Introduction de l'atelier tenu lors du FSM de Tunis, co-organisé par Transform', Association pour l'autogestion et Rouge & Vert
Richard Neuville
Si des conditions objectives
permettent indubitablement l’accélération des processus d’appropriation
collective des moyens de production, comme cela s’est notamment vérifié lors
des révolutions sociales en 1917 en Russie et, surtout en 1936 avec les
collectivisations spontanées en Catalogne et en Aragon, d’autres formes et
modalités d’appropriation ont vu le jour ces dernières années dans des
contextes bien différents. Les mouvements de récupération d’entreprises en
Argentine (220 en un peu plus d’une décennie), de l’usine sidérurgique
vénézuélienne SIDOR, de l’usine de pneumatiques Hulera Euzkadi S.A, qui
appartenait à Continental Tire, à El Salto au Mexique démontrent que des luttes
contemporaines dans des contextes différents peuvent remettre en cause la
propriété capitaliste de moyens de production et redémarrer une production sous
gestion ouvrière (Neuville-2010-2011 et 2012).
Ces expériences émanent, le plus
souvent, d’équipes syndicales influencées par des marxistes révolutionnaires ou
autogestionnaires mais cette condition n’est pas exclusive. Elles peuvent
parfois résulter de démarches beaucoup plus pragmatiques en cas de crise grave
mais tout à la fois s’inscrire dans une tradition historique et culturelle,
telle que l’on peut l’observer en Argentine où « Aujourd’hui, quel que soit
l’endroit dans le pays, lorsqu’une entreprise ferme, les travailleurs
brandissent le drapeau de l’autogestion. C’est le grand acquis de la lutte de
la classe ouvrière argentine » (Abelli-2009). C’est donc bien toute une culture
ouvrière qu’il faut tenter de changer en Europe.
En France et en Europe, la crise de
2008-2009 a entraîné la destruction nette de
470 000 emplois dont 70 % dans l’industrie sur la période 2008-2010 (Lacroix)
et la fermeture de près de 900 usines en France entre 2009 et 2011 (Trendeo).
Si des luttes, parfois exemplaires en termes de combativité, ont pu être
menées, elles ont été essentiellement défensives, elles se sont limitées à
résister aux « plans sociaux » dictés par la logique actionnariale et à
négocier des primes de licenciements. Hormis dans l’Etat espagnol où 40
entreprises ont été récupérées en deux ans (dont une majorité en Catalogne),
rarement les questions de propriété (Molex, Goodyear, SeaFrance) ou de
reconversion de la production (Total Dunkerque) ont été posées. Ce que les
travailleurs mexicains ont obtenu à El Salto était-il possible à Clairoix ? (Il
s’agit de la même transnationale et d’une usine de même taille). L’usine d’El
Salto a même embauché 200 ouvriers après la récupération. A aucun moment, les
équipes syndicales n’ont évoqué et encore moins élaboré de contre-plans
ouvriers alternatifs. Dans ce panorama, l’expérience limitée de Philips à Dreux
a au moins eu un mérite, celui de réactualiser le « contrôle ouvrier » en
redémarrant la production pendant deux semaines ou actuellement avec Fralib (Unilever), les questions de reprise et de
reconversion sont clairement posées. Néanmoins, depuis deux années, une prise
de conscience émerge et certaines équipes syndicales posent clairement la
récupération de la production.
L’histoire retient que dans des
circonstances particulières, la reconversion de l’industrie a été rendue
possible. En 1936, l’industrie métallurgique collectivisée à Barcelone et dans
toute la Catalogne est en partie reconvertie à
l’initiative des milices ouvrières pour contribuer à l’effort de guerre et
fabriquer du matériel de guerre pour le front d’Aragon. Après l’attaque de 1941
sur Pearl Harbor par les Japonais, le gouvernement américain a interdit la
production de voitures privées et a ordonné à l’industrie automobile de se
mettre au service de la production de guerre.
En Argentine, les occupations
d’usine qui durent généralement plusieurs mois ne sont possibles qu’avec le
soutien des populations, des forces sociales et politiques. Ce n’est qu’à cette
condition que la récupération devient possible, l’exemplarité de l’expérience
Zanón (Fasinpat) l’a démontré amplement. En France, l’exemple de l’entreprise
Ceralep à Saint-Vallier conforte cette position car c’est toute une ville qui
s’est mobilisée et impliquée, y compris d’un point de vue financier, dans la
reprise de la production.
Dans la définition d'un projet
autogestionnaire, il semble essentiel de prendre en compte cette actualité en
Amérique latine et en Europe. Bien évidemment, elle interroge en premier lieu
les stratégies syndicales. Mais la responsabilité syndicale ne saurait exonérer
les organisations politiques de réflexion et de mode d’intervention dans ce secteur.
Car, la question de l’appropriation collective ou la socialisation des moyens
de production ou de services doit s’inscrire dans notre projet global de
transformation sociale et d’émancipation des travailleurs. Dans ce cadre, le
contrôle ouvrier envisagé comme étape et les contre-plans alternatifs ou plans
de reconversion écologique comme objectifs peuvent être des instruments de
remobilisation des travailleurs pour passer de la préservation de l’emploi et
des acquis à la remise en cause de la propriété tout en interrogeant l’utilité
sociale et écologique de la production sans attendre le « grand soir ».
Sur la pertinence du contrôle ouvrier comme modalité de lutte
transitoire
Pour des autogestionnaires, le
contrôle ouvrier n’est pas une finalité. Nous défendons le concept de gestion
ouvrière mais la mise en place de mécanismes de contrôle sur la gestion des
entreprises privées ou publiques par les travailleurs peut être une première
étape tactique. Les travailleurs peuvent notamment obtenir l’accès aux comptes,
la transparence sur la stratégie commerciale et industrielle des entreprises,
même si les lieux de décision ont été déconcentrés et les modalités de
production (flux tendus et hyperspécialisation des unités productives) se sont
complexifiées depuis deux décennies. Le contrôle ouvrier permet aux
travailleurs de développer la confiance en eux-mêmes et d’intervenir
collectivement pour transformer les relations de travail dans les entreprises.
« Mais si le contrôle ouvrier sur la gestion des entreprises est absolument
fondamental, il ne peut être qu’une revendication transitoire et non une
finalité si on se situe dans une perspective autogestionnaire. Il est
préférable de revendiquer des Conseils de gestion ou des Conseils d’entreprise,
plutôt que de se limiter au contrôle » (Gurvitch 1966).
Bien évidemment, la question
d’échelle se pose inéluctablement. Selon le caractère de masse, le contrôle
ouvrier peut permettre d’autres possibles et développer la capacité des
travailleurs à prendre en charge leur propre vie professionnelle et sociale.
Pour autant, le contrôle ouvrier ne peut être que transitoire car il ne se
limite qu’à la surveillance et à la vérification de la marche d’une entreprise,
la direction effective reste entre les mains des capitalistes. Si le contrôle
ouvrier ne peut être réalisé que par la lutte, il enclenche néanmoins un
processus dynamique et rend possible le passage à la gestion ouvrière. Le rôle
des autogestionnaires consiste donc à placer les luttes partielles pour le
contrôle ouvrier dans la perspective de l’autogestion, même si cela demeure une
utopie dans le système capitaliste. La réussite de l’autogestion implique
évidemment son extension à des branches entières de l’activité économique et
d’élaborer collectivement des plans de reconversion locaux et une planification
globale.
Que produire ? Pour quoi faire ? Comment produire ?
Ces questions dépassent
inévitablement le cadre stricto-sensu de l’entreprise pour intégrer celui de la
branche et au-delà, celui de la société, dans le but de définir l’usage des
produits avec les utilisateurs, les usagers et les consommateurs. Pour cela,
les luttes ne doivent pas restés isolées. Il est impératif de développer des
solidarités mais également des collaborations avec les travailleurs et leurs
organisations syndicales.
Des Contre-plans alternatifs pour une reconversion écologique
La reconversion écologique de
l’industrie passe par l’appropriation collective ou la socialisation des moyens
de production ou de services qui doit s’inscrire dans un projet global de
transformation sociale et d’émancipation.
Au delà des Plans d’isolation des
bâtiments pour réduire la dépendance énergétique, de développement de
l’agriculture biologique, etc. qui peuvent s’apparenter à un New Deal vert ou
capitalisme vert, il faut penser la reconversion de l’industrie, et notamment
automobile. La voiture verte est une illusion et les agro carburants ne sont
pas la solution.
L’industrie automobile a une
expertise dans la logistique, l’ingénierie de production et de la conception à
la production, et le contrôle de qualité qui pourrait être appliquée à tout
autre type de production. Les processus complexes et économes mis en œuvre
aujourd’hui dans l’industrie automobile pourraient être appliqués à la
production d’éoliennes et d’autres équipements pour la production d’énergie
renouvelable, de tramways, de trains, d’autres véhicules et de systèmes pour
des organisations de transport durable.
Des
Contre-plans alternatifs ont été élaborés par le passé :
* 1976 : Lucas Aerospace (GB)
aviation ;
* 1982 : Rhône-Poulenc Le Havre
(engrais) ;
* Blohm-Voss Hamburg : reconversion chantiers
navals pour des éoliennes flottantes.
Plus récemment IG Metal et la
Fondation Rosa Luxemburg ont initié une réflexion sur la reconversion de
l’industrie automobile (Stuttgart - Octobre 2010). En 2009, Lars Henriksson,
syndicaliste à Volvo, publiait un article dans lequel il formulait un certain
nombre de pistes. (Inprecor n°564-565)
La défense et la préservation des
postes de travail nécessitent l’élaboration de contre-plans alternatifs visant
une reconversion écologique qui devront intégrer des questions telles que :
- le développement et la faisabilité
technologique de l’évolution des nouveaux produits ;
- l’impact écologique pour fabriquer
ces produits ;
- la recherche de l’innovation pour
une plus grande utilité sociale des produits ;
- la redéfinition des rapports
sociaux dans l’entreprise et la branche ;
- l’organisation du travail, le
transfert des « savoir-faire » et la remise en cause des savoirs morcelés.
Les contre-plans posent la question de la démocratie autogestionnaire
autour de l’entreprise :
- démocratie comme révélatrice des
conflictualités dans l’élaboration d’un projet commun ;
- accès à l’information ce qui
implique l’ouverture des livres de comptes et le contrôle des investissements ;
- les nouvelles formes
d’organisation et d’expression des travailleurs des conseils d’atelier au
conseil d’entreprise ;
- le rôle des experts et
contre-experts (associations de chercheurs, économistes, syndicalistes, etc.) ;
- intervention de la population
concernée, du mouvement écologiste, des mouvements de contestation puisque la
définition d’une production socialement utile et écologiquement soutenable ne
peut être obtenue que par un processus d’échange « avec nous même en tant que
consommateur ». (Hardy-2010)
Cette appropriation autogestionnaire
d’entreprises pourrait être favorisée comme le suggère le groupe de travail «
Reconversion écologique » par un Fonds National de Reconversion Ecologique
(FNRE) alimenté par des prélèvements sur les entreprises et les marchés
financiers.
Un tel projet implique un changement
radical, une remise en cause de la logique productiviste capitaliste, et un
décloisonnement des tâches et des sphères entre les composantes syndicales,
politiques, associatives et citoyennes. En tant que militant-e-s
autogestionnaires, nous devons y contribuer.
Richard Neuville
Quelques sources :
Stève Lacroix, « L’impact de la
crise sur l’emploi dans les régions », INSEE – Département de l’action
régionale, division des statistiques régionales, locales et urbaines.
Désindustrialisation : les
fermetures d’usines en France 2009-2011
- José Abellí, « Empresas
recuperadas », article du 27/02/2009, consultable sur le site OSERA : http://www.iigg.fsoc.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/Abelli.pdf
- Benoît Borrits, « Philips EGP
Dreux : De la défense de l'emploi à l'auto-organisation », janv.-2010.
- Georges Gurvitch, “L’avénement des
conseils d’usine”, revue Autogestion, n°1, déc.1966.
- Jean-Pierre Hardy, « Les
contre-plans ouvriers alternatifs », in “Autogestion hier, aujourd’hui,
demain”, Collectif Lucien Collonges, Syllepse, Paris, 2010,
- Richard Neuville, « Argentine :
les entreprises récupérées se consolident ! », R & V n° 318, 06/01/2011
- Richard Neuville, « Venezuela :
Dans quelle mesure, les travailleurs contribuent-ils à l‘approfondissement et à
la radicalisation du processus révolutionnaire ? », Sept. 2010.
http://alterautogestion.blogspot.com/2010/10/venezuela-dans-quelle-mesure-les.html
- Richard Neuville, « Mexique :
Une lutte victorieuse contre la multinationale Continental », Octobre
2012.
- Evelyne Perrin, « Haute tension,
Les luttes de salariés contre les plans sociaux 2008-2010 », 2010, http://iresmo.jimdo.com/2010/12/22/a-lire-evelyne-perrin-haute-tension/
- 40 entreprises récupérées en deux
ans dans l’Etat espagnol
- Reconversion écologique et
sociale, Groupe de travail Reconversion écologique, 2 mai 2011.
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