M. Colloghan

samedi 31 octobre 2009

(5) La roue de l’histoire tourne au Venezuela, en Équateur et en Bolivie

Eric Toussaint *

V. Maintien d’un modèle de développement basé sur les industries extractives et perte de temps précieux dans l’intégration
En négatif, les gouvernements du Venezuela, de la Bolivie et de l’Équateur n’ont pas abandonné le modèle productiviste et extractif (83). Alberto Acosta le dit très bien dans une interview récente :
« L’Équateur, le Venezuela et la Bolivie, pour ne citer que les pays les plus avancés en Amérique du Sud, n’ont toujours pas remis en cause la validité d’un modèle extractif, ils continuent à croire que via l’extraction des ressources naturelles, nous allons prendre le chemin du développement. Cela, nous savons que ce sera impossible. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser de manière adéquate les ressources, mais de changer ce modèle d’exportation primaire qui nous a subordonnés au contexte international. (…) L’Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-américaine (IIRSA) (84) répond à la logique du modèle extractif lié aux exigences de l’accumulation du capital transnational. Ces canaux inter-océaniques ne cherchent pas l’intégration des peuples, mais l’intégration au marché mondial de nos économies en tant que fournisseurs-exportateurs de ressources naturelles comme le pétrole et les produits miniers, et aussi de produits agricoles. L’IIRSA est compatible avec le contrôle de la biodiversité et des ressources d’eau par le capital transnational. Et tout cela dans le cadre de l’extension des marchés, de la formation d’espaces de plus grande consommation et non la formation de la citoyenneté régionale et encore moins d’une citoyenneté globale. L’IIRSA est toujours à l’ordre du jour parce que les gouvernements de l’Amérique latine de tendance progressiste, comme Chávez, Lula, Evo, Correa et Fernández, ne mettent pas en cause le modèle extractif ni la forme d’insertion soumise au marché mondial. » (85)
Par ailleurs, en positif, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur jouent, avec Cuba, un rôle d’aiguillon au niveau de l’ensemble de l’Amérique latine pour favoriser à différents niveaux une meilleure intégration : ALBA, UNASUR, Banque du Sud, la mise en place d’une nouvelle unité de compte monétaire — « le Sucre » — afin de réduire la place du dollar dans les échanges entre pays de la région (86). Néanmoins malgré des efforts positifs des trois pays, un temps précieux est en train d’être perdu et le contenu donné au projet de Banque du Sud ne marque pas une profonde rupture avec des institutions multilatérales comme la Banque interaméricaine de développement, la Banque mondiale et le FMI. Une occasion de plus risque d’être perdue.

Retard dans le lancement de la Banque du Sud
Au moment où ces lignes sont écrites, 22 mois se sont écoulés depuis la signature à Buenos Aires, le 9 décembre 2007, de l’acte fondateur de la Banque du Sud par les chefs d’État de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, de l’Équateur, du Paraguay, de l’Uruguay et du Venezuela. Des divergences entre gouvernements retardent l’entrée en activité de la nouvelle institution censée renforcer l’intégration latino-américaine. Au rythme où vont les choses, malgré les déclarations de bonnes intentions, la Banque du Sud n’entrera pas en activité avant 2012 car il faut attendre que les parlements des pays membres ratifient la convention qui la met en place. Les accords contenus dans l’acte fondateur désignent Caracas comme siège principal de la Banque, sur le principe de « un pays, une voix » (alors qu’à la Banque mondiale et au FMI, les droits de vote sont liés au poids économique et à l’influence politique), sur le montant du capital de départ : 7 milliards de dollars (87) qui pourraient être portés à 10 milliards si d’autres pays adhèrent à la nouvelle institution.
Cela dit, une évolution négative s’est concrétisée au cours des longs mois de négociation qui ont suivi la signature de l’acte fondateur : le Brésil a réussi à édulcorer le principe « un pays, une voix » en limitant sa portée à un certain nombre de décisions.
En réalité, le Brésil ne ressent pas vraiment le besoin d’une nouvelle banque multilatérale pour l’Amérique latine car il dispose d’une très importante banque publique de développement (BNDES) qu’il contrôle totalement et qui a un portefeuille de prêt largement supérieur à celui de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et de la future Banque du Sud. BNDES finance une très grande quantité de projets dans toute l’Amérique latine et au-delà, à condition que les pays récipiendaires achètent « brésilien ». Cela permet aux entreprises brésiliennes d’exporter leurs marchandises et leurs services ou de réaliser de grands travaux d’infrastructure. En conséquence, le gouvernement brésilien a adhéré à reculons au projet de Banque du Sud d’autant que cette nouvelle institution latino-américaine a été initiée par Hugo Chávez qui pratique une ligne plus radicale que Lula, notamment à l’égard de Washington et de Bruxelles.
Au-delà des termes dans lesquels les divergences s’expriment entre négociateurs, il s’agit de faire le choix entre deux options (88). Ou bien mettre en place une banque qui soutiendra un projet néo-développementiste voulu à la fois par des grandes entreprises privées ou mixtes, principalement brésiliennes ou argentines, et soutenu par Buenos Aires et Brasilia, sur le modèle de l’Union européenne où dominent les intérêts du grand capital. Ou bien se doter d’un instrument de financement de politiques économiques, sociales et culturelles : ce projet s’éloignerait de la logique de la recherche du profit et donnerait la priorité à l’intégration en appliquant les différents pactes qui garantissent les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Concrètement, la Banque du Sud devrait financer une politique latino-américaine de souveraineté alimentaire et de réforme agraire. Dans le domaine de la santé, il faudrait doter la région d’une industrie pharmaceutique publique de production de médicaments génériques de haute qualité. Il faudrait revitaliser et connecter les réseaux ferroviaires. Se doter d’une politique commune dans différentes matières : la recherche et le développement, la politique scolaire, l’environnement. Donner la priorité à la reprise du contrôle public sur les ressources naturelles. Financer une réduction des asymétries entre les pays comme la Bolivie, le Paraguay et l’Équateur à revenus nettement inférieurs à ceux du Brésil, de l’Argentine et du Venezuela. Bref, une politique visant à unifier les droits sociaux vers le haut.
La négociation sur la Banque du Sud ne doit donc pas rester cantonnée au niveau des gouvernements. D’ailleurs, à quatre reprises au moins, les mouvements sociaux des pays en question ont adressé une lettre aux chefs d’État concernés en faisant toute une série de propositions (89). Par exemple, les mouvements sociaux signataires de la lettre s’opposent à ce que les fonctionnaires de la nouvelle institution aient droit aux privilèges et à l’impunité dont bénéficient les fonctionnaires du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et d’autres institutions internationales (or le dernier projet de convention adopté par les ministres en juin 2009 prévoit l’immunité des fonctionnaires, voir plus loin). Ils veulent des garanties de transparence et de contrôle.
Encadré
Le dernier accord ministériel concernant la Banque du Sud
D’après les informations les plus récentes que nous avons pu obtenir (90), les gouvernements des sept pays engagés dans la création de la Banque du Sud se sont mis d’accord sur les points suivants :
— La Banque pourra financer des entreprises privées ou entreprises publiques, mixtes, coopératives, etc. pour des projets de développement dans des secteurs économiques et sociaux clés, afin, notamment, d’améliorer l’infrastructure régionale et de réduire les asymétries régionales. L’accord parle de souveraineté en matières alimentaire et énergétique, sur les ressources naturelles, le savoir et la santé (les projets financés devant y concourir), ce qui est fort positif. Par contre, l’accord parle d’améliorer la compétitivité, ce qui s’inscrit bien dans un modèle influencé par la continuité social-libérale.
— Le pays concerné par un projet financé par la Banque doit donner son accord sur l’éligibilité des projets.
— La Banque peut émettre des bons et se financer par tous les moyens.
— Pourront être actionnaires : les pays de l’Unasur (actionnaires de classe A) ; d’autres pays (classe B) ; des Banques centrales, des entités financières publiques ou mixtes (au moins 50 % détenus par l’État) et des organismes multilatéraux de crédit (classe C).
— Si les pays augmentent leur part, cela n’affectera pas les droits de vote tels que convenus dans l’accord.
— Les différents Organes de direction de la Banque du Sud sont les suivants :
• Le Conseil des ministres : responsable des politiques générales à moyen et long termes, il se réunit annuellement et a entre autres fonctions de nommer les membres du Directoire et du Conseil d’Administration, et d’admettre les nouveaux actionnaires. Il est composé des ministres des pays membres. Les décisions y sont prises à une majorité des trois-quarts, selon la règle « un pays, une voix ».
• Le Conseil d’administration : il se réunit trimestriellement et assure le suivi de la gestion économique, financière et de crédit. Les administrateurs (un par pays membre) seront nommés pour 3 ans. La règle « un pays, une voix. » y est également d’application. Pour que les décisions soient valides, il faut atteindre le quorum de trois-quarts des membres, et elles doivent être approuvées à la majorité absolue des membres présents.
• Le Directoire exécutif : il se réunit toutes les semaines et comprend un directeur pour chacun des pays de l’Unasur membres de la banque (actionnaires de classe A), un directeur pour l’ensemble des actionnaires de classe B et un pour l’ensemble des actionnaires de classe C. Les actionnaires de classe A y ont plus de poids. Les directeurs sont nommés pour 3 ans.
• Le Comité exécutif qui comprend le président du Directoire et trois directeurs.
• Le Conseil d’audit.
— Le Brésil, le Venezuela et l’Argentine (les trois « grands » parmi les sept) pourront emprunter jusqu’à quatre fois le capital qu’ils détiennent, la Bolivie, l’Équateur, le Paraguay et l’Uruguay (les quatre petits parmi les sept) jusqu’à huit fois. Pour le reste des pays de l’Unasur, le montant devra être déterminé plus tard.
— En cas de litige, la juridiction compétente sera la juridiction d’un pays membre ou une autre juridiction, conformément à la décision du Directoire exécutif.
— Le personnel de la Banque bénéficie de l’immunité et d’exemptions fiscales (comme à la Banque mondiale, au FMI, à la BID, etc.)
-----------------------------------------------Fin de l’encadré---------------------------------------------
La Banque du Sud est une réaction à l’hégémonie des pays du Nord. La création de la Banque du Sud est rendue possible et nécessaire grâce à la conjonction de plusieurs facteurs :
1. La Banque mondiale et le FMI sont en crise à plusieurs niveaux, c’est le résultat des conséquences catastrophiques du consensus de Washington pour les peuples. Le Brésil et l’Argentine ont remboursé de manière anticipée le FMI, le Venezuela a fait la même chose avec la Banque mondiale. L’Équateur a expulsé en avril 2007 le représentant permanent de la Banque mondiale à Quito et a créé une commission d’audit de toutes les dettes publiques, y compris multilatérales. La Bolivie a quitté en mai 2007 le CIRDI (Centre international de règlement des différends sur les investissements), sorte de tribunal de la Banque mondiale. En juillet 2009, l’Équateur a lui aussi annoncé sa sortie du CIRDI.
2. Les pays qui ont adhéré à la Banque du Sud détiennent plus de 300 milliards de réserves de change. Ils peuvent mettre une partie de cette somme en commun plutôt que de continuer à la prêter au gouvernement des États-Unis en lui achetant des bons du Trésor qui sont rémunérés à un taux d’intérêt très bas.
3. Les gouvernements des sept pays en question sont de gauche ou de centre-gauche.
La Banque du Sud devrait constituer une authentique alternative à la Banque mondiale. Les pays qui y adhèrent devraient sortir de la Banque mondiale. Par ailleurs, il faudrait créer un Fonds monétaire du Sud (lui aussi en tant qu’alternative au Fonds monétaire international) et, si possible, aller vers une monnaie du Sud. D’autres régions du Sud pourraient se doter d’un instrument comparable. Les différentes Banques du Sud pourraient développer une collaboration Sud-Sud.
Les institutions de Bretton Woods sont évidemment très inquiètes par rapport à cette situation : elles souhaiteraient être invitées à faire partie de la Banque du Sud ou au moins y disposer d’un strapontin.
La Banque du Sud suscite beaucoup d’espoir car les citoyens latino-américains veulent que les gouvernements qu’ils ont élus profitent de la situation historique favorable pour réellement mettre en pratique une politique d’intégration alternative au modèle néolibéral. Rappelons à cet égard la Déclaration ministérielle de Quito du 3 mai 2007 qui indique que : « Les peuples ont donné à leurs gouvernements le mandat de doter la région de nouveaux instruments d’intégration pour le développement. Ces instruments doivent se baser sur des modèles démocratiques, transparents, participatifs et responsables envers leurs populations ».
Par ailleurs, certains gouvernements parmi les sept ont la volonté de créer un fonds monétaire de stabilisation (91). Il existe déjà un Fonds latino-américain de réserve (FLAR), dont font partie cinq pays andins (Bolivie, Pérou, Colombie, Équateur, Venezuela) et un pays d’Amérique centrale (le Costa Rica). Il pourrait être transformé et, si cela s’avérait impossible, un nouveau fonds serait créé. Son but : faire face à des attaques spéculatives et à d’autres chocs externes en mettant en commun une partie des réserves de change des pays membres.
Les lenteurs dans le lancement de la Banque du Sud provoquent certaines velléités des gouvernements vénézuélien, bolivien et équatorien de se passer du Brésil. Ils ont fait des déclarations dans ce sens dans la première quinzaine de septembre 2009. Le quotidien financier équatorien El Comercio titrait le 15 septembre 2009 : « Gouvernement : la Banque du Sud fonctionnera avec ou sans le Brésil » (92). L’agence officielle vénézuélienne, ABN, reprenait le 17 septembre 2009, les paroles suivantes d’Hugo Chávez : « La Banque du Sud peut commencer ses activités avec deux ou trois pays » (93), allusion claire à la possibilité de démarrer la Banque du Sud avec le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur, sans attendre le Brésil. Ceci dit, il semble peu probable que Rafael Correa, Hugo Chávez et Evo Morales avancent dans ce sens. Il s’agit plutôt de mettre la pression sur le Brésil afin qu’il s’active en faveur de la Banque du Sud.
Beaucoup de retard a été pris au niveau du lancement de la Banque du Sud. Les discussions ne sont pas menées à fond. Il faut sortir de la confusion et donner un contenu clairement progressiste à cette nouvelle institution. Le plus important au départ est d’avoir des critères politiques cohérents par rapport à un projet d’intégration favorable aux peuples.

VI. Pour une intégration régionale en rupture partielle avec le marché mondial capitaliste
Au début du XXIe siècle, le projet bolivarien (94) d’intégration des peuples de la région a connu une nouvelle impulsion. Si l’on veut pousser plus loin ce nouveau cycle ascendant, il faut tirer les leçons du passé. Ce qui a notamment manqué à l’Amérique latine au cours des décennies 1940 à 1970, c’est un authentique projet d’intégration des économies et des peuples, combiné à une véritable redistribution de la richesse en faveur des classes travailleuses (95). Or, il est vital de prendre conscience qu’aujourd’hui, en Amérique latine, sont en dispute deux projets d’intégration qui ont un contenu de classe antagonique et qui reflètent également les choix auxquels la Banque du Sud est confrontée.
Les classes capitalistes brésilienne et argentine (les deux principales économies d’Amérique du Sud) sont favorables à une intégration qui favorise leur domination économique sur le reste de la région. Les intérêts des entreprises brésiliennes, surtout, mais aussi argentines, sont très importants dans toute la région : pétrole et gaz, grands travaux publics, industries minières, métallurgie, agrobusiness, industries alimentaires… La construction européenne qui a abouti à un marché unique dominé par le grand capital est leur modèle. Les classes capitalistes brésilienne et argentine veulent mettre en concurrence les travailleurs des différents pays de la région pour en tirer un maximum de profit et être compétitives sur le marché mondial. Du point de vue de la gauche, ce serait une erreur tragique de soutenir une intégration latino-américaine sur le modèle européen dominé par le grand capital dans l’espoir illusoire de lui donner plus tard un contenu socialement émancipateur. Un tel soutien signifie se mettre au service des intérêts capitalistes. Il ne faut pas essayer de jouer au plus malin avec les capitalistes en leur laissant dicter les règles du jeu.
La deuxième option s’inscrit dans la tradition bolivarienne et veut donner un contenu de justice sociale au projet d’intégration continentale. Cela implique de récupérer le contrôle public sur les ressources naturelles de la région et sur les grands moyens de production, de crédit et de commercialisation. Il faut niveler vers le haut les acquis sociaux des travailleurs et des petits producteurs tout en réduisant les asymétries entre les économies de la région. Il faut améliorer substantiellement les voies de communications entre les pays de la région tout en respectant rigoureusement l’environnement (par exemple, développer le chemin de fer et d’autres moyens de transport collectif plutôt que les autoroutes). Il faut doter, grâce à un vaste plan public, l’ensemble de la population de logements de qualité grâce à la rénovation des quartiers existants ou à la construction de nouveaux. Il faut soutenir les petits producteurs privés dans de nombreuses activités : agriculture, artisanat, commerce, services. Le processus d’émancipation sociale que poursuit le projet bolivarien du XXIe siècle veut libérer la société de la domination capitaliste en soutenant les formes de propriétés qui ont une fonction sociale positive. Comme indiqué dans le point 4 de la partie I, il s’agit de mettre fin à la propriété capitaliste des grands moyens de production, de service, de commerce et de communication en transférant ceux-ci vers le secteur public et en développant ou en renforçant d’autres formes de propriété à fonction sociale : la petite propriété privée (notamment dans l’agriculture, la petite industrie, le commerce, les services), la propriété coopérative, la propriété collective et les formes de propriétés traditionnelles des peuples originaires (qui contiennent généralement un haut degré de propriété collective). C’est une condition sine qua non du socialisme du XXIe siècle. Bien sûr, les rythmes pour y arriver peuvent différer en fonction des rapports de force et de la maturité des conditions tant objectives que subjectives.
Parmi les priorités en terme de tâches, il faut auditer et contrôler strictement les banques privées, afin d’éviter que l’État soit amené à nationaliser les pertes des banques comme cela s’est passé tant de fois dans le passé (Chili sous Pinochet, Mexique en 1995, Équateur en 1999-2000, etc.). Il faut nationaliser les banques sans indemnisation et en exerçant un droit de réparation sur le patrimoine de leurs propriétaires.
Par ailleurs, il faut rompre avec le modèle productiviste et extractif et le remplacer par une dynamique écosocialiste.
Il est fondamental de :
— soutenir les collectifs de travailleurs qui veulent exercer un contrôle ouvrier sur la gestion des entreprises capitalistes ;
— mettre en place des mécanismes pour éviter deux écueils majeurs : 1) la monopolisation des décisions par la bureaucratie de l’État et 2) l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie à partir des entrailles du nouveau régime (96). Le mécanisme indispensable et certainement le plus efficace, c’est l’application, là aussi, d’une politique de contrôle ouvrier et de contrôle citoyen sur la comptabilité et la gestion des entreprises et des institutions publiques. Il faut aussi bien sûr, améliorer la formation des gestionnaires des entreprises publiques ;
— mettre en place une relation interactive entre les gouvernements de gauche et le peuple. Ce dernier doit renforcer son niveau d’auto-organisation et construire d’en bas des structures de pouvoir populaire.
Le respect et la promotion des cultures et des droits des peuples originaires doit constituer une priorité. La réalisation effective de l’égalité hommes-femmes en est une autre.
On ne construira pas le socialisme du XXIe siècle dans un seul pays. L’intégration latino-américaine implique de se doter d’une architecture financière, juridique et politique commune.
De nombreux litiges ont surgi ces dernières années entre les États de la région et des multinationales, qu’elles soient du Nord ou du Sud. Au lieu de s’en remettre au CIRDI dominé par une poignée de pays industrialisés, les pays de la région devraient créer un organe régional de règlement des litiges en matière d’investissement. En matière juridique, les États latino-américains devraient appliquer la doctrine Calvo (97) en refusant de renoncer à leur juridiction en cas de litige avec des États ou des entreprises privées. Comment peut-on encore signer des contrats d’emprunt ou des contrats commerciaux qui prévoient qu’en cas de litige, seules sont compétentes les juridictions des États-Unis, de Grande-Bretagne ou d’autres pays du Nord ? Il s’agit d’un renoncement inacceptable à l’exercice de la souveraineté.
Bien sûr, il faut une dimension politique de l’intégration : un parlement latino-américain élu au suffrage universel dans chaque pays membre et doté de véritables pouvoirs législatifs. Dans le cadre de la construction politique, il faut éviter de reproduire le mauvais exemple européen dans lequel la Commission européenne (c’est-à-dire le gouvernement européen) dispose de pouvoirs exagérés par rapport au parlement. Il faut aller vers un processus constituant démocratique afin d’adopter une Constitution politique commune. Là aussi, il faut éviter de reproduire le processus antidémocratique utilisé par la Commission européenne pour tenter d’imposer un traité constitutionnel sans la participation active des citoyens et sans soumettre le projet à un référendum dans chaque pays membre. Au contraire, il faut suivre l’exemple des Assemblées constituantes du Venezuela (1999), de Bolivie (2007) et d’Équateur (2007-2008). Les avancées démocratiques importantes qui ont été acquises au cours de ces trois processus devraient être intégrées dans un processus constituant bolivarien. S’il faut commencer par le Venezuela, l’Équateur et la Bolivie, ne s’agit-il pas de raviver le parlement andin ? A moins de donner la priorité à l’ALBA qui correspond à un ensemble plus large (trois pays andins, plusieurs pays de la Caraïbe et d’Amérique centrale).
Il est également nécessaire de renforcer les compétences de la Cour interaméricaine de justice notamment en matière de garantie du respect des droits humains qui sont indivisibles.
Jusqu’ici, plusieurs processus d’intégration coexistent : Communauté andine des Nations, Mercosur, Unasur, Caricom, Alba… Il est important d’éviter la dispersion et d’adopter un processus intégrateur avec une définition politico-sociale basée sur la justice sociale. Ce processus bolivarien devrait réunir les pays d’Amérique latine (Amérique du Sud, Amérique centrale et Caraïbe) qui adhèrent à une telle orientation. Il vaut mieux commencer la construction commune avec un noyau restreint et cohérent qu’avec un ensemble hétéroclite d’États dont les gouvernements appliquent des politiques sociales et politiques contradictoires, voire antagoniques.
L’intégration bolivarienne doit aller de pair avec une déconnexion partielle par rapport au marché capitaliste mondial. Il s’agit de supprimer progressivement les frontières qui séparent les États qui participent au projet, en réduisant les asymétries entre pays membres, notamment grâce à un mécanisme de transfert de richesses des États les plus « riches » vers les plus « pauvres ». Cela permettra d’élargir considérablement le marché intérieur et favorisera le développement des producteurs locaux sous différentes formes de propriété. Cela permettra de remettre en vigueur le processus de développement (pas seulement l’industrialisation) par substitution d’importation. Bien sûr, cela implique par exemple de développer une politique de souveraineté alimentaire. Dans le même temps, l’ensemble bolivarien constitué par les pays membres devra se déconnecter partiellement du marché capitaliste mondial. Cela impliquera notamment d’abroger des traités bilatéraux en matière d’investissement et de commerce. Les pays membres de l’ensemble bolivarien devraient également sortir d’institutions comme la Banque mondiale, le FMI et l’OMC tout en promouvant la création de nouvelles instances mondiales démocratiques et respectueuses des droits humains indivisibles.
Comme indiqué plus haut, les États membres du nouvel ensemble bolivarien doivent se doter de nouvelles institutions régionales (comme la Banque du Sud) qui développeront des relations de collaboration avec d’autres institutions similaires regroupant des États dans d’autres régions du monde.
Il s’agit aussi de déclarer au niveau de la nouvelle entité constituée que le territoire commun ne peut comporter aucune base étrangère, tout comme le prévoient déjà les nouvelles constitutions bolivienne et équatorienne.
Les États membres du nouvel ensemble bolivarien agiront avec un maximum d’États tiers pour une réforme démocratique radicale du système des Nations unies afin de faire passer dans la pratique sa Charte et les nombreux instruments internationaux favorables à l’application des droits humains tels le Pacte international de droits économiques sociaux et culturels (1966), la Charte sur les droits et les devoirs des États (1974), la Déclaration sur le droit au développement (1986), la Résolution sur les droits des peuples indigènes (2007). De même, ils prêteront leur concours à l’action de la Cour pénale internationale et à la Cour internationale de justice de La Haye. Ils favoriseront l’entente entre les États et les peuples afin d’agir pour limiter au maximum le changement climatique car celui-ci représente un terrible danger pour l’humanité.
La tâche est ardue, mais les perspectives sont tracées et elles sont particulièrement enthousiasmantes, dans un monde enfin basé sur le respect absolu de l’humain et de l’environnement. Il faut s’y précipiter sans tarder.

Septembre 2009 (article paru dans Inprecor)
* Éric Toussaint, président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), est membre du Comité international de la IVe Internationale et militant de sa section belge (LCR-SAP). Il a publié récemment, entre autres, « Banque du Sud et nouvelle crise internationale », Liège-Paris 2008 et, avec Damien Millet, « 60 Questions 60 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale », Liège-Paris 2008.

83. Extractif : qui se rapporte ici à un modèle de développement basé sur les industries extractives.
84. Lancée à l’occasion du premier sommet des présidents sud-américains en 2000, l’Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale d’Amérique du Sud (IIRSA) est un vaste programme de construction ou de modernisation d’infrastructures telles que des routes, des ponts, des voies fluviales, des aéroports, des gazoducs, des oléoducs, des lignes à haute tension. Son financement est assuré par la Banque interaméricaine de développement (BID), la Corporation andine de développement (CAF), le Fonds financier du bassin de la Plata (FONPLATA) et la Banque nationale de développement économique et social (BNDES) du Brésil. Elle vise tout particulièrement à assurer la communication entre les zones andines et tropicales. Le Brésil comme première puissance régionale y joue un rôle prépondérant.
85. « Los Gobiernos Progresistas en Surámerica, no han puesto en tela de juicio la validez del modelo extractivista », Entrevista a Alberto Acosta de FLACSO por Yásser Gómez / Revista Mariátegui, 06/09/2009, http://mariategui.blogspot.com/2009/09/los-gobiernos-progresistas-en.html
86. La décision de principe de créer une nouvelle monnaie, « le Sucre » (Système Unifié de Compensation Régionale), a été entérinée le 16 avril 2009 à Cumana au Venezuela par les principaux dirigeants de l’ALBA, l’Alternative bolivarienne pour les Amériques. Ce bloc a été créé en 2004 par le Vénézuélien Hugo Chávez et le Cubain Fidel Castro, pour contrecarrer un projet, aujourd’hui au point mort, de zone de libre-échange des Amériques, promue par les États-Unis. Cinq autres pays, la Bolivie, le Nicaragua, le Honduras, la Dominique, et très récemment Saint Vincent et les Grenadines, ont depuis rejoint ce bloc économique. Le Sucre servira essentiellement d’unité de compte pour régler les échanges commerciaux entre les pays qui y auront souscrit. Il pourrait préfigurer une véritable monnaie commune.
87. Il s’agit d’un montant très faible si on le compare aux réserves de changes disponibles, aux besoins des États membres pour financer le développement et enfin aux autres banques (BNDES à elle seule dispose d’un capital supérieur).
88. Pour une présentation des étapes dans la construction de la Banque du Sud et des débats qui la concernent, voir Éric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse 2008, chapitres 1 à 4.
89. La première lettre date de juin 2007 : www.cadtm.org/Lettre-ouverte-aux-Presidents-de-l et www.cadtm.org/Des-mouvements-sociaux-et-des ; la seconde lettre de décembre 2007 : www.cadtm.org/2eme-lettre-ouverte-aux-Presidents ; la troisième lettre d’octobre 2008 : www.cadtm.org/LETTRE-AUX-PRESIDENTS-D-AMERIQUE ; la quatrième lettre d’août 2009 : www.cadtm.org/Declaracion-de-Quito-sobre-el (cette dernière existe uniquement en espagnol).
90. Le CADTM a été associé par le gouvernement équatorien à certaines étapes de la négociation de la création de la Banque du Sud. Il reçoit régulièrement des informations sur l’évolution des négociations. Le résumé des points d’accord est relatif à un document interministériel non public datant du 19 juin 2009.
91. L’adhésion du Venezuela à cette proposition n’est pas garantie car, au départ, Hugo Chávez souhaitait que la Banque réunisse la fonction de banque de développement et de fonds monétaire de stabilisation.
92. « Banco del Sur funcionará con o sin Brasil Gobierno », http://ww1.elcomercio.com/noticiaEC.asp?id_noticia=304404&id_seccion=6
93. « Banco del Sur puede activarse con dos o tres países » « El presidente de la República Bolivariana de Venezuela, Hugo Chávez, insistió en la activación del Banco del Sur, “si no pueden todos los países comencemos dos o tres países”. » Voir www.abn.info.ve/noticia.php?articulo=198668&lee=4
94. Simón Bolívar (1783-1830) a été l’un des premiers à tenter d’unifier les pays d’Amérique latine afin d’en faire une seule et même nation indépendante. Après de longues luttes, il réussit à libérer le Venezuela, la Colombie, l’Équateur, le Pérou et la Bolivie de la domination espagnole. Étant considéré comme un véritable héros, son nom se trouve rattaché à bien des lieux dans toute l’Amérique latine.
95. À partir de 1959, la révolution cubaine a tenté de donner un contenu socialiste au projet bolivarien d’intégration latino-américaine. L’intervention militaire brutale des États-Unis, appuyée sur les classes dominantes et les forces armées locales, mit fin au cycle ascendant d’émancipation sociale de cette période à l’échelle du continent (blocus de Cuba à partir de 1962, junte militaire à partir de 1964 au Brésil, intervention nord-américaine à Saint-Domingue en 1965, dictature de Banzer en Bolivie en 1971, coup d’État de Pinochet en 1973, installation de dictatures en Uruguay et en Argentine…).
96. Voir les recommandations exprimées plus haut dans « Quelques pistes pour avancer vers le socialisme du XXIe siècle ».
97. Cette doctrine de droit international, établie en 1863 par le juriste et diplomate argentin Carlos Calvo, prévoit que les personnes physiques ou morales étrangères doivent se soumettre à la juridiction des tribunaux locaux pour les empêcher d’avoir recours aux pressions diplomatiques de leur État ou gouvernement. Cette doctrine s’est matérialisée dans du droit positif, par exemple la résolution 1803 sur les ressources naturelles de 1962 (souveraineté permanente sur les ressources naturelles) ou encore dans la Charte des droits et devoirs économiques des États de 1974. Selon cette doctrine, tous les biens, corporels, incorporels, matériels et immatériels, sont soumis à la loi de l’État souverain et, en cas de différends, ce sont les tribunaux nationaux qui sont compétents.

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