En France, il est d’usage de distinguer l'économie sociale de l'économie solidaire. La première est née au XIXème siècle de la volonté de fractions significatives de la classe ouvrière de s'organiser économiquement de façon indépendante du capital. Ce mouvement a donné naissance aux mutuelles d'entraide et aux coopératives. Dans ces deux formes, le principe démocratique « un individu vaut une voix » se substitue à la règle du capital « un dollar investi donne droit à une voix ». Deux formes de coopératives vont voir le jour : les coopératives de consommateurs et les coopératives de producteurs. Dans le premier cas, ce sont les utilisateurs de biens et de services qui s'organisent de façon démocratique et embauchent des travailleurs. Dans le second cas, ce sont les producteurs qui assurent leurs revenus par des ventes réalisées dans un contexte de marché.
Un siècle plus tard, le bilan de ces expériences est fortement contrasté. Si de nombreuses coopératives de consommateurs et mutuelles ont réalisé des percées fabuleuses dans certains secteurs, notamment ceux de la banque et de l'assurance 1, ces réussites entrepreneuriales se font au détriment de l'essence même de l'esprit coopératif : ces entreprises connaissent des rapports sociaux proches de ceux de leurs homologues capitalistes2 et la majeure partie des adhérents se désintéressent de la gestion 3. Les coopératives de travailleurs ne connaissent pas, par contre, le même type de dérives mais restent extrêmement marginales en terme de poids économique face aux autres types d’entreprises.
Face à la montée du chômage dans les années 70, situation aggravée par la mise en application des recettes néolibérale et monétariste, l'économie sociale dans son ensemble ne se présentera nullement comme l'alternative qu'elle était censée être au XIXème siècle, et ce, même si la coopérative de producteurs est la réponse pratique qui s'impose souvent aux travailleurs en cas de faillite ou de désengagement de l'entreprise 4. De nouvelles pratiques économiques très différentes les unes des autres vont alors se développer dont l'objectif sera de lutter pratiquement contre l'exclusion. Ces pratiques vont se reconnaître dans le vocable d'économie solidaire. On peut tout d'abord mentionner l'existence des entreprises d'insertion dont l'objectif est d'intégrer des exclus (handicapés, chômeurs de longue durée, sans domicile fixe...) dans une activité économique. On peut aussi mentionner l'émergence des systèmes d'échange locaux (SEL) dont le but est de créer des échanges économiques entre individus par le biais d'une monnaie locale dont l'émission est confiée à la responsabilité du groupe. Les différentes pratiques des finances solidaires visent à promouvoir une utilisation de l'argent destinée au bien-être écologique et/ou social. Enfin, on se doit de mentionner le commerce équitable dont la finalité est de promouvoir des relations économiques durables et équilibrées entre partenaires.
Si ces différentes pratiques de l'économie solidaire ne sont pas exemptes d'ambiguïtés et sont souvent accusées de constituer un traitement social à bon marché des effets des politiques néolibérales, il est intéressant de constater que celles-ci ont comme commun dénominateur de sortir du strict terrain intra-entreprise où s'affrontent capital et travail pour poser des questions qui intéressent l'ensemble de la société. Les entreprises d'insertion (dignes de ce nom, c’est-à-dire sincères dans leurs pratiques) posent la question du droit au travail pour tous. Les SEL abordent l’inclusion sous l'angle du droit à posséder de la monnaie et de s'endetter pour participer aux échanges économiques. Les finances solidaires affirment la nécessité d'une utilisation de l'épargne qui n'est plus basée sur la rentabilité capitalistique. Enfin les pratiques diverses et variées du commerce équitable 5 mettent en évidence que les rapports de domination et d'exploitation trouvent leur source, non dans le seul rapport entre le salariat et la classe capitaliste, mais bien dans les rapports marchands eux-même.
Pour autant, on aurait tort de croire qu'économie sociale et solidaire s'opposent. Si démocratie et autogestion sont en quelque sorte la marque de fabrique de l'économie sociale, le refus de la logique strictement marchande de l'économie solidaire induit un refus du pouvoir donné par l'argent qui ne peut que conduire à des pratiques autogestionnaires. Dans les SEL, les décisions portant sur les règles d'émission de la monnaie sont prises par le groupe dans un cadre fondamentalement démocratique. Si les finances solidaires restent une pratique ambiguë par essence 6, des formes démocratiques émergent (coopératives d'investissement, structures fonctionnant sur le principe « un individu vaut une voix »...) dans la mesure où le bien commun est l'objectif de l'investissement en lieu et place de la rentabilité financière. De même, parce que le retour sur investissement et donc le versement de dividendes pour les actionnaires n'est plus l'objectif, les entreprises d'insertion prennent souvent la forme de coopératives ou d'associations. Il est enfin intéressant de noter qu'un des critères obligatoires du commerce équitable est l'organisation des producteurs sur une base démocratique ou, à défaut, dans des entreprises qui respectent les droits syndicaux. Du coté de l'économie sociale organisée et notamment les SCOP 7, on constate une recrudescence d'entreprises pratiquant l'économie solidaire. On notera tout particulièrement en France, à la faveur d’un gouvernement de centre-gauche, la création du statut de SCIC (Société Coopérative d'Intérêt Collective) que l'on peut définir comme une coopérative multi-collèges (utilisateurs, travailleurs et collectivités locales) qui se situe au carrefour des économies sociale et solidaire.
Comment interpréter et interagir avec la société dans la mise en œuvre d'une politique socialiste et autogestionnaire ? La vision marxiste traditionnelle du socialisme qui prévalait jusqu’aux années 80 consistait à œuvrer au renversement de la bourgeoisie par le prolétariat. Ce renversement se concrétisait par la suppression du marché et la planification intégrale de l'économie. Si Rosa Luxembourg voyait dans les coopératives d'utilisateurs les signes avant-coureurs de la future société socialiste et démocratique 8, les expériences de socialisme réel présentent un bilan pour le moins mitigé, sans considération du régime d’absence de libertés qui a alors généralement prévalu. Si l'efficacité de ces systèmes est indéniable en ce qui concerne des domaines tels que l'éducation, la santé ou les infrastructures (ce qui explique notre attachement et notre combat pour la défense et l'extension des services publics menacés par les accords de l'OMC), elle est plus discutable en ce qui concerne de nombreux secteurs économiques, notamment les biens de consommation. C'est ce qui explique le retournement majeur que les forces politiques auxquelles nous appartenons ont réalisé en reconnaissant le caractère incontournable du marché, au moins pour les prochaines décennies.
Les pratiques de l'économie solidaire s'inscrivent dans le contexte d’une économie marchande 9 avec, malheureusement pour une part significative de ses acteurs, un renoncement politique à changer les règles du jeu marchand. Cependant, l'économie solidaire porte en elle une valeur suprême, celle du primat des droits humains sur les effets du marché. Ces différentes pratiques ont une revendication commune : le droit de tout individu d'être inséré dans la sphère économique et de l’être dignement 10. Notre tâche politique est donc de permettre à ces droits de devenir réalité et cela passe par diverses mesures de régulation et de contrôle du marché telles que, sans que cette liste soit exhaustive, rémunération minimum des travailleurs, obligation d'embauche de la totalité de la population active, contrôle des changes...
A la lecture de tels programmes, beaucoup s'interrogeront sur la viabilité des entreprises de capitaux et feront de la réponse à cette question la mesure de plausibilité de tels programmes. A l’inverse, nous devons répondre aux sceptiques que la mise en pratique des droits sociaux fondamentaux doit permettre à tous de renouer avec l'initiative économique, ce qui généralisera l'autogestion ouvrière à l'ensemble des entreprises 11. Comme on le constate au regard d’une perspective politique, cette rencontre de l'économie solidaire avec l'autogestion n'a donc rien de fortuit ...
1. Dans le secteur bancaire : Crédit Mutuel, Crédit Agricole, Banques populaires, Caisse d’Epargne. Dans le secteur des assurances : MAIF, MAAF, Mutuelles du Mans …
2. Où les utilisateurs remplacent les capitalistes et bénéficient sous forme de tarifs préférentiels d’un prélèvement sur le travail. L’introduction d’une partie du capital du Crédit Agricole en bourse en 2001 est l’aboutissement le plus achevé de ce processus.
3. On peut comprendre cette désaffection comparativement à la vivacité des coopératives de producteurs dans la mesure où nous passons tous plus de temps dans l’entreprise où nous travaillons et dont dépend notre rémunération que dans des relations avec des entreprises dont nous consommons les services.
4. C’était le cas de Lip dans les années 70 et plus récemment des tentatives de reprise par les salariés de Lu à Calais ou du riz Lustucru à Arles.
5. Le commerce équitable ne se limite plus aux échanges nord-sud mais s’intéressent de plus en plus aux échanges internes à une économie. L’exemple le plus emblématique de cette évolution est la pratique des AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) qui, dans le souci de combattre la désertification des campagnes et l’abandon des terres agricoles, associent un paysan à un groupe de consommateurs qui s’engagent à acheter une récolte à un prix convenu à l’avance.
6. C'est bien le pouvoir de l'argent qui permet à ses détenteurs d'investir dans le social ou l'écologique et d'arbitrer !
7. Société Coopérative de Production : nom donné à la coopérative de producteurs en France qui correspond à une forme dérogatoire du droit des entreprises.
8. Cela s’explique aisément dans la mesure où la planification démocratique de l’économie signifie que la population définit ex ante ses besoins en terme de production sans recourir au marché et que celle-ci se réalise en concertation avec les travailleurs.
9. Même si il y a revendication factice d’un tiers-secteur qui serait à la fois non-marchand et non-étatique.
10. Ce qu’exprime aussi politiquement l’article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme proclamée par l’Assemblée Générale des Nations-Unies en 1948.
11. Cela n’exclut pas que des entreprises de capitaux subsistent, ne serait-ce que pour répondre aux besoins de capital-risque non assumés par les services publics.
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