M. Colloghan

lundi 14 décembre 2020

Fuori Mercato : Entretien avec Salvatore Cannavò et Gigi Malabarba*


CT : Vous avez été les initiateurs du réseau Fuori Mercato (En-dehors du marché), pourriez-vous expliquer la genèse de ce réseau, ses activités, son implantation territoriale et ses objectifs ? 

Tout a débuté en 2013, à la suite d'une rencontre entre des travailleur-se-s de l’usine occupée, Rimaflow, près de Milan, et d'une association de producteurs agricoles de Calabre, au sud de l’Italie, SoS Rosarno. Cette association avait été créée après la révolte des migrant-e-s de 2010, dans la ville de Rosarno, dans le but de revendiquer une égalité salariale entre les italien-ne-s et les migrant-e-s.

On a d'abord commencé par l'échange de produits tels que les oranges de Calabre, la production et la distribution de liqueurs (Limoncello) avec le nord de l’Italie. Par la suite, un réseau de production et de distribution s’est constitué avec d’autres associations, des coopératives afin de construire une alternative à la Grande Distribution Organisée (Gdo), qui est complice de l’exploitation dans le travail agricole. En outre, ce réseau lutte également contre la dévastation de l’environnement.

 

Le réseau est constitué par des expériences urbaines et rurales, des usines et des fermes récupérées, par exemple Mondeggi à Florence, mais aussi des occupations de logements, des espaces sociaux (Centres sociaux autogérés) qui organisent une activité syndicale, des féministes qui sont impliquées dans la campagne « Non una di meno », des associations qui récupèrent des activités confisquées à la Mafia. Il regroupe une vingtaine de structures territoriales.

Le réseau est né formellement en 2017 sous la forme juridique d’une organisation « syndicale » – organisation de revendications mais aussi de production en coopératives, c’est à dire un « syndicalisme à implantation multiple » - sous le nom de « Fuorimercato, Autogestione in movimento ». Il se réfère aux Sociétés mutuelles de la fin du XIX siècle, mais aussi aux expériences autogestionnaires de la révolution espagnole, de l’expérience des usines récupérées en Argentine, des expériences comme Via Campesina, le Mouvement des sans terre (MST) du Brésil ou le Syndicat des ouvriers paysans – Syndicat andalou des Travailleurs (SOC-SAT) en Andalousie.

Le but politique est d'apporter des réponses aux besoins sociaux avec un réseau d’économie solidaire et populaire, non pas sous la forme d'un marché alternatif, mais en tant qu'alternative au marché capitaliste, avec des formes de contre pouvoir, par le bas, par l’autogestion, pour esquisser une alternative de société. 

CT : Salvatore, tu es l'auteur d'un ouvrage sur le mutualismei, pourriez-vous nous expliquer les raisons d'une réappropriation des pratiques de l'origine du mouvement ouvrier et de la coopération ? Vous parlez notamment d'un « mutualisme politique et conflictuel », pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Le point d'origine de cette réflexion est ce que nous appelons « la fin du mouvement ouvrier ». Cela ne signifie pas qu'il n'existe plus d’ouvriers ou d'organisations de la « classe », dans le sens le plus large du terme, mais qu'il n'existe plus un ensemble synergique, composé des syndicats, des partis, d'organisations culturelles, qui pendant un siècle, avaient contraint le capital à la confrontation, et parfois au recul. Il n'existe plus de mouvements dans le sens politique, dotés d'une stratégie et d'une perspective du point de vue du pouvoir. Dans le livre que j’ai écrit : « Le mouvement ouvrier a perdu l'influence qui lui avait permis d'être un protagoniste politique : avec d'un coté, l'utopie et, de l'autre, le sentiment de la solidarité ». Les partis ont substitué l'utopie et la solidarité par la gestion capitaliste, y compris par le biais de certaines coopératives, par exemple la fédération des coopératives italiennes est même devenue une organisation multinationale.

La phase actuelle ressemble à celle de l'aube du mouvement ouvrier, à la fin du XIXe siècle, quand se cultivaient les idées d'un monde nouveau et, en même temps, se construisaient les structures matérielles de la solidarité : secours mutuel, association syndicale directe, coopérative. Il faut redémarrer par là. En même temps, le mutualisme doit être conflictuel, pas un supplément d'âme de l'existant. Il doit acquérir des droits, comprendre les acquis que le XIXe siècle avait permis, l'État-providence, et donc, revendiquer la solidarité directe par les ouvrier-ère-s, les exploité-e-s. II doit obtenir que cette solidarité soit le pilier d'un nouvel État social, plus démocratique et autogestionnaire. Le mutualisme conflictuel est politique parce qu’il exprime une solidarité non seulement « pour » les ouvrier-ère-s, les précaires, les immigré-e-s, mais aussi « contre » le capitalisme tel qu'il est aujourd'hui et donc pour élargir les droits sociaux. Il est politique parce qu'il donne une valeur à « l'agir en commun », à la coopération pas seulement productive ou matérielle, mais intellectuelle et politique ; donc, c’est un mutualisme qui programme politique. Il est politique parce qu'il se propose d'organiser, à travers l'auto-organisation et l'autogestion, le conflit directement pour gagner des acquis.

CT : Pendant une année, le réseau Fuori Mercato a travaillé sur un projet de « Manifeste du Mutualisme et de l'Autogestion »ii. Celui-ci a été présenté à l'occasion de la IIIe rencontre euro méditerranéenne de l’Économie des travailleuses et travailleurs à Milan mi-avril, pourriez-vous nous en expliquer les grands principes ?

1. La condition préalable pour retrouver la crédibilité d’un projet de transformation de la société est le « faire soi-même », agir à partir de soi-même dans le sens, évidemment, d’un « Tous et toutes ensemble ». C’est le point de départ de notre conception du mutualisme et de nos pratiques en tant que ressources pour résister à une gestion de la planète dominée par le marché, le capital, la logique d’exploitation, l'accaparement des ressources communes, la violence patriarcale envers les femmes. « Faire soi- même » signifie surtout redonner un sens pratique à la solidarité en tant que nouvelle représentation du lien entre le social et le politique.

2. Le mutualisme n’est pas seulement une solidarité entre acteur-e-s sociaux associé-e-s, il veut conquérir des droits, satisfaire des besoins, parier sur un nouveau qui n’existe pas encore. C’est un mutualisme conflictuel qui n’accepte pas de jouer un rôle palliatif à la souffrance sociale. Plus particulièrement, il n’est pas associé à un processus de démantèlement de l’État-providence, il ne devient pas un esclave intéressé par la subsidiarité ou par l’expansion du tiers secteur avec son corollaire de privatisation de la santé et de la sécurité sociale.

3.  Le mutualisme conflictuel est également un outil de mobilisation, d’organisation, qui suscite le conflit, aspire à atteindre des objectifs : le travail, le revenu, la terre, des droits sociaux assurés et exigibles, exercés pour pouvoir être codifiés en conquêtes durables.

4.  Il a donc un programme général, il ne se limite pas à la philanthropie. Il revendique un salaire minimum légal, notamment pour les femmes, un revenu de base, le droit à un nouveau welfare, commun, autogéré. Il revendique son caractère multiethnique et multiculturel, basé sur la libre circulation et la citoyenneté universelle. Il revendique sa perspective féministe parce qu’il reconnaît également la valeur du travail des femmes. 

5.  L’entraide (mutuo soccorso) est la forme que nous voulons donner à la solidarité politique et sociale, un principe qui nous rappelle continuellement l’irréductibilité du monde à la seule dimension du marché. Ce principe permet un important processus de subjectivation politique qui a besoin, pour reconstituer des connections durables, de s’associer, de coordonner les idées et les expériences, de pratique commune, de solidarité, de conflit et de luttes, de réflexion sur différentes formes de société, en ayant acté l’échec des tentatives passées de « prise d’assaut du ciel ». Une réflexion pluraliste, sans recettes préconçues et qui tire profit des meilleures expériences politiques, culturelles, sociales.

6.  Le mutualisme a besoin de pensée, de culture, d’intelligence politique. Les « sociétés ouvrières » du XXIème siècle auront besoin de créer leurs propres centres d’études, leurs bibliothèques, leurs universités, leurs écoles de formation.

7. Dans l’action concrète, le schéma qui nous semble le plus utile est la synergie entre des pratiques sociales différentes, des subjectivités différentes, reliées entre elles dans un réseau d’entraide mutuel : une coopérative en mesure de récupérer une usine et de créer des emplois et des revenus ; l’occupation d’une terre ; des formes d’organisation de l’emploi précaire permanent, temporary workers, qui s’associent pour défendre leurs droits ; de nouvelles et inédites Bourses du travail ou Maisons du peuple autogérées où se créent des expériences de travail coopératif et où convergent des instruments de résistance ; des instruments de valorisation du travail des femmes. Il ne nous faut pas un « parti du mutualisme » mais une pratique démocratique et diffuse en mesure de se mettre en réseau. Nous appelons cela le « syndicalisme à implantation multiple ».

CT : Vous mettez la référence à l'autogestion au centre de vos propos : pouvez-vous nous dire pourquoi et nous dire ce qui fonde l'existence de votre mouvement, Communia ?

L'autogestion est le seul concept issu de l'histoire du mouvement ouvrier qui s'accorde parfaitement avec l'idée que « l'auto-émancipation des travailleur-euse-s sera réalisée par eux/elles mêmes ». Il s'agit de tirer le leçons de l'histoire, de la faiblesse de la construction d'un « autre monde » à travers la centralisation de l'État et/ou du parti unique, pour construire une société avec une planification démocratique fondée sur des instruments d'autogestion populaire et citoyenne. C'est la seule façon de valoriser la démocratie directe, qui a pris de l'ampleur dans le débat actuel, à travers l’auto-gouvernement du peuple. Il s'agit aussi de rendre visible maintenant cette utopie, avec des processus de réappropriation - des usines, des terres, de coopératives - pour expérimenter l'autogestion dès maintenant, sans perdre la conviction absolue que, tout pendant que le capitalisme existe, il ne sera pas possible de créer une alternative réelle et il ne faut pas se donner l'illusion de pouvoir édifier des « zones libérées ». Mais, il faut produire des expériences de contre pouvoir et imaginer le possible. L'autogestion doit être politique : il ne suffit pas de créer une coopérative, d'occuper une usine, de former des collectifs de production. Il nous faut aussi un projet qui permet à l'expérience de durer, d'abord contre le marché, puis contre le péril de la bureaucratisation. La discussion sur le « pouvoir » devrait commencer toute de suite, il ne faut pas la renvoyer à un futur lointain. On a commencé à discuter de toutes ces questions au sein du réseau Communia, à l’avenir nous poursuivrons avec d’autres outils.

CT : Quel bilan tirez vous-mêmes de la Rencontre de l’Économie des travailleur-se-s des 12/14 avril de Milan ?

La répression qui a frappé l’entreprise récupérée Rimaflow au cours des mois qui ont précédé la rencontre, ne nous a pas permis de disposer du temps nécessaire pour une organisation satisfaisante. Mais l’effort des partenaires européens et d’Amérique latine nous a aidé à réaliser les buts principaux du rendez-vous euro méditerranéen : introduire la réflexion sur le mutualisme conflictuel et l’ouverture du réseau de l’Économie des travailleur-se-s aux expériences rurales mais aussi le débat sur les thèmes des mouvements sociaux d’aujourd’hui : le féminisme ou le changement climatique. Les prochains rendez-vous internationaux de l’Économie des travailleurs et des travailleuses ne se tiendront, pas par hasard, à Sao Paulo (Brésil), dans l’École des cadres du MST au mois de septembre 2019 et, en Europe, probablement en Andalousie en 2020. Dans les échanges, en marge de la rencontre, des idées très intéressantes ont émergé, comme par exemple, celle de la création d’un Institut européen pour l’autogestion, qui pourrait beaucoup nous aider dans les expérimentations que nous voulons réaliser.

* Salvatore Cannavò et Gigi Malabarba furent respectivement député et sénateur du PRC, et fondateurs de Sinistra Critica. Aujourd'hui, ils animent les réseaux Communia et Fuori Mercato en Italie.

Propos recueillis par Bruno Della Sudda et Richard Neuville, membres et animateurs de l’Association pour l’Autogestion et du Réseau pour l’Autogestion, les Alternatives, l’Altermondialisme, l’Écologie et le Féminisme


i Salvatore Cannavò, Mutualismo, Ritorno al futuro per la sinistra, Alegre, Roma, 2018

ii Fuori Mercato, « Manifeste du Mutualisme et de l'Autogestion », consultable en français sur le site de Rimaflow.it : https://rimaflow.it/wp-content/uploads/Manifesto-mutualismo-FRANCIA.pdf

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