« Ardelaine est née d’un double défi : celui de relancer une
dynamique économique autour de la revalorisation d’une ressource
délaissée (la laine) en milieu rural désertifié ; et celui de faire la
démonstration qu’un groupe humain déterminé et solidaire, sans moyens
financiers et sans compétences dans le domaine concerné au départ, est
capable de créer une entreprise » (Barras, 2001).
L’histoire d’Ardelaine commence en 1972
avec, d’une part, la découverte d’une ancienne filature de laine située à
Saint-Pierreville, dans le centre de l’Ardèche et, d’autre part, le
constat que les producteurs ardéchois ne trouvent plus d’acheteurs pour
leur laine qu’ils sont contraints de jeter. Dès lors, une véritable
aventure humaine s’engage qui se prolonge encore aujourd’hui. Les
promoteurs du projet sont déjà engagés sur un chantier de réhabilitation
d’un hameau en ruine à Balazuc dans le sud de l’Ardèche depuis 1970 1.
Mais ils prennent conscience que si la restauration du patrimoine est
importante, il est nécessaire de créer des activités économiques pour
faire revivre le pays. Ils décident alors de créer une coopérative pour
revaloriser les laines de pays sur le site de l’ancienne filature.
Créée en 1850, la dernière filature du département a cessé son
activité à la fin des années 50, elle était en ruine et le toit s’était
effondré. En 1975, après bien des hésitations car incrédule, la
propriétaire accepte de vendre son établissement, ce qui va permettre de
relancer l’activité. Pendant sept années, les futurs coopérateurs
préparent « le projet en économisant de l’argent, en se formant au
métier, en restaurant le bâtiment et en réfléchissant à la stratégie à
mettre en œuvre pour réussir. La complémentarité de leurs compétences,
leur détermination solidaire et la mutualisation de leurs revenus
permettront de franchir maints obstacles » (Barras : 2001). Il
faudra une dizaine d’années aux promoteurs du projet pour restaurer les
bâtiments, apprendre à connaître les métiers et constituer une équipe
pour mutualiser les compétences.
Un projet coopératif en constante évolution
En 1982, seize personnes se réunissent pour adopter les statuts de la
coopérative. La Scop est baptisée Ardelaine pour la contraction «
Ardèche et laine », mais aussi l’« art des laines ». L’objet est de
reconstituer dans une approche globale une « filière locale de la
tonte des moutons à la commercialisation des produits finis, en
utilisant des procédés respectueux de l’environnement ». Pour cela,
l’équipe constitue tout d’abord un réseau d’éleveurs pour revaloriser
les laines de pays, pour sélectionner les toisons mais également les
amener à améliorer leur travail. Il s’agit ensuite d’organiser les
différentes étapes de transformation et de maîtriser la qualité
technique et écologique : lavage, cardage, filature et confection. Et,
enfin, créer une image et une identité à la coopérative dans le but
d’assurer les débouchés commerciaux axés exclusivement sur la vente
directe aux particuliers : vente sur place, vente sur les foires et
salons de produits écologiques, vente par correspondance. Rapidement, la
commercialisation s’étendra aux salons biologiques européens : Madrid,
Bologne, Bâle, Stuttgart, Namur,…
Ardelaine commence par la conception et la fabrication d’articles de
literie : matelas, couettes et oreillers. En 1986, l’équipe décide de
créer une gamme de vêtements en pure laine puis en coton bio, elle monte
un atelier de tricotage et de confection qu’elle implante dans un
quartier populaire de Valence, la Zup de Fontbarlettes, situé à une
cinquantaine de kilomètres. A l’issue d’une formation, les ouvrières
deviennent coopératrices et prennent en charge la production et
s’impliquent dans l’animation sociale du quartier. Un autre atelier sera
créé plus tard à Roanne où le fil est tricoté sur des machines
circulaires et rectilignes 2.
En 1990, Ardelaine emploie 12 salariés mais s’interroge sur son
projet et décide d’arrêter l’export pour recentrer ses activités sur son
site. Un musée de 600 m2 est créé pour faire découvrir la filière :
tonte, cardage, filage, tissage, tricotage, feutrage et « transmettre
aux générations futures l’histoire des savoirs et savoir-faire des
métiers de la laine ». Il est conçu comme un parcours participatif avec
des démonstrations et des spectacles. Des ateliers sont également
proposés pour les enfants et les adultes. Ce musée obtient un certain
succès puisqu’il attire plus de 20 000 visiteurs par an dans le village.
En outre, il permet une augmentation notable des ventes et la capacité
de production s’accroît avec la création de nouveaux bâtiments. Fin
2000, la coopérative emploie 23 salariés. En 2001, le musée s’enrichit
d’un nouveau parcours muséographique sur le thème de l’industrialisation
du travail de la laine, la force hydraulique, le temps des
manufactures, invention des premières machines permettant de découvrir
l’évolution technologique.
Au cours de la décennie, la dynamique se poursuit avec une
diversification et une amélioration des produits, des conditions de
travail et de la relation avec la clientèle. Ardelaine regroupe de
nouveaux associés et constitue un réseau de clients solidaires. En 2007,
la coopérative décide d’investir dans un grand projet pour renforcer
l’attractivité de son site et développer des activités complémentaires
dans une perspective de développement territorial. Un nouveau bâtiment
est construit, il abrite un café-librairie, un restaurant et une
conserverie. En 2010, les activités de la coopérative occupent 37
salariés (ETP). D’autres projets périphériques, conduits avec
l’association de développement local Bergerades, voient le jour et
visent la valorisation des productions agricoles locales et la création
d’emplois. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes travaillent sur le
site autour de la valorisation de ressources locales. Le restaurant est
loué à la Scop « La Cerise sur l’Agneau » et la conserverie à
l’association « les bateleurs » et à différents utilisateurs :
agriculteurs, bistrots de pays, charcutiers, etc. qui viennent y faire
des conserves.
Pour ses promoteurs, Ardelaine s’affirme comme une « coopérative de
territoire », qui en partenariat avec des collectivités publiques a su «
créer une vraie dynamique locale » permettant de proposer aux habitants
des emplois et des services dans un cadre de vie très agréable. En
trois décennies, sous l’impulsion du projet coopératif d’Ardelaine, la
commune de Saint-Pierreville est passée de la relance d’une filière
locale de la laine à une « économie dont l’objectif est de faire société
». L’activité a notamment permis le maintien d’un bureau de poste, du
fait de l’activité liée à la vente par correspondance mais surtout grâce
à une mobilisation citoyenne remarquable contre la restructuration
postale en Ardèche 3.
C’est le dernier village de cette taille dans le département à avoir pu
conserver un bureau de poste. Ailleurs, ils ont été substitués par des
agences commerciales postales à la charge des collectivités. Après un
effondrement de la population de Saint-Pierreville au cours du XXe
siècle (passée de 1790 habitants en 1901 à 478 en 1982), la coopérative a
permis d’enrayer la désertification rurale. La commune repasse la barre
des 500 habitants en 1990 et retrouve sensiblement en 2012 l’effectif
de 1975 avec 542 habitants.
Egalité des salaires et polyvalence dans les tâches
La Scop est administrée par un Conseil d’administration de 12
membres. Outre la production, il existe des services
comptabilité/gestion, communication, recherche et développement. Depuis
ses débuts, Ardelaine pratique l’égalité des salaires, quels que soient
l’ancienneté et le niveau de responsabilité, récent embauché,
responsable d’atelier ou PDG, tous les associés sont payés au SMIC. Pour
Béatrice Barras, membre fondatrice de l’entreprise et responsable de la
communication et du développement : « Avec cette égalité, il n’y a
pas de hiérarchisation des valeurs des personnes. Une personne vaut une
personne. On a tous besoin de manger, dormir, être au chaud l’hiver. On a
tous le même niveau de vie. Avec l’égalité des salaires, on ne se
mesure pas par l’argent, et ça enlève une quantité phénoménale de
tensions entre les gens » (Gellot : 2014). Pour autant, cette
égalité des salaires, qui en trente ans n’avait jamais été remise en
cause, a fait l’objet de discussions lors d’une récente réunion des
coopérateurs. Outre la redistribution des bénéfices inhérentes aux Scop,
des solutions d’entraide et de mutualisation pourraient être étudiées
pour aider certains salariés-coopérateurs. En 2014, il y avait 47
salariés dont 37 associés. Les recrutements s’opèrent sur la base d’un
CDD de 12 mois afin de permettre à la personne de découvrir la
« production, le territoire et la vie coopérative » et de lui laisser le
temps de décider si elle a envie de s’intégrer dans la coopérative. « La personne recrutée fait alors un parcours dans l’entreprise à travers tous les métiers, structures et secteurs d’Ardelaine » (Mounier : 2014). Le personnel du restaurant et de la conserverie -qui sont loués- est indépendant de la coopérative.
La plupart des salariés ont une activité principale et, s’ils le
souhaitent, des missions ponctuelles sur d’autres secteurs car il existe
plusieurs métiers. Le tondeur travaille à la confection des matelas
hors-saison, d’autres alternent la fabrication et la vente par
correspondance ou au magasin et les livraisons, etc. Béatrice Barras
indique que « les 4/5 de l’entreprise font du commercial au moins une fois dans l’année. La vente est le métier est le plus partagé », l’entreprise n’a jamais recruté de personne avec une formation commerciale. « La
polyvalence, c’est un remède à l’ennui. Avoir cette possibilité
d’évoluer et d’apprendre en faisant deux ou trois activités est capitale
chez nous » (Mounier : 2014). Si des critères de productivité
existent, la coopérative continue à privilégier l’emploi. Pour Bernard
Barras, membre fondateur et PDG, l’entreprise n’échappe pas aux réalités
économiques : « On est en face d’une machine énorme sur laquelle on
n’a pas de prise. On a juste une petite marge de manœuvre pour faire
autrement ». Il parle « d’héroïsme » à propos d’Ardelaine, qui a créé 46 emplois en 30 ans dans un secteur en crise : « en fait, créer des emplois, c’est ça qui nous intéresse ». Ce que confirme, un associé, qui a 18 ans d’ancienneté et qui parle du miracle d’être encore là : « Ca prouve que c’est encore possible de faire les choses autrement, de manière plus humaine ». Si seuls le chiffre d’affaires et la productivité importaient, « ce
sont les machines qui feraient les matelas à notre place. Ici, au
contraire, c’est d’abord l’emploi. Ça permet de garder le savoir-faire.
Et ce qui me plaît, c’est la confiance, on nous laisse nous
responsabiliser » (Gellot : 2014). Le chiffre d’affaire a été
multiplié par quatre entre 1990 et 2013, année où il a approché les 2,2
millions d’euros 4.
La coopérative a constitué un réseau de 300 éleveurs situés
principalement en Ardèche, en Haute-Loire et plus marginalement en
Allier, ceux-ci signent une charte qualité garantissant l’absence de
traitements chimiques sur la toison. Ils ont la possibilité d’être payés
en numéraire selon la qualité ou en bons d’achat. En 2012, 55 tonnes de
laine ont été récoltés. Ardelaine utilise un coton issu de
l’agriculture biologique en cohérence avec les exigences de sa laine.
Elle a choisi un fournisseur égyptien en accord avec son éthique : les
critères de transparence (visite des cultures et des ateliers), de
qualité de vie au travail, de prise en compte des questions sociales ont
été déterminants. En lien avec le même partenaire depuis une trentaine
d’années pour les opérations de filature et de teinture, « un effort particulier de recherche a été fait ces dernières années pour développer les teintures végétales » 5.
Une coopérative en réseau
Outre
son affiliation à l’Union régionale des SCOP Rhône-Alpes et à la
Confédération générale des Scop, Ardelaine est membre fondateur du
réseau REPAS (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et
solidaires) basé à Valence et s’implique dans des actions de formation
et la publication d’ouvrages sur les expériences dans la collection «
Pratiques utopiques ». REPAS regroupe notamment des Scop comme Ambiance
Bois (Voir renvoi encyclo), des fermes collectives ou des collectifs
autogérés, qui se reconnaissent dans le « champ de l’économie alternative et solidaire » et tentent d’expérimenter de «
nouveaux rapports au travail, des comportements financiers plus
éthiques et plus humains, de nouvelles relations producteurs –
consommateurs et des présences engagées sur nos territoires » 6. Tout au long de son développement, Ardelaine a « recherché
des partenariats avec d’autres entreprises de développement local
fonctionnant dans un esprit coopératif et solidaire ». Son parcours témoigne de la « pertinence de l’approche coopérative dans le développement local ». Elle a acquis une expertise dans la « formation aux métiers de l’initiative coopérative en milieu rural » (Barras : 2001).
Ardelaine fait appel aux ressources de financements solidaires comme
les CIGALES (Clubs d’investisseurs pour une gestion alternative et
locale de l’épargne solidaire), GARRIGUE (Société de capital risque), le
Crédit coopératif et la société financière la NEF. La coopérative est
labellisée « Entreprise du Patrimoine Vivant » par l’Etat. Elle a obtenu
la marque « PARC » du Parc Naturel Régional des Monts d’Ardèche. Elle
travaille également avec plusieurs organismes de promotion du patrimoine
et les acteurs touristiques de la vallée de l’Eyrieux.
La coopérative est devenue un outil au service de l’animation et de
développement local, elle organise des évènements festifs au printemps
pour la « fête de la tonte » et l’été pour la « fête de la laine ».
Ardelaine transmet sa démarche lors d’animations à destination de
scolaires et universités : développement local, économie sociale,
écologie, coopération et territoire, etc. et lors de conférences. Elle
est également engagée dans la mobilisation pour la conférence sur le
climat (CPO21) qui se tiendra en décembre 2015 à Paris.
Pour Ardelaine, la caractérisation de « coopérative de territoire »
n’est pas usurpée. Depuis sa création, ses fondateurs ont eu la
préoccupation de ne pas s’enfermer sur leur projet d’entreprise mais, au
contraire, de s’évertuer à assumer un rôle de développement local en
phase avec leur environnement immédiat mais pas seulement, en atteste
leur rôle dans la création du réseau REPAS. La coopérative a joué un
rôle indéniable dans la dynamisation de la commune de Saint-Pierreville
en créant de l’emploi mais également de l’activité et de l’animation.
Ses valeurs de compagnonnage sont parvenues à essaimer. L’aventure
entamée, il y a plus de 30 ans, par un petit groupe de personnes
désireuses de rompre avec le modèle dominant est devenue une « utopie
concrète ». Béatrice Barras la résume ainsi : « Notre projet est
avant tout économique. Bien sûr, nous avons mené un projet politique,
tout peut être interpréter de façon politique, et nos choix ont été
radicaux dans ce domaine là » (Mounier : 2014).
Cet article a été rédigé par Richard Neuville pour l'Encyclopédie internationale de l'autogestion qui sera publié fin 2015. Il a également été publié sur le site de l'association pour l'autogestion :
Notes:
- Lire à ce sujet : Béatrice Barras, Chantier ouvert au public, Le Viel Audon, village coopératif, Valence, Editions Repas, 2008, réédition 2014. http://editionsrepas.free.fr/editions-repas-livre-viel-audon.html ↩
- Site d’Ardelaine, Confection de vêtements : http://www.ardelaine.fr/confection_vetements.html ↩
- Voir le film de Christian Tran, Poste Restante, Documentaire, Production : Patrice FORGET, Co-production ARTIS, Cités Télévision, 79 mn, 2005 : http://www.voiretagir.org/POSTE-RESTANTE.html ; Henri POL, Poste Restante, La Fontaine de Siloé, 2011. ↩
- France inter, « Ardelaine : ma petite entreprise ne connaît pas la crise », 13 mars 2014 http://www.franceinter.fr/dossier-saint-pierreville-ma-petite-entreprise-ne-connait-pas-la-crise ↩
- Site Ardelaine, La confection de vêtements : http://www.ardelaine.fr/confection_vetements.html ↩
- Le réseau repas (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires) a été créé en 1994, il développe notamment le compagnonnage alternatif et solidaire. Site : http://www.reseaurepas.free.fr/ et des éditions :http://editionsrepas.free.fr/ ↩
Béatrice Barras, Moutons rebelles, Ardelaine la fibre développement local, Vers une coopérative de territoire, Valence, Editions REPAS, (Nouvelle édition) 2014.
Béatrice et Gérard Barras, « Ardelaine (France), coopérative de territoire(s) en Ardèche et ailleurs… », « La SCOP ARDELAINE a fêté ses trente ans », Chaire Internationale Habitat Coopératif & Coopération Sociale, Juillet 2013, http://chairecoop.hypotheses.org/2696
Béatrice Barras, « La Scop Ardelaine, un projet coopératif de développement local », Revue internationale de l’économie sociale (RECMA), N°281, 2001. http://www.recma.org/article/la-scop-ardelaine-un-projet-cooperatif-de-developpement-local
Nicole Gellot, « Ardelaine prospère dans l’égalité coopérative », L’Âge de faire, n°83, Février 2014. Consultable également sur le site Reporterre, publié le 3 mars 2014 :
http://www.reporterre.net/Ardelaine-prospere-dans-l-egalite
Alexandrine Mounier, « Deux utopies réalisées », Personnel, n°547, Février 2014.
http://www.ardelaine.fr/img/divers/Revue%20Personnel%20-%20f%C3%A9vrier%202014.pdf
« Ardelaine : coopérative de territoire », Alternatives économiques, poche n°62, Juin 2013.
Site d’Ardelaine : http://www.ardelaine.fr/
Sites du réseau REPAS : http://www.reseaurepas.free.fr/ et des éditions :
http://editionsrepas.free.fr/editions-repas-editions.html
Audio / Video
« Ardelaine : l’économie sociale et solidaire », Le 7/9, le zoom de la rédaction, France Inter, jeudi 13 mars 2014. Ecouter l’émission (jusqu’au 06/12/2016)
http://www.franceinter.fr/emission-le-zoom-de-la-redaction-ardelaine-leconomie-sociale-et-solidaire
Philippe Fontenoy, Ardelaine d’un fil à l’autre, Coproduction Betula et France Télévision, DVD 53 minutes, 2014. http://www.ardelaine.fr/doc-fontenoy.html
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