M. Colloghan

lundi 14 décembre 2020

Manifeste du mutualisme et de l'autogestion

 

Ce manifeste a été rédigé en italien par le réseau Fuori Mercato (En dehors du Marché)

1. Comme proposé lors de la conférence organisée à Scup [espace social autogéré à Rome] les 7 et 8 avril 2018, notre objectif était d'ouvrir un large débat sur les expériences d'autogestion et sur le statut des biens communs et des « usages civiques », dans le but de démarrer un processus d'écriture collective et de créer une sorte de « manifeste du mutualisme et de l’autogestion ». Ce qui nous a amené dans cette direction, c’est la détermination de revendiquer le droit à l’existence et au développement d’expériences, d’entreprises, d’activités autogérées, mutualistes et coopératives, avec des moyens concordants aux lois en vigueur, mais aussi en mesure de les dépasser et en envisageant des codifications juridiques plus avancées. Ce processus se développe à partir des références à la Constitution et à la définition de codifications qui ont déjà été élaborées au niveau local, comme dans la « Déclaration d’usage civique » de Mondeggi Bene Comune.

 2. La condition préalable pour retrouver la crédibilité d'un projet de transformation sociale est le « faire soi-même », agir à partir de soi-même. C’est le point de départ de notre conception du mutualisme et de nos pratiques en tant que ressources pour résister à une gestion de la planète dominée par le marché, le capital, la logique d’exploitation, le vol de ressources communes, la violence patriarcale envers les femmes. « Faire soi- même » signifie surtout redonner un sens pratique à la solidarité, un mot conçu comme un concept fort, héritier d’une pensée forte. Comme l'écrit Stefano Rodotà, « la solidarité en tant que concept structuré implique une nouvelle représentation du lien entre le social et le politique ».

3. Mais notre mutualisme n'est pas seulement une solidarité entre acteur.e.s sociaux associé.e.s, il veut conquérir des droits, revendiquer des besoins, parier sur le nouveau qui n'existe pas encore. C'est un mutualisme conflictuel qui n'accepte pas de jouer un rôle palliatif face à la souffrance sociale. Plus particulièrement, il n'est pas associé à un processus de démantèlement de l'État social, il ne devient pas un esclave intéressé par la subsidiarité ou par l'expansion du tiers secteur avec son corollaire de privatisation de la santé et de la sécurité sociale. Il se veut un antidote à ce processus et un outil de renforcement de formes de service public sans précédent, garanties à tou.te.s et gérées par tou.te.s. Il propose donc une constitution de la société sous de nouvelles formes et contenus. En existant, le mutualisme conflictuel revendique déjà le nouveau. Il exprime sa solidarité « contre » l'état actuel des choses afin d'élargir le champ des droits sociaux, des garanties publiques, des services, droits, espaces, mais requiert également une solidarité « pour », composée de réponses immédiates à des besoins immédiats.

4. Le mutualisme conflictuel se propose donc aussi comme un instrument de mobilisation, d'organisation, qui suscite le conflit, aspire à atteindre des objectifs : le travail, le revenu, la terre, des droits sociaux assurés et exigibles, exercés pour pouvoir être codifiés en conquêtes durables. Les outils du mutualisme sont des instruments d'auto-organisation pour des objectifs plus larges et plus généraux. Pour toutes ces raisons, un projet de mutualisme se dote d’un programme général, il ne se limite pas à la philanthropie qui se glisse dans les vides produits par le processus d’accumulation capitaliste. Il revendique un salaire minimum légal pour préserver la dignité du travail, notamment pour les femmes. Il revendique également un revenu de base pour favoriser les expériences de coopération productive et donc pour garantir des espaces de société alternatives. Il revendique le droit à un nouveau welfare, commun, autogéré, modelé sur de nouveaux besoins sociaux, ouvert et inclusif, de large diffusion. Il ne s’agit pas d’une hypothèse à mi-chemin entre public et privé, mais il vise à perturber les structures existantes asphyxiées, afin de construire un nouveau modèle. Il revendique son caractère multiethnique et multiculturel, basé sur la libre circulation et la citoyenneté universelle. Il revendique sa perspective féministe parce qu’il reconnaît également la valeur du travail des femmes. Et s’il intervient dans le domaine de la reproduction sociale, il le fait pour revendiquer des droits universels et, surtout, affirme une morale et une solidarité capables de chasser le patriarcat et la violence, de tout type, envers les femmes. Il est totalement écologiste et se bat pour une définition juridique des biens communs à soustraire à la logique du marché et à destiner à une administration autogérée et participative.

5. L’entraide (mutuo soccorso) est la forme que nous voulons donner à la solidarité politique et sociale, un principe qui nous rappelle continuellement l’irréductibilité du monde à la seule dimension du marché. Ce principe permet un important processus de subjectivation politique qui a besoin, pour reconstituer des connections durables, de s’associer, de coordonner les idées et les expériences, de pratique commune, de solidarité, de conflit et de luttes, de réflexion sur différentes formes de société, en ayant acté l’échec des tentatives passées de « prise d’assaut du ciel ». Une réflexion pluraliste, sans recettes préconçues et qui tire profit des meilleures expériences politiques, culturelles, sociales.

6. Le mutualisme que nous voulons construire se propose comme une autre institution, un autre pouvoir possible, non pas pour se renfermer sur ses propres territoires, mais pour défier les pouvoirs existants. Et, inévitablement, entrer en conflit avec ceux-ci. Un conflit qui ne peut être que de caractère politique et global. Les nouvelles institutions aspirent à une « constitution sociale » faite d’associations syndicales, de bourses du travail autogéré, de coopératives, de sociétés d’entraide, dont le but est de modifier la structure sociale existante et les rapports de production qui la régulent. Jean Jaurès rappelait que la coopération « est un moyen pour démontrer les avantages du socialisme ». Les formes d’association, de coopération, de mutualité, ne sont pas des outils de gestion économique et de réglementation sociale ; elles n’ont pas pour but de représenter un marché alternatif mais bien une alternative au marché avec la gestation de nouvelles institutions politiques.

7. C’est pour cela aussi que le mutualisme a besoin de pensée, de culture, d’intelligence politique. Les « sociétés ouvrières » du XXIème siècle auront besoin de créer leurs propres centres d’études, leurs bibliothèques, leurs universités, leurs écoles de formation, car ce n’est que de cette manière que l’expérience du mutualisme et les différentes formes d’association peuvent contribuer à la formation d’un conscience propre, adéquate aux défis de la transformation sociale. Le processus de subjectivation crée ses propres instruments d’analyse, de réflexion et de discussion qui peuvent se former en son sein et en connexion étroite avec les structures associatives et de mutualisme, les instruments de la solidarité. La dimension sociale et la dimension politique se combinent dans des instruments qui pensent lorsqu’ils font et qui font tout en pensant.

8. Le mutualisme est autogestion, coopération, entraide, solidarité, conflit, luttes, construction d’un nouveau monde. Dans l’action concrète, le schéma qui nous semble le plus utile est celui que Pino Ferraris définissait « à implantation multiple », synergie entre des pratiques sociales différentes, des subjectivités différentes, reliées entre elles dans un réseau d’entraide mutuelle : Une coopérative en mesure de récupérer une usine et de créer emplois et revenus ; l’occupation d’une terre non seulement pour garantir une production agroécologique - accompagnée d’un système de certification par en bas et dans le cadre de la souveraineté alimentaire - mais aussi pour affirmer la pratique de l’usage civique (ni privé ni étatique) contre la propriété improductive ; des formes d’organisation de l’emploi précaire permanent, temporary workers, qui s’associent pour défendre leurs droits, pour expérimenter des formes de mutualisme – défense légale, caisse d’entraide, etc. - et pour revendiquer un revenu ; de nouvelles et inédites Bourses du travail ou Maisons du peuple autogérées où se créent des expériences de travail coopératif et où convergent des instruments de résistance ; des « cliniques » et des guichets légaux pour les précaires mais surtout pour les travailleur.e.s migrant.e.s à la recherche de protection et d’organisation ; des instruments de valorisation du travail des femmes ; des cercles de planning familial autogérés. Il ne nous faut pas un « parti du mutualisme » mais une pratique démocratique et diffuse en mesure de se mettre en réseau.

9. L’action syndicale quotidienne aussi, à travers les processus de négociation collective, peut se relier positivement à l’économie sociale et coopérative. Le mutualisme permet de donner une nouvelle crédibilité à des instruments d’association syndicale même élémentaires, moyennant les caisses d’entraide, de nouvelles Maisons du peuple où on ne se limite pas à l’assistance dans les conflits syndicaux comme aujourd’hui mais que l’on imagine comme des endroits pleins de sociabilités et de solidarités concrètes.

10. Quelques objectifs

a. Reconnaissance juridico-institutionnelle. Nous pensons qu’il faut se battre pour une législation innovatrice qui reconnaît la coopération sociale – dans des formes différentes de celles qui se sont déterminées dans le passé et qui ont créé des monstres juridico-économiques. Une possible solution dans ce sens consiste dans l’interprétation extensive des usages civiques, en garantissant la jouissance, l’inclusivité, l’impartialité, l’accessibilité et l’auto-gouvernement du bien commun à conserver pour les générations futures et pour la communauté de référence.

b. Pour une pleine réalisation du principe des usages civiques, il faut une loi sur les biens communs qui récupère les intuitions de la Commission Rodotà mais les amplifie et les intègre avec les expériences les plus récentes qui ont émergé des pratiques d’autogestion. Pour une conception du bien commun comme expression d’utilités fonctionnelles à l’exercice des droits fondamentaux et à l’épanouissement de la personne ; conforme au principe de la sauvegarde intergénérationnelle de tels utilités et liée à une pratique démocratique et participative de gestion du bien lui-même.

c. Une pratique de coopération sociale a besoin d’instruments organisationnels efficaces et en gré de réaliser les objectifs du mutualisme. Pour cela nous voulons travailler pour une Économie de la soutenabilité moyennant des formes de logistique (transports, etc.) solidaires, des systèmes de crédit autogéré, des banques du temps (échanges de travail, sur base horaire), des campagnes visant à démasquer l’économie de marché, des expériences exemplaires et fortement symboliques. Comme le sont par exemple les formes de travail migrant régulier, capable de casser le chantage des intermédiaires. Des formes analogues pourraient être trouvées par exemple avec un réseau de « livreurs solidaires », liés par un rapport mutualiste avec les producteurs de produits agricoles à livrer en porte-à-porte dans les grandes villes.

d. Nous voulons construire une filière de valeur avec une certification à la base de la production éthique (alimentaire et pas seulement), des campagnes territoriales et (inter)nationales contre la grande distribution, en instaurant un lien direct avec les travailleurs/euses de ces réalités.

e. Nous voulons réaliser des formes coopératives et autogérées d’étude collective à travers des écoles d’autogestion, des écoles populaires, des centres de formation.

f. Un objectif fondamental est la création d’une véritable Caisse de secours mutuel, d’entraide, sur la base d’expériences existantes, par exemple dans Fuorimercato et dans Non una di meno, à travers la participation démocratique et volontaire aussi bien au financement qu’à la prise de décision sur la redistribution des ressources. Le financement, notamment, peut être fait soit par contribution individuelle, de collectifs ou d’associations, soit par des auto-productions ou par des campagnes de récolte spécifiques. L’utilisation de la caisse est dédiée au soutien de grèves, de mobilisations, de détachement pour des taches spécifiques dans la filière mutualiste, d’aide à des besoins spécifiques.

g. Sur la base des principes exposés, le mutualisme constitue aussi la sève de l’association syndicale moderne à « implantation multiple ». C’est pourquoi nous voulons construire un réseau de guichets d’assistance légale et d’offres de formation au travail syndical, partager des pratiques de formation, développer des instruments de communication (applications, blogs), des manuels « d’autodéfense » avec un vade-mecum des droits, construire des Maisons du peuple modernes, autogérées, qui servent de lieux de coordination et de soutien à la coopération sociale et de lieux de revendication des droits niés. Le mutualisme syndical vit dans toute une gamme d’objectifs, comme le salaire minimum, le revenu de base, la réduction du temps de travail, les droits pour les immigré.e.s, la réduction du gender gap, et dans la pratique commune d’« adopter une lutte » pour rompre l’isolement et favoriser l’action.

Version originale élaborée par le réseau Fuori Mercato en italien :

https://www.fuorimercato.com/pratiche/223-bozza-di-manifesto-per-i-diritti-del-mutualismo.html

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