Par Richard Neuville
Le 24 novembre 2024, le candidat à l'élection présidentielle, présenté par le Frente Amplio (Front large), Yamandú Orsi, l'a emporté au deuxième tour. Il dirigera le pays au cours de la période (2025-2030). Après un intermède de 5 ans de la droite avec le Parti National sous la présidence de Luis Lacalle Pou (2020-2025), c'est le retour au pouvoir du Frente Amplio, qui était présent à la tête du pays depuis 2005. Pour mieux comprendre la réalité de l'Uruguay, il est utile d'observer ce qui relève d'une singularité politique et syndicale, en articulant l'unité et l'esprit de consensus. Ainsi au niveau politique, le Frente Amplio a été créé en 1971 et rassemble comme son nom l'indique très largement : des courants du centre-droit (la démocratie chrétienne) à la gauche (du Parti socialiste au Parti communiste) et le Mouvement de participation populaire issu du groupe Tupamaros et connu avec José « Pepe » Mujica mais aussi une partie de l'extrême-gauche trotskyste. Au niveau syndical, l'Intersyndicale plénière des travailleurs - Convention nationale des travailleurs (PIT-CNT) est la seule confédération syndicale uruguayenne, elle a été légalisée en 1984 et regroupe également différents courants idéologiques. Le PIT-CNT est très engagé dans le développement de l'économie solidaire et soutient la récupération des entreprises par les travailleur-se-s, les coopératives de logements et de production. Il participe activement au réseau international de l'économie des travailleur-se-s. Pour sa part, le Frente Amplio soutient concrètement le secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS) et avait créé le Fonds de développement du mouvement coopératif (FONDES-INACOOP) en 2011 sous la présidence de Pepe Mujica (2010-2015), récemment disparu. En Uruguay, les expériences autogestionnaires sont diverses et suscitent des débats intéressants, dont nous pourrions nous inspirer en Europe. Mais surtout, le projet de « centre d'innovation sociale et d'autogestion » montre la capacité des organisations à travailler en synergie et à valoriser une autre logique de production.
Lors d'une réunion qui s'est déroulée le 24 avril dernier à Montevideo, le PIT-CNT a promu la création d'un centre d'innovation sociale et d'autogestion. Cette proposition entend renforcer l'articulation entre les syndicats, les coopératives et les entreprises récupérées afin de renforcer l'économie sociale et solidaire (ESS) en Uruguay. L'initiative vise à influencer les politiques publiques, à soutenir les entreprises autogérées par les travailleur-se-s et à promouvoir de nouvelles formes de développement fondées sur la justice sociale, la démocratie du travail et la durabilité.
Au
cours de cette réunion, le directeur social du Fonds de
développement - Institut national du coopérativisme
(FONDES-INACOOP), Carlos Aulet, a présenté cette nouvelle
proposition de collaboration syndicale dans le cadre de l'économie
sociale et solidaire (ESS). L'objectif principal du Centre culturel
pour l'innovation sociale et l'autogestion (CCISA), consiste à créer
un espace clé pour la formation, la systématisation des expériences
et la promotion de modèles économiques alternatifs basés sur
l'autogestion, la coopération et l'équité. La proposition
prévoit également l'installation d'un bureau de soutien technique
et administratif, qui fournira une assistance aux entreprises dans
leur gestion quotidienne, ainsi que dans la recherche de financement,
grâce à l'utilisation d'outils numériques, de plate-formes
collaboratives et de conseils juridiques, comptables et stratégiques.
Dans ce cadre, il est proposé d'articuler un réseau d'organisations telles que la Fédération des coopératives de production de l'Uruguay (FCPU), l'Association nationale des entreprises récupérées par leurs travailleurs (ANERT)1, le Comité de coordination de l'économie solidaire de l'Uruguay (CES), la Fédération uruguayenne des coopératives d'habitation pour l'aide mutuelle (FUCVAM)2 et l'Université de la République (UDELAR), afin de renforcer la formation, l'assistance technique et la construction collective de connaissances sur la base d'expériences autogérées.
Les objectifs spécifiques du PIT-CNT se déclinent ainsi :
accompagner la mise en œuvre de la loi sur l'ESS,
concevoir des propositions basées sur la participation sociale et l'articulation avec les coopératives,
promouvoir la formation syndicale en mettant l'accent sur l'ESS,
documenter et rendre transparentes les expériences développées,
promouvoir les entreprises solidaires avec des critères d'efficacité et de viabilité économique.
La proposition a un fort contenu de plaidoyer dans les politiques publiques. L'ensemble du projet est basé sur les principes du travail décent et de la participation collective, promus par l'Organisation internationale du travail (OIT). « Il s'agit d'un projet de formation, d'incubation de nouvelles entreprises de l'économie sociale et solidaire et de coordination avec d'autres organisations sociales et institutions publiques, telles que les ministères du développement social, de l'industrie et du travail », a expliqué Carlos Aulet. « Tout cela dans le cadre du développement d'un travail décent, autogéré et coopératif lié à l'économie sociale et solidaire ».
Concrètement,
il est proposé la création d'un centre autogéré dans le Parc
Technologique et Industriel (PTI) de Cerro de Montevideo en cogestion
avec INACOOP. Carlos Autet a rappelé lors de cette réunion qu'« il
n'a pas été facile pour le mouvement syndical de comprendre la
logique de l'autogestion ou du coopérativisme, qui comporte aussi
des contradictions internes. Parfois, pour les travailleurs salariés,
il s'agit d'un défi culturel majeur ». « Dès notre naissance,
nous sommes formatés à l'idée que c'est le capital qui gère,
alors que nous travaillons à l'usine, au bureau, à l'atelier ou sur
le terrain. Nous travaillons avec nos mains, avec notre tête, nous
utilisons des outils, mais nous suivons des instructions. C'est
l'enseignement que nous avons reçu. Changer cette logique n'est pas
simple ». Il a également remis en question le discours
dominant qui tend à discréditer les entreprises autogérées. « Il
y a un discours installé qui condamne à l'échec toute initiative
autogérée ou coopérative menée par des travailleurs. C'est
pourquoi il est essentiel de mettre l'accent sur l'éducation, la
formation et, surtout, le changement culturel ».
Malgré
ces préjugés, il existe de nombreux exemples de réussite, tant au
niveau national qu'international. « En Amérique latine, il existe
d'importantes entreprises dans des secteurs tels que le tri des
déchets, l'industrie de la viande, l'alimentation et le logement,
qui font partie de l'économie sociale et solidaire et qui
fonctionnent très bien », a-t-il souligné. Le processus de «
réorganisation » que traverse l'ANERT est également important. «
Les entreprises récupérées sont en phase de réorganisation et,
ces derniers temps, de nouvelles entreprises, de nouveaux membres et
de nouvelles affiliations ont été ajoutés. Il s'agit d'entreprises
qui travaillent et produisent désormais, non seulement dans les
secteurs du commerce, des services ou de l'industrie, mais aussi dans
celui de l'agriculture. Il existe notamment une coopérative de pêche
artisanale à Salto, dans le nord du pays, et une coopérative
agricole créée sur des terres appartenant à l'Institut national de
colonisation, sur les rives du fleuve Tacuarí, dans les départements
de Cerro Largo et de Treinta y Tres. Le secteur agricole est
également en train de s'engager sur la voie de l'autogestion.
Lien traduction de l'article originel en français
Référence de l'article du PIT-CNT
1 Richard Neuville, « Uruguay : un processus historique de récupération d’entreprises par les travailleur-se-s », Association Autogestion, le 2 novembre 2015 : https://autogestion.asso.fr/uruguay-un-processus-historique-de-recuperation-dentreprises-par-les-travailleur-se-s-2/
Richard Neuville, « ABC Coop : une expérience de gestion ouvrière sous le signe de la lutte des classes, Association Autogestion, 19 février 2025 : https://autogestion.asso.fr/abc-coop-une-experience-de-gestion-ouvriere-sous-le-signe-de-la-lutte-des-classes/
2 Richard Neuville, « Coopératives de logement en Uruguay : une réponse pour les « sans terre urbains », Association Autogestion, 2 janvier 2012 : https://autogestion.asso.fr/cooperatives-de-logement-en-uruguay%c2%a0-une-reponse-pour-les-%c2%ab%c2%a0sans-terre-urbains%c2%a0%c2%bb/
Richard Neuville, « Uruguay : Quatre décennies de lutte des « sans terre urbains », in "Amériques latines : émancipations en construction", coordonné par Franck Gaudichaud, Syllepse, janvier 2013, p.113-123. Consultable sur Alter Autogestion : https://alterautogestion.blogspot.com/2013/09/uruguay-quatre-decennies-de-lutte-des.html
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