M. Colloghan

samedi 31 octobre 2009

Hypothèses pour une économie autogérée

Michel Fiant


Ce texte a été rédigé en préparation à une rencontre tenue le 25 novembre 2006 à Nice avec Tony Andréani, à propos notamment de son ouvrage “Le socialisme est (a)venir”- avec la participation de Benoît Borrits, auteur de “Vers la démocratie économique “ et celle de Catherine Samary dont les travaux sur la Yougoslavie font référence. Elle a également largement contribué à la réflexion sur l’autogestion avec des ouvrages comme “La déchirure yougoslave” et “Le marché contre l’autogestion” ou de nombreux articles dont “buts et moyens du projet autogestionnaire”. Michel Fiant animateur des Ateliers pour l’Autogestion a également contribué aux travaux.

 
Je voudrais commencer cette contribution en considérant le mouvement et non l’événement c’est-à-dire les conditions concrètes de réalisation de l’autogestion. Certains de mes amis et d’autres a fortiori, pourront considérer cette entrée comme insolite. Mais ne sommes-nous pas tributaires pour concevoir et préparer le projet autogestionnaire non seulement des raisons immédiates mais surtout des contradictions en oeuvre et des crises à venir, politiques, économiques ou écologiques ? Nous ne pouvons certes répondre avec certitude aux multiples interrogations que pose cette perspective. En fait c’est à différentes alternatives que nous devons nous préparer et donc envisager différents “modèles” ou plutôt différentes hypothèses. Cette nécessité est d’autant plus forte que nous ignorons dans quel pays et quel continent peuvent éclater les crises majeures, comme nous sommes ignorants du moment et donc aussi du contexte mondial à ce moment précis. D’autant que d’autres développements sont inéluctables dans les prochaines années, dans les prochaines décennies. Gardons-nous donc de revenir à l’attitude scientiste qui prétendait prévoir exactement l’avenir et conduisit tant de marxistes à des impasses parfois dramatiques.

Lorsque nous disons qu’il faut un socialisme d’autogestion, nous disons en fait qu’il faut d’autres rapports sociaux, d’autres institutions, une autre civilisation. D’autres l’ont dit au cours de la lente agonie de l’ultime forme de la société seigneuriale. Mais ce qu’ils évoquaient était bien autre chose.

Cela aujourd’hui a une importance historique nouvelle pour trois raisons :
1. Les conditions de production des biens, des services et des savoirs changent, dépassant les formes antérieures de socialisation. Ce qui se développe de façon contradictoire c’est en même temps un mouvement de prolétarisation sans précédent notamment en Chine, en Inde, au Brésil, au Mexique et une transformation du procès de travail, une élévation du niveau de compétences et de coopération entre de multiples acteurs. Le phénomène est né ici, il se répand partout, il n’est pas occidental, il est mondial.
2. Cette mutation ne peut avoir d’issue progressiste que si le plus grand nombre la comprenne et lui donne les objectifs et les formes nécessaires. Or le lourd bilan de l’échec dramatique des deux grandes révolutions du XXe siècle, la russe et la chinoise, pèse sur nous. Peu s’engageront maintenant sans voir clairement comment éviter les erreurs et les carences qui les ont marquées. Ce qui est possible et nécessaire doit être pour cela largement défini. A défaut c’est une autre forme de chaos que nous devrions redouter tant au plan politique qu’écologique. Cette nécessité d’un projet clair, soumis et enrichi par l’expérience, est d’autant plus forte par rapport aux épisodes précédents de l’humanité, qu’il faut peser sur une société complexe tant dans ses rapports présents que dans son histoire passée.
3. Le chaos qui nous menace est très largement déterminé par le capitalisme, cause d’une surexploitation des humains mais aussi de la nature. Si l’humanité n’arrête pas la fuite en avant de la consommation, ce sont ses propres conditions de vie qu’elle va détruire. Or arrêter cette fuite, c’est adopter des formes de régulation débarrassées des exigences du profit, c’est par exemple engager des urbanisations réfléchies et privilégier les transports collectifs, plutôt que de se plier aux initiatives désordonnées du capital. C’est aussi donner aux hommes et aux femmes des raisons de vivre et d’agir, donc de se réaliser, étrangères aux pulsions marchandes. La démocratie autogestionnaire peut y contribuer largement. C’est un sujet passionnant mais qui n’est pas exactement celui qui nous réunit ici.
Ce qui est en débat aujourd’hui ce sont donc les modèles possibles d’une production non capitaliste. Le terme de modèle peut être rejeté s’il désigne un schéma à prétention définitive mais il peut certes être employé comme le fait notre ami Tony Andreani : “Ces modèles doivent être pris pour ce qu’ils sont des épures, des maquettes simplifiées, définissant des structures de base, avec leurs articulations, ainsi que des principes de fonctionnement, et non des propositions concrètes, valables pour tel contexte particulier” ( p.10, Le socialisme est (a)venir)
Mais compte tenu des ambiguïtés qu’il comportera néanmoins pour beaucoup d’interlocuteurs j’aurai tendance à lui préférer esquisse ou hypothèse.
Ce qui fonde aujourd’hui le retour à l’autogestion, c’est, pour le dire avec les mots de Hannah Arendt, une nouvelle rencontre entre le travail et l’oeuvre. Ils s’étaient dissociés dès le XIXe siècle ; sous Fayol et Taylor ils furent complètement opposés. Sur sa chaîne ou devant sa machine l’ouvrier, voire l’employé, devait s’en tenir à des gestes simples, analysés et chronométrés, sans aucunement s’occuper de l’usage, de l’agrément en quelque sorte de l’usager. Maintenant il s’agit de répondre à un “client” hors ou dans l’entreprise, il s’agit que toute machine, toute organisation, toute production soit conçue en fonction de besoins identifiés mais diversifiés mais aussi changeants. La mise en algorithmes des indications ainsi rassemblées conduit à une formalisation détaillée de ces attentes qu’il est alors facile de transmettre à une machine.
Chaque ingénieur, technicien, ouvrier, employé ou commerçant, devient pour cette démarche un interlocuteur nécessaire. Le “savoir-être”, c’est-à-dire la capacité d’interpréter ce que l’on entend, d’exprimer ce que l’on sait, de proposer et de débattre, voilà qui fait que le travail peut redevenir une création, une oeuvre. Ce dépassement en cours de la division, de l’opposition entre le travail et l’oeuvre est l’un des facteurs dynamiques des mutations actuelles d’autant qu’au travers de ces nouvelles pratiques de travail et de rapports sociaux, nous construisons sans le savoir clairement une culture, une nouvelle culture. Cela ne signifie nullement une disparition du travail mais nécessairement une très profonde transformation de ses formes et de ses contenus actuels, c’est-à-dire une véritable révolution. Elle prendra sûrement des formes inattendues dont la révolution bourgeoise ou plutôt ce processus qui dura plus d’un siècle peut donner une vision erronée. Ainsi ce qui se passe actuellement en Amérique latine n’est certainement pas la forme ultime de la transition nécessaire mais donne en tout cas à réfléchir.
La crise de la démocratie de délégation, conséquence donc de la mondialisation financière pose également la nécessité d’une autre société, d’autres institutions. Tout au long du XIXe siècle les bourgeoisies “occidentales” ont cherché les formes politiques leur permettant d’écarter les anciennes couches dirigeantes, sans recourir aux services de rois ou de bonapartes. La démocratie représentative leur apparut à juste titre le moyen de remplir une double fonction. D’une part de se constituer en classe dominante, donc aussi en “classe pour soi”, et d’autre part d’obtenir le soutien d’une part croissante de la classe ouvrière, de l’intégrer au système. Cela a bien fonctionné durant la majeure partie du XXe siècle. Ce sont les progrès de la mondialisation et de la financiarisation, évolutions nécessaires au capitalisme, qui maintenant mettent en question ce régime politique. Les groupes financiers mondiaux qui se sont constitués dans les dernières décennies ont encore recours aux Etats pour quelques missions et en premier lieu celle du maintien de l’ordre, mais une série d’autres fonctions précédemment assumées par les parlements et les appareils d’Etat leur sont apparues superflues.
Certes les Etats pourraient résister, mais ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas s’en donner des moyens qui dans leur développement les mettraient en cause. En effet, seules des mobilisations sociales massives comme celles que nous connaissons aujourd’hui en Amérique latino-indienne, pourraient éventuellement amener les principaux groupes financiers à composer, à s’efforcer de trouver de nouveaux compromis. Cela est aujourd’hui très incertain tant pour les intentions que pour les résultats. Il y a cependant dans certains milieux se voulant à gauche l’illusion d’un retour de l’Etat “social” et d’une rénovation de la démocratie de représentation. C’est ignorer ce qu’est cette démocratie, ce qu’est cet appareil d’Etat et même tout appareil d’Etat. La démocratie représentative est un régime conçu et peaufiné par la bourgeoisie pour établir et maintenir sa domination. La classe ouvrière y trouva certes les conditions d’une représentation et d’une organisation politique mais sans jamais avoir la possibilité de transformer sa majorité sociale en majorité politique. La révolution française et l’Empire furent un champ d’expérience pour toute la bourgeoisie “occidentale”. Or aucunes des nombreuses constitutions que connut notre pays n’oublia de mettre le droit de propriété dans les premières obligations. Ces constitutions au travers de leur textes et de leurs amendements dans le même temps, s’efforcèrent avec succès de donner lors des élections une primauté aux candidats bourgeois ou à ceux qui en fait sinon en parole défendaient le régime et au delà le système existant. Les hauts fonctionnaires qui sous diverses institutions élaborèrent les lois et les décrets furent formés et sélectionnés pour maintenir et même conforter le contrôle de l’appareil d’Etat sur les milieux populaires.
Il faut ajouter que tout Etat d’ailleurs quelques soient ses origines et celles de ses fonctionnaires tend à renforcer les pouvoirs des institutions en place. Des représentations et des institutions politiques sont certes nécessaires mais la logique et la dynamique d’une république autogérée doivent être déterminées par la volonté et l’initiative du plus grand nombre.
Le point de vue défendu ici est en rupture avec ceux développés par les différentes écoles révolutionnaires aux XIX° et XX° siècles. Il n’est pourtant qu’une conclusion tirée des profondes transformations qu’ont connu les rapports de production, les formations sociales et les institutions. Toutes les perspectives antérieures se plaçaient dans un cadre national faisant souvent référence à l’internationalisme mais sans que celui-ci dépasse l’exemple et la solidarité. La nation et l’Etat étaient le cadre indépassable des actes et des tentatives révolutionnaires. Ces sociétés étaient fortement structurées par l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat d’autant que celui-ci était de plus en plus réduit à ne vendre qu’une force de travail brute. Avec la mondialisation et l’informatisation l’ évolution a abouti à des transformations profondes. Le cadre n’est plus national mais mondial. La classe ouvrière est plus que jamais présente et même dans une phase de croissance prodigieuse notamment en Asie et en Amérique latine, mais c’est une classe en soi qui se développe alors qu’elle régresse comme classe pour soi, les désastres de Russie et de Chine ne sont pas dépassés. De nouvelles contradictions émergent, au côté du mouvement ouvrier se déploient de nouveaux mouvements de contestation. La diversité de l’histoire des peuples mais aussi la nécessité d’assumer la complexité de l’actuelle société font que la révolution est plus que jamais un processus. Plus que jamais car le passage de la forme ultime de la société seigneuriale au capitalisme déjà ne s’était accompli qu’au travers d’un long processus. Il faut de surcroît souligner que cela paraît une règle si l’on se souvient que c’est en Sous cet aspect je ne peux donc que partager l’opinion de Catherine Samary lorsqu’elle écrit en conclusion d’un excellent article intitulé “des buts et des moyens : quel projet autogestionnaire socialiste ?”

Une logique transitoire autogestionnaire dans les luttes
L’aspiration à subordonner l’économie à des choix humains, éthiques, s’exprimait en 1968 en Yougoslavie dans la revendication d’une “ autogestion de bas en haut ”, pour une planification autogestionnaire. Elle s’exprime aujourd’hui dans la diversité des mouvements associatifs qui veulent affirmer les exigences de remise en cause de la tyrannie des marchés financiers ou de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ; ou encore ceux qui résistent à la privatisation des services publics et dénoncent les critères “ d’efficacité ” portés par les intérêts des actionnaires.
Mais l’extrême difficulté d’un projet autogestionnaire est qu’il ne suffit pas de “ nationaliser ” la propriété et de “ prendre le pouvoir ” pour qu’il se réalise. Parce qu’il combat le substitutisme du parti ou de l’Etat, il a besoin plus que tout autre d’expériences de masse, d’apprentissage de la démocratie. Comment s’y préparer dans le capitalisme sans tomber dans les ornières d’une adaptation aux règles du jeu capitaliste ?
Les expériences de “ budget participatif ” dans la gestion de municipalités comme celle de Porto Allegre au Brésil montrent comment les choix d’avenir marquent de possibles résistances actuelles, et leurs limites : résistances, mais non pas îlots de socialisme. Car le poids des institutions nationales (leurs lois, leur fiscalité), les possibles menaces de leurs appareils répressifs (si l’on va “ trop loin ” dans la contestation de l’ordre existant même par des moyens démocratiques, comme ce fut aussi le cas dans le Chili d’Allende), les rapports de production et de propriété dominants, bref l’environnement capitaliste fait qu’il faudra pour garantir les acquis de Porto Allegre “ remonter ” au pouvoir central (un pouvoir qu’il faudra à son tour redéfinir, révolutionner par les mêmes exigences de démocratie, de responsabilité humaine,de contrôle social). Mais, une telle révolution pourrait-elle “ tenir ” sans trouver des soutiens régionaux et internationaux ? “
Mais il faut sans doute aller un peu plus loin avec Thomas Coutrot qui dans un article intitulé “néo-libération du travail et autogestion” écrit :“ L’approfondissement radical de la démocratie que représente la pratique de la démocratie participative dans la sphère publique ne peut se soutenir à terme qu’avec un approfondissement parallèle de la démocratie économique ".
Or la maturation de ces conditions ne peut être renvoyée au lendemain de la révolution, coup de tonnerre dans un ciel serein : la démocratie productive, pour pouvoir fonder la perspective d’une économie démocratique, devra naître, au cours d’un long processus, des contradictions actuelles de l’organisation capitaliste de la production et de la société (souligné par MF). À cet égard le développement de ce qu’on appelle maintenant « l’économie solidaire » est ambigu. D’un côté il témoigne d’une aspiration réelle de nombre de citoyens à nouer entre eux des rapports économiques différents, non capitalistes.
En ce sens il est un signe extrêmement positif, qu’il faut soutenir et encourager, plus activement que par la création symbolique d’un Secrétariat d’Etat estimable mais dénué de moyens. Mais il reste pour l’essentiel confiné aux marges du système économique (le cas extrême étant celui des Systèmes d’échange locaux, les SELs). “
En d’autres termes la révolution nécessaire ne peut se résumer à un court événement, c’est d’un processus dont il s’agit.
Pour conclure cette première partie de ma contribution j’avancerai trois propositions :
* Des hypothèses explicites sur les modalités d’appropriation et de gestion des moyens de production dans une société autogérée sont indispensables.
* Les conditions politiques, économiques, écologiques sont trop imprécises notamment à moyen et long terme pour s’enfermer dans des hypothèses uniques. Il faut au contraire travailler sur des hypothèses concurrentes pour les enrichir de l’expérience et la réflexion collectives.
* Il faut pourtant que les autogestionnaires se mettent constamment en situation d’avancer des esquisses clairement formulées, pour le débat et la décision.
Revenons maintenant sur le sujet principal des interventions précédentes: quels modèles pouvons-nous proposer pour les structures et le fonctionne-ment des moyens de production de la nouvelle société que nous pensons possible et nécessaire. Pour répondre à cette question il me semble qu’il faut tout d’abord distinguer 5 types d’entreprises, qui appellent des réponses différentes sous certains angles au moins :
1- Les entreprises affectées à la conservation et la gestion des biens universels vitaux pour l’humanité, tels que l’air, l’eau, la bio-diversité. Ils peuvent sans doute dans certains cas et dans une période transitoire être affectés d’un prix, mais plus dans une préoccupation pédagogique que spécifiquement économique. Ces biens ne peuvent être gérés que par des institutions fédérées affichant des objectifs mondiaux, continentaux et nationaux avec des financements publics pour l’essentiel compte tenu notamment des volumes nécessaires.
2 - Il y a ensuite des biens sociaux nécessaires au bon fonctionnement de l’ensemble de la société comme la santé, l’enseignement, la recherche, la protection sociale. Ils peuvent mobiliser des fonds publics et privés mais réclament une adaptation aux conditions locales et donc un partenariat entre les pouvoirs publics, les usagers et les personnels qui sont employés à leurproduction. Leur mission appelle sans doute des organismes fédérateurs au niveau mondial, continental et régional, mais avec une autonomie locale marquée.
3 - Puis viennent dans cette hiérarchie les biens publics qui ne peuvent fonctionner que pour de larges ensembles de population ou de territoires. Ce sont pour la plupart des activités en réseau pour lesquelles la pertinence d’une gestion impliquant les pouvoirs publics doit être appréciée non seulement en mesurant l’efficacité et le coût d’entreprises privées vouées à la concurrence mais aussi l’incidence économique et écologique de l’activité de celles-ci sur les conditions de vie du plus grand nombre. Dans cette catégorie on peut donc recenser entre autres les transports, les communications, l’énergie mais aussi sous des formes à définir avec les agriculteurs et les communautés territoriales, les sols.
4 - Ensuite, novation importante à l’échelle envisagée, les biens collectifs c’est à dire ceux appropriés et gérés sous des formes coopératives, mutualistes, associatives, reprenant comme usufruitières l’essentiel des actuels biens privés à fonction économique.
5 - Enfin les biens privés qui doivent subsister pour le petit commerce et l’artisanat ainsi que pour les biens d’usage individuel ou familial.
Cette différenciation, aux frontières évidemment soumises aux délibérations et décisions démocratiques, devrait entraîner des approches différentes dans la construction d’un socialisme d’autogestion pour:
- la propriété
- les modes de gestion,
- la composition des instances de gestion,
- les dispositifs de financement
- l’articulation avec le plan et le marché
Ce sont à ces cinq questions qu’il faut s’efforcer de répondre, non pas aujourd’hui par des propositions achevées mais par des propositions préalables à des débats plus larges.
- La propriété ne peut avoir dans le socialisme autogéré tant qu’elle subsiste qu’un espace et des droits nettement plus restreints qu’aujourd’hui.
Les biens universels par définition échappent à toute propriété individuelle, ils ne peuvent être vendus ou cédés ; autre chose étant l’accès à leur usage qui peut mais non nécessairement, comme dans le cas de l’eau justifier une contribution des utilisateurs. Dans une large mesure il en va de même pour les biens sociaux, le recours éventuel à des prêts d’entités privées ou collectives n’ouvrant pas de droits de propriété mais au plus l’existence de procédures et de fonds de garantie. Les biens publics appartiennent aux communautés territoriales de l’aire d’activités. Celles-ci peuvent concéder la propriété et la gestion à d’autres communautés mais sans que cela suppose un prix. Il s’agit en effet d’une propriété publique dont l’acquisition peut poser problème comme pour tous les biens antérieurement privés. Nous devrons y revenir. Par contre on peut d’ores et déjà retenir qu’un service venant en substitution totale ou partielle de celui cédé peut justifier une indemnisation par l’organisme bénéficiaire ou les pouvoirs publics.
Il reste maintenant à envisager le prise en possession par un organisme public ou par une entreprise collective c’est à dire rappelons le, une coopérative, une mutuelle ou une association. Autrefois la chose pouvait s’exprimer simplement, on pouvait préconiser l’expropriation des patrons sans indemnité, ni rachat, sous réserve bien entendu de fournir une pension à celles et ceux y ayant droit ou un travail salarié à qui le réclamerait. La chose est aujourd’hui plus compliquée. Car un nombre croissant d’entreprises grandes ou moyennes sont en tout ou en partie propriété de fonds de retraites, de prévoyance, d’épargne. Sans même le savoir la plupart d’entre nous sommes dans un ou plusieurs de ces cas, pour une quotité sans doute modeste mais nullement négligeable. C’est à fortiori la situation d’une forte proportion des salariés des pays ou ces fonctions sont rejetées vers la sphère privée. Il y aura donc à faire un tri distinguant les travailleurs des capitalistes rentiers et spéculateurs
Poursuivre cette réflexion sur les modes de gestion c’est se replacer dans le mouvement, dans les mutations en cours et dans les contradictions qu’elles soulèvent. Or celles-ci ont toutes chances d’être demain une des causes de ruptures majeures. Dans l’ensemble de la production se sont en effet développées des relations de coopération au départ de façon pragmatique plus que prévue. Elles se sont avérées de fait indispensables pour atteindre la qualité et l’efficience qu’appellent les nouvelles technologies. Elles ont conduit à élever le niveau de compétence collectif et individuel. Ainsi une contradiction nouvelle se développe. Le savoir-faire et par la suite le savoir scientifique tendent à se diffuser dans de larges couches sociales. Les dirigeants se consacrent à la gestion financière et dans une certaine mesure à celle du personnel. Le monopole du savoir leur échappe. Ils tentent bien de maintenir les contrôles anciens , de faire en sorte que le temps de travail soit bien rempli. Mais dans une mesure croissante c’est dans le temps libre que le savoir et notamment le savoir-être se nourrissent. Cela crée chez les salariés en premier toutes les conditions de l’autonomie, d’une appétit croissant pour l’autonomie et cet esprit ne s’arrête pas bien sur aux portes de l’entreprise. De surcroît pour nous, cette coopération est d’autant plus importante que dans ce lieu de socialisation déterminant qu’est l’entreprise, elle contribue à renouer des liens et reconstruire des représentations que l’évolution de nos sociétés tendent à dissocier. Toutes les structures, toutes les pratiques, toutes les revendications que nous suggérons doivent donc intégrer ces préoccupations. Ainsi nous soutiendrons la constitution d’équipes autonomes, la rotation des tâches et notamment celles vouées à la coordination des équipes, la formation permanente particulièrement lorsqu’elle concerne les plus démunis.
Il faut ici dire quelques mots sur l’appropriation sociale. Certains supposent que celle-ci peut coexister avec la propriété or dans le “modèle” que nous explorons la propriété n’a plus qu’une place très réduite, des biens qui ne peuvent être vendus ni même cédés sans une décision démocratique ne sont plus des “propriétés” au sens usuel. Lorsque nous disons appropriation nous visons en général toute autre chose qu’une mutation d’un bien, mais celui d’une connaissance, d’un savoir et lorsque ce savoir par sa genèse et son usage est déjà collectif on peut à bon droit parler d’appropriation sociale, mais ne sommes nous pas alors déjà entré dans une phase de transition ?
Cette exigence d’une socialisation des savoirs dans une société construisant l’autogestion se retrouve nécessairement dans notre conception des instances de gestion. Dans la classification avancée plus haut l’on trouvera comme sur les autres thèmes des situations qui appellent des réponses spécifiques, c’est le cas des biens universels et des biens privés. Dans le premier cas c’est l’ONU et ses organismes spécialisés qui devrait exercer les responsabilités principales assistés de représentants d’ONG compétentes et suffisamment représentatives sur chaque problème abordé et de délégués des personnels des dits organismes. A l’autre extrême celui des biens privés, il peut y avoir matière à représentation du personnel dans le collectif de gestion d’une PME tant qu’il en subsistera. Mais à ce niveau c’est plutôt au travers de syndicats et de structures citoyennes locales que les salariés pourront peser sur les artisans et petits commerçants les employant.
Par contre dans les structures en charge de la gestion des biens sociaux, publics ou collectifs il devrait y avoir représentation des pouvoirs politiques, des personnels et des usagers ; mais les délégués politiques, majoritaires dans les organismes gérant des biens sociaux, ne seraient présents que pour une information réciproque dans les assemblées des coopératives. Dans les services publics ce sont les élus du personnel qui devraient assurer l’essentiel de la gestion mais d’une part comme exécutants des décisions des assemblées du personnel et d’autre part dans le respect des décisions et des orientations arrêtées par les assemblées citoyennes compétentes après les confrontations indispensables avec les diverses instances représentatives.
Le dispositif de financement pour les fonds fixes (investissements physiques) et éventuellement les fonds circulants (salaires et fournitures)- on ne m’en voudra pas j’espère de cet emprunt au vocabulaire pré-marxiste, alors que les concepts de capital constant et de capital variable deviennent très incertains lorsque l’on envisage une phase de transition durant laquelle deux économies cohabiteront - ce dispositif donc connaîtra sans doute une graduation relativement comparable à celle des instances de gestion précédemment évoquée. Les biens universels réclament essentiellement des financements publics. Les biens sociaux et publics peuvent faire appel aux contributions des usagers, il faudra alors en soumettre l’opportunité et l’importance au débat et à la décision des citoyens et citoyennes. Les entreprises privées auront recours comme maintenant à des banques spécialisées avec toutefois des aides possibles pour des activités ayant un intérêt social. Pour maintenir ouvert une épicerie, un café, une boulangerie une aide des collectivités locales peut se concevoir.
Par contre le financement des établissements collectifs, coopératives mutuelles et associations, destinés à se substituer à la plus grande part des entreprises privées pose problème. Faire appel aux coopérateurs pour constituer un “capital”, pour racheter une entreprise ne peut se concevoir comme certains auteurs le fond que si le développement de l’autogestion se faisait dans un cadre capitaliste ! Autre chose est le soutien ou le développement des coopératives de production dans le contexte actuel. Ceux-ci sont souhaitable car démontrant que d’autres formes économiques sont possibles et aussi pour mettre en évidence des problèmes qu’elles peuvent poser y compris pour ceux et celles qui y sont favorables, dans leur fonctionnement interne ou leur insertion dans le tissu social et politique. Certains dont notre ami Tony Andréani, dont je veux souligner à nouveau combien l’apport est en tout cas utile, par souci de réalisme sans doute voient des difficultés pour un développement des coopératives dans les conditions réglementaires actuelles. Il est de fait que la constitution de la quote-part individuelle d’un coopérateur comme son remboursement peuvent poser des problèmes difficiles à surmonter. Mais ce sont les règlements qu’il faut changer et pour l’instant “bricoler”, il y aurait peut être d’ailleurs à ce propos le moyen de faire plus en France que ne font les SCOP. Dés l’instant que l’on récuse et l’apport individualisé et donc sa compensation sous quelque forme que ce soit le problème change pour les coopératives existantes et disparaît pour celles à venir.
Par contre la mutation du privé au coopératif (Tony dirait à l’associatif) pose problème. Les anciens programmes radicaux tel celui connu sous le nom de Programme de Transition rédigé par Léon Trotsky en 1938 avaient résolu ce problème. Il suffisait d’exproprier sans indemnité ni rachat les grands groupes financiers, ces véritables “féodaux capitalistes”. Je voudrais souligner que ma critique ne porte pas sur un prétendu irréalisme des propositions de Trotsky qui les formulent à une époque aujourd’hui terminée et dans le cadre d’une stratégie de transition élaborée par un parti se posant comme conscience extérieure à la classe donc également dépassée. Il s’agit certes d’une stratégie combinant des mobilisations permettant des conquêtes réelles mais partielles et des perspectives, plus radicales trouvant leur justification et leur faisabilité dans ces premiers succès mais qui n’a pas les liens avec les forces sociales qui nous paraissent aujourd’hui indispensables. Ce qui ici me semble poser problème c’est que les groupes financiers actuels ne se réduisent pas à quelques milliers ou dizaines de milliers de riches propriétaires. Ceux-là on sait ou l’on peut rapidement savoir de qui il s’agit et effectivement les exproprier en leur laissant si besoin une petite rente pour leur retraite. Mais comme déjà souligné plus avant le problème est qu’une part croissante du capital est la propriété de fonds de pension ou de fond de placements d’origines multiples. Même si le procédé n’atteint pas en France la dimension qu’il a dans les pays anglo-saxons il est certain qu’au travers de telle mutuelle ou de telle caisse de retraite nous sommes tous ou presque, sans le savoir ni le vouloir des actionnaires indirects de ces fonds. Il est donc nécessaire d’examiner minutieusement l’origine des fonds, d’exproprier ceux provenant de grosses fortunes et de convertir en rente viagère ceux couvrant des assurances et retraites, les impôts sur les revenus étant toujours appelé à réguler ces derniers.
L’articulation du plan et du marché me semble pour tout un temps nécessaire, je dirais même inévitable. S’il était encore nécessaire dans les temps prochains de revenir sur une telle affirmation, nous devrions le faire, cependant évitons si possible les débats superflus. Mais déjà mesurons le périmètre actuel du marché ou plus exactement la réalité de son autonomie par rapport aux pouvoirs publics. Quelques soient les efforts des gouvernements dits libéraux mais acceptant en réalité la concentration croissante qui résulte de ce “libéralisme” économique la part des revenus socialisés croît sans cesse parce que la socialisation des activités humaines s’étend. Précisons pour certains auditeurs et lecteurs que la “socialisation” ici évoquée n’est pas une forme quelconque de socialisme mais le fait que dans ses multiples activités l’espèce humaine est amenée à des dépendances multiples ou mieux des collaborations entre ses membres, sans doute cette socialité tend donc au socialisme mais ne s’y confond pas. Pour en revenir aux tendances à la socialisation, elles sont parfaitement démontrées par le fiasco auquel aboutit la privatisation du chemin de fer britannique ou celle des réseaux électriques aux USA.
On ne peut en tirer la conclusion que le socialisme est obligatoire pour assurer une gestion acceptable mais au moins que certains services ne sont viables que par une gestion collective sous le contrôle des institutions démocratiques et des pouvoirs publics.
On pourrait faire une démonstration encore plus percutante en abordant les problèmes écologiques car là l’activité humaine parait très souvent individuelle et n’apparaît comme fait global de la société qu’au travers de ses conséquences. Dés à présent donc c’est près de 50% du revenu d’un pays qui par le biais des impôts est maîtrisé par les services des principaux Etats. Leur poids dans et sur le marché est donc considérable même lorsqu’il n’est pas utilisé pour socialiser celui-ci au sens ou nous l’entendons. Il faudrait sans doute ajouter ici quelques développement sur la monnaie avant d’aborder le plan. N’ignorons pas cependant les deux mutations majeures que connaît la monnaie, qui n’a plus dans le monde aucun référent à une marchandise donc à la valeur de cette marchandise comme cela était le cas en dernier lieu avec l’or. Par ailleurs l’informatisation des différents moment des échanges tend à réduire la monnaie au signe. Les pièces et les billets n’auront bientôt plus que le rôle des piécettes de bronze qui dans la Rome antique servaient à acheter quelques victuailles ou quelques tissus voire à faire l’aumône. Au delà de cette référence archaïque la création et les fonctions de la monnaie dans le système devant nous sont sans doute à reprendre d’un point de vue théorique puis pratique mais cela dépasse largement les objectifs que nous nous sommes donnés aujourd’hui.
Ce qui en tout cas va subsister pendant tout un temps ce sont les échanges et donc le recours à la valeur c’est à dire au temps de travail intégré dans la conception, la fabrication et le valorisation de chaque marchandise. Certes des aides ou des taxes peuvent corriger ces prix pour tenir compte de l’intérêt général. Je ne crois pas par contre que les prix doivent ni n peuvent à moyen et long termeêtre décidés de manière bureaucratique ni même démocratique. 
La manipulation des termes d’échange ne pourrait que temporairement être camouflée par un plan très directif. De quel plan avons-nous cependant besoin et comment faudrait-il l’élaborer ?
Le plan doit être approprié par le plus grand nombre dans les différentes phases de sa préparation, de son adoption, de sa réalisation. Il faut sans doute pour préparer ces diverses phases l’intervention d’un conseil économique élu par les travailleurs et dont les différentes propositions seraient soumises en retour au débat dans les branches industrielles, les services, les administrations publiques et sanctionnées par les Assemblées élues par l’ensemble des citoyens et citoyennes.
Ce plan devrait prévoir pour son élaboration de nombreux allers et retours entre les travailleurs des grandes entreprises, les associations constituées sur la base des petites et des moyennes. Les consultations des assemblées et délégations citoyennes permettraient aux moments clés de l’élaboration de s’assurer de la cohérence entre les instances représentant les intérêts communs sous différents angles. C’est ainsi tant pour le bilan des développements antérieurs, la détermination des objectifs qualitatifs puis quantitatifs et leur hiérarchisation, la mise en regard des moyens de réalisation, la définition des démarches spécifiques à chaque objectif tels que les financements, les incitations, les dispositions juridiques favorisant, limitant ou interdisant telle ou telle pratique... que pourrait être arrêté le plan par l’Assemblée nationale et l’Assemblée européenne en fonction de leurs compétences propres. Ceci s’entend sous réserve des précisions, des aménagements auxquels l’expérience et la délibération devraient conduire par la suite.

On voit alors apparaître la nécessité de concevoir et d’expérimenter les institutions politiques d’une république socialiste c’est à dire pour moi d’une république autogérée ce qui pose le problème de l’articulation entre la démocratie directe et le démocratie de délégation, car elles sont complémentaires à condition que la démocratie directe ait une fonction dynamique et structurante . Mais l’Autogestion, la culture autogestionnaire, comme le souligne Thomas Coutrot dans l’article précédemment cité c’est une expérience, une culture collective et individuelle qui se construit dès maintenant.

Novembre 2006

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