défense de l'emploi et à
l'augmentation des salaires ou bien à la consommation mais ils essaient d'aller
au-delà et cherchent, soit par conviction ou par nécessité, à dépasser le lien
de subordination que leur a assigné la société » (Zibechi, 2010).
Le
mouvement des entreprises récupérées par les travailleurs uruguayens s’inscrit
dans une tradition de luttes pour « l’émancipation
économique et sociale »[1]. Il
puise ses racines dans l’histoire du mouvement ouvrier qui, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, a su
articuler la formation de syndicats et la constitution d’un mouvement coopératif
puissant. Tout au long de son
existence, le mouvement coopératif a su conserver une indépendance vis-à-vis
des pouvoirs publics. Il existe près de 300 coopératives de travail en
Uruguay[2]
(Guerra, 2013 : 28).
La
récupération d'entreprises par les travailleur-e-s (ERT) sous la forme
coopérative n'est pas une nouveauté dans l'histoire économique uruguayenne. En
remontant dans l'histoire des coopératives, nous trouvons des antécédents qui
remontent au milieu du XXe siècle. Il est donc possible de parler de processus
historique dans ce pays, même s’il intervient principalement dans des périodes
de crise.
Si le phénomène de récupération d’entreprises reste
limité d’un point de vue quantitatif, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit
d’un mouvement important avec des unités de production stratégiques dans la sphère productive et l’économie du pays. L'importance de ces expériences
autogestionnaires ne saurait se réduire au nombre d'entreprises et de travailleurs
impliqués mais bel et bien dans la portée symbolique que comporte l'autogestion
ouvrière (Riero, 2012).
En cohérence avec la culture ouvrière uruguayenne,
il est parvenu à se structurer ces dernières années et à devenir un
interlocuteur des pouvoirs publics et à nouer des relations étroites avec la
centrale syndicale. Il a également participé à une tentative de fédérer les organisations autogestionnaires avec
une visée de transformation sociale sur des bases de l’autogestion.
Il est de coutume de dire que l’Uruguay vit au rythme du grand
voisin argentin (dictatures, crises économiques, etc.). D’ailleurs, quand
survient la crise de 2002, les effets sont comparables et un nouveau processus
de récupérations d’entreprises par les travailleurs s’amorce. Mais le pays n’en
possède pas moins des particularités et cultive sa singularité. En effet, le processus uruguayen se distingue historiquement de
ses homologues argentin et brésilien et dans
l’approche politique et syndicale : il a bénéficié, et tout
particulièrement dans la dernière période, d’un soutien des pouvoirs publics et
notamment de l’État à travers la mise en œuvre de politiques publiques
favorables ; les syndicats ont joué un rôle fondamental, en étant parfois
à l'initiative et en soutien à la création de coopératives.
Lutte dans l'entreprise Metzen y Sena qui deviendra la CTC |
Un processus historique
Les
chercheurs Martí, Thul & Cancela, qui ont travaillé à partir des archives
de la Fédération de coopératives de production d'Uruguay (FPCU)[3],
distinguent trois étapes historiques de la récupération. La première est liée à
la crise du modèle d'industrialisation confrontée aux importations, elle se
situe entre le milieu des années 50 et le début des années 70. La seconde
résulte de la crise de la dette externe et de la politique d'ouverture, elle se
situe entre le début des années 80 et les premières années de la décennie 90.
La dernière est en relation avec la crise du modèle néolibéral et se situe
entre la fin des années 90 et aujourd'hui (Martí y al, 2013). Dans cette version, nous nous limiterons à décrire
cette dernière étape.
A
partir de 1998, l'économie uruguayenne entre en récession et en 2002
la crise affecte l'ensemble de l'économie nationale. Dans ce contexte,
plusieurs processus de récupération d'entreprise s'amorcèrent. Entre 1997 et
2004, une vingtaine d'entreprises en faillite furent récupérées par les
travailleurs et transformées en coopérative. Il s’agissait principalement
d’entreprises du secteur industriel. Citons notamment : la COLASE (1997) dans
le secteur de l'alimentation, Uruven (1997) dans le cuir, Molino Santa Rosa
(1998) et COFUESA (2000) dans l'alimentation, COOPIMA (2000) et COOPDY (2001)
dans le textile, FUNSACOOP (2002) dans le caoutchouc avec 240 travailleurs,
INGRACO (2002) dans l'imprimerie et Victoria (2004) dans les services.
Évoquons
deux cas significatifs de récupération au cours de cette étape : la Cooperativa
Niboplast et la Cooperativa de Trabajadores del Molino Santa Rosa. L'entreprise
NiboPlast SA fut fondée en 1952 pour produire des objets en plastique. Dans les
années 90, la fabrication s'orientait principalement vers le secteur industriel
et approvisionnait 80% du marché. A l'annonce de la fermeture définitive de
NiboPlast par le patron, un conflit éclata car en plus de perdre leur emploi,
les travailleurs ne perçurent pas leurs indemnités de licenciement. Le syndicat
réagit rapidement en occupant l’usine et évita son démantèlement. La création
de la coopérative reçut le soutien actif du syndicat, l’Union nationale des
travailleurs de la métallurgie et branches assimilés (UNTMRA), auquel une
majorité des travailleurs était affiliée. La récupération fut impulsée par une
trentaine de travailleurs, qui se caractérisaient par un certain âge et une
longue ancienneté dans l'entreprise, critères qui compliquaient leur
réinsertion sur le marché du travail. La formation de la coopérative se
concrétisa le 31 janvier 2000. Devant le risque de perdre les machines non
gagées de l'ancienne fabrique, ils obtinrent un local dans le Parc
technologique industriel du Cerro, attribué par la municipalité de Montevideo.
Le
moulin de Santa Rosa était une minoterie créée dans les années 20. La
Coopérative des travailleurs du moulin de Santa Rosa fut créée en 1999 en
réponse à la faillite de la firme Saltram SA, propriétaire du moulin depuis
1993. Au début, la coopérative loua l'usine à l'ancien propriétaire pour
pouvoir travailler. A la suite d'une expulsion judiciaire de cette firme, le
contrat de location fut résilié et la coopérative obtint le droit d'occuper
l'usine en qualité de dépositaire judiciaire. En 2002, un processus de négociation
commença avec la BROU, principal créancier de la firme antérieure, avec
laquelle un compromis de cession des droits fut conclu en juin 2004. La
coopérative devint propriétaire de l'usine en échange d'une hypothèque sur les
machines. Actuellement, la coopérative occupe 69 travailleurs, dont 57 associés
et deux conseillers techniques.
Cette
étape présente quelques particularités. Tout d'abord, la récupération des
entreprises intervient dans un contexte de crise profonde, provoquant la
fermeture de 35 à 40% des entreprises en Uruguayennes, ce qui a signifié une
« crise du mode d’accumulation basé
sur les principes néolibéraux » et une phase d'augmentation importante
du chômage qui a vu le taux passer de 10% en 1998 à 17% en 2002 (Riero,
2014 :124) ; ensuite, le processus bénéficie d'une importante couverture
médiatique et il existe un « effet
contagieux » (Martí y al., 2013)
; enfin, le phénomène devient un objet politique et, à ce titre, des politiques
publiques spécifiques sont mises en œuvre, comme l’illustre le soutien apporté
à la coopérative de travailleurs de céramique (CTC).
La lutte emblématique de la CTC
Parmi
les récupérations récentes, nous trouvons la plus importante ERT uruguayenne,
la Coopérative de travailleurs Cerámicos (CTC) à Empalme Olmos, petite ville de
4 000 habitant-e-s située à 40 kilomètres au nord-est de Montevideo dans le département de
Canelones. L’usine fut fondée en 1937, elle appartenait à la société Metzen y
Cía avant de devenir en 1945 Metzen y Sena S.A. A l’origine, elle employait 40
travailleurs qui produisaient des carreaux de faïence de style, azulejos valencianos. Par la suite,
l’usine élargit sa gamme de produits avec la fabrication d’équipements
sanitaires en porcelaine (1958), de vaisselle en porcelaine (1960) et de carreaux
de revêtements de sols sous la marque Olmos, qui fut créée en 1942[4]. Dans
les années 80, l’entreprise employa jusqu’à 2.800 travailleurs et fin 2009,
lors du dépôt de bilan, il en restait encore 700. Dès lors, une longue lutte s’engagea pour
éviter la liquidation. Les travailleurs continuèrent à assurer la maintenance
de l’outil de travail et sollicitèrent à quatre reprises l’utilisation
provisoire de l’unité productive. Dix mois plus tard, en septembre 2010, 450
travailleurs, réunis en assemblée générale, constituèrent la coopérative avec
62 associés fondateurs et la volonté d’intégrer progressivement l’ensemble des
travailleurs[5].
Par la suite, ils réussirent à obtenir des financements pour remettre l’usine
en activité. En décembre 2010, ils organisèrent un campement de 19 jours face
au parlement dans le but d’obtenir un prêt de la BROU, action qui allait
déboucher sur la création du Fonds de développement (FONDES)[6]. En
novembre 2012, le juge leur accorda l’utilisation provisoire de l’usine et des
carrières. Au cours de l’année 2013, la CTC reçut un prêt de 10,8 millions de
dollars du FONDES pour récupérer l’usine et obtenir un fonds de roulement. La
production démarra le 1er juillet 2013 à l’issue d’un arrêt de près
de quatre années. Pour Andrés Soca, secrétaire de la CTC, il y avait un an plus
tard 362 travailleurs-coopérateurs (dont un tiers de femmes) et seulement 10 employés.
Le recrutement s’effectue à partir d’une bourse de travail dans laquelle sont
inscrits tous les anciens travailleurs[7]. Le développement
des marchés à l’exportation a été fondamental pour maintenir la production. La
coopérative a introduit des changements importants dans le mode de production
en passant d’une énergie gazogène, bois brulé au gaz naturel, à un système de
gaz liquéfié (GPL). L’énergie représente 40 % des coûts de production.
Andrès Soca, secrétaire de la CTC |
De
nombreux travailleurs de la CTC restent affiliés au syndicat SUNCA (Syndicat
unique de la construction). La coopérative est active au sein de l'association
nationale des entreprises récupérées par ses travailleurs (ANERT)[8] et
participe aux activités de la FPCU (Fédération des coopératives de production
d’Uruguay) et de l’INACOOP (Institut national du coopérativisme) (IEEM, 2014). Andrés
Soca représentait la CTC et l’ANERT à l’occasion de la Ve rencontre
internationale de l’Economie des travailleurs au Venezuela en juillet 2015. http://alterautogestion.blogspot.fr/2015/09/ve-rencontre-internationale-de-l.html
L’ampleur du processus et quelques
caractéristiques
Il
existe différentes sources pour analyser l'impact réel des ERT en Uruguay. Lors
de la IVe rencontre internationale de l' « Économie
des travailleurs » en 2013 au Brésil, la sociologue Anabel Rieiro évoquait
les chiffres de 30 ERT actives et plus de 3 000 travailleurs (Rieiro,
2014: 124) et (Rieiro, 2012). Lors du deuxième relevé national des coopératives
réalisé en 2008 par l'Institut national de la statistique (INE), 30
coopératives étaient recensées comme issues de processus de récupération (INE,
2010). Les trois-quarts employaient moins de 50 associés. La grande majorité
résultait de la crise de 2002 : 20 ERT l'avaient été entre 1998 et 2008, dont
17 avant 2002. En termes d'activité, 9 ERT avaient une activité manufacturière,
6 dans le transport et 5 dans l'enseignement. Un recensement réalisé à la
demande du ministère du Travail et de la Sécurité sociale (MTSS) en 2009 en
comptabilisait également 30 (Martínez, 2012). Les ERT
représentaient 10,6% des 284 coopératives de production du pays (Guerra, 2013).
Selon
les investigations menées en 2013 par Pablo Guerra, il y avait 40 ERT, dont 4
entreprises sous statut de société anonyme (Ebigold SA, Urutransfor SA,
Noblemark SA et Dyrus SA) et 36 sous statut coopératif (Guerra, 2013: 29). En
novembre 2014, à l'occasion du sommet international des coopératives au Québec,
l'auteur évoque le chiffre de 41 ERT dont 37 sous statut coopératif (Guerra,
2014: 541). Nous retiendrons donc ce dernier nombre qui est le plus récent,
même si nous relevons qu'aucune enquête n'est exhaustive, ainsi l’expérience d’ABC
Cooperativa (Service de transport en car à Colonia do Sacramento) ne figure sur
aucune liste. Voir :
http://alterautogestion.blogspot.fr/2015/02/abc-coop-une-experience-de-gestion.html
Les
37 ERT sous statut coopératif sont majoritairement représentées dans le secteur
de l'industrie (59%). Elles se répartissent dans l'alimentation (7), le textile
et la confection (6), la métallurgie (3), l'imprimerie (2), le cuir (2), la
céramique (1) et le caoutchouc (1) avec Funsacoop qui a longtemps été la plus
importante avec 240 travailleurs, dépassée en 2013 par la CTC qui compte 360
travailleurs. Le reste des ERT se trouve dans le secteur des services (41%) :
l'enseignement (8), services divers (3) le transport (2), Librairie (1) et la
santé (1)[9].
Aucune
étude, à notre connaissance, n’indique précisément le nombre de travailleurs
impliqués dans le phénomène de récupération d’entreprises par les travailleurs.
Selon une déclaration de Daniel Placeres, directeur de l’ANERT en mai 2014, il
y aurait plus 3 000 travailleurs dans les ERT uruguayennes[10]. Ce chiffre corrobore celui évoqué précédemment par Anabel
Rieiro (Rieiro, 2014 :124). De part la loi, la culture ouvrière et
la volonté des ERT, s’il on excepte le secteur de l’éducation, le taux de
travailleurs-associés et de participation est globalement élevé.
Comme en Argentine et au Brésil, l'appropriation des moyens de production
ne se produit pas dans une optique idéologique mais résulte d'actions
collectives en réponse à la menace d'exclusion symbolisée par la fermeture du
lieu de travail dans un contexte de crise généralisée. En s'appropriant
l'entreprise, les travailleurs initient un processus d'apprentissage de
pratiques décisionnelles collectives en assemblée qu'ils ne connaissaient pas
dans leur culture antérieure. Les
entreprises industrielles récupérées se caractérisent par une existence moyenne
de 40 ans, dans lesquelles il y avait une présence syndicale forte (60% des
travailleurs étaient syndiqués avec une moyenne d’ancienneté dans l’entreprise
de 18 ans), avec des revendications classiques telles que la défense du salaire
et des conditions de travail. Selon les cas, il existe des nuances dans le mode
de gestion car le « processus est hétérogène mais la récupération est
toujours un processus dynamique qui dépend du nombre de travailleurs, du
secteur d’activité, de la cohésion du groupe, de l’histoire de l’entreprise,
etc. » (Rieiro, 2014 :125).
Un champ social
autogestionnaire en construction
Entre
2002 et 2007, plusieurs ERT étaient regroupées dans le secteur de l'industrie
au sein de la centrale syndicale PIT-CNT[11]. A
partir de 2003, certaines ERT commencent à se regrouper dans des instances
nationales et des rencontres sont organisées en 2003 et 2004 en lien avec le
département de l’industrie et de l’agroalimentaire de la centrale syndicale
PIT-CNT. Elles développent également des échanges d’information et participent
à des rencontres régionales (Argentine, Brésil et Venezuela). A la fin 2005 le
Venezuela et l’Uruguay signent un accord de coopération qui prévoit que le
gouvernement vénézuélien apportera un soutien financier pour la réactivation de
trois entreprises récupérées emblématiques uruguayennes : FUNSA, URUVEN et
ENVIDRIO.
En
octobre 2007, les entreprises récupérées créent l’Association nationale des
entreprises récupérées par les travailleurs (ANERT), une association autonome
du mouvement syndical même si elle entretient des liens étroits avec lui. Son
but est de relever un certain nombre de défis concernant des questions légales,
politiques et économiques. Pour autant, les entreprises restent affiliées à la
FCPU. L’ANERT devient rapidement un interlocuteur reconnu par le pouvoir
politique. Elle fédère aujourd’hui une vingtaine d’entreprises récupérées.
Au
cours de l’année 2010, dans un contexte politique favorable, la Table pour
l’autogestion et la construction collective (MEPACC) est créée dans le but de
transformer la réalité sociale à travers l’autogestion. Elle regroupe la
Fédération uruguayenne de coopératives de logements par aide mutuelle (FUCVAM) http://alterautogestion.blogspot.fr/2015/09/ve-rencontre-internationale-de-l.html , la
FCPU, l’ANERT, le Réseau d’économie sociale et solidaire (RESS) et l’université
de la République (UdelaR). Les organisations sont partie du « postulat que l’autogestion ne sert pas
uniquement à développer des entreprises
mais qu’elle peut être une manière de gérer la réalité et la société en
général ». Mais cet espace ouvert de réflexion et d’action ne se
maintient pas longtemps et échoue suite à un désaccord sur la forme de
structuration et de conception politique.
Si les pratiques d’autogestion analysées émergent comme des
stratégies de lutte contre le chômage, elles ont commencé à s’organiser dans le
mouvement syndical pour ensuite opter pour un regroupement indépendant.
L’évolution du phénomène démontre que des alliances ressurgissent et qu’il
existe des possibilités pour que ces expériences trouvent leur place dans le
mouvement syndical (Rieiro, 2012).
Pepe Mujica lors d'une réunion de l'ANERT |
L’utilité indéniable du
Fonds de développement (FONDES)
Plus de dix ans après la crise économique et avec l’arrivée au
pouvoir du Frente Amplio[12],
le phénomène de récupération d'entreprises par ses travailleurs, sorti de son
contexte d'urgence, s'est accru lentement. En Uruguay, il existe des politiques
publiques orientées vers le secteur, à travers notamment le FONDES, dont le but
est d’assister et de soutenir financièrement les projets productifs impulsés
par des collectifs de travailleurs qui détiennent les capitaux et la direction
des entreprises et en particulier celles gérées selon les principes de
l’autogestion.
Le phénomène de récupération uruguayen va donc bénéficier de
politiques publiques plus favorables qu’en Argentine. Ainsi, en juillet 2004, une loi innovante sur les coopératives de
travail est promulguée. Elle donne la possibilité au juge d’accorder
l’utilisation de l’infrastructure de l’entreprise antérieure à la coopérative
créée par les travailleurs et, pour palier à l’absence de capital, elle permet
aux travailleurs de solliciter l’avance du montant global de leurs indemnités
de chômage pour constituer le capital social.
Par
la volonté personnelle de Pepe Mujica[13], souvent
contre des secteurs influents du Frente Amplio et de la PIT-CNT, son mandat a
été marqué par des avancées incontestables et la mise en œuvre de politiques
spécifiques pour les ERT. Celui qui a qualifié l’autogestion de « plus belle des utopies » fait une
distinction claire entre les ERT et l’entreprise capitaliste dans laquelle les
« travailleurs travaillent pour
d’autres » et où il y a une « exploitation
de l’homme par l’homme ». Et,
entrevoyant un projet de long terme à partir de ces expériences, il ajoute qu’
« un jour les travailleurs devront bien
administrer la société »[14].
Le
27 septembre 2011, Mujica crée par décret présidentiel le Fonds pour le
développement (FONDES), dont la possibilité a été rendue possible par une loi
de décembre de 2010. Ce fonds est destiné à promouvoir des secteurs
stratégiques « avec une attention
particulière aux projets autogestionnaires dans lesquels se conjuguent la
propriété du capital, le management et le travail » (Art.1) et le
décret est sans ambigüité, il s’agit de privilégier « les
entreprises économiques avec participation des travailleurs dans la direction
et le capital en particulier les cas d’autogestion… » (Art.3)[15]. Cet
outil permet de soutenir un secteur alternatif qui éprouve des difficultés
d’accès au crédit. En 2012, quatre entreprises (dont 3 ERT) ont pu bénéficier
du FONDES et en 2013, elles étaient treize, notamment la CTC (principale
bénéficiaire) et Alas-U (expériences évoquées ci-dessus). Selon Guerra, les
« principaux bénéficiaires ont été
des entreprises autogérées qui, en situation difficile, ont pu obtenir des
crédits avec un impact positif du point de vue du travail et de l’emploi généré »
(Guerra, 2014).
Avec
le retour de Tabaré Vasquez à la présidence en mars 2015[16], les
lignes budgétaires et les priorités du FONDES, principalement destinées au
secteur autogestionnaire, sont sérieusement débattues à l’intérieur du
gouvernement et certains services de l’État. Pour autant, l’outil ne serait pas
remis en cause car il a été consolidé juridiquement par le pouvoir précédent.
Bien
que récent, le FONDES apparaît comme un outil important pour les entreprises
autogérées, il a permis la récupération d’entreprises comme les ex Metzen y
Sena ou Paylana (qui emploient plusieurs centaines de coopérateurs). Alors que
des ERT précédentes, telles que Molino Santa Rosa ou la FUNSA, avaient du
passer par des chemins politiques et financiers complexes pour obtenir un
soutien, les nouvelles générations d’ERT peuvent compter sur un nouvel
instrument concret qu’elles peuvent solliciter pour amorcer et consolider la
récupération de leur outil de travail.
En Uruguay, le mouvement de récupération d’entreprises par les
travailleurs se caractérise par trois étapes concomitantes avec les principales
crises survenues au long des six dernières décennies. Il s’inscrit donc dans un
processus historique qui puise profondément dans la culture et la mémoire
ouvrière de ce pays. La troisième étape, issue de la crise de 2002, a été la plus importante, elle a notamment
permis de structurer le mouvement et d’instaurer une nouvelle forme
d’articulation avec la centrale syndicale, conjuguant dans une démarche
dialectique, à la fois l’autonomie et l’intégration à celle-ci. Cette
configuration n’est pas pour autant exempte de discordance mais elle se
distingue nettement des processus argentin et brésilien ou plus généralement de
la tension permanente entre le syndicalisme et l’autogestion. Cette dernière
étape intervient également dans un contexte politique plus favorable et porteur
de nouvelles opportunités, dans lequel l’appréhension du phénomène contraste
avec les pays voisins. En effet, les politiques publiques ne peuvent être
interprétées uniquement comme le résultat d’une accumulation de forces du
secteur autogestionnaire, elles ont aussi été impulsées par l’État.
Dans un pays historiquement réformiste, très centré sur l'État et
amortisseur des conflits sociaux, comme peut l'être l'Uruguay, « la récupération d'entreprise productive
émerge dans un premier temps comme une forme d'action directe, ce qui signifie
que le conflit n'est pas institutionnalisé et qu'il rénove le répertoire des
luttes existantes ». L'importance de ces expériences autogestionnaires
dans la sphère productive ne peut se réduire au nombre d'entreprises et de
travailleurs impliqués mais dans l'impact symbolique que comporte l'autogestion
ouvrière en tant qu'ouverture de réalité et de possibilité. Ces « ruptures culturelles laissent émerger
certaines contradictions latentes en portant de nouveaux débats que représente
un potentiel de rénovation politique dans la société » (Rieiro, 2012).
Richard Neuville (Septembre 2015)
NB : Cet article
est une version réduite de celui qui sera publié dans l’Encyclopédie
internationale de l’autogestion qui paraîtra en format numérique à l’automne
2015 aux éditions Syllepse.
Pour en savoir plus
Etienne David-Bellemare, Le mouvement syndical en Uruguay :
trajectoire contemporaine et nouvelles perspectives pour la Plénière
intersyndicale des travailleurs-Convention nationale des travailleurs
(PIT-CNT), Université du Québec à Montréal (UQAM), Montréal, 2011.
Pablo Guerra (2014), “Promoción
del empleo autogestionado en empresas recuperadas. El caso de desarrollo
(FONDES) en Uruguay”, in Hammond Ketilson, Lou y Robichaud Villettaz,
Marie-Paule (bajo la dirección de), El
poder de innovar de las cooperativas: Textos escogidos de la convocatoria
internacional de articulos cientificos (pp. 539-553). Lévis: Cumbre internacional de
cooperativas. Sommet international des coopératives, Bibliothèque et Archives
Nationales du Québec et du Canada, 2014. Consultable sur : www.sommetinter.coop/files/.../2014_35_Guerra.pdf
Pablo Guerra, Autogestión empresarial en Uruguay -
Análisis de caso del FONDES, Facultad de Derecho – Universidad de la
República, Septiembre 2013, 74p.
Instituto Nacional de
Estadísticas (INE), Censo Nacional de
Cooperativas y Sociedades de Fomento rural (2008-2009), 2010, 65p. www.ine.gub.uy/biblioteca/censoCoop_2008-2009/Censo-Nacional-de-cooperativas.pdf
Juan Pablo Martí, Florencia
Thul, y Valentina Cancela, “Las empresas recuperadas como cooperativas de
trabajo en Uruguay: entre la crisis y la oportunidad”, (Documento de trabajo),
Montevideo, Universidad de la República, Facultad de Ciencias Sociales –
Programa de Historia Económica y Social, marzo de 2013, 21p. www.fcs.edu.uy/.../_Thul_Cancela%20Historia
Anabel Rieiro, Cooperativismo y sindicalismo en Uruguay:
Retomando los aportes de Marx y Gramsci para el caso de las empresas
recuperadas por sus trabajadores en Uruguay, in Revista Estudios
cooperativos Año 13 n°1, 2008, p.123-144.
Anabel Rieiro, « Sujetos
colectivos y recuperación del trabajo en un contexto de reificación », p.161-188 in Colectivo, Gestión obrera: del fragmento a la acción
colectiva, Editorial Nordan / Comunidad del Sur, Montevideo, 2010, 276 p.
Anabel Rieiro, Representación y democracia: sujetos
colectivos en el campo de la autogestión, OSERA, n°7, 2° semestre 2012, 20
p.
Anabel Rieiro, “Sujetos
colectivos autogestionarios y política pública en Uruguay”, p. 123-134 in Andrés
Ruggeri, Henrique T. Novaes y Maurício Sardá de Faria, (Comps.), Crisis y autogestión en el siglo XXI –
Cooperativas y empresas recuperadas en tiempos de neoliberalismo, Ediciones
Continente, Buenos Aires, 2014, 160 p.
Entrevista Directorio del CTC
Empalme Olmos, Revista de Negocios del IEEM, Escuela de negocios - Universidad de
Montevideo, Agosto 2014 http://socrates.ieem.edu.uy/wp-content/uploads/2014/08/2.pdf
Raúl Zibechi, “Una década de
fábricas recuperadas: Reinventar la vida desde el trabajo”, Programa de las
Américas, 3 de noviembre de 2010. http://www.cipamericas.org/es/archives/3515
[1] En
référence aux statuts de la première organisation ouvrière créée en 1875 :
la Fédération régionale de la République Orientale d’Uruguay ou « Fédération
montévidéenne”, qui se transformera en Fédération des travailleurs de l’Uruguay
en 1885 puis en “Fédération ouvrière régionale de l’Uruguay” (FORU) en 1905 qui
permet de réaliser l’unification syndicale.
[2]
Lors du dernier recensement officiel de la population, l’Uruguay comptait
3 286 314 habitant-e-s (Sources Institut national de la
statistique) :
http://www.ine.gub.uy/biblioteca/uruguayencifras2013/capitulos/Poblaci%C3%B3n.pdf et une population active de 1.749.379 personnes en 2013 (Población activa, total)
[3] Site internet de la
FCPU : http://www.fcpu.coop/
[4] Site de la coopérative
CTC : http://www.olmos.com.uy/es/#nosotros
[5] « Ex trabajadores de Metzen crearon
CTC Empalme Olmos”, Producción nacional, 3 septiembre de 2010, http://www.produccionnacional.com.uy/notas/emprendedores/ex-trabajadores-de-metzen-crearon-ctc-empalme-olmos-5/
[6] Le
FONDES a été créé le 27 septembre 2011 par décret présidentiel, conformément à
une loi du 24 décembre 2010. Il est destiné prioritairement au soutien des
entreprises récupérées et autogérées.
[7] Entretien le 24 juillet 2015.
[8] ANERT (Asociación Nacional de Empresas
Recuperadas por sus Trabajadores), Video de présentation de 12 minutes 40’, Novembre 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=Cnp4neK8CLo
[9] Décompte réalisé par
l’auteur de cet article à partir des données de la liste établie par Pablo
Guerra en 2014.
[10] Interview de Daniel
Placeres, directeur de l’ANERT, Dario El Telégrafo, Paysandú, Uruguay, 21 mai
2014. http://www.eltelegrafo.com/index.php?id=87456&seccion=locales
[11] La
PIT-CNT (Plenario Intersindical de Trabajadores - Convención Nacional de
Trabajadores, La Plénière Intersyndicale des travailleurs - Convention
nationale des travailleurs) est la seule confédération syndicale uruguayenne.
Son nom actuel provient d'une part de la Convention nationale des travailleurs
(CNT) créée en 1964, et interdite après le coup d'État du 27 juin 1973, d'autre
part de l'Intersyndicale plénière des travailleurs (PIT), créée en 1982, alors
que la junte militaire accordait une libéralisation relative du régime. Le 1er
mai 1984, la confédération reprit son nom initial de CNT, sans abandonner le
sigle PIT. La PIT-CNT compte aujourd'hui 64 fédérations syndicales, avec 200
000 affiliés, dont 150 000 cotisent de façon régulière. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/PIT-CNT
Voir également : Etienne
David-Bellemare, Le mouvement syndical en
Uruguay : trajectoire contemporaine et nouvelles perspectives pour la Plénière
intersyndicale des travailleurs-Convention nationale des travailleurs (PIT-CNT),
Université du Québec à Montréal (UQAM), Montréal, 2011. http://www.turmel.uqam.ca/node/435
[12]
Le Frente Amplio est une coalition de partis de gauche et de
centre-gauche, créée en 1971, qui regroupe 21 organisations, entre autres, le
Parti socialiste, le Parti communiste, le Parti démocrate chrétien, des
scissions des partis Blanco et Colorado, le Mouvement pour la participation
populaire (animé par d’anciens guérilleros des Tupamaros). Il conquiert le
pouvoir de l’État en 2004 avec la première élection de Tabaré Vázquez à la
présidence de la République Orientale d’Uruguay.
[13] José,
dit Pepe, Mujica a été président de la République Orientale d’Uruguay
(2010-2015). Il appartient au Mouvement pour la participation populaire (animé
par d’anciens guérilleros des Tupamaros), membre du Frente Amplio.
[14] José Mujica, Entretien La Diaria, 27
septembre 2012.
[15] Uruguay (2011). Decreto 341/011, Montevideo:
Ministerio de Economía y Finanzas.
[16] Tabaré
Ramón Vázquez Rosas, leader du Parti socialiste, membre de la coalition du
Frente Amplio, a été président de la République du 1er mars 2005 au 1er mars
2010 (premier président de gauche de l'Uruguay). Il l’est à nouveau depuis le
1er mars 2015 en remplacement de José Mujica. Il se caractérise par des
positions politiques modérées aux niveaux économique, social et international.
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