Contribution de Michel Fiant (Ateliers pour l'Autogestion)
Le suffrage universel des hommes a été à la fin du XIXe siècle une grande conquête pour le mouvement ouvrier. C'est à partir de là que se sont constitués ou reconstitués les partis ouvriers et que le prolétariat est devenu une classe pour soi. Mais nous ne sommes pas naïfs, ce fût également pour la bourgeoisie qui accédait enfin au pouvoir politique un renfort dans sa lutte contre les vestiges de l'ancien régime et un moyen d'intégration de la classe ouvrière dans le régime et de fait d'acceptation par celle-ci de la domination de la classe capitaliste. Dans le temps cet objectif conduisit cependant à de nouvelles concessions à la classe ouvrière survenant lors de grandes mobilisations populaires ou de façon préventive à l'occasion de débats parlementaires.
La crise de la démocratie parlementaire ne fait aujourd'hui qu'exprimer une modification de la posture, mais aussi de la structure de la classe dominante. C'est en partant de là, des contradictions, des conflits que cela provoque que nous pouvons concevoir les propositions et les luttes nécessaires pour construire une nouvelle démocratie. Une nouvelle démocratie car plus d'un siècle d'expérience a mis en évidence les limites de la démocratie de représentation et de surcroît les transformations en cours dans la production, dans le mode de vie, appellent une autre démocratie, d'autres institutions. La mondialisation du commerce, de la production, des investissements, donne au grand capital la possibilité de mettre en concurrence les travailleurs du monde entier, qu'ils soient ouvriers, techniciens ou même ingénieurs. Il y a ainsi une nouvelle vague de prolétarisation dans les pays dominés mais aussi d'une certaine façon dans les pays dominants. En même temps nous assistons au début d'une déprolétarisation qui ne fait qu'accroître les contradictions sociales. La protection sanitaire et sociale, les retraites, sont partiellement au moins socialisées, c'est-à-dire dégagées d'une référence directe au travail antérieur de chacun. Les savoirs individuels et collectifs sont difficilement encadrés par les règles marchandes. Le capital n'a plus le monopole du savoir. L'ancienne dichotomie entre l'oeuvre et le travail progressivement se résorbe.
C'est dans cette évolution que l'on voit d'une part une classe capitaliste mondiale s'organiser autour de quelques magnats mais d'autre part une large partie des couches moyennes, réduite à une fonction de salarié soumise aux impératifs patronaux, se retrouve avec les ouvriers et employés. On a pu voir en France cette évolution tant dans la lutte contre la prétendue Constitution européenne que contre le CPE. Mais l'alliance populaire qui ainsi se dessine ne pourra prendre corps que si elle s'organise pour de nouvelles institutions, pour de nouveaux rapports sociaux. Alors que la classe dominante s'efforce de mettre au point de nouvelles techniques de domination sous couvert de gouvernance, c'est sans doute autour des problèmes institutionnels que l'alliance peut se structurer, car toutes les contestations peuvent s'y retrouver. S'il ne s'agit pas pour nous et d'autres, de proposer un modèle intangible pour les institutions politiques, les mouvements sociaux ont au moins besoin d'esquisses pour orienter leurs actions. En effet les expériences d'antan ont montré leurs limites. L'investissement progressif des assemblées élues instaurées par des régimes bourgeois, comme le proposaient les courants sociaux-démocrates a abouti à l'intégration dans le système. Les conseils ouvriers prônés par les bolcheviks ne constituaient qu'un autre mode de délégation privilégiant certes les travailleurs, mais réduisant les problèmes à des décisions centrales et tendant au travers de la pyramide des soviets à faire disparaître les courants minoritaires. Il ne s'agit pas de condamner péremptoirement les opinions et les actions des communistes de l'époque. Il est impossible d'oublier la spécificité des conditions politiques, sociales, militaires, du début du XXe siècle. Mais pas davantage nous ne pouvons ignorer la diversité des champs sociaux et des contestations propres à notre temps. Des innovations s'avèrent aujourd'hui indispensables, d'autant plus que nombre de suggestions faites aujourd'hui sont parfaitement compatibles avec la gouvernance de la classe dominante. Nos contributions peuvent donc être utiles, nécessaires même, mais c'est dans le cours des luttes, des expériences collectives que se dégageront de nouvelles formes politiques répondant aux attentes et aux besoins du plus grand nombre.
Au stade actuel de réflexion, de débats et d'expériences, je m'en tiendrai donc à quelques thèmes qui me semblent essentiels :
# Ce qu'il nous faut concevoir, expérimenter et construire c'est une démocratie active c'est à dire une démocratie où chacun et chacune puissent non seulement débattre mais aussi décider, contrôler et faire. Alors que la production des biens, des services et des savoirs fait de plus en plus appel à la fois, à l'autonomie individuelle et à la coopération et que bien des savoirs se construisent et se diffusent dans la quotidienneté, les nouvelles institutions devraient favoriser et se faisant élargir, les capacités individuelles et collectives d'analyses, de propositions, d'initiatives.
# S'il faut dans notre pratique et dans nos perspectives privilégier les instances de base, on ne peut ignorer que nombre de questions supposent des réponses collectives, certaines au niveau mondial comme celles concernant les biens universels ( l'air, l'eau , la biodiversité, le patrimoine des civilisations passées, etc.. ) mais aussi au niveau continental ou national les biens publics. Le problème posé est donc l'articulation entre démocratie directe et démocratie de délégation. Celle-ci ne peut disparaître d'autant que les scrutins régionaux, nationaux, continentaux, voire mondiaux, sont aussi des moments où se perçoivent et se construisent les solidarités et les représentations.
# Si les délégations sont nécessaires elles doivent contribuer à une vie politique constante et non la réduire aux joutes électorales. Cela suppose sans doute :
- des assemblées populaires locales, ayant une existence permanente ce qui incidemment suppose qu'elles soient dotées de pouvoirs effectifs à l'exemple de Porto Alégre.
- un nombre élevé de circonscriptions électorales et donc d'élu(e)s, afin que députés et conseillers puissent établir un dialogue effectif et fréquent avec les diverses instances politiques, économiques, associatives.
- des mandats courts - 1 ou 2 ans - à la fois pour que les élections répondent à des questions concrètes et que le plus grand nombre possible de citoyens et citoyennes puissent être élus une fois au moins durant leur vie.
- La représentation politique ne peut être un métier réservé à quelques uns. Les députés et conseillers ne doivent avoir qu'un unique mandat, sans cumul et avec un renouvellement limité, à une fois par exemple.
- Tant que la capacité politique des femmes n'est pas effectivement reconnue il est possible d'établir une parité dans les assemblées élues en recourant à un scrutin bi-nominal.
# Si nous nous engageons dans une stratégie autogestionnaire nous ne pouvons éviter d'être interrogés, de nous interroger, sur les initiatives immédiatement nécessaires. L'actualité politique donne en France à cette question une opportunité et plus encore une forte obligation. Dans quelques mois nous allons entrer dans une longue période électorale. Il n'y a pas une situation qui nous autorise déjà à envisager les changements majeurs qui nous paraissent nécessaires mais au moins faut-il contribuer à les préparer. Il faut faire en sorte que la droite autoritaire soit battue et que la social-démocratie, sans doute encore majoritaire à gauche, ne puisse à nouveau s'engager dans les compromis et les compromissions. Or les succès de ces derniers mois, contre la prétendue Constitution européenne, et contre le CPE résultent de mobilisations, de débats qui ont dépassé le périmètre des partis et syndicats. Au delà d'eux se sont développé des réseaux militants qui ont favorisé l'unité et permis le succès. Il faut pour le combat électoral multiplier les débats, les forums, les mobilisation locales et générales. Pour prendre un exemple concret, dans les dernières semaines le parti communiste, dans le cadre de la campagne commune avec ses partenaires du non de gauche a proposé de choisir entre quelques grands meetings ou l'organisation de nombreuses réunions locales. Je dois dire que personnellement c'est la seconde formule qui me parait la meilleure. Le rassemblement des membres et sympathisants de partis de gauche, grands et petits, n'aurait maintenant guère d'effet de mobilisation. Au contraire des réunions locales organisées avec les partis mais aussi des associations et des personnalités , permettant de plus un débat avec la salle ouvriraient d'autres possibilités de rassemblement.
Plus généralement c'est au travers d'initiatives qui dans les divers champs sociaux développent des pratiques et des représentations autogestionnaires que l'on peut généraliser une culture autogestionnaire. Il est nécessaire que dans les luttes quotidiennes soient conquis pour les travailleurs, pour le plus grand nombre, de réels pouvoirs. Il est nécessaire que dans un conflit social majeur se multiplient les initiatives et les foyers de lutte dispersant les forces hostiles. Nous savons bien que les conquêtes partielles peuvent être déformées et digérées, que les forces réactionnaires de longue date ont appris à s'attaquer aux secteurs les plus faibles pour isoler les plus avancés, mais répondre à cela est une autre question.
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