M. Colloghan

samedi 8 janvier 2011

La Révolution espagnole : Les collectivisations en Catalogne (1936-1939)

Cet article est paru in collectif Lucien Collonges, coordinateur de l'ouvrage "Autogestion hier, aujourd'hui, demain", paru aux Editions Syllepse, mai 2010.

Richard Neuville *

« Pour qui arrivait directement d’Angleterre, l’aspect saisissant de Barcelone dépassait toute attente. C’était bien la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. […] Tout cela était étrange et émouvant. Une bonne part m’en demeurait incompréhensible ; mais il y avait là un état de choses qui m’apparut sur-le-champ comme valant la peine qu’on se battît pour lui. » George Orwell1

Dans la nuit du 18 juillet 1936, les généraux « rebelles » déclenchent le pronunciamento et déclarent l’état de guerre dans toute l’Espagne. Depuis la victoire du Frente Popular aux élections législatives en février, la tension est à son comble entre les partisans de l’Espagne « éternelle » et ceux de l’Espagne républicaine. La reconquista engagée par les militaires insurgés marque le début de la guerre civile et de la Révolution espagnole. En effet, très vite, la résistance antifasciste s’organise. A Barcelone, Gijon, Madrid, Malaga, Saint-Sébastien et Valence, l’insurrection militaire est écrasée par le mouvement populaire. Si le pays est coupé en deux, le gouvernement républicain reste cependant en place. Dans ces villes, devant le refus du pouvoir légitime d’armer le peuple, les travailleurs attaquent les armureries et les casernes et infligent une défaite aux factieux. La République se voit discréditée pour avoir refusé de donner des armes au peuple. Dans les zones où les militaires sont vaincus, des changements importants se produisent. Une profonde transformation économique et sociale s’amorce. Elle revêt cependant une intensité variable selon les territoires de l’Espagne républicaine. En Catalogne, l’influence idéologique libertaire au sein de la classe ouvrière, la structure économique distincte de celle du reste de l’Etat espagnol et l’indépendance politique (jusqu’à la fin de l’année 1937) vis-à-vis du pouvoir central sont des facteurs déterminants pour développer une alternative autonome aux lois du marché et au rôle prépondérant de l’Etat. C’est tout l’intérêt de l’expérience des collectivisations développées en Catalogne à partir du 19 juillet 1936, qui se caractérise par la mise en pratique des principes du socialisme anti-autoritaire et constitue encore aujourd’hui « une expérience unique au monde »2.


La collectivisation de l’industrie et des services
Le 20 juillet, à Barcelone et en Catalogne, la réaction est vaincue. Les libertaires règnent en maîtres absolus. Le gouvernement de la Généralité n’existe plus que dans la forme. Le pouvoir réel est dans la rue. La Confédération nationale du travail (CNT) et la Fédération anarchiste ibérique (FAI) refusent pourtant d’assumer le pouvoir que leur propose Lluís Companys, président de la Généralité. Devant les impératifs de guerre, elles appellent à la constitution d’un front antifasciste, le Comité central des milices antifascistes, qui se charge d’assurer les fonctions policière et militaire et d’organiser la production et le ravitaillement. Bien que la CNT ait lancé le mot d’ordre de grève générale dès le 18 juillet sans donner de consigne de collectivisation, les travailleurs réquisitionnent spontanément leurs entreprises. Influencés par les idées libertaires, ils n’entendent pas les socialiser et les remettre à la Généralité pour qu’elles soient étatisées. Au contraire, le processus de socialisation passe par la collectivisation et l’exploitation directe des entreprises par les travailleurs eux-mêmes. Ils appliquent, pour l’essentiel, les principes de la résolution adoptée à Saragosse lors du IVe congrès de la CNT qui s’est tenu du 1er au 11 mai 1936 et qui précise les stratégies dans un « contexte d’échec de la démocratie en Espagne, la situation franchement révolutionnaire, le risque d’une dictature et la proximité d’une nouvelle guerre mondiale ».

Ainsi, dès le 19 juillet à Barcelone, la Compagnie des tramways est saisie. Trois jours plus tard, les tramways, repeints aux couleurs de la CNT, circulent de nouveau dans la ville. Le 21 juillet, les cheminots s’emparent des lignes de chemins de fer du Nord et MZA (Madrid-Saragosse-Alicante) et constituent des comités révolutionnaires pour assurer la défense des gares et organiser les services. Ils créent divers « comités de services » : conseils d’atelier, de dépôt et traction, de personnel des trains, des voies et travaux, d’exploitation et des machinistes. Le 24 juillet à Manresa (banlieue de Barcelone), les syndicats CNT et UGT (Union générale des travailleurs, socialiste) décident de procéder à la saisie de tous les services et des dépendances de la Compagnie générale des chemins de fer de Catalogne. Le 31 juillet, la Généralité de Catalogne reconnaît aux organisations syndicales le droit d’organiser tous les services techniques, industriels et administratifs de la Compagnie générale des chemins de fer de Catalogne. Elle nomme un délégué dont la mission exclusive est de surveiller l’exploitation. Le 25 juillet, les employés des agences maritimes (dont la célèbre compagnie Transatlantique) s’emparent des bureaux du port et font reconnaître la collectivisation par la Généralité. Entre le 25 et le 31 juillet, les services de l’eau, des télécommunications, de l’énergie, de l’éclairage sont collectivisés dans toute la Catalogne.

A partir du 22 juillet, la plupart des entreprises métallurgiques et textiles, abandonnées par leurs patrons, passe sous le contrôle des ouvriers et de leurs syndicats. Très vite, une partie de l’industrie métallurgique est reconvertie pour fabriquer des véhicules blindés afin d’équiper les milices qui partent sur le front d’Aragon. C’est le cas des ateliers Hispano-Suiza où les 1400 travailleurs se mettent d’emblée au travail pour sortir les quinze premiers camions blindés en une semaine. L’industrie textile, qui emploie 230 000 ouvriers, contribue également à l’effort de guerre. Elle est principalement concentrée à Sabadell et à Tarrasa (à proximité de Barcelone). Dans ce secteur, les salaires des ouvriers augmentent de quinze pour cent et le temps de travail hebdomadaire passe de 60 heures à 40 heures. En août 1936, Pierre Besnard3, dirigeant de la CGT-SR française, témoigne dans le Combat syndicaliste sur la réalité de la tannerie Mollet, autogérée par les salariés dans la banlieue de Barcelone :

« L’usine occupe 700 ouvriers et ouvrières. Les salaires ont été relevés comme dans toutes les industries. Le salaire unique n’existe pas encore, mais la prochaine assemblée doit en discuter. Quand un ouvrier est malade ou blessé : il touche 75 % de son salaire ; auparavant il ne touchait rien, l’Espagne n’ayant pas d’assurance sociale. La semaine de travail est de 36 heures sans diminution de salaire. (….) Chaque atelier nomme ses délégués qui forment ensemble le comité d’usine chargé de l’organisation du travail. Un conseil d’usine ainsi que le directeur sont nommés par l’assemblée générale des ouvriers. Ces deux organismes se réunissent chaque fois qu’il y a nécessité. Chacun des membres de ces comités est révocable ».

L’appropriation sociale des travailleurs catalans ne se limite pas à l’industrie, puisque simultanément des entreprises de commerce et de services, comme les brasseries, les salons de coiffure, le secteur de l’optique, les grand magasins, les ateliers cinématographiques, les spectacles sont à leur tour collectivisés à Barcelone, ainsi qu’un grand nombre d’entreprises du bâtiment de la région. En quelques jours, 70 % des entreprises industrielles et commerciales sont saisies par les travailleurs. La Catalogne concentrait alors à elle seule les deux tiers de l’industrie du pays et 54 % de la population active travaillaient dans l’industrie4. Seules les banques échappent à la collectivisation, les employés principalement affiliés à l’UGT et qui possédaient un statut privilégié par rapport aux travailleurs de la production et des services, ne les ont pas réquisitionnées, mais elles passent rapidement sous le contrôle du gouvernement autonome de la Généralitat. La nationalisation du secteur bancaire n’est pas tant motivée par des raisons idéologiques que par les circonstances exceptionnelles.

Dans toutes les entités collectivisées, l’assemblée des travailleurs élit des comités de contrôle ou d’entreprise, qui sont généralement composés de cinq à dix délégués et représentatifs des différents services. Sous l’impulsion des syndicats, des regroupements par industrie se créent à l’échelle locale puis régionale. Le ravitaillement est pris en charge par le syndicat de l’alimentation, affilié à la CNT et d’immenses cantines communales sont créées, installées parfois comme à Barcelone dans d’anciens palaces. Les services publics collectivisés sont réorganisés et le prix de l’eau est bientôt divisé par trois. A Barcelone et dans les principales villes, les logements sont municipalisés. Entre juillet 1936 et juillet 1937 le nombre de coopératives de production passe de 65 à 300 et regroupent 12 800 associés en Catalogne.

Pour Victor Alba5, alors jeune militant du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), les collectivisations furent « le fait de l’action spontanée des travailleurs qui n’attendirent pas les consignes des organisations ouvrières ». Frank Mintz6 tend à relativiser cette « spontanéité du fait de la généralisation de l’autogestion et la chronologie des récupérations ». Pour lui, si l’action des comités à la base fut indéniable, il y eut probablement des instructions d’en haut.

Les collectivisations agraires
A la campagne où le collectivisme agraire est « gravé dans l’inconscient », des battues s’organisent contre les caciques et les propriétaires féodaux. Des comités révolutionnaires se constituent pour organiser les saisies de terres. Les collectivisations concernent principalement les grandes propriétés et, contrairement à l’expérience de la Révolution russe dans les années 20, elles reposent sur l’adhésion volontaire des métayers et des petits propriétaires. Au fur et à mesure de la progression sur le front d’Aragon des miliciens antifascistes de la colonne Durruti ou ceux de la 29è division affiliée au POUM, comme l’a montré le film de Ken Loach, Land and Freedom, la collectivisation des terres s’organise. Dans certaines collectivités, l’argent est remplacé par le livret de famille où sont inscrits les denrées alimentaires et les produits de première nécessité. Le comité du peuple est élu par l’assemblée générale de la population réunie au centre du village et remplace le conseil municipal.

Depuis des siècles, la question agraire en Espagne est la principale cause d’exploitation. Elle n’a cessé d’alimenter les motifs de révoltes contre la domination de l’oligarchie. En 1936, près de 52 % de la population active espagnole est employée à l’agriculture. L'immense majorité des journaliers et des métayers entend en finir une fois pour toutes avec le féodalisme. Compte tenu de la structure agraire de la Catalogne, assez morcelée et composée de petits propriétaires et de rabassaires, les collectivisations sont plus limitées que dans d’autres régions d’Espagne où prédominent les propriétés latifundiaires, comme en Andalousie, en Aragon, en Castille et dans le Levant. L’appropriation des terres se concentre principalement dans la province de Lérida, où l’Union provinciale agraire (liée au POUM) domine et celle de Tarragone, où les anarcho-syndicalistes sont très implantés7. Frantz Mintz8 dénombre entre 300 et 400 collectivités agraires en catalogne qui concernent 70 000 personnes sur 750 000 personnes dans l’ensemble du pays.

Dès juin 1931, la CNT9 avait adopté une résolution qui précisait que :
« Tous les pâturages, grandes propriétés, terrains de chasse et autres propriétés foncières doivent êtres expropriés sans indemnisation et déclarés propriétés publiques ». Le congrès déclare que « la socialisation du sol et de tous les moyens et instruments concernant la production agricole et la mise en valeur des terres, leur utilisation et leur exploitation par les syndicats agricoles unissant les producteurs est une condition primordiale pour l’organisation d’une économie qui assurera à la collectivité ouvrière le produit intégral et le bénéfice de son travail ».

Comme le rappelle Rafael Sardà10, la position du POUM était plus nuancée :
« Il est nécessaire de socialiser la terre et supprimer les intermédiaires grâce aux coopératives. Socialiser la terre n’implique pas nécessairement de la travailler collectivement mais d’attribuer une quantité de terres à chaque paysan afin qu’il la cultive et qu’il en dispose, sans pour autant qu’il puisse la louer, la vendre ou l’hypothéquer. Le paysan a un intérêt à la collectivisation car elle représente un effort moindre et lui procure un meilleur rendement. […] Il peut ainsi adopter la culture extensive en utilisant des moyens mécaniques et des conseils techniques. Les collectivisations doivent commencer par les propriétés qui sont travaillées par des journaliers employés par une entreprise ».

Directement impliqué, comme ingénieur agronome, dans la collectivisation de Raimat, propriété de 3000 hectares située à 15 kilomètres de Lérida, il relate cette expérience11:
« Dans cette propriété, on produisait surtout du vin et de la luzerne grâce au travail de 130 familles qui vivaient sur place. Au milieu de la propriété, en haut de la colline, se trouvait le château où vivait le propriétaire qui dirigeait l’exploitation. Les journées étaient de dix heures pour cinq pesetas, avec lesquelles il fallait payer la location des baraques dans lesquelles elles vivaient et le bois avec lequel elles se chauffaient et cuisinaient. 70 % de paysans étaient analphabètes alors qu’il y avait une école tenue par des religieuses au sein de la propriété. Au sein de l’entreprise il existait une cellule du POUM, qui le 19 juillet expulsa les propriétaires et s’empara de la propriété ».

« Bien qu’hésitants, les paysans participèrent à l’assemblée que les militants du POUM avaient convoquée. Ils élirent un comité de six membres, qui augmenta immédiatement le salaire journalier de cinq à huit pesetas et baissa le prix du loyer. L’assemblée se réunit plusieurs fois pour approuver les mesures d’adaptation et les nouvelles méthodes d’exploitation de la terre. L’unique boutique du village fut transformée en coopérative de consommation et l’on cuit dorénavant le pain dans un four de la communauté. Une auberge communale fut créée pour les journaliers célibataires. On réalisa des plans pour construire des logements décents afin de remplacer les baraques dans lesquelles vivaient les paysans. Toutes les réformes planifiées ne purent se réaliser car l’occupation de Raimat par les forces communistes du PSUC (Parti socialiste unifié de Catalogne) en 1937 les fit avorter. Cependant une école laïque fut créée dans un nouvel édifice et l’école des religieuses servit à héberger une colonie de réfugiés de Madrid. Un club récréatif fut fondé, dans lequel on passait des films, on donnait des conférences, des cours pour les adultes analphabètes et spécifiques pour les femmes ».

Il rappelle également les principes qui les animaient :
« La collectivité de Raimat proposa la création de syndicats agricoles entre les différentes collectivités de la région pour faciliter la commercialisation, l’utilisation des machines et la défense commune des principes de la collectivisation agraire ; cela signifiait que chaque commune soit une communauté, une grande exploitation collective, dotée de tous les avantages de l’agriculture moderne et libre de toute oppression, qu’elle soit capable de coordonner les intérêts des ruraux avec ceux des urbains, les aspirations de la paysannerie avec celles des ouvriers industriels, tout cela dans le contexte de la Guerre civile. »

A partir de juillet 1937, les forces contre-révolutionnaires, parfois appuyées par la Légion rouge, s’emploient par tous les moyens à restaurer la propriété privée. Dans certaines provinces et, particulièrement celle de Gérone, les communistes contraignent les petits paysans à s’affilier à l’UGT pour contrer la puissance de la CNT et détruire progressivement les collectivités agraires12. Mais, si l’occupation des staliniens met fin prématurément à l’expérience de Raimat, la situation est différente pour la grande majorité des collectivités agraires qui perdurent jusqu’à la fin de la guerre. En effet, ces interventions brutales n’empêchent pas la reconstitution des collectivités dissoutes, notamment en Aragon et dans l’ouest de la Catalogne, où la détermination d’éviter un retour du système féodal est intacte.

Le décret de collectivisations et de contrôle ouvrier
Antoni Castells Duran13 distingue quatre étapes dans le processus de collectivisations. Lors de la première étape (juillet à octobre 1936), une économie collectiviste se met en marche avec la socialisation de la majorité des entreprises et la constitution de regroupements par secteurs d’activité. L’autogestion ouvrière se développe rapidement mais les partis et les syndicats réformistes (PSUC, Esquerra Republicana et UGT) créent très vite des organismes pour en limiter les effets. L’opposition avec les forces révolutionnaires (CNT, FAI et POUM) s’exacerbe et tourne bientôt à l’affrontement direct.

Le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, créé à l’initiative des libertaires, est représentatif des trois grandes idéologies en présence : l’anarchisme, le marxisme et la doctrine républicaine. Trois délégués de la CNT, deux de la FAI, trois de l’UGT, un du PSUC créé le 22 juillet, un du POUM et trois nationalistes catalans y participent. Le 11 août, ce comité constitue le 11 août le Conseil d’économie, formé par les mêmes organisations. Il est chargé d’avaliser les acquis révolutionnaires et de coordonner la production et la distribution. A l’extérieur de Barcelone, les comités révolutionnaires ont remplacé les conseils municipaux et exercent l’autorité. Mais le pouvoir dual avec, d’un côté, les organismes révolutionnaires et, de l’autre, le gouvernement de la Généralité montre rapidement ses faiblesses. Les partis républicains s’engouffrent dans ces failles pour exiger une plus grande coordination et une organisation centrale de plus en plus renforcée. Le 27 septembre 1936, alors qu’elle aurait pu imposer sa domination aux autres forces politiques, la CNT accepte de collaborer et entre dans le gouvernement de la Généralité avec trois représentants. La participation des anarcho-syndicalistes à ce gouvernement est une victoire pour les forces républicaines catalanes qui triomphent sur la question de la dualité du pouvoir. Dès lors, elles obtiennent des libertaires la dissolution du Comité antifasciste, des comités révolutionnaires et l’intégration du Conseil économique au gouvernement. En échange, les libertaires parviennent à imposer un décret de collectivisation de l’industrie et des services qui est publié le 24 octobre 1936 par le gouvernement de la Généralité14.

Celui-ci réglemente la collectivisation de « toutes les entreprises industrielles et commerciales qui occupaient plus de cent salariés à la date du 30 juin 1936 et celles qui occupaient un nombre inférieur mais dont les patrons ont été déclarés factieux ou ont abandonné l’exploitation. » Sur l’insistance des représentants de la CNT et du POUM, le Conseil concède : « qu'exceptionnellement, les entreprises de moins de cent ouvriers pourront être collectivisées après accord intervenu entre la majorité des ouvriers, et le ou les propriétaire(s). » (Art. 2). Il précise le mode d’administration qui « sera assuré par un conseil d’entreprise nommé par les travailleurs, choisi dans leur sein en assemblée générale » (Art.9). Dans les entreprises non collectivisées, un comité ouvrier de contrôle est obligatoire et représentatif de tous les services (Art.21). Ses missions portent sur le contrôle des conditions de travail, des horaires, des salaires, de l’hygiène et de la sécurité ; le contrôle administratif et le contrôle de la production (Art.22). Il crée des conseils généraux d’industrie, chargés d’organiser la production par branche (Art.25). Ce décret légalise de fait une situation existante dans la plus grande partie de l’industrie et des transports en Catalogne. Seuls l’artisanat et les petits ateliers industriels conservent leur caractère d’entreprise privée mais restent soumis aux dispositions de contrôle ouvrier. Afin de ménager les démocraties occidentales, les entreprises à capitaux étrangers sont respectées, des modalités de compensation et de collaboration sont prévues. Les propriétaires sont invités à discuter le règlement de leur participation avec le Conseil d’économie. Avec cette mesure, il s’agit surtout de préserver particulièrement les intérêts des entreprises britanniques puisque les entreprises Nestlé (suisse) et la compagnie d’engrais Cros (belge) sont collectivisées et le restent jusqu’à la fin de la guerre. Le central téléphonique de Barcelone, propriété de l’entreprise nord-américaine Tell, contrôlé dès les premières heures de la révolution par la CNT et l’UGT, est l’enjeu de la lutte de pouvoir de mai 1937 et il est récupéré par la police catalane avec l’appui du parti communiste pour le compte de la Généralité.

Pour Antoni Castells Duran15, la promulgation du décret de collectivisations et de contrôle ouvrier, approuvé par toutes les organisations syndicales et politiques, ouvre la seconde étape (octobre 1936 à mai 1937) et « constitue une solution de compromis entre les différentes composantes au gouvernement ». Néanmoins, le processus de collectivisation et de socialisation se poursuit et le décret est interprété différemment selon les entreprises. Pour autant, la concentration et la coordination de la nouvelle économie sont en marche et la légalisation des conquêtes révolutionnaires est atténuée par l’influence politique croissance des opposants aux collectivisations et partisans de l’étatisation. Cette contradiction provoque un affrontement direct dans les premiers jours de mai 1937, lors de la semaine sanglante.

Les étapes du démantèlement
Après les premières conquêtes révolutionnaires, le vent de la contre-révolution souffle déjà, les réformistes composés des communistes du PSUC et des républicains dénoncent l’inefficacité supposée et l’indiscipline des milices (CNT-FAI et POUM) sur le front et font adopter un autre décret par la Généralité qui impose la militarisation des milices (24 octobre 1936). Et ce n’est pas l’entrée de quatre membres de la CNT dans le gouvernement Caballero le 4 novembre 1936 qui permet d’enrayer la contre-offensive. Les républicains limitent désormais le poids et la puissance des révolutionnaires. Le 16 décembre, les communistes obtiennent l’exclusion du POUM du gouvernement catalan.

La troisième étape (mai 1937 à février 1938) commence avec les « faits de mai », l’affrontement armé à Barcelone et dans d’autres territoires catalans entre ceux qui impulsent les transformations révolutionnaires (libertaires et militants du POUM) et ceux qui s’y opposent (républicains, catalanistes et communistes). Durant cette étape, qui voit s’abattre une féroce répression contre le POUM avec l’assassinat de son principal dirigeant, Andreu Nin, par le Guépéou et l’assignation à domicile de Largo Caballero (dirigeant de la gauche socialiste), la CNT-FAI perd son rôle prédominant au niveau politique. Le PSUC prend le contrôle du Conseil d’économie. Dès lors, le contrôle étatiste et celui des bureaucraties syndicales augmentent au détriment de l’autogestion ouvrière et les collectivistes sont contraints à la défensive. Sur les lieux de travail, une forte résistance s’organise malgré tout contre les tentatives d’en finir avec l’expérience initiée en juillet 1936. Mais le reflux du mouvement révolutionnaire est amorcé.

Lors de la quatrième étape (février 1938 à janvier 1939), alors que le POUM est éliminé et que les dirigeants de la CNT-FAI ont abandonné leurs principes libertaires et la défense de l’autogestion ouvrière, les attaques contre les collectivisations se multiplient. Sous l’impulsion des communistes, alliés à la petite bourgeoisie, se développe une politique d’étatisation et de reprivatisations. Malgré cela, de nombreuses entreprises et plusieurs regroupements d’activités restent collectivisés jusqu’à leur suppression par les troupes de Franco.

Une expérience inédite et d’une ampleur considérable
Pour Antoni Castells Duran16, l’expérience des collectivisations développée en Catalogne durant la période 1936-1939 « constitue l’unique tentative de mise en pratique des principes de socialisme libertaire et autogestionnaire qui a existé dans une société industrielle. C’est, ce qui lui confère une importance exceptionnelle au niveau mondial, tant du point de vue historique qu’économique et social ».

D’une ampleur considérable, elle a concerné 1 million de personnes en Catalogne et 1 million 750 000 personnes, dans l’ensemble du pays17. Avec la socialisation de l’économie catalane, les collectivistes prétendaient transformer la propriété privée des moyens de production en propriété collective et exercer la direction et le contrôle direct de l’activité par les travailleurs, dans le but de construire une société plus libre et égalitaire. Les acteurs des collectivisations proposaient l’exercice de la démocratie directe face à la délégation du pouvoir de décision des professionnels de la politique et de l’économie. Ils considéraient que la démocratie et le socialisme devaient se réaliser à partir des lieux de travail et d’habitation. Bien que la socialisation de l’industrie et des services de la Catalogne ait été confrontée par un ensemble de facteurs – la guerre, la division de l’Espagne en deux zones, la division et l’affrontement de la société catalane entre les défenseurs d’alternatives économiques et sociales opposées – qui empêcha leur consolidation et leur développement, les collectivisations permirent d’obtenir d’importants résultats tant au niveau économique que social.

Les collectivisations apportèrent une plus grande égalité sociale - disparition ou diminution des différences salariales, création du salaire familial et amélioration des prestations sanitaires et de retraite - et augmentèrent le niveau culturel et de formation des travailleurs. Elles obtinrent également des succès au niveau économique en améliorant et en rationalisant l’appareil productif et des services, ce que reconnurent par la suite certains opposants. L’expérience collectiviste développée en Catalogne put compter sur la forte implication de la majorité des travailleurs qui défendit les conquêtes quand celles-ci furent menacées par l’environnement politico-militaire comme en mai 1937, date à laquelle elles commencèrent à décliner, ou lors de l’occupation des troupes de Franco quand elles furent éliminées complètement.

Pour Victor Alba18, la Révolution espagnole fut « la seule authentiquement ouvrière », conduite spontanément par les travailleurs sans initiative initiale de leurs organisations. Ce fut une révolution de la base ouvrière de la société. Les décisions furent adoptées par les travailleurs eux-mêmes au service de leurs propres intérêts. Le prolétariat espagnol ouvrit un chemin qui conduisit vers une société sans classe, dans laquelle les différences sociales, économiques, culturelles dues à la division du travail et aux différentes fonctions dans le processus de production s’estompèrent. Il entreprit bel et bien la construction d’une société socialiste autogestionnaire même s’il renonça au pouvoir politique.


Richard Neuville est membre du collectif Lucien Collonges, coordinateur de l'ouvrage "Autogestion hier, aujourd'hui, demain", paru aux Editions Syllepse, mai 2010.
Artice rédigé en Mai 2009.

Notes :
1. ORWELL, George, « Hommage à la Catalogne », Champ libre, Paris, 1981, p.13.

2. CASTELLS DURAN, Antoni, « Les col-lectivitzacions à Barcelona 1936-1939 » (Les collectivisations à Barcelone), Hacer, Barcelona, 1993, p.15.
3. Témoignage in BERTHUIN, Jérémie, « De l’espoir à la désillusion, La CGT-SR et la Révolution espagnole », CNT- RP, Paris, 2000, p.107.

4. SEMPRUN MAURA, Carlos, « Révolution et contre-révolution en Catalogne », Marne, Paris, 1974, cité par F.Mintz.
5. ALBA, Victor, “Los colectivizadotes” (Les collectivistes), Laertes, Barcelona, 2001, p.20.

6. MINTZ Frank, « L’autogestion dans l’Espagne révolutionnaire », Bélibaste, Paris, 1970, p.51.
7. CARDABA, Marciano, « Campesinos y revolución en Cataluña, colectividades agrarias en las comarcas de Girona, 1936-1939 », (Paysans et révolution en Catalogne, les collectivités agraires dans la province de Gérone), Fundación Anselmo Lorenzo, Madrid, 2002, p.59.
8. MINTZ, Frank, « Autogestion et anarchosyndicalisme », CNT- RP, Paris, 1999, p.45.
9. Collectif, « Collectivisations, L’œuvre constructive de la Révolution espagnole (1936-1939) », Le Coquelicot, Toulouse, 2006. Première édition 1937, p.21.

10. Témoignage in ALBA, Victor, op. cit. p.255.
11. Témoignage in ALBA, Victor, op. cit. p.256.
12. CARDABA, Marciano, op.cit. P.280.

13. CASTELLS DURAN, Antoni, op.cit. p.21.
14. CENDRA i BERTRAN, Ignasi, « El Consell d’Economia de Catalunya (1936-1939), Revolució i contrarevolució en una economia col-lectivizada” (Le Conseil d’économie de Catalogne (1936-1939), Révolution et contre-révolution dans une économie collectivisée), Abadia de Monserrat, Barcelona, 2006.
15. CASTELLS DURAN, Antoni, op.cit. p.21.
16. CASTELLS DURAN, Antoni, op.cit. p.258.

17. MINTZ, Frank, op.cit. p.46.
18. ALBA, Victor, op.cit. p.20.

Bibliographie
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Pour en savoir plus
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TROTSKI, León, « La revolución española », Jucar, Madrid, 1977, 197p.

2 commentaires:

  1. Une expérience unique à ce jour et passionnante. Oubliée même de la classe ouvrière, ce qui était compréhensible en Espagne pendant les années de répression de Franco, mais ne l'est plus nulle part aujourd'hui. Désintérêt d'une société anomique, ou oblitération orchestrée par tous les tenants d'un pouvoir, si infime soit-il, alarmés à l'idée d'en céder une miette?
    Le documentaire "Vivre l'utopie" devrait pourtant donner à réfléchir...

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  2. Pourquoi ne pas avoir évoqué les travaux de AUGUSTIN SOUCHY et en particulier : " Collectivisations : l’œuvre constructive de la révolution espagnole " ?
    Amicalemant
    Henri

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