Eric Toussaint *
IV. La révolution citoyenne en Équateur
Lors des élections générales du 26 avril 2009, les Équatoriens ont donné un nouveau mandat présidentiel de quatre ans à Rafael Correa qui a obtenu 55 % des voix et devancé de plus de 20 points Lucio Gutierrez, son principal adversaire, l’ancien président renversé par une mobilisation populaire en 2005.
A la tête de ce qu’il appelle lui-même un « processus de révolution citoyenne », Rafael Correa a déjà gagné plusieurs suffrages importants. Élu président fin 2006, il a remporté en avril 2007, avec 82 % de « Oui », le référendum sur la convocation d’élections générales afin de désigner les membres d’une Assemblée constituante (à l’époque tout l’establishment et tous les medias s’opposaient à lui). En septembre 2007, les électeurs ont donné la majorité de l’Assemblée constituante aux candidats du mouvement País, le nouveau mouvement politique de Rafael Correa, et aux partis de gauche qui soutenaient son projet. Le texte de la nouvelle Constitution a été approuvé par les « assembléistes » en juillet 2008 après huit mois d’élaboration démocratique au cours de laquelle les élus de l’opposition ont eu tout le loisir de faire des propositions. Ce projet de Constitution, élaboré avec une grande participation de la société civile, a ensuite été soumis à un référendum le 28 septembre 2008. Il a été approuvé par plus de 60 % des votants. Les élections du 26 avril ont donc confirmé le soutien populaire dont bénéficie Rafael Correa et les partis qui lui sont alliés.
Le mouvement País ne dispose pas à lui seul d’une majorité de sièges au sein de la nouvelle Assemblée nationale qui compte 124 membres. Pour avoir la majorité, il doit faire alliance avec d’autres mouvements et partis politiques : Pachakutik (lié à la Confédération des nations et des peuples indigènes de l’Équateur — CONAIE), le MPD (ex-maoïste), les municipalistes…
La nouvelle Constitution garantit davantage de droits culturels, économiques et sociaux à la population. Le caractère plurinational de l’État est enfin affirmé (ce qui constituait une revendication essentielle des organisations représentant les peuples indigènes). Phénomène inédit dans l’histoire constitutionnelle mondiale, cette Constitution reconnaît des droits à la Nature, ce qui prend en compte un apport des peuples indigènes et de leur cosmovision. En ce qui concerne les médias, la Constitution interdit dorénavant à des banquiers d’être propriétaires de journaux, de radios et de chaînes de télévision.
Elle a également instauré un mécanisme démocratique qui permet de révoquer à mi-mandat des élus à tous les niveaux, y compris le président de la République (c’est aussi le cas des Constitutions vénézuélienne et bolivienne actuellement en vigueur).
En matière d’endettement, la Constitution représente une grande avancée à prendre en exemple par les autres pays et à mettre en pratique (voir encadré). En effet, les articles 290 et 291 déterminent et limitent strictement les conditions dans lesquelles les autorités du pays peuvent contracter des emprunts. Ils rejettent l’emprunt pour payer d’anciennes dettes. Ils rejettent des dettes constituées d’une capitalisation des intérêts de retards (ce qu’on désigne par anatocisme), pratique courante des créanciers membres du Club de Paris. Ils avertissent les prêteurs que s’ils octroient des prêts dans des conditions illégitimes, ceux-ci seront remis en cause. Ils considèrent comme imprescriptibles les délits qui concernent l’endettement public. Ils excluent la possibilité que l’État assume la dette des banquiers privées ou d’autres entités privées. Ils prescrivent la mise en place d’un mécanisme d’audit intégral et permanent de l’endettement public interne et externe.
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La constitution équatorienne à propos de l’endettement public
Art. 290. — L’endettement public sera soumis aux règles suivantes :
1. On ne recourra à l’endettement public que si les rentrées fiscales et les ressources provenant de la coopération internationale sont insuffisantes.
2. On veillera à ce que l’endettement public n’affecte pas la souveraineté nationale, les droits humains, le bien-être et la préservation de la nature.
3. L’endettement public financera exclusivement des programmes et projets d’investissement dans le domaine des infrastructures, ou des programmes et projets qui génèrent des ressources permettant le remboursement. On ne pourra refinancer une dette publique déjà existante qu’à condition que les nouvelles modalités soient plus avantageuses pour l’Équateur.
4. Les accords de renégociation ne contiendront aucune forme tacite ou expresse d’anatocisme ou d’usure.
5. Les dettes déclarées illégitimes par un organisme compétent seront remises en cause. En cas de dettes déclarées illégales, on exercera le droit de récupération des sommes liées aux dommages qu’elles ont entraînés.
6. Les actions en responsabilité administrative ou civile en matière de contraction ou de gestion de dette publique seront imprescriptibles.
7. L’« étatisation » des dettes privées est interdite. (…)
Art. 291. — Les organes compétents, déterminés par la Constitution et la loi, réaliseront au préalable des analyses financières, sociales et environnementales de l’impact des projets afin de déterminer la possibilité de financement. Ces organes procèderont également au contrôle et à l’audit financier, social et environnemental à chaque phase de l’endettement public interne et externe, tant dans la phase du contrat que dans celles de gestion et de renégociation.
Traduction de Stéphanie Jacquemont et d’Eric Toussaint
---------------------------------------------Fin de l’Encadré---------------------------------------
L’Équateur a fait une œuvre pionnière concernant la dette publique. Rafael Correa a créé en juillet 2007 la Commission d’audit intégral de la dette publique interne et externe (CAIC). Cette commission était composée de douze membres des mouvements sociaux (parmi lesquels la CONAIE), d’ONG et des mouvements travaillant sur la thématique de la dette de l’Équateur (comme la Red Guayaquil Jubileo 2000 et le Groupe national dette), six membres de campagnes internationales pour l’annulation de la dette du tiers-monde (61) et quatre délégués de l’État (le ministère des Finances, la Cour des Comptes, la Commission anti-corruption et le Parquet général). L’idée de Correa et d’un secteur de son gouvernement était d’agir concrètement pour mettre fin au remboursement d’une partie de la dette identifiée comme frauduleuse et illégitime.
A partir de novembre 2008, l’Équateur a suspendu le remboursement d’une grande partie de sa dette commerciale (62). Sur la base des résultats de l’audit, les autorités équatoriennes ont refusé de continuer à payer une dette identifiée comme frauduleuse et entachée de nombreuses irrégularités (63). La presse financière internationale a hurlé au scandale car l’Équateur a osé refuser de payer alors qu’il en avait les moyens. En juin 2009, les détenteurs de 91 % des bons en question ont accepté la proposition de rachat à 35 % de leur valeur nominale. Rafael Correa a déclaré lors de son discours d’investiture le 10 août 2009 que cela « signifie un gain de plus de 300 millions de dollars annuels durant les prochaines vingt années, sommes qui serviront non aux portefeuilles des créanciers mais au développement national. » (64)
L’Équateur offre l’exemple d’un gouvernement qui adopte la décision souveraine d’enquêter sur le processus d’endettement afin d’identifier les dettes illégitimes pour ensuite en suspendre le remboursement. La suspension du paiement d’une grande partie de la dette commerciale suivie de son rachat à moindre coût montre que le gouvernement ne s’est pas cantonné aux discours de dénonciation. Ira-t-il plus loin ? Suspendra-t-il également le remboursement d’autres catégories de dettes ? La CAIC, dans ses recommandations, a proposé de suspendre le paiement d’autres montants très importants de la dette (65) qui correspondent aux créances réclamées par la Banque mondiale et d’autres institutions multilatérales ainsi que certaines dettes bilatérales, notamment celles réclamées par l’Italie et le Brésil.
Dans ce dernier cas, le gouvernement de Rafael Correa a suspendu pendant plusieurs mois à partir de septembre 2008 le remboursement de la dette correspondant à la construction d’une centrale hydroélectrique (la centrale San Francisco) réalisée en dépit du bon sens par la transnationale brésilienne Odebrecht (66), qui a d’ailleurs été expulsée du pays à la même date.
Plus tard, suite à la pression du Brésil, l’Équateur a repris le paiement de la dette et a porté le litige avec Odebrecht devant un tribunal d’arbitrage à Paris (on attend toujours son verdict).
Par ailleurs, toujours sur base des travaux de la CAIC, le parquet de l’Équateur a entamé l’examen de la culpabilité de hauts fonctionnaires équatoriens qui ont commis différents types de délits lors de la signature ou de la renégociation de contrats d’endettement aux cours des années 1990 et au début des années 2000. L’avenir dira si les coupables seront effectivement traduits en justice et condamnés avant que la prescription ne joue en leur faveur. Rien n’est certain. Rafael Correa et son gouvernement peuvent hésiter comme tant d’autres gouvernements et poursuivre le paiement du reste de la dette ou ne pas traduire à temps les coupables en justice. Il faut prendre en considération le fait que l’Équateur est resté isolé sur la question de la dette : les autres gouvernements (y compris celui du Venezuela comme mentionné plus haut) poursuivent les remboursements et ne mettent pas d’audits en œuvre pour l’instant. Il n’en demeure pas moins que Rafael Correa a démontré qu’il était possible de prendre des mesures radicales en matière de dette sans devoir quémander la justice ou la générosité des créanciers. C’est une leçon qui devrait être retenue par d’autres gouvernements.
Avancées et limites des politiques en cours en Équateur
En sus de son attitude exemplaire pour tenter de trouver des solutions à l’endettement légué par les gouvernements antérieurs, la politique du président Rafael Correa pour réduire au minimum le recours à des sous-contrats dans les emplois salariés est positive.
Dans son discours d’investiture pour son nouveau mandat présidentiel, Rafael Correa a mis l’accent sur cette question ainsi que sur celle du salaire minimum : « Une des caractéristiques les plus importantes du socialisme du XXIe siècle, doctrine à laquelle adhère la révolution citoyenne, est précisément la suprématie de l’être humain sur le capital. Pour nous, l’être humain n’est pas un facteur de plus de production, mais l’objectif de la production. Ce que nous affrontons en ce sens est réellement atterrant : l’être humain converti en un instrument de plus d’accumulation du capital. Il ne fait aucun doute qu’une des principales victimes de la longue et triste nuit néolibérale, est la classe ouvrière. Aujourd’hui, parmi beaucoup d’autres choses, l’Équateur est un pays sans sous-traitance au niveau des contrats de travail. Dans le même sens, des salaires des professeurs, des domestiques, des artisans, des militaires et des policiers, etc., ont substantiellement augmenté, et pour la première fois dans l’histoire, les prix des services publics ont diminué. » (67)
Déclarer que le pays est libéré de la sous-traitance est exagéré, mais il n’en reste pas moins que le gouvernement a fait de gros efforts pour contraindre les employeurs à embaucher directement des salariés qui auparavant étaient engagés via la sous-traitance dans des conditions extrêmement précaires.
Il faut également mettre au crédit du gouvernement de Rafael Correa une politique internationale progressiste qui se rapproche de celle du Venezuela et de la Bolivie. L’Équateur a expulsé le représentant permanent de la Banque mondiale en avril 2007, fait des propositions très avancées en terme de construction de la Banque du Sud, mis fin à la présence militaire des États-Unis sur son territoire (non renouvellement de l’accord concernant la base de Manta) et, plus récemment, annoncé qu’il quittait le CIRDI, le tribunal de la Banque mondiale en matière de litige sur les investissements, suivant en cela l’exemple donné par la Bolivie en mai 2007.
Au débit du gouvernement Correa on peut déplorer sa grande difficulté à prendre en compte les apports fondamentaux d’un certain nombre d’organisations sociales de premier plan, à commencer par la CONAIE, ce qui crée une situation de tension permanente sur un certain nombre de thèmes importants (68). Parmi les contentieux les plus graves, vient en premier lieu la politique d’ouverture de Rafael Correa aux investissements privés étrangers dans l’industrie minière et pétrolière (69). Une fois de plus, la CONAIE, lors d’une assemblée extraordinaire tenue les 8 et 9 septembre à Quito, n’a pas mis de gants et a fustigé la politique du gouvernement Correa caractérisé comme néolibéral et capitaliste (70) : la CONAIE « exige de l’État et du gouvernement qu’il nationalise les ressources naturelles et qu’il mette en pratique l’audit sur les concessions pétrolières, minières, aquifères, hydrauliques, téléphoniques, radiophoniques, télévisuelles et des services environnementaux, la dette extérieure, le prélèvement des impôts et les ressources de la sécurité sociale. » La CONAIE ajoute qu’elle exige « la suspension de toutes les concessions (extractives, pétrolières, forestières, aquifères, hydroélectriques et celles liées à la biodiversité) » (71).
Par ailleurs, Rafael Correa a composé son gouvernement en prenant soin d’y faire coexister des ministres de gauche et des ministres liés plus ou moins directement à différents secteurs de la classe capitaliste équatorienne, ce qui le contraint à des arbitrages perpétuels (72). On peut parler véritablement d’un gouvernement en dispute au sein duquel la droite dispose d’allié/es de poids. C’est pourquoi le précédent mexicain dont parle Claudio Katz ci-dessous est pertinent pour prédire une des évolutions possibles de l’Équateur.
On pourrait par ailleurs mentionner l’hésitation de Rafael Correa à doter l’État d’instruments financiers suffisamment puissants pour investir et créer des emplois. Les deux banques publiques principales, la Banque nationale de développement (BNF) et Banco del Pacifico, sont sous-capitalisées. C’est comme si les ministres liés aux secteurs financiers privés réussissaient à convaincre le président de laisser aux banquiers privés un maximum de liberté qu’ils n’utilisent d’ailleurs pas pour développer véritablement l’investissement productif. A ce niveau-là, pour reprendre le raisonnement de Claudio Katz, il semble que l’État ne soit pas véritablement fonctionnel pour un projet capitaliste national. Raison de plus pour que les mouvements sociaux et les partis de gauche tentent de donner une issue non capitaliste au futur du pays.
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Le précédent mexicain (73)
La trajectoire suivie par la révolution mexicaine indique une autre issue possible aux processus nationalistes actuels. Cet événement a été célébré officiellement pendant des dizaines d’années comme un fait marquant de la lutte pour l’émancipation, mais en réalité, il a permis à une classe capitaliste de naître au sein de l’État. De nombreux récits ont montré comment les figures éminentes de la révolution se sont enrichies avec les fonds publics, aux dépens de la majorité du peuple. Cette duplicité entre le mythe libérateur et la réalité oppressive a dominé pendant des dizaines d’années la vie politique mexicaine et doit être étudiée avec attention au Venezuela, en Bolivie et en Équateur. La création d’une couche de privilégiés — né des entrailles mêmes d’un processus libérateur — constitue un des deux grands dangers que les processus radicaux des trois pays doivent affronter. (…)
La révolution mexicaine s’est enlisée à la suite de rebondissements tumultueux. La première irruption paysanne de 1911 a fait d’un conflit entre des fractions modérées, la plus grande convulsion de l’histoire du pays. Cette phase s’est épuisée après une décennie d’affrontements armés qui débouchèrent sur un gouvernement d’arbitrage entre les grands secteurs en conflit (défaite des zapatistes et neutralisation des carrancistes en 1919).
Les opprimés n’ont pas triomphé mais ils n’ont pas été non plus vaincus et la révolution n’a pas réalisé ses objectifs de modernisation. La concrétisation des aspirations populaires aussi a été interrompue et cette indéfinition a débouché dans les années 1930 sur la réouverture d’un processus qui n’avait pas trouvé sa conclusion. Avec le soutien renouvelé des mobilisations ouvrières et paysannes, la fraction progressiste de Lazaro Cárdenas (74) marginalisa les conservateurs de Calles et relança les réformes (75).
Les six années de gestion de ce président présentent plusieurs analogies avec l’actuel processus bolivarien. On entreprit des améliorations sociales, des réformes agraires et plusieurs expropriations de compagnies pétrolières nord-américaines. (…)
Mais Cárdenas lui-même orienta ces mesures vers un nouveau développement du capitalisme mexicain. Il stimula l’accumulation privée par la réduction des impôts, érigea un système bancaire adapté aux besoins des grands groupes et utilisa des fonds publics pour aider des entreprises en difficulté. De plus, il maintint des relations commerciales bien huilées avec les États-Unis et évita l’extension des nationalisations au secteur stratégique des mines.
La cooptation paternaliste des syndicats ouvriers et paysans constitua le complément politique de ce schéma de capitalisme d’État. La bureaucratie de ces organisations fut renforcée et la gauche fut délibérément marginalisée. Quand l’étape radicale se termina, Cárdenas abandonna la scène et le droitier Avila Camacho mit en marche les mesures exigées par les nouveaux capitalistes. C’est le début des trois décennies de monopole politique du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel), qui accentuèrent la concentration de la richesse au sein d’un très petit nombre de secteurs capitalistes.
En même temps que la mystification rituelle de la révolution, le nouveau régime parraina et protégea l’accumulation privée. Les conquêtes populaires furent petit à petit vidées de leur contenu et le contenu originel de l’éclosion de 1910 se dissipa. Les capitalistes utilisèrent la légitimité issue de la révolution pour stabiliser leur domination durant une longue période. Ils purent s’épargner les coûts et les inconvénients des dictatures soutenues par leurs pairs du continent.
Cette trajectoire illustre comment un processus qui ne se radicalise pas, finit par éliminer ses aspects progressistes. L’action populaire est remplacée par un système de protection officielle de la classe capitaliste. Si cette évolution se répète au Venezuela, en Bolivie ou en Équateur, un tour conservateur succédera à l’actuelle étape cardéniste (76) de Chávez, Morales et Correa. (…)
Les classes dominantes rêvent de profiter de la permanence d’un souvenir émancipatoire dans la mémoire des masses pour refaire leur pouvoir.
Le Venezuela offre un terrain propice pour tenter une répétition de l’expérience mexicaine, d’autant que son histoire comprend une importante tradition de capitalisme d’État. Jusqu’en 1936, il fonctionnait comme économie exportatrice de produits agricoles de base, mais avec l’exploitation du pétrole, une classe dominante locale s’est forgée, alliée aux multinationales. Ce secteur s’est accoutumé à vivre de la rente pétrolière en compagnie des gouvernements qui se succédaient. Toutes les tentatives d’industrialisation, de substitution des importations et de diversification économique ont été caractérisées par cette association qui, de plus, généralisa des habitudes durables de consumérisme parasitaire et d’inefficience bureaucratique (77).
Ce gaspillage des ressources publiques mena à un enrichissement de la bourgeoisie qui finit par appauvrir ce même État. Les saccages de l’ère néolibérale — entre 1983 et 1988 — furent le corolaire de l’essai infructueux d’impulser la formation d’une classe capitaliste compétitive avec les ressources du Trésor. Malgré les sommes énormes investies par l’État, une bourgeoisie comparable à celles du Mexique, du Brésil ou de l’Argentine, n’a pas émergé au Venezuela. Une transition cardéniste représenterait une autre tentative pour atteindre cet objectif.
Enrichissement à partir de l’État
Les promoteurs de la “Bolibourgeoisie”, c’est-à-dire les secteurs qui profitent du boom pétrolier des dernières années pour s’enrichir, travaillent activement à refaire le chemin mexicain. Ce sont des banquiers qui s’enrichissent par l’intermédiaire des bons publics, des hommes d’affaires qui font des contrats juteux, des importateurs qui profitent de la fièvre de consommation dispendieuse et des entrepreneurs qui n’investissent pas mais qui haussent les prix, générant un cycle vicieux d’offre basse et de haute inflation (78).
L’expansion des nationalisations qui caractérise le processus bolivarien — non seulement dans le secteur du pétrole mais aussi dans la téléphonie, l’électricité ou l’eau — ainsi que l’annulation de l’autonomie de la Banque centrale, pourraient arriver à être fonctionnelles pour ce processus de réorganisation capitaliste. Comme l’a démontré l’ère du PRI mexicain, les nationalisations peuvent être orientées au service des puissants.
La même tendance à transformer un gouvernement surgi du soulèvement populaire en un régime de nouvelles élites existe en Bolivie. C’est le projet de « capitalisme andin » que soutient le vice-président A. García Linera. Il s’appuie sur l’expectative d’utiliser la nouvelle rente des hydrocarbures pour industrialiser le pays, au bénéfice de la classe dominante. Ce programme suppose qu’un « gouvernement des mouvements sociaux » permettrait de « redistribuer le pouvoir », en faveur de « l’économie communautaire, du capitalisme et du post-capitalisme » (79).
Mais ces objectifs ne sont pas conciliables. Quand un gouvernement appuyé par les masses, renforce les grands entrepreneurs, il cesse d’exprimer les intérêts des mouvements sociaux. Il peut exercer un arbitrage entre capitalistes, mais il ne favorise pas les opprimés. Il sanctionne les financiers au profit des industriels, favorise les entreprises locales face aux concurrents étrangers, mais il ne promeut pas l’économie solidaire, ni ne prépare une transition socialiste. Il valide simplement une variante du capitalisme qui, à la longue, est très néfaste pour les intérêts populaires.
Dans ce schéma, la nouvelle rente des hydrocarbures tendrait à financer l’accumulation et pas la réforme agraire, les augmentations de salaire ou les améliorations sociales. (…)
Les projets de capitalisme d’État représentent en Bolivie une histoire de frustration très supérieure à quelque précédent au Mexique ou au Venezuela. L’expérience classique du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) entre 1952 et 1956, non seulement a laissé intacte la terrible arriération du pays, mais s’est conclue par une évolution pro-impérialiste de son mentor (80). Après avoir nationalisé les mines, Paz Estensoro dirigea l’ouverture au capital étranger, l’augmentation de la dette externe, la soumission au FMI et la vente du pétrole à la Gulf Oil Company.
Des pressions s’exercent actuellement pour substituer l’expérience néolibérale catastrophique de 1985-2003 par un nouvel essai de capitalisme régulé. Mais les secteurs capitalistes ont de grandes aspirations de profit immédiat et peu de prédisposition à accepter la supervision de l’État. Dans un pays soumis à des tensions régionales qui peuvent déboucher sur la dislocation, et en présence d’un grand mouvement populaire, la marge pour accoucher d’une nouvelle bourgeoisie à partir de l’État est très étroite. Cet espace est significativement plus petit que celui du précédent mexicain ou du cas vénézuélien (81).
On observe un panorama semblable en Équateur. Historiquement, le pays reste structuré autour de deux secteurs dominants : les agro-exportateurs de la côte et l’oligarchie de la sierra (…). L’héritage récent de deux décennies d’ajustement structurel, la stagnation productive et l’échec financier, accentuent le manque de cohésion pour un nouveau modèle capitaliste. De plus, le pays ploie sous le corset de la dollarisation et l’instabilité financière que recréent les envois des migrants et l’incidence du narcotrafic (82).
Claudio Katz
Traduction par Denise Comanne et Eric Toussaint
----------------------------------------------------Fin de l’Encadré----------------------------------------
(Article paru dans Inprecor)
* Éric Toussaint, président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), est membre du Comité international de la IVe Internationale et militant de sa section belge (LCR-SAP). Il a publié récemment, entre autres, « Banque du Sud et nouvelle crise internationale », Liège-Paris 2008 et, avec Damien Millet, « 60 Questions 60 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale », Liège-Paris 2008.
61. Le CADTM était représenté par Eric Toussaint qui a effectué six séjours en Équateur en 2007-2008 dans le cadre de sa mission en tant que membre de cette commission. Les autres mouvements internationaux représentés étaient Latindadd, Jubileo Sur, Eurodad, l’Audit Citoyen de la Dette (Brésil) et Jubilé Allemagne.
62. Les bons « Global 2012 et 2030 », qui représentent environ 85 % de sa dette commerciale.
63. L’ensemble du rapport final de la CAIC est en ligne en espagnol sur le site du CADTM : www.cadtm.org/Informe-final-de-la-Auditoria. La partie qui concerne la dette commerciale externe ayant fait l’objet d’une suspension partielle de paiement correspond au chapitre 2 – Section 1 (pages 14 à 88).
64. Voir les extraits du discours de Rafael Correa sur www.cadtm.org/Discours-d-investiture-du
65. Voir les chapitres 2, 3 et 4 du rapport final de la CAIC. Voir également « L’Équateur à la croisée des chemins », in CADTM, Les Crimes de la dette, CADTM-Syllepse, 2007, partie III.
66. Odebrecht, qui réalise des travaux publics dans tout le continent latino américain, est bien connue pour sa politique de corruption, de surfacturation, de non respect des contrats et de dégradation de l’environnement. Elle bénéficie systématiquement du soutien de l’État brésilien à travers la banque publique brésilienne BNDES qui prête de l’argent public aux gouvernements de la région afin qu’ils confient de grands travaux à Odebrecht (le coût de la centrale San Francisco dépasse 600 millions de dollars).
67. Voir extraits du discours d’investiture de Rafael Correa : www.cadtm.org/Discours-d-investiture-du
68. Voir notamment la résolution de l’assemblée extraordinaire de la CONAIE réunie les 8 et 9 septembre à Quito qui déclare que le gouvernement de Rafael Correa est néolibéral et capitaliste (« Declarar al gobierno de Rafael Correa como gobierno neoliberal y capitalista por sus acciones y actitudes… », http://ecuador.indymedia.org/es/2009/09/30224.shtml
69. L’Équateur possède une économie basée principalement sur la rente du pétrole. Il faut bien avoir en tête que le pétrole représente pour l’année 2008, 22,2 % du PIB, 63,1 % des exportations et 46,6 % du Budget Général de l’État.
70. Voir http://ecuador.indymedia.org/es/2009/09/30224.shtml, Asamblea Extraordinaria de la CONAIE: Resoluciones de Nacionalidades y Pueblos
71. http://ecuador.indymedia.org/es/2009/09/30224.shtml, Asamblea Extraordinaria de la CONAIE: Resoluciones de Nacionalidades y Pueblos
72. Alberto Acosta donne un exemple captivant des contradictions à l’intérieur du gouvernement et des arbitrages qu’opère Rafael Correa : « Il faut noter qu’initialement, cette proposition révolutionnaire [Alberto Acosta se réfère au projet ITT], sans aucun doute possible, a provoqué un affrontement à l’intérieur du gouvernement du président Correa, qui a eu, au début, quelques objections venant des urgences économiques qu’a un pays aussi pauvre que l’Équateur. D’un côté, c’est moi qui menais l’initiative comme ministre de l’Énergie et des Mines. C’était une décision peu comprise par la logique traditionnelle. Il était inconcevable que le propre ministre de la branche propose de laisser le pétrole sous terre, de ne pas exploiter le pétrole. D’un autre côté, le président de l’entreprise étatique Petroecuador qui voulait exploiter ce pétrole, faisait pression à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement pour accélérer cette exploitation. Il faut prendre en compte que j’étais le président du directoire de Petroecuador, l’autre était le président exécutif de la dite entreprise. Nous avions des positions opposées. Pendant que je cherchais à consolider la non-extraction du brut, le président de l’entreprise étatique accélérait les contrats pour livrer ce gisement d’hydrocarbure à plusieurs entreprises pétrolières. C’en était à un point tel que, sans m’en informer, il négociait avec les entreprises étatiques du Chili (Enap), de la Chine (Sinopec) et du Brésil (Petrobras). Il parlait aussi avec l’entreprise étatique vénézuélienne (PDVSA) pour extraire le pétrole. Son objectif était d’arriver à signer un accord pour extraire rapidement le pétrole. La situation était tendue. A tel point que nous sommes allés à un directoire de Petroecuador, au cours duquel nous nous sommes réunis normalement très tôt le matin (les sessions commençaient à 6h du matin), réunion à laquelle participa le président de la République. Ce dernier a écouté les arguments des deux parties. Ensuite, il a opté pour soutenir la thèse de laisser le pétrole en terre, tout le temps qu’il y aurait une compensation financière internationale, parce que, à cette époque, nous parlions de compensation… S’il n’y avait pas la compensation financière, on exploiterait le pétrole, a dit le président. Il faut reconnaître qu’à partir de là, le thème financier a été au centre du débat et a servi pour baisser les tensions autour du fait que le pays perdrait beaucoup s’il n’extrait pas le brut. » Interview d’Alberto Acosta réalisée par Matthieu Le Quang et intitulée : « Le projet ITT : laisser le pétrole en terre ou le chemin vers un autre modèle de développement », www.cadtm.org/Le-projet-ITT-laisser-le-petrole Dans une autre interview récente, Alberto Acosta déclare à propos de la nature contradictoire du gouvernement de Rafael Correa : « un gouvernement qui développe encore certaines politiques clairement inspirées de la gestion néolibérale, qui représente toujours les intérêts des groupes économiques traditionnels, comme dans le domaine agraire. Et ceci s’explique aussi dans le secteur des mines (…)» in Los Gobiernos Progresistas en Surámerica, no han puesto en tela de juicio la validez del modelo extractivista. / Entrevista a Alberto Acosta de FLACSO por Yásser Gómez / Revista Mariátegui, 06/09/2009, http://mariategui.blogspot.com/2009/09/los-gobiernos-progresistas-en.html
73. Claudio Katz, Las disyuntivas de la izquierda en América latina, Éditions Luxemburg, Buenos Aires 2008, chapitre 3.
74. Le général Lazaro Cardenas a présidé le Mexique de 1934 à 1940.
75. Adolfo Gilly présente cette caractérisation dans « La guerra de clases en la revolución mexicana, Interpretaciones de la revolución mexicana », Nueva Imagen, México, 1979.
76. Qui se réfère à Lazaro Cardenas.
77. Pour une description de ces tendances, voir Lacabana Miguel, « Petróleo y hegemonía en Venezuela », Neoliberalismo y sectores dominantes, CLACSO, Buenos Aires 2006.
78. La droite fait une publicité intensive de cet enrichissement pour discréditer le chavisme. Un exemple : De Córdoba José, “Un producto curioso de la Venezuela de Hugo Chávez: los burgueses bolivarianos”, Wall Street Journal-La Nación, 1er décembre 2006.
79. Álvaro García Linera, “Hay múltiples modelos para la izquierda”, Página 12, 11-6-07.
80. Le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR, Movimiento Nacionalista Revolucionario) dirigé par Victor Paz Estenssoro est devenu le principal parti politique bolivien des années 1950. Malgré sa victoire aux élections de 1951, l’armée lui interdit l’accès au gouvernement. Éclate alors la révolution de 1952 qui permet au MNR de gouverner. Il instaure le suffrage universel, redistribue les terres du pays (2 août 1953), améliore l’éducation de la population rurale et nationalise les plus grandes compagnies minières du pays. Par la suite, Victor Paz Estenssoro et le MNR trahirent totalement leurs engagements et appliquèrent une politique radicalement néolibérale. Ce fut en particulier le cas au cours du quatrième mandat présidentiel de Victor Paz Estenssoro (1985-1989), au point que le MNR s’est totalement discrédité.
81. Pour une présentation de ces difficultés, voir Aillón Gomez Tanian « La fisura del estado como expresión de la crisis política de la burguesía en Bolivia », OSAL n° 10, enero-abril 2003.
82. Burbano de Lara Felipe, « Estrategias para sobrevivir a la crisis del estado », Neoliberalismo y sectores dominantes, CLACSO, Buenos Aires 2006.
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