M. Colloghan

jeudi 18 juillet 2013

Le Brésil indigné

Paulo Marques *
Ce mois de Juin, le Brésil a été le théâtre d'une vague de manifestations et de mobilisations populaires seulement comparable aux manifestations de masse qui aboutirent à l'empêchement du président Fernando Collor en 1992, il y a plus de vingt ans. Des centaines de milliers de jeunes sont sortis dans la rue dans plus de 400 municipalités (on a compté 438 rassemblements) entre le 14 et le 20 Juin. Tout les États y compris le District Fédéral (État de Brasília NDLR) ont été touchés par le mouvement. Dans les capitales d'État comme Rio de Janeiro, Sao Paulo et Porto Alegre, la foule a atteint respectivement : 300 000, 100 000 et 20 000 participants.

La vague d'indignation des jeunes dans diverses parties du monde, des printemps arabes en passant par l'Europe, les États-Unis et le Chili est finalement arrivée dans notre pays qui jusqu'à présent était le «modèle» du développement et de la stabilité. Ce n'était qu'une illusion pour ceux qui connaissent la réalité profonde de l'inégalité sociale qui caractérise celui qui est le plus grand et le plus riche pays d'Amérique Latine. L'indignation vient du secteur le plus touché par l'exploitation permanente du système, victime directe d'un modèle économique qui montre sans équivoque les limites des mesures des pouvoirs publics pour répondre aux attentes d'amélioration de la vie quotidienne de millions de jeunes.

Le résultat le plus emblématique de cette situation est très bien décrit dans l'article “Barramos: 15 anos em 15 dias” sur le site Passapalavra.info, -publié peu de temps après l'annonce de l'arrêt de la procédure d'augmentation des tarifs de transport de la ville de São Paulo- annonce qui fut faite conjointement par le gouverneur de l'État Geraldo Alkmin (PSDB) et le maire de la ville Fernando Haddad (PT) qui montra que le mouvement social gagna sur les deux principaux partis du pays, le PT et le PSDB :
 “ Les deux plus grands partis qui commandent la politique institutionnelle du pays ont été mis en échec par la lutte directe menée par un jeune mouvement social, une lutte qui a parcouru les rues bien loin des cabinets et autres tables des négociations. Il s'agit d'une expérience inédite pour une génération de militants qui, depuis plus15 ans, est contraint de croire que l'acceptation des espaces préétablis par les institutions du pouvoir est l'unique chemin à suivre et qui fut éduquée à admettre que l'unique politique réalisable est la politique du possible, de la réduction des ambitions, de la bureaucratie.”

La chronologie du mouvement du début à l’annulation de l'augmentation des tarifs à São Paulo, peut être analysée à partir de trois moments qui se sont développés en moins de quinze jours de manifestations organisées par le Movimento Passe Livre de São Paulo. Le premier moment a été celui de la criminalisation de la part des gouvernements (y compris le maire de São Paulo, du PT) qui ont usé de manière brutale la force policière contre les manifestants. Avec l'accroissement du soutien populaire, il y a eu un second moment qui a été la massification des mobilisations qui a eu pour conséquence la victoire sur l'augmentation des tarifs non seulement à São Paulo mais dans de nombreuses villes du pays. Le dernier moment, qui se déroule encore actuellement est celui de la polarisation politique. Ce dernier a lieu principalement quand les secteurs conservateurs dirigé par les médias et les partis de droite cherchent à profiter des manifestations pour influer sur le sens de ces manifestations en direction du gouvernement et contre lui.

Précisons que les mobilisations autour des questions de tarif des transports ne sont pas nouvelles, elles représentent quasiment dix années[1] d'organisation et d'actions d'un mouvement qui dans ses revendications stratégiques du transport gratuit avance une réflexion sur la possibilité de penser la structuration urbaine de manière plus démocratique. En avançant la revendication du « Tarif zéro » comme objectif de lutte, le MPL questionne également la propre logique de privatisation de la ville, par laquelle les travailleurs sont privés d'accès aux biens publics. Le mouvement ainsi provoque une discussion clé sur les modèles de structurations de la société comme un tout.

Mais au final qui est ce nouveau mouvement composé principalement de jeunes ? Le MPL est principalement composé d'étudiants de classe moyenne, classe moyenne basse mais aussi de jeunes sous-prolétaires qui étudient ou travaillent dans le secteur des services, à faibles revenus qui ont améliorés significativement leur pouvoir d'achat mais continuent à survivre dans un contexte d'inégalités sociales fort. Ils ont donc besoin des services publics de santé, d’éducation et de transport.

Le mouvement se caractérise par l'horizontalité, la pluralité, se considère a-partidaire et autonome. Il n'est pas antiparti et parmi ses militants et militantes, il y a des adhérent-e-s des partis de gauche comme le PSOL, le PSTU et le PCO mais également des anarchistes qui participent du mouvement depuis le début. Le MPL s'organise de manière autonome dans chaque ville et il n'a pas de coordination nationale. Ceci s'explique par le fait que le transport public est sous la responsabilité de chaque ville et qu’il existe des spécificités et des réalités locales qui doivent être prises en compte. 

Tout ceci n'empêche pas une articulation nationale réalisée à partir de l'utilisation des réseaux sociaux. C'est l'expression brésilienne d'un nouveau type de mouvement social, sans hiérarchie et sans bureaucratie qui caractérise les mouvements traditionnels. Ce n'est pas pour rien que le mouvement s'est organisé de forme nationale lors du Forum Social mondial de 2005 à la rencontre globale des mouvements sociaux.

Au delà des militants du MPL il est important de caractériser qui est la masse des jeunes qui sont descendus dans la rue tout d’abord en appui à la revendication du MPL mais qui par la suite ont soutenus d'autres revendications. Le Sociologue Giovani Alves[2], spécialiste des études sur le travail les identifie comme “précarisé-es”, caractérisés comme “une couche sociale de la classe prolétarienne constituée par des jeunes hautement scolarisés sans emploi ou ayant une relation au travail et une vie précaires. Alves, dans une étude de l'Instituto Datafolha, réalisée le 21 Juin, a constaté que 63 % des manifestants avaient entre 21 et 35 ans et 78 % étaient d'un niveau d'enseignement supérieur. De la sorte, le concept de précarisé-es, selon Alves, possède une Identité générationnelle et conscience de classe.

Un autre chercheur brésilien, Ruy Braga, dans un article sur les mobilisations précise que dans les dix dernières années, des millions de jeunes travailleurs ont été absorbés par le marché du travail formel[3]. Dans ce contexte, plus de 60 % des emplois créés sous les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff ont été occupés par des jeunes de 18 à 24 ans. Cependant, 94 % de ses emplois sont payés autour de 1 000 Réais par mois soit 300 euros.

Dans ce même temps, précise le chercheur, le gouvernement fédéral a augmenté les dépenses sociales mais diminué les investissements dans la santé et l'éducation. Il met des millions de réais dans de nouveaux stades et il accepte les exigences antisociales, antidémocratiques et colonialistes de la FIFA qui néglige de nombreux droits fondamentaux consacré dans la Constitution Brésilienne. La seule transformation du stade de Maracana de Rio coûte 1,2 Milliards de réais. Le gouvernement a donc abandonné l'investissement dans les déplacements urbains, donné la priorité de fait aux déplacements automobiles et privilégié le business au détriment des droits fondamentaux du citoyen.

A partir de cet ensemble de causes/raisons, l'indignation de millions de jeunes travailleurs concernant leurs conditions de vie, toujours plus précaires, s'est développée l'énorme dette sociale de la démocratie brésilienne qui a seulement été atténuée lors des dix dernières années, à laquelle s'ajoute également les critiques des limites du système de représentation politique et du rôle des partis. Ces questions ont contribué à des changements profonds au sein du Parti des Travailleurs lors de ses dix années de pouvoir.

Selon l'analyse du sociologue Breno Altman[4] : « Une partie de la société, y compris appartenant au camp progressiste, donne des signaux de fatigue avec cette stratégie de changements sans rupture. Il y a un accroissement du malaise face aux limites de la gouvernabilité dans le cadre des vieilles institutions. Tout dépend des alliances avec une partie de l'oligarchie pour former une majorité parlementaire. On abdique sur les valeurs et renonce aux mobilisations sociales comme moyen de pression. Ceci est le cadre qui explique le mécontentement des travailleurs-euses, des jeunes qui même s'ils ne participent pas d'une opposition au PT et au gouvernement sont insatisfaits par l'inertie et l'adaptation à la vieille politique qui est la dynamique actuel du gouvernement petiste ».

De cette manière, le PT et son gouvernement fédéral qui surfaient sur la vague des années d'or du miracle brésilien voient de nouveaux mouvements sociaux émerger. Croyant dans le succès du projet capitaliste basé sur la croissance et enfermé dans les logiques institutionnelles ni le PT ni le gouvernement ont eu la capacité de comprendre l'approfondissement des nouvelles contradictions du modèle qui montrent les limites du modèle inauguré par Lula en 2003. C'est pour cela que quand la mobilisation sociale de la jeunesse a occupé les rues dans tout le pays pour les tarifs de transport les gouvernements fédéral, régionaux et municipaux, ont opté pour un discours réactionnaire et une action répressive. Mais, le mouvement a compris que la lutte était indispensable pour faire avancer sa revendication et qu’elle était liée à une position critique structurelle.

Il a été juste que le MPL maintienne sa revendication en lien étroit aux intérêts de la population. Il y a eu un large appui populaire démontré par le soutien aux jeunes quand ils ont été durement réprimé-e-s par la police les premiers jours de mobilisations massives. A chaque mobilisation, le nombre de participant-e-s a augmenté de façon surprenante. Il faut souligner qu’à partir de la massification des mobilisations, la classe moyenne conservatrice et les médias ont adhéré à la manifestation dans le sens du souhait de profiter de l'opportunité pour défendre leurs positions critiques à l'égard du gouvernement. Du PT et de la gauche en générale. Cela a été ce secteur qui s’est rendu responsable des attaques contre les militants de gauche que portaient les drapeaux de leur parti portant un discours de « mouvement anti-partidaire » et « civique ».

Un autre facteur significatif qui a marqué le mouvement est le rôle des médias (télévisions et grands journaux) véritable appareil idéologique de la droite réactionnaire, qui rapidement se sont organisé et ont utilisé les manifestations avec l'enthousiasme de la classe moyenne traditionnelle. Ils ont utilisé leur pouvoir idéologique, les journalistes, et analystes pour stériliser le mouvement en tentant de déconstruire son caractère de classe, radical et son soutien de la part représentants des partis de la gauche. La révolte des jeunes exploité-e-s est devenue un simple « mouvement patriotique » d'occupation des rues avec un ensemble de revendications diffuses basées sur la lutte anti-corruption cherchant ainsi à alimenter une opposition de droite au gouvernement Dilma.

Une dispute s’est brusquement ouverte dans le mouvement social et la société dans laquelle la gauche, responsable de l'organisation initiale de la lutte, s’est retrouvée confrontée à l'appareil idéologique de la bourgeoisie, qui compte sur la dépolitisation des masses par sa stratégie de contrôle  et de direction des insatisfactions populaires pour préserver le statu quo.

Dans sa tentative de répondre aux demandes de la rue, le gouvernement s’est montré offensif. La présidente Dilma lors de sa déclaration télévisuelle du 21 Juin a affirmé être à « l'écoute de la voix de la rue » et indiqué que le gouvernement présentera un ensemble de mesures qui seront des réponses aux revendications.

Le 24 juin, elle a reçu le MPL qui lui a remis une lettre ouverte réaffirmant ses critiques vis-à-vis de la posture du gouvernement au sujet du mouvement de protestation :
« Ce geste de dialogue de la part du gouvernement détonne avec le traitement fait aux mouvements sociaux jusqu'à présent. Il semble que les révoltes qui se sont répandu partout au Brésil depuis le 16 ont cassé les habitudes et ouvert de nouveaux chemins ».

Le MPL pointa aussi les contradictions du gouvernement  qui ne s'est pas opposé aux articles de la politique national de la mobilité approuvé par le parlement en 2012 :
« Malgré les discours des gouvernements donnant priorité au transport collectif, dans la pratique le Brésil investit onze fois plus dans le transport individuel au moyen de politiques d'achat de véhicules, de travaux, etc. L'argent publique devrait être investi dans le transport public. Nous voudrions savoir pourquoi la présidente ne s'est pas opposée à l'article de la Politique Nationale de Mobilité Urbaine qui oblige l'Union à verser une aide financière aux communes qui privatisent le transport public ».

Pour montrer que sa lutte est large et participe d'une vision plus grande qui touche au modèle de développement, le MPL décrit les autres luttes auxquels il est solidaire et dont il fait partie :
« Nous espérons que cette réunion marque un changement de posture du gouvernement fédéral et qu'il s'étende à d'autres luttes : des peuples indigènes qui, à l’exemple des Kaiowá-Guarani et des Munduruku, souffrent d'attaques de la part des latifundiaires et des pouvoirs publics, des expulsé-e-s, des Sans-toits, des Sans-terres et des mères qui ont vues leurs enfants assassinés par la police dans les banlieues. Que la même posture s'étende à toutes les villes où la lutte contre l'augmentation du prix des transports et pour un autre modèle de Transport: São José dos Campos, Florianópolis, Recife, Rio de Janeiro, Salvador, Goiânia, parmi tant d'autres”.

Après la réunion, la Présidente a annoncée une réunion avec les gouverneurs et les maires des capitales d’État au sujet d'un ensemble de cinq propositions appelé le pacte. Le premier point est le vieux signal pour les marchés, la responsabilité fiscale. Le gouvernement garantit qu'il n'y aura pas de réajustement fiscal pour le paiement de la dette publique, l'argent public pour les banques ne courre aucun risque. Le second point du pacte dit respecter la promesse d'investir cinquante milliards dans la mobilité urbaine mais également le recrutement de dix mille médecins étrangers. 

Mais aussi de dédier les ressources pétrolières au financement de l'éducation. Ses mesures étaient déjà discutées au Congrès. La proposition la plus avancée a été celle d'un plébiscite (référendum) pour que la population décide de la convocation d'une Constituante dédiée exclusivement aux réformes politiques. Cette mesure cherche à répondre à la profonde crise de légitimité des partis et de la politique.

La proposition de plébiscite a été rapidement diffusée par les médias et les secteurs les plus conservateurs de la société. En moins de 24 heures, Dilma a reculé et changé sa proposition. Elle a annoncé que le gouvernement ne défendait pas une Constituante mais seulement un plébiscite sur la réforme politique.

Une fois de plus, le gouvernement a montré sa faiblesse face aux intérêts conservateurs et comme otage des alliances qui la soutiennent au Congrès. Quoique, différemment à ce que s’attendait le gouvernement, le jeu se joue maintenant non seulement dans les institutions, mais également dans les rues, avec de nouveaux protagonistes qui n'acceptent plus de rester des observateurs passifs.

La lutte pour le « Passe libre » qui a été à l'origine de la plus importante vague de contestation sociale des ces vingt dernières années fait partie d'une  série de revendications plus larges pour la mobilité urbaine et s'ajoute aux mobilisations d'autres mouvements sociaux qui luttent contre les conséquences de notre modèle de néo-dévelopementiste qui s'épuise rapidement. Par exemple, la lutte des grévistes de Belo Monte, la lutte qui fut quasiment toujours solitaire des indigènes des quilombolas, des Sans-terre, et des Sans-toit victimes directs du modèle qui maintient intactes les profondes inégalités sociales entre la masse des travailleur-euses et l'élite économique et politique.

C'est chaque fois plus clair et explicite, ce processus est aussi une conséquence directe des choix d'un parti qui vient des luttes sociales populaires et qui arrivé au pouvoir a opté pour sa mise au service des intérêts du capital. Le prix à payer est le même que celui que payèrent de nombreux gouvernements d'Amérique Latine : soit persister dans les alliances avec la droite, avec l’agro-business, les monopoles économiques, le capital financier, soit assumer une situation d'ingouvernabilité.

Enfin, il ne serait pas exagéré d'affirmer que nous pourrions être en présence d'un nouveau cycle de développement des luttes sociales au Brésil ; luttes de nouveaux protagonistes qui représentent les classes exploitées par le capital, qui exigent rien de plus que leurs droits qui sont actuellement niés.
Ce nouveau cycle de mobilisations ouvre également de nouvelles perspectives pour une gauche qui n'abandonnerait pas les luttes et la rue en échange d'un tapis rouge du pouvoir, ouvrant ainsi de nouveaux horizons aux luttes anticapitalistes au Brésil.

* Paulo Marques Docteur en sociologie Professeur et militant de la gauche brésilienne
(Traduction Rémy Querbouët et Richard Neuville)
Article publié dans Rouge et Vert n° 366 - 11/07/2013

Lire également sur ce blog : "Les dilemmes des mobilisations" 
http://alterautogestion.blogspot.fr/2013/07/les-dilemmes-des-mobilisations.html
"Vers un autre Brésil"
http://alterautogestion.blogspot.fr/2013/07/vers-un-autre-bresil.html

[1] Ça a commencé dans l'état de Bahia en 2003  révolte connue sous le nom de “revoltado buzun”, à partir de là les manifs contre l'augmentation des tarifs se sont étendues. Au FSM de 2005 se crée le MPL  Movimento Passe Livre(MPL) qui porta la revendication du transport gratuit auprès de toute la population.
[3] Braga, R:.  Entre a fadiga e a revolta, uma nova conjuntura, http://blogdaboitempo.com.br/2013/06/17/entre-a-fadiga-e-a-revolta-uma-nova-conjuntura/ 

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