mercredi 16 juillet 2025

L'expérience autogestionnaire durant la guerre civile espagnole


Par Richard Neuville 

À l'approche du 90e anniversaire du début de la guerre civile espagnole (1936-1939), Luis Buendía García et José Luis Carretero Miramar viennent de publier un nouvel ouvrage sur cette période historique. Membres de l'Institut de sciences économiques et de l'autogestion (ICEA)1 dans l'État espagnol, ils ont choisi de traiter plus spécifiquement l'expérience autogestionnaire de la révolution espagnole en rappelant qu'elle fut une des expériences les plus créatives, profondes et originales du XXe siècle.

 

Les auteurs rappellent que les collectivisations s'accompagnèrent de la création d'institutions éducatives, culturelles ouvertes à l'ensemble de la population et de la socialisation des ressources pour le bien-être commun. Pour autant, les auteurs évitent d'idéaliser le processus révolutionnaire. Ils s'appuient sur les recherches antérieures publiées dans plusieurs ouvrages en croisant les données pour évaluer l'amplitude des collectivisations industrielles et agraires dans les différents territoires de la péninsule. En particulier, celles connues du militant libertaire et écrivain français, Frank Mintz (La autogestión en la España revolucionaria - 1974), de Walter Bernecker (Colectividades y revolución social. El anarquismo en la guerra civil española, 1936-1939 - 1982) et les données de l'Institut de réforme agraire (IRA) utilisées par Gabriel Jackson (Entre la reforma y la revolución 1931-1939 – 1976) ou encore du célèbre historien britannique spécialiste de cette période de l'histoire espagnole, Hugh Thomas (Las colectividades agrarias anarquistas en la guerra civil española – 1982). Malgré les différents travaux, Buendía et Carretero insistent pour relativiser leur évaluation quantitative car il apparaît complexe d'inclure toutes les collectivités, faute d'études exhaustives.

Dans leur livre, les auteurs ont donc privilégié le développement de l'aspect qualitatif des collectivisations agraires et en zones rurales, en particulier en Aragon même si elles existèrent dans l'ensemble de la zone Républicaine, ce que confirment les sources de l'IRA. Ils traitent notamment des « facteurs fondamentaux de changements dans le contexte révolutionnaire aux niveaux du genre, de l'éducation et de la perception des classes populaires ». Autant d'expérimentations révolutionnaires susceptibles d'esquisser un projet de transformation « social libertaire », très perceptible dans cette région.

Les collectivisations des industries et de services sont également abordées et notamment en Catalogne et dans le Levant où elles ont été les plus nombreuses (70% des entreprises). L'autogestion en milieu urbain a pu prendre différentes formes : réquisition, collectivisation, contrôle ouvrier, socialisation, nationalisation et municipalisation, regroupement par branche d'activité. La reconversion industrielle, nécessaire à le production militaire, est également développée.

Buendía et Carretero évoquent également les tentatives de construire une économie intégrée de l'autogestion. Ils rappellent le programme proposé par Abad de Santillán au congrès de la CNT de Saragosse, quelques mois avant le coup d'État militaire, qui ne sera pas adopté mais qui inspirera grandement des collectifs d'ouvriers et de paysans libertaires et notamment en Aragon. Ils montrent les limites du « Décret de collectivisations et contrôle ouvrier » adopté en Catalogne par la Generalitat le 28 octobre 1936, qui sera utilisé par les forces réformistes pour récupérer le contrôle des entreprises, de l'économie et ôter le pouvoir des travailleur-se-s. En opposition, ils valorisent le Conseil d'Aragon créé à Caspe à l'initiative de la CNT et qui allait constituer la fédération des collectivités d'Aragon en février 1937. Il permit une « intégration économique fédéraliste des collectivité et une meilleure articulation de la vie productive dans la région ».

Ils mettent en exergue les changements importants en termes éducatifs au cours du processus révolutionnaire, même si des mutations étaient déjà intervenues avec l'avènement de la Seconde République espagnole en 1931. De nombreux centres éducatifs et d'activités culturelles, tout comme des écoles rationalistes furent créés dans les zones rurales en Aragon, en Andalousie, en Catalogne, La Manche, dans le Pays valencien, etc. inspirés des méthodes pédagogiques de l'Escuela Moderna de Francisco Ferrer i Guardia. Des centres de formations professionnelles, des colonies se développèrent. Des centres culturels et éducatifs, inspirés de la pédagogie populaire permirent la création d'organisations telles que Mujeres libres (femmes libres), la Maison de la Maternité à Barcelone ou l'École des Mères de Monzón.

Les auteurs traitent enfin de la subjectivité des classes populaires impliquées dans les expériences collectives et le caractère émancipateur totalement déterminant de telles expériences. Ils convoquent Michel Foucault (Comment se défaire de formes de subjectivité héritées et imposées ?), Gilles Deleuze et Félix Guattari (Comment parvenir à un régime de production de désir ? Ou le « dépassement de l'état marqué par la carence et le fantasme par la voie d'un déploiement du désir dans le réel qui détermine une objectivation totale du sujet »).

S'il faut relativiser les résultats économiques dans une période marquée avant tout par la guerre civile (difficulté d'acquisition des matières premières et de biens d'équipement), les travailleur-se-s impliqué-e-s directement dans les expériences autogestionnaires permirent de surmonter certaines difficultés. La collectivisation agricole permit de développer spontanément une réforme agraire, longtemps repoussée par les gouvernements réformistes. Les réformes éducatives permirent de réduire le travail infantile. Les programmes d'assistance sociale permirent l'attribution de pensions pour les retraités, la lutte contre le chômage, la réduction de la journée de travail, le développement de prestations sanitaires, etc. Même s'il n'y eut pas que des succès, la révolution espagnole permit une transformation structurelle permettant une vie socialement plus juste. Le poids des organisations ouvrières (CNT et UGT) contribua à expérimenter des changements importants dans la production mais plus globalement dans la société. L'expérience autogestionnaire en Espagne demeure un exemple unique dans le monde et dans l'histoire. Indépendamment des limites, la classe ouvrière démontra la possibilité d'autodétermination pour créer une société plus juste. « Le laboratoire autogestionnaire espagnol nous offre des enseignements et des outils pour imaginer un monde radicalement distinct ». Ou quand tout « ce qui paraissait impossible est devenu réalité »2.

Référence de l'ouvrage :

Luis Buendía García y José Luis Carretero Miramar, La experiencia autogestionaria durante la guerra civil española, Calumnia edicions, Colección Colossus, Binissalem (Mallorca), Junio de 2025, 218 p. https://calumnia.sumupstore.com info@calumnia-edicions.net

 

Richard Neuville

 

1ICEA (Instituto de Ciencias Económicas y de la Autogestión) est un partenaire espagnol du Réseau international de l'économie des travailleur-s-es. http://www.iceautogestion.org/

2 Lire l'interview en castillan des auteurs dans Kaosenlared : «Cada vez que en la historia se han abierto las compuertas de la creatividad popular, lo que parecía imposible se hizo realidad», (Chaque fois dans l'histoire que les vannes de la créativité populaire ont été ouvertes, ce qui paraissait impossible est devenu réalité). Publié le 9 juillet 2025 par Diana Cordero : https://kaosenlared.net/cada-vez-que-en-la-historia-se-han-abierto-las-compuertas-de-la-creatividad-popular-lo-que-parecia-imposible-se-hizo-realidad/


 


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