Atelier organisé par « Rouge et Vert » (France) et de RAID-
ATTAC/CADTM (Tunisie) lors du FSM de Tunis
Bruno Della Sudda
1 –
POURQUOI LA REVOLUTION LONGUE
A- La singularité
du coup de tonnerre d'octobre 1917 en Russie est celle d'un temps court et
d'une rupture fulgurante vécue comme telle par des dizaines de millions dans
toute l'Europe.
La puissance de
l'événement et l'immense lueur d'espoir qu'il a jeté sur le monde ne pleine
boucherie de la Première guerre mondiale en a fait un modèle révolutionnaire
et un paradigme combiné au bolchevisme, à la fois en tant que stratégie et
conception du parti dirigeant, pour des générations de révolutionnaires et
comme événement référence de la gauche communiste et de la gauche radicale du
XX° siècle particulièrement en Europe.
La force de cet
événement érigé en modèle nous a fait oublier les caractéristiques générales
des révolutions, révolution russe comprise, qu'on ne peut réduire à une rupture
mais qui sont faites d'une accumulation de ruptures plus ou moins importantes,
plus ou moins radicales, étirées sur un temps plus long.
Les révolutions
sont des processus, au temps plus long et des phénomènes non-linéaires
B - C'est vrai
pour les révolutions qui ont suivi 1789, à la fois bourgeoises et populaires,
liées à l'émergence des Etats-nations, mais aussi pour les révolutions
anticapitalistes et anti-impérialistes du XX° siècle comme la révolution
chinoise (dans une typologie, on dirait que c'est moins pour les cas du Cuba ou
le Nicaragua).
Par ailleurs, on
retrouve cette caractéristique de processus dans d'autres transformations de la
société au Nord puis à l'échelle planétaire qui peuvent aussi être qualifiées
de révolutions au sens large et culturel du terme, telles que le féminisme, la
scolarisation de masse ou les mouvements de contestation culturelle
contemporains des « Trente glorieuses » : ce sont des révolutions en
tant que processus et cette caractérisation peut aussi s'appliquer à l'écologie
(même si, comme le féminisme, on peut aussi caractériser l'écologie comme
mouvement d'émancipation).
Enfin, la
révolution anticoloniale illustre aussi ce temps étiré, cette dimension de
processus : amorcée dans la première partie du XX° siècle et amplifiée après la
seconde guerre mondiale, elle achève dans les décennies 1960/1970 sa première
phase (si on met de côté les cas particuliers de domination coloniale maintenue
par des pays du Nord -comme les « confettis de l'empire français »-
ou encore le phénomène spécifique de la création en 1948 de l'Etat d'Israël).
On peut
considérer qu'une confiscation des révolutions anticoloniales s'opère ensuite
avec l'arrivée au pouvoir de bourgeoisies locales adossées aux diverses formes
de néo-colonialisme, ou la mise en place de pouvoirs autoritaires liés au Bloc
de l'Est du temps de la Guerre froide.
Cette
confiscation prend de nouvelles formes avec l'échec de constitution du
Tiers-Monde en « force politique globale » à l'échelle mondiale, puis
le tournant des années 1990 sous la direction du FMI, les plans d'ajustement
structurel et la crise de la dette.
Mais on peut
émettre l'hypothèse que les peuples du Sud ont amorcé dès la fin du XX° siècle
et ensuite une seconde phase du processus de révolution anticoloniale :
l'appropriation par les peuples d'une souveraineté populaire jusque-là
confisquée depuis leur indépendance et leur constitution en Etat-nation.
Voilà pourquoi
nous parlons de révolutions longues, en tant que processus du changement de
société.
2
CONSEQUENCES ET LIENS
A – Les changements
en Amérique latine -que nous préférons appeler Amérique Indo-afro-latine pour
reprendre ici la caractérisation proposée par Franck Gaudichaud dans «Amérique
latine : émancipations en construction », auquel a participé notre ami et
camarade Richard Neuville - et dans le monde arabe relèvent d'une
dynamique émancipatrice globale, à la fois démocratique et sociale.
La dimension
démocratique correspond à cette aspiration forte et profonde liée aux
transformations des sociétés dans lesquelles se combinent processus de
sécularisation -élément-clé : c'est un processus continu qui invalide la thèse
superficielle du retour du religieux- , fin de la transition démographique
-autre élément-clé sous-estimé ou ignoré par de nombreux observateurs- et
poussée irrépressible des femmes, comme des peuples dits indigènes, dans leurs
exigences d'émancipation et d'égalité des droits.
Déjà moteur des
révolutions anticapitalistes du XX° siècle et beaucoup mieux connue de nous
tous et de nous toutes, la dimension sociale, avec l'exigence renouvelée du
partage des richesses, est bien entendu omniprésente dans les processus en
cours.
A l'interface de
la dynamique démocratique et de la dynamique sociale, enfin, c'est l'un des
ressorts fondamentaux des processus en cours : le refus total de la corruption
et, lié à lui, le rejet d'un monde politique corrompu.
Dans les
processus révolutionnaires en cours, toutes ces dimensions sont articulées les
unes les autres et des ruptures significatives ont déjà eu lieu dans ces deux
dimensions, tant sociale que démocratique en Amérique Indo-afro-latine, mais
surtout dans la dimension démocratique et bien peu à ce jour dans la dimension
sociale pour ce qui est du monde arabe.
Nous émettons une
hypothèse : ces processus sont bien vivants et même quand ils sont gravement
menacés, ils continuent car nulle part, malgré les dangers et les forces
contre-révolutionnaires qui les menacent, il n'y a eu de retour en arrière et
de rétablissement des dictatures et des régimes renversés.
Pour nous, cet
élément n'a rien d'anodin : il est essentiel pour comprendre et pour agir.
B – Dans ces
processus, les mobilisations citoyennes, les mouvements sociaux, sont d'une
importance vitale ; les unes et les autres sont le meilleur point d'appui pour
la continuation de la révolution, contre les dangers et les menaces qui la
guettent.
Dans ces
processus de révolution longue, nous accordons la plus grande attention, dans
les lieux de travail et d'étude, dans les territoires à toutes les échelles, à
l'auto-organisation et à l'autogestion.
En prenant nos
affaires en mains, en réduisant les phénomènes de délégation de pouvoir et de
personnalisation de la vie politique, nous montrons qu'un autre monde est
possible, nous apportons la preuve de l'alternative au capitalisme comme
possible.
Nous pensons que
l'autogestion ne saurait attendre la possible rupture majeure qui couronnerait
le processus, celui de l'expropriation capitaliste, et que l'autogestion est à
la fois un but, un chemin, un moyen.
Enfin, le monde
actuel est sous la menace d'une crise de civilisation, une crise systémique,
multiforme et globale du capitalisme : économique et financière avec des
conséquences sociales très graves, démocratique car la démocratie
représentative a montré ses limites et arrive à épuisement, géostratégique avec
le début de la fin de la domination du Nord -ce dont nous nous réjouissons-
mais c'est aussi une crise écologique majeure avec l'épuisement du modèle
industriel et productiviste, et le refus de la fuite en avant productiviste,
les exigences d'un autre développement et du « buen vivir ».
C'est pourquoi
aux dimensions démocratiques et sociales s'ajoute une dimension écologique, à
la fois dans la révolution longue et comme élément décisif d'un projet de
société alternatif à l'ordre capitaliste.
C – Les échecs
des révolutions anticapitalistes du XX° siècle ont plusieurs causes et
celles-ci sont présentes très rapidement au lendemain de la révolution russe
d'octobre 1917, quelque soit le prestige et la portée immenses de cette
révolution, Confiscation par le parti unique/bureaucratisation/disparition de
l'auto-organisation-du contrôle ouvrier et populaire et de l'autogestion/ recul
des libertés et répression puis terreur d'Etat... ces phénomènes négatifs et
régressifs ne sont pas compensés par des progrès éducatifs, sociaux et
culturels pourtant bien réels.
C'est à la
lumière de cette expérience tragique que la révolution longue doit s'appuyer
sur l'autogestion, la construction d'un pouvoir populaire exercé directement
par les citoyens et les citoyennes, et la vigilance pour que la révolution ne
soit confisquée par aucune force politique ou autre prétendant représenter le
peuple.
Sous nos yeux,
tant dans l'Amérique Indo-afro-latine que dans le monde arabe, c'est le plus
souvent une palette de différentes forces, citoyennes, associatives,
syndicales, politiques, parfois sous forme d'alliances et de fronts larges, qui
donnent l'impulsion et rendent vivants les processus en cours : c'est, dans une
certaine mesure, une forme d'alternative aux vieux partis-dirigeants qui
avaient confisqué les révolutions anticapitalistes du XX° siècle.
3 LA
REVOLUTION LONGUE SOUS NOS YEUX
L'Amérique
Indo-afro-latine est bel et bien, depuis près d'une vingtaine d'années, une
"zone de tempêtes du système-monde capitaliste", pour reprendre une
autre expression d' "Amériques latines : émancipations en
construction".
C'est bien d'un
processus dont il s'agit, marqué dans de nombreux pays, par des ruptures
partielles mais importantes tant sur le plan démocratique que social.
Des politiques
publiques de redistribution des richesses et de priorité aux budgets éducatifs
et sociaux, aux multiples expériences de germes de pouvoir populaire et de
démocratie active (à travers notamment les entreprises récupérées et
coopératives, les pratiques du budget participatif dans les territoires), en
passant par les thématiques écologistes anti-extractivistes et le "buen
vivir", ce sont des ruptures avec les dogmes néolibéraux et les vieilles
logiques productivistes qui sont à l'œuvre et ouvrent une prometteuse
dynamique, signe d'espérance à l'échelle mondiale.
Cette dynamique
n'est certes pas sans contradictions et sans limites et les interrogations sur
l'avenir du processus au Venezuela sont dans toutes les têtes.
La situation
dramatique en Syrie et la non-résolution de la question emblématique
palestinienne, les menaces sur le processus en Egypte comme en Tunisie, la
situation de chaos en Libye, tout cela n'empêche pas de mesurer le chemin
parcouru dans le monde arabe : c'est bien celui d'une révolution longue.
La soif de
démocratie, d'égalité, de partage des richesses ne peut disparaître.
Les mobilisations
populaires de la fin 2012 et du début 2013, tant en Egypte qu'en Tunisie, ainsi
que la vitalité et la force des luttes sociales, nous confirment la défense des
premiers acquis de ces processus révolutionnaires par les femmes, la jeunesse
et le monde du travail.
En Europe, nous
n'oublions pas ce que les nouvelles luttes et mobilisations comme celles des
Indignados, à travers lesquelles s'exprime une nouvelle culture politique faite
de radicalité sociale et d'aspirations à la démocratie réelle et à
l'autogestion, doivent aux révolutions arabes dont elles se sont parfois
revendiqué explicitement.
Le mouvement
altermondialiste et les forums sociaux doivent nous permettre de prolonger les
échanges, de partager les réflexions et de faire connaître largement tous ces
germes d'un autre monde possible, d'un autre monde nécessaire.
Bruno Della Sudda
Tunis, 27 mars
2013
Post-scriptum :
s'il est impossible de restituer la richesse du débat de cet atelier, on
retiendra notamment trois éléments. Le premier est que les échanges ont porté à
la fois sur la révolution longue et sur les processus qui se déroulent sous nos
yeux en Amérique Indo-afro-latine, la situation du Venezuela ayant été
largement évoquée par plusieurs prises de parole dans la salle. Le second
élément est la place de l'islam en tant que référence religieuse et culturelle
fortement majoritaire pour les peuples arabes en marche, qu'on ne saurait
confondre avec l'islamisme politique qui, lui, combiné à des options
économiques néolibérales, menace ces processus en cours en Tunisie comme en
Egypte. Enfin, un troisième élément, abordé en conclusion de l'atelier, est
l'enjeu du scrutin européen de 2014 : ce devra être l'occasion de dire haut et
fort ce que nous exigerons de l'UE en particulier en matière de politique
méditerranéenne car sa dette politique est lourde vis-à-vis de la dictature
tunisienne que l'UE, comme le FMI, a soutenue avec cynisme et ténacité pour mieux
encourager l'une et l'autre la dictature tunisienne dans sa fuite en avant
néolibérale. Pour soutenir le processus révolutionnaire tunisien, nous,
citoyennes et citoyens de France et de l'UE, exigerons le refus de la part de
l'UE -et de ses pays-membres comme la France- d'honorer la « dette » de la Tunisie dont le peuple tunisien n'est en rien responsable et
qui justifie aujourd'hui la poursuite du néo-libéralisme par l'actuel
gouvernement de ce pays !
A noter sur cette
dernière question une très longue et excellente interview accordée par MC
Vergiat, eurodéputée (région PACA) du FdG, au quotidien « Le
Temps » du 30 mars 2013.
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