M. Colloghan

vendredi 10 avril 2009

Bolivie : Un demi siècle de luttes populaires

Richard Neuville *


La victoire d'Evo Morales en décembre 2005 marque un changement notable dans l'histoire de la Bolivie. Pour la première fois un indien accède au pouvoir. Il s’agit d’une rupture fondamentale après cinq siècles de domination coloniale, impérialiste, oligarchique et néolibérale qui n’ont eu de cesse de piller les ressources naturelles du pays. Evo Morales hérite d'un pays ruiné où l'Etat n'existe pratiquement plus et dans lequel - pour reprendre une expression locale - jusqu'aux cendriers des ministères ont disparu. La Bolivie était devenue un paradis pour les banques, les multinationales et les familles de grands propriétaires, agroindustrielles et entreprises des mines. La victoire du Mouvement vers le socialisme - Instrument politique pour la souveraineté des peuples (MAS-IPSP) intervient après un cycle de luttes contre les recettes néolibérales mais puise également son origine dans les luttes qui permirent la Révolution Nationale de 1952. Certes les références ont changé, on invoque plus volontiers le chef indigène Túpac Katari, qui combattit les colonisateurs espagnols en 1780 que Marx ou Marcelo Quiroga Santa Cruz, dirigeant socialiste des années soixante-dix, et les acteurs ne sont plus les mineurs mais les paysans indigènes. Cependant les protagonistes actuels semblent animés par le même leitmotiv, le mouvement populaire bolivien s'appuie sur un nationalisme anti-impérialiste qui vise aussi bien les Etats-Unis que les oligarchies locales. Un bref retour sur un demi-siècle de luttes s’impose pour mieux comprendre le processus du changement.
1952 - 1985 : De la Révolution Nationale à l’émergence de nouvelles formes d’organisation
A la veille de la Révolution Nationale, le mouvement ouvrier n'est pas réellement parvenu à se structurer et ne dispose pas de représentation homogène dans la sphère politique. Seuls deux courants, les trotskystes du Parti ouvrier révolutionnaire (POR) et un courant nationaliste, le Mouvement national révolutionnaire (MNR) parviennent à exercer une influence.
Le 9 avril 1952, Le MNR tente de prendre le pouvoir par la voie insurrectionnelle. Il est soutenu par les forces de police et les milices du Movimiento et grâce à l'implication de groupes d'ouvriers à La Paz et des syndicats de mineurs qui bloquent le pays, la Révolution Nationale se réalise. Le 17 avril 1952, la Centrale ouvrière bolivienne (COB) est créée. Le prolétariat dispose enfin d'une structure syndicale nationale qui décide d'intégrer le gouvernement. La révolution est conduite par une alliance entre la petite bourgeoisie et la représentation ouvrière. Le nouveau pouvoir reprend les revendications des ouvriers et paysans, il décrète la nationalisation des mines en octobre 1952 et la réforme agraire en août 1953.
A partir des années 60, le MNR entre en crise avec, d'un coté, ceux qui souhaitent l'approfondissement du processus révolutionnaire et, de l'autre, ceux qui entendent se montrer conciliants avec les Etats-Unis et qui n'hésitent pas à réprimer le mouvement ouvrier. L'aile gauche, influencée par la COB crée en 1963 le Parti révolutionnaire de la gauche nationale (PRIN).
Le 2 novembre 1964, le général Barrientos prend le pouvoir lors d'un coup d'Etat. Le mouvement ouvrier fortement réprimé entre dans une phase de crise et se désorganise. Le mouvement paysan apporte son soutien à la dictature qui promet la poursuite de la réforme agraire. De même, le 6 octobre 1970, la COB soutient le coup d'Etat de Juan José Torres, un général nationaliste et met en place l'Assemblée populaire, forme de pouvoir indépendant, qui conteste la légitimité de l'appareil d'Etat créé en 1952. Avec le soutien des Etats-Unis, le général Hugo Banzer met fin à l'une des plus riches expériences du mouvement ouvrier bolivien le 21 août 1971. La gauche est contrainte d'entrer dans la clandestinité et le mouvement paysan, qui jusqu'alors s'était adapté aux différents pouvoirs, se réorganise et se revendique du « Katarisme » en référence à Túpac Katari.
En novembre 1977, face aux luttes de la COB et de la paysannerie mais également aux amicales pressions des Etats-Unis, Banzer accepte de convoquer des élections démocratiques. Mais la victoire de l'Unité démocratique et populaire (UDP) est annulée par la nouvelle dictature du général Luis García Meza. L'UDP revient au pouvoir en 1982. La situation économique est alarmante en raison notamment de l'hyperinflation. La COB revendique le contrôle ouvrier des principales entreprises publiques mais le gouvernement refuse de lui concéder. L'UDP perd les élections de 1985 et c'est Paz Estenssoro (MNR), figure emblématique de la Révolution de 1952 qui dirige le nouveau gouvernement. Mais le MNR s'est depuis rallié au diktat du mal nommé « Consensus de Washington » et n'hésite pas à pactiser avec Banzer qui a créé le parti, l'Action démocratique nationaliste (ADN). C'est le début d'une phase de vingt années de réformes néolibérales brutales en Bolivie.


1985 - 2005 : L’accumulation de forces en résistance au modèle néolibéralL'année 1985 représente un changement de conjoncture important pour la gauche bolivienne : les privatisations et le démantèlement des entreprises d'Etat entraînent des licenciements massifs et affectent particulièrement les bases militantes de la COB. Vingt mille mineurs sont licenciés et la marche qu'ils entreprennent en 1986 est durement réprimée. Une grande majorité est contrainte de s'exiler et rejoint les centres urbains tels qu'El Alto en grossissant le secteur informel ou s'installe dans les zones de production de la coca (les Yungas et le Chapare).
En 1979, le mouvement paysan se réorganise et créé la Confédération syndicale unifiée des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Les syndicats de cocaleros vont rapidement jouer un rôle important en résistant activement contre les politiques d'éradication de la coca. La gauche se refuse toujours à donner toute sa place à la paysannerie. En 1995, les organisations paysannes et indigènes décident donc de créer leur propre instrument politique sous le nom d'Assemblée pour la souveraineté des peuples (ASP). Cette nouvelle organisation repose sur les confédérations syndicales du monde rural. En 1999, le MAS-IPSP succédera à cette organisation en développant un discours anti-impérialiste dirigé à la fois contre les Etats-Unis et contre la classe politique bolivienne.
La « guerre de l'eau » à Cochabamba en 2000 permet la popularisation de ce nationalisme indigène en milieu urbain. A partir de cette date, les soulèvements populaires se multiplient contre les politiques néolibérales et les multinationales qui bénéficient de cette politique. Ce n'est plus la COB qui joue un rôle important dans ces mobilisations mais de nouveaux acteurs comme la Coordinadora del Agua à Cochabamba ou la FEJUVE (Fédération de comités de quartier) à El Alto en février 2005, contre la compagnie Aguas del Illimani (propriété de Suez-Lyonnaise des eaux).
La « guerre du gaz » en octobre 2003 contribue à renforcer ce néo-nationalisme dans les villes. Le refus de toute exportation de gaz vers la Californie à travers un gazoduc passant par le Chili entraîne une mobilisation populaire impulsée par les organisations de la ville de El Alto, telles la FEJUVE et la COR (Centrale ouvrière régionale) en lien avec les organisations paysannes de l'Altiplano. Une plateforme revendicative propre aux mouvements sociaux connue sous le nom de « l'agenda d'octobre » est élaborée, elle exige la nationalisation du gaz et la convocation d'une Assemblée constituante. Les journées d'octobre marquent une rupture avec le système politique bolivien en place et la forte répression (près de 60 morts) contraint Gonzalo Sánchez de Lozada à la fuite pour Miami.
En mai-juin 2005, une nouvelle crise éclate suite au refus du successeur de Gonzalo Sánchez de Lozada, Carlos Mesa, de promulguer une loi votée par le Congrès permettant la renégociation de contrats avec les multinationales qui exploitent les hydrocarbures. Dès lors, le pouvoir se voit contraint d'organiser des élections dans les six mois. Elles se dérouleront en décembre 2005.
La victoire d'Evo Morales et du MAS résulte d'une accumulation de luttes populaires et d'une radicalisation sociale importante qui ont fini de décrédibiliser la classe dirigeante. Après la seconde place obtenue de justesse en juin 2002, Evo Morales accède au pouvoir avec l'engagement de mettre en oeuvre « l'agenda d'octobre ». Cette victoire est devenue possible avec le ralliement des « classes moyennes urbaines » et notamment de nombreux intellectuels venus de la gauche marxiste et nationaliste, à l'image du Vice-président, Álvaro García Linera.


Richard NEUVILLE - mai 2008

D'après un article d'Hervé DO ALTO « De la Révolution Nationale à la victoire d'Evo Morales, retour sur un demi-siècle de luttes en Bolivie populaire (1952-2007) », paru dans Actuel Marx, n°42, octobre 2007, p.84-96. (Avec l’aimable autorisation de l'auteur).

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