Par Sarah Caunes et Anouk
Colombani*
Merci aux rédactrices de leur accord pour la
publication de cet article sur ce blog.
Le Rojava désigne la région
historiquement kurde de Syrie. Dans les affres de la révolution syrienne, y est
née une forme d'organisation que les habitant-e-s qualifient de « révolution ». Cette
révolution n'arrive pas de n'importe où, elle est le résultat du mouvement
kurde de Turquie et des réflexions d'A. Öcalan. L'organisation porte le nom de
confédéralisme démocratique.
Traduire
vers l'imaginaire politique européen ce qu'est la révolution du Rojava demande
de comprendre les bouleversements idéologiques et pratiques qui ont eu lieu
depuis une quinzaine au Kurdistan et plus spécifiquement dans la lutte lancée
par le PKK à la fin des années 1970. Première précision, on n'y parle pas
d'autogestion, mais d'autonomie démocratique, de démocratie radicale et de
confédéralisme démocratique.
Les
Kurdes, comme entité historique, ont été bafoués du droit à
l'autodétermination, alors même qu'il s'agit de leur territoire historique.
Ils-elles sont resté-e-s exclu-e-s du concert des États-nations nées dans la
première moitié du XXe siècle après que les empires français et britanniques
aient trahi la promesse de permettre la création d'un État kurde. Ils se sont
alors trouvés séparés entre quatre États : Iran, Irak, Turquie, Syrie, dans
lesquels ils ont été opprimés au fil du siècle sous des modalités différentes
bien qu'ayant des points communs. De multiples partis kurdes sont nés dans ces
pays pour lutter à la libération des Kurdes. La révolution du Rojava est issue
à divers niveaux des mouvements politiques kurdes et s'inscrit plus spécifique
dans le mouvement pour le confédéralisme démocratique. Cependant le mot de
peuple pose question dans une région où les État-nation datent de la première
moitié du XXe siècle. Le mot de peuple ne se confond pas avec l’État, et encore
moins avec la nation. Dans le mouvement, l'appellation kurde tend à être
remplacée par celle de peuples du Kurdistan quand il est question du projet
politique et du futur.
Le
modèle du confédéralisme démocratique (Demokratik Özerklik) repose sur un
paradoxe. Il est né dans le carcan du marxiste-léniniste PKK (parti des
travailleurs du Kurdistan), né en 1978 en Turquie et devenu un parti de lutte
armée en 1984. Ses objectifs étaient alors la formation d'un État-nation kurde.
Le parti était constitué en avant-garde et fondé sur un fonctionnement
hiérarchique. À la fin des années 1990, le mouvement kurde connaît un processus
de bilan et de remise en questions à la fois du « socialisme réel » critiqué
pour son absence de démocratie et de la forme État-Nation comme mode de
résolution des luttes de libération nationale, considéré comme une impasse. C'est
de ce processus que va émerger le nouveau paradigme du Confédéralisme
Démocratique, dont la révolution du Rojava est l'une des mises en œuvre les
plus abouties.
Nous
présenterons d'abord la mise en place du confédéralisme démocratique au
Kurdistan du nord (celui de Turquie), terre où il nait, à travers le DTK, puis
après une re-contextualisation des luttes en Syrie, nous présenterons les
avancées des cantons autonomes du Rojava.
1. La fondation du congrès pour une société démocratique
La
Révolution du Rojava est la réalisation la plus avancée d'un projet de société
né dans le Kurdistan du nord (Bakur) dénommé « confédéralisme démocratique ».
L'idée du confédéralisme démocratique est d'Öcalan, leader du mouvement kurde
qui, à la fin des années 1990, va se lancer dans la refonte du modèle
démocratique proposée par le mouvement politique kurde. Plusieurs causes
peuvent participer à expliquer ce changement. Des raisons contextuelles :
l'effondrement de l'Union soviétique et la guerre civile qui dure et touche
très durement la population kurde. Des raisons idéologiques : les stratégies et
modes d'organisation du marxisme-léninisme sont remis en cause. La structure du
parti est elle-aussi réformée, pour notamment revenir sur les pratiques de
purge, d'auto-critique ou la hiérarchie. D'un autre côté, Öcalan inspiré par un
penseur du nom de Murray Bookchin va entreprendre une remise en cause de l’État
et de la stratégie de la prise du pouvoir d’État. La libération nationale qui a
pour objectif de prendre le pouvoir est écartée comme solution viable.
Öcalan
va inventer deux concepts : celui de modernité capitaliste qui décrit l'état du
capitalisme actuel. Cette modernité repose sur le nationalisme, l'exploitation
économique, l’individualisme et le patriarcat. Autant de rapports à
déconstruire. Le confédéralisme démocratique est pensé comme objection donc
alternative à la modernité capitaliste. C'est une organisation par « le peuple
lui-même », la voie qui permet de reconnaître la pluralité culturelle, sociale
et religieuse des peuples qui vivaient dans cette région. Le confédéralisme
démocratique serait une actualisation des formes sociales et des habitudes du
Moyen – Orient. Il s'agit de construire une contre-hégémonie au rapport
destructeur de l’État-nation, au capitalisme et au patriarcat.
Au
Kurdistan du nord, le paradigme de l'autonomie démocratique est tenté d'être
expérimenté par l'Union des communautés du Kurdistan (KCK) à partir de 2005,
qui est réseau de conseils de village, villes et régions. Entre 2009 et 2011,
l’État turc lance les « opérations KCK » et arrête plus de 10 000 personnes
pour « appartenance à une organisation terroriste ». Ces arrestations visaient
des cadres du parti légal, des avocats, des syndicalistes, des étudiant-e-s,
des journalistes portent un coup dur à la réalisation de l'autonomie
démocratique du Bakur. En 2007 était le congrès pour une société démocratique
(DTK). Son objectif était de rassembler les structures qui veulent militer pour
une société démocratique. Il s'agit en quelque sorte du « parlement »
auto-organisé du Kurdistan du Nord. Il n'a pas de liens avec l’État turc et ne
bénéficie d'aucune reconnaissance de sa part.
« Nous voulons nous auto-gouverner en nous
organisant dans les différentes parties de la population sous formes
d'assemblée. Le DTK est l'assemblée du Kurdistan et fait converger diverses
assemblées par quartier ou corporation, ainsi que les mouvements existants. La
spécificité de ce système d'autonomie démocratique que nous voulons créer est
que ces mécanismes d'assemblées permettent un auto-gouvernement. Dans le
système dominant en Turquie, l'existence même des Kurdes est niée.
L'enseignement en langue maternelle est interdit par les lois en vigueur. Nous
avons comme objectif d'éliminer tous ces interdits. Nous voulons vivre de
manière égale, juste et libre avec tous les peuples de Turquie. Nous
considérons qu'une constitution démocratique qui s'appuie sur les droits
humains universels est une condition indispensable pour que les Kurdes puissent
accéder à leur droit. Le DTK se compose des différents partis politiques et
organisations de la société civiles et de diverses personnes influentes (comme
les chefs religieux). Il s'agit d'un chapeau dans lequel se regroupe diverses
organisations. Toutes les décisions prises dans les assemblées générales
s'appliquent aux organisations qui le composent. Les gouvernements locaux
(municipalités) en sont membres. Le DTK s'est constitué de règles
démocratiques. 501 délégués dont 301 délégués du peuple, qui ont été choisis
dans des assemblées. Les 200 autres délégués sont des représentant-es de
diverses institutions : membres de partis politiques, d'organisations de la
société civile, chefs religieux progressistes, chefs de tribus. Ces deux cents
délégués ont été choisis par des élections dans leurs institutions. Le DTK est
dirigé par deux co-dirigeants (un homme et une femme) accompagné-es de 11
membres d'un comité de direction élu par l'AG. Tous les deux ans, le DTK se
réunit en « congrès ». Ils se réunissent tous les trois mois en AG. L'AG des
501 délégué-es est le lieu central de décision. Le comité de direction applique
les décisions. Les décisions sont prises suite au travail de commissions.
Chaque commission discute et définit les besoins, fait son compte-rendu. Si la
commission en a le besoin, elle soumet une motion à l'AG. La motion est
discutée par les 501 délégué-es, puis soumise au vote. Elle est acceptée à la
majorité simple. L'AG peut ajouter ou ôter des parties des motions. Le lieu de prise
de décisions est cette AG[1].
»
La
structure du DTK est donc horizontale, mais aussi représentative. Il ne s'agit
pas d'en faire une institution « de pouvoir » ou «étatique». Tous les délégués
sont révocables et doivent suivre les décisions prises. Personne ne peut
décider seul. L'horizontalité s'exerce par les commissions qui sont au centre
du travail du DTK. Elles émanent des assemblées locales, mais chaque commission
existe aux divers niveaux : quartier, ville, département, région. Ces
commissions travaillent sur des sujets liés aux problèmes de la population du
Kurdistan. Elles sont au nombre de 14 (sociale, écologie, politique,
diplomatie, droit, économie, droits humains, femmes, jeunesse, savoir
(recherche et enseignement), peuples et croyances, internationale, soin et santé).
Chaque commission a ses propres assemblées et mène ses activités au sein des
assemblées.
Malgré
le changement de paradigme, il demeure un paradoxe dans le fait qu'une
organisation-parti essaye de mettre en place des espaces d'auto-organisation.
Comment cohabitent le congrès, les partis légaux ou électoraux et la branche
illégale ? Il n'y a pas de liens organiques entre les groupes. Chacun-e paraît
intervenir sur un terrain qui lui est propre, quitte parfois à s'opposer entre
eux-elles. Par exemple, la gestion des municipalités fait débat parmi de
nombreuses assemblées – associations du DTK. Les « montagnes » ont de leur côté
la légitimité de la lutte illégale et armée - les guérillas sont perçus comme
la protection du peuple, donc des assemblées du DTK – ce qui leur permet de
faire de temps à autre des déclarations coup de poing pour recadrer si
nécessaire certaines dérives estimées anti-révolutionnaires. Le mouvement se
construit donc à la fois dans un rapport de force entre les divers groupes et
une cohabitation – co-aide des un-e-s et des autres : si la guérilla défend la
population, sans la population, la guérilla ne peut pas survivre. Ainsi tout en
occupant aussi le terrain de la politique légale et institutionnelle (parlement
et mairies), le mouvement kurde est essentiellement tourné vers la réalisation
d'une auto-organisation du peuple.
2.
Quelques éléments sur les Kurdes en Syrie
Rojava
signifie ouest en kurde, il désigne la partie ouest du Kurdistan qui se trouve
dans les frontières de la Syrie. En Syrie, les régions kurdes ont été la proie
d'une politique étatique d'assimilation et de morcellement des territoires
kurdes (Hassakeh, Kobane et Efrin) par ce que le régime syrien nommait la
politique de la « ceinture arabe » qui commence en 1962 : des populations «
arabes » furent déplacées pour créer des villages encerclant les villages
kurdes. A travers la loi sur le recensement de 1962, le gouvernement syrien a
aussi privé de leur nationalité plus de 300 000 kurdes, créant des apatrides
dans leur propre pays, et des personnes sans droits et sans reconnaissance.
Paradoxalement la Syrie a aussi été la terre d'accueil du leader kurde Abdullah
Öcalan, qui après le début de la lutte armée en 1984 contre la Turquie, s'y
réfugia et y forma des camps d'entraînement et ce jusque 1998, date à laquelle
il est expulsé de la Syrie par le pouvoir de Assad, soit un an avant son
arrestation. Le régime d'Hafiz El-Assad soutient le PKK, mais aussi le PDK
irakien, contre des ennemis communs la Turquie et l'Irak. Les menaces de la
Turquie contre la Syrie finissent par avoir raison de la terre d'asile du PKK
et la reprise du pouvoir par le fils Bachar El-Assad marque le début d'un
conflit ouvert entre les Kurdes et le régime. En 2003, le mouvement kurde se
réactive et s’oppose au régime baassiste pour la première fois. En 2003 est
créé en Syrie le PYD qui prend le relais du PKK et s'inscrit immédiatement dans
le paradigme du confédéralisme démocratique, mais se trouve aussi immédiatement
soumis à une répression systématique[2].
De surcroît, l’État syrien réagit à la réorganisation politique des Kurdes par
des répressions comme celle de 2004 à Qamishlo. Le 12 mars 2004, dans la ville
kurde syrienne de Qamishlo, un match de football dégénère en affrontement entre
« Arabes » et « Kurdes ». Des supporteurs « arabes » scandaient des slogans en
faveur de Saddam Hussein (alors déchu, mais responsable de plusieurs massacres
contre des populations kurdes d'Irak). Dans le même match, des hommes
commencent à lapider un joueur kurde. Les policiers en civil présents dans le
stade tirent sur la foule faisant de nombreux blessés. De nombreux
affrontements ont lieu les jours qui suivent, les forces de l’ordre
interviennent : le bilan est d'une trentaine de morts, 2000 arrestations, 160 blessés
graves, tous étant essentiellement des Kurdes. Après que les forces de l’ordre
aient tiré lors d'enterrements des victimes de la répression, la révolte kurde
se propage à toute la Syrie. La répression contre les Kurdes s’amplifie encore
puis un embargo économique est mis en place par le régime de Damas pour
étouffer la zone. Dans la révolution qui éclate en mars 2011, les Kurdes seront
très présents dans les soulèvements à travers toute la Syrie. [SEVE, 2012[3]]
3.
Auto-organisation au Rojava
Alors
que la révolution syrienne éclate puis se transforme en guerre civile, les
Kurdes présents dans le Rojava vont décider de mettre en œuvre ce qu'ils
nomment une « troisième voie ». Le PYD s'il n'est pas autorisé en Syrie, a de
nombreux militant-e-s sur le terrain, qui œuvre dans le sens de l'autonomie
démocratique depuis plusieurs années. Ce travail et l'existence de leur force
d'autodéfense (YPG) vont faciliter l'emprise du PYD sur les régions de
peuplement kurde. Ils décrètent trois cantons qui forment le Rojava (Efrin,
Kobané, Djezireh) et déclarent l’Autonomie Démocratique en décembre 2013 sur la
base d'un « contrat social », expression choisie pour éviter le caractère
étatique de « constitution ». Ils créent alors un système d’auto-gouvernement
populaire, fondé sur des assemblées communales de voisinage (comprenant
plusieurs centaines de ménages chacune), auxquelles n’importe qui peut
participer et avec le pouvoir s’exerçant de bas en haut par des députés élus au
niveau de la ville et des cantons. Les trois cantons sont unis par ce contrat,
mais ne fonctionnent pas nécessairement de la même manière. Le contrat social
stipule des principes anti-étatiques, anti-nationalistes, pluriculturels,
multilingues et pour l'égalité hommes/femmes. La représentante des « Rojavans
», comme les appellent Janet Biehl dans ses carnets de voyage, est une
assemblée dénommée le Tev-Dem (Tevgera Civaka Demokratîk). Elle regroupe une
centaine de personnes qui sont désignées par les assemblées locales ainsi que
les représentant-es de partis et associations de chaque canton. C'est à la fois
une assemblée et une coalition. Le Tev-dem a établi des dizaines de comités et
groupes dans les quartiers, les villages, les campagnes et les villes avec
l'objectif de faire se rencontrer et discuter entre eux-elles les habitant-e-s.
Des « maisons du peuple », lieu de sociabilité et d'assemblée, sont créés par
quartier.
Tous
les paradoxes qui existaient en Turquie se retrouvent ici concernant la place
des partis politiques à l'intérieur du mouvement d'auto-organisation. Mais la
puissance du mouvement permet de résoudre plus vite les contradictions qui lui
sont inhérentes. A contrario, l'état de guerre et l'embargo subit par le Rojava
complique les réalisations de la révolution.
Dans
ces conditions, voici quelques grands traits, que nous pouvons retenir du
projet du Rojava : il n'y a pas d’État. Il n'y a plus de « minorités » au sens
où il n'y a pas de caractère national décidé. Chaque langue est reconnue si des
citoyens en expriment le besoin. Chaque religion peut être pratiquée mais elle
n'intervient pas dans les affaires politiques. L'égalité homme-femme est au
centre du projet. Chaque poste à responsabilité, chaque représentation est
gérée par deux personnes : un homme et une femme. Cela permet à la fois
l'égalité des sexes et le contrôle démocratique. Dans les instances
représentatives, 40 % sont obligatoirement des femmes. Les femmes ont des
assemblées en non-mixité. Elles y traitent des sujets qu'elles estiment les
concerner et s'occupent de problèmes concrets comme les violences faites aux
femmes. Elles ont aussi créées une force militaire non-mixte qui est aussi une
force d'autodéfense contre les violences domestiques, les YPJ.
3.1. Auto-organisation des forces
armées YPG / YPJ (Yekîneyên Parastina Jinê)
Les
YPG / YPJ sont composées en grande partie de la population du Rojava, mais des
renforts nombreux-s-es de Qandil et des Kurdes du nord y ont été envoyé-e-s.
L'organisation de la lutte armée relève aussi de formes d'auto-organisation, et
ce malgré un commandement installé dans les monts Qandil, au QG du KCK. C'est
dans ces montagnes que s'effectue la formation militaire qui dure en général
trois mois. Cette formation est proche de ce qu'on trouve dans les académies
avec, par ailleurs, l'idée de travailler sur l'ego de chacun-e. Les
combattant-e-s s'engagent dans une vie collective, qui peut être qualifiée de «
camaraderie ». A Qandil, comme au Rojava, il y a une guérilla de femmes et une
guérilla mixte. Toute relation amoureuse est proscrite. Les YPG/YPJ
fonctionnent par petit groupe, qui décide chacun-e de son coordinateur-trice.
Le coordinateur-trice peut changer et son rôle n'implique pas qu'il-elle soit
au-dessus des autres. Chaque combattant.e possède ses armes et les entretient.
A côté des guérilleros qui s'engagent pour longtemps et sont formés, le Rojava
a vu la naissance de combattant-e-s plus « temporaires ». Bien souvent ces
personnes ne restent pas plus de deux mois. Aussi les organisations socialistes
et révolutionnaires de Turquie ont créé des unités de combat. Enfin, il y a
actuellement des Brigades Internationales qui regroupent environ 130 personnes
venues du monde entier pour aider à la reconstruction de Kobane, à la
logistique, etc. La camaraderie est très présente face à la mort. Les YPG / YPJ
n'abandonnent jamais les corps de leurs camarades et de nombreux cimetières
pour les martyrs ont vu le jour au Rojava.
3.2. L'éducation dans le Rojava
Dans
le projet de l'autonomie démocratique, l'éducation est centrale. D'une part
parce que la création d'un système d'éducation auto-organisé permet de
soustraire cette question de la tutelle de l’État, permet d'enseigner dans les
langues maternelles et de créer des contenus d'enseignement en accord avec
l'autonomie démocratique.
Tout
le monde (c'est-à-dire filles comme garçons) est obligé d'aller à l'école à
partir de l'âge de 6 ans. L'éducation doit pouvoir se faire dans la langue
maternelle des enfants. Par ailleurs, de nombreuses académies ont vu le jour à
travers la région. Elles sont destinées aux adultes. Le mot académie a été
choisi à la place de celui d'université : « Bien que les universités lors de
leur création pensaient s'organiser de manière indépendante du système central,
aujourd'hui le mot université résonne bien plus avec un lieu de formation de
cadres pour les États. Les académies quant à elles sont un espace dans lequel
la société construit elle-même sa force intellectuelle. Et elles existent
encore comme des lieux dans lesquels sont produits le savoir et les sciences.[4]
» déclare Dorşin Akif, qui enseigne à l'académie des femmes et à celle des
sciences sociales. L'éducation doit prendre aussi ses distances vis-à-vis d'un
modèle étatique et nationaliste. Les académies servent à l'émancipation des
individu-e-s et du collectif. C'est flagrant dans le cas des académies des
femmes, dans lesquels toutes les femmes viennent discuter entre elles, suivre
des cours ou des formations. Une académie de « droit » existe aussi dans
laquelle des discussions sont faites autour d'un modèle de justice axé sur la
médiation et non la vengeance de l’État et la punition.
La
séparation enseignant-e / étudiant-e n'est pas à proprement parlée existante.
Il s'agit plutôt de formation auto-organisée. L'apprentissage par cœur et la
vérité tout crue y sont plutôt mal vus. Toute personne qui sait quelque chose
ou veut présenter quelque chose peut se trouver enseignante. Ces enseignements
comprennent à la fois de l'histoire, de l'anthropologie, de la philosophie, une
critique du droit. Le modèle des académies de femmes est le mieux connu et le
plus abouti actuellement. Les femmes y travaillent les rapports historiques
avec les hommes, l'inégalité à travers les siècles. Y sont développées des
critiques du système patriarcal, qui dans les théories d'Öcalan fonctionne main
dans la main avec l’État. Cet ensemble a même pris un nom : la jinéalogie
(formée à partir de « logie » et jîn (femme) / Jiyan (vie)). Mais les académies
sont aussi et surtout des espaces où les femmes s'émancipent et apprennent à
fonctionner par elles-mêmes et surtout en égal des hommes.
3.3 L'économie
Le
Rojava subit un embargo. Son économie est une économie de guerre. Personne ne
se fait payer à l'exception de ceux et celles qui continuent à travailler pour
l’État syrien. La nourriture est distribuée et chaque espace tente d'avoir un
potager, voire des animaux pour faire du fromage notamment. L'économie commence
à prendre forme après des mois de flou dus à la guerre essentiellement.
Cependant le contrat social institue que « le système économique dans les
provinces doit viser à assurer le bien-être général et en particulier l’octroi
du financement de la science et de la technologie. Elle visera à garantir les
besoins quotidiens des personnes et à assurer une vie digne. Le monopole est interdit
par la loi. Les droits des travailleurs et le développement durable sont
garantis. » Le Rojava vit en autosuffisance et des coopératives ont été fondées
pour assurer les besoins de chacun. Par ailleurs, l'économie est adossée à un
autre grand principe du confédéralisme démocratique : l'écologie. La refonte de
l'économie est probablement l'un des plus gros chantiers à venir pour la
révolution. A la fois pour permettre effectivement une vie digne, mais aussi
pour refuser le capitalisme. Les menaces et pressions en cours à la fois de
certains partis kurde, organisés autour du PDK (Irak) et de la communauté
internationale augurent d'un combat qui est loin d'être terminé.
Conclusion
Le
modèle d'auto-organisation du mouvement kurde a donc aujourd'hui une quinzaine
d'années, sa mise en œuvre a été très rapide, même si elle est encore loin
d'être aboutie. Cette auto-organisation repose au Bakur comme au Rojava sur un
mouvement populaire de masse, ce qui permet qu'elle s'enrichisse par la
pluralité de ceux et celles qui y apportent des choses. Il faut rappeler que
pour les Kurdes, les frontières entre les pays sont celles de la colonisation,
donc n'ont de réalité qu'oppressive. De nombreuses familles se sont trouvé
séparées de part en part de la frontière. La révolution du Rojava a donc un
impact sur toute la région et constitue une source d'inspiration. Cela montre
aussi qu'il ne s'agit pas d'un modèle figé. L'évolution spectaculaire du PKK et
du mouvement kurde depuis 20 ans donne un aperçu des évolutions possibles d'un
mouvement dont la force transcende aujourd'hui tout ce que les révolutionnaires
critiques et les autogestionnaires auraient pu imaginer.
Il
faut noter qu'un troisième congrès existe expérimentant lui aussi l'autonomie
démocratique, mais au niveau de la Turquie : le Congrès Démocratique des
Peuples (HDK) qui regroupe un certain nombre de syndicats, organisations LGBTI,
organisations féministes, collectifs et parti écologistes, une partie des
organisations révolutionnaires de Turquie, et le mouvement kurde. Cette
évolution constitue un tournant majeur au Moyen-Orient. Mais tant que la guerre
durera en Syrie, l'autonomie démocratique sera en danger. Les velléités
d'autres groupes de créer un État-nation kurde constitue aussi une menace pour
le confédéralisme démocratique. Ce débat concerne à la fois les Kurdes « entre
eux-elles » et les gauches du Moyen-Orient. La situation de la région fait que
les groupes divers doivent avancer ensemble vers un projet démocratique qui
permette à toutes les cultures de vivre. Cet horizon suppose nécessairement la
fin des nationalismes et entrent en contradiction avec les nationalismes arabes
tout particulièrement.
Sarah
Caunes et Anouk Colombani sont membres de Solidaires Etudiants.
Juillet
2015
Pour en savoir plus (biblio) :
AKKAYA Ahmet Hamdi, and JONGERDEN Joost, «
Confederalism and Autonomy in Turkey: The Kurdistan Workers’ Party and the
Reinvention of Democracy », In The Kurdish Question in Turkey : New
Perspectives on Violence, Representation and Reconciliation, ed. Cengiz Gunes
and Welat Zeydanlıoğlu, 186–204. Oxon, UK: Routledge.
BOZARSLAN Hamit, La question kurde. États
et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences po, 1997.
BOZARSLAN Hamit, Le Conflit
kurde, Paris, Autrement, 2009.
ÖCALAN Abdullah, La Feuille de
route vers les négociations : Carnets de prison, Paris, International
Initiative Édition, 2013.
GOLDSTEIN Julien, PIOT Olivier,
Kurdistan, la colère d'un peuple sans droits, Paris, Les Petits Matins, 2012.
Site : www.thekurdishquestion.com
Notes :
[1] Entretien du 18 mars 2015,
Diyarbakir.
[2] Voir par exemple
l'interview de Saleh Muslim, co-président du PYD http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-azadi/131014/moslim-pendant-querdogan-mangeait-des-kebab-avec-assad-j-etais-soumis-la-torture:
Super article ! Ça donne envie d'en savoir plus sur cette organisation. J'en avais entendu parler sans en comprendre l'organisation mais grâce à vous c'est désormais plus claire. Merci aussi pour la bibliographie, ça permet d'aller creuser.
RépondreSupprimerNéanmoins petite précision quand même sur le parti en Turquie auquel vous faites référence :
"Il faut noter qu'un troisième congrès existe expérimentant lui aussi l'autonomie démocratique, mais au niveau de la Turquie : le Congrès Démocratique des Peuples (HDK)"
Je pense qu'il s'agit en fait du HDP (Halklarin Demokratik Partisi).
Mes meilleures salutations