Les élections
du 21 décembre convoquées par le gouvernement de Mariano Rajoy étaient censées
clore la séquence récente d’un bras de fer entre la Catalogne et l’État
espagnol, entre velléités « séparatistes » et
« unionistes ». Or, elles ont été organisées dans un contexte de
tensions exacerbées suite au « coup d’État constitutionnel »
d’octobre dernier, avec des responsables politiques et associatifs emprisonné-e-s,
d’autres poursuivi-e-s ou en exil à Bruxelles, à l’image du président destitué
de la Catalogne, Carles Puigdemont, et des procédures judiciaires à l’encontre
de centaines d’élu-e-s et de militant-e-s. La phase du processus
d’autodétermination de juin à décembre aura été trop intense pour qu’elle
s’interrompe après ces élections et les résultats le confirment. En effet, le
mouvement est trop enraciné pour qu’il s’évanouisse à l’issue d’une campagne
électorale surréaliste et qui s’est déroulée dans des conditions délétères.
Avant d’analyser les résultats, revenons sur les principaux moments de cette dernière
période.
Entre le 9
juin, jour de l’annonce de la convocation du référendum d’autodétermination, et
le 7 décembre, jour de la manifestation importante à Bruxelles, le gouvernement catalan a poursuivi la procédure de
consultation de la population pour l’indépendance, l’accumulation de forces
engendrée depuis juillet 2010 a confirmé ses potentialités de mobilisations et
le pouvoir central a montré son vrai visage en réprimant fortement le
mouvement, en suspendant les institutions catalanes et en instaurant un climat
de tension. Malgré les attentats des 17 et 18 août en Catalogne au cours
desquels les institutions autonomes et les Mossos
avaient démontré leur capacité à gérer la crise, le gouvernement a poursuivi le
processus en adoptant la loi sur le référendum d’autodétermination le 6
septembre. La traditionnelle Diada (11
septembre) avait mobilisé très fortement (1 million de personnes) mais c’était
sans compter avec la volonté d’affrontement du gouvernement Rajoy et de ses
soutiens, gardiens des institutions de 78 et de l’ »unité indivisible »de
l’Espagne. Pour peu, elle s’apparenterait presque au fantasme de
l’« Espagne éternelle ».
Une répression de l’État brutale
Le 13 septembre, le parquet de Catalogne ordonnait la saisie du matériel
de vote (urnes et bulletins de vote) et engageait des procédures judiciaires à
l’encontre de 750 maires (sur 948) favorables à l’organisation du scrutin. Le
20 septembre, dans le cadre de l’opération Anubis,
la Garde civile effectuait une quarantaine de perquisitions dans les bâtiments
du gouvernement catalan et arrêtait 14 hauts responsables (dont le secrétaire
général de l’économie et des finances de la région), ils ne seront libérés que
trois jours plus tard. Elle saisissait également 10 millions de bulletins de
vote dans des imprimeries. Le 21 septembre, le Tribunal constitutionnel suspendait
la loi du 6 septembre. Le 22 septembre, le
gouvernement Rajoy envoyait 10 000 policiers en Catalogne, hébergés dans des
navires qui accostaient dans les ports de Barcelone et de Tarragone, il remettait
en cause l’autonomie de la police catalane, els
Mossos, en la plaçant sous l’autorité directe du colonel de la garde civil,
Pérez de los Cobos, et fermaient les sites internet officiels relatifs à
l’organisation du référendum. Le 25 septembre, le Tribunal des comptes condamnait
Artur Mas, ancien président de la Generalitat, et trois ex-conseillers à une
amende de 5,25 millions d’euros pour utilisation d’argent public à l’occasion
de l’organisation de la consultation sur l’indépendance du 9 novembre 2014.
Jusqu’à la veille du scrutin, les saisies de matériel électoral dans les
imprimeries et les fermetures de sites internet ne cessèrent et in fine le matériel dût être imprimé en
dernière minute en Catalogne du nord (Roussillon) et acheminé par des bénévoles
mais c’était sans compter sur la volonté du gouvernement d’aller jusqu’au
blocage même du scrutin. Le 1er octobre, le référendum était grandement perturbé
par la police et la Garde civile qui empêchaient l’ouverture de bureaux de
vote, saisissaient du matériel, réquisitionnaient des
urnes (l’équivalent à 700 000 votes) et agressaient les
électeur-trice-s avec une violence extrême en blessant 1 066 personnes (chiffre
donné par la Generalitat après un recensement exhaustif). Deux jours plus tard,
le roi Felipe VI de Bourbon intervenait pour dénoncer « l’attitude
irresponsable des indépendantistes », accusés de s’être mis « en marge
du droit et de la démocratie » et de menacer la stabilité de l’Espagne. Il
apportait un soutien inconditionnel au gouvernement de Mariano Rajoy chargé
d’assurer « la responsabilité des pouvoirs légitimes de l’État et l’ordre
constitutionnel ».
Une capacité de mobilisation et d’auto-organisation impressionnante
Le
référendum n’aurait pas pu se tenir sans la mobilisation de dizaines de
milliers de personnes qui occupèrent des centaines de bureaux de vote et permirent
le déroulement du scrutin. Dans de nombreux cas, il s’agissait de militant-e-s
des associations indépendantistes (Assemblée nationale catalane-ANC, Òmnium
Cultural, Procès constituent, Súmate, etc.), de militant-e-s politiques
indépendantistes mais aussi des syndicalistes et des citoyen-ne-s organisés
dans les Comités de défense du Référendum (CDR)[1]
créés en septembre et qui allaient se transformer par la suite en Comités de
défense de la République. Ce mouvement massif de désobéissance civile permit
que le vote se déroule dans des centaines des écoles qui avaient été
préalablement occupées. Les résultats publiés le 8 octobre indiquent que 2,3
millions bulletins (43% du corps électoral) ont pu être dépouillés et que 90%
des suffrages se sont prononcé en faveur de l’indépendance. L’équivalent de
700 000 suffrages fut subtilisé par les forces de répression.
La grève générale convoquée le 3 octobre par la
Confédération générale du travail (CGT), la Confédération nationale du travail
(CNT), la Coordination ouvrière syndicale (COS), Intersyndicale- Confédération
syndicale catalane, Intersyndicale alternative de Catalogne (IAC), a remporté
un succès historique. Soutenue in-extremis par la « Plate‐forme pour la démocratie »
(avec la participation de l’ANC, d’Òmnium,
des CCOO et de l’UGT) qui avait lancé un appel à un « arrêt du pays ». Cette
journée s’est traduite par la participation de centaines de milliers de
personnes dans les rues toute au long de la journée et des rassemblements ayant
regroupé 700 000 manifestants en catalogne le soir.
En réponse à
l’inculpation et l’incarcération de Jordi Cuixart et Jordi Sánchez,
respectivement présidents d’Òmnium cultural et de l’ANC, 450 000 personnes
se sont rassemblées en Catalogne, dès le lendemain, le 17 octobre.
Le 8 novembre,
une nouvelle grève générale a été convoquée par l’Intersyndical-CSC et soutenue par les
syndicats combatifs, elle a été moins massive que celle du 3 octobre mais elle
est néanmoins parvenue à bloquer l’essentiel des artères névralgiques de la
Catalogne (autoroutes, lignes de chemin de fer, périphériques, etc.) et s’est
traduite par de nombreuses occupations. Les CDR ont joué un rôle très actif à
cette occasion et les taux de participation à la grève ont été élevés dans le
secteur public.
Le 11 novembre
à Barcelone, 750 000 personnes ont réclamé la remise en liberté des dirigeants indépendantistes
catalans emprisonnés. La manifestation avait été convoquée par l’Assemblée
nationale catalane (ANC) et Òmnium cultural avec deux mots d’ordre : « Liberté
pour les prisonniers politiques » et « Nous sommes une république ».
L’incarcération
et le départ à Bruxelles des membres du gouvernement, l’inculpation des membres
du Bureau du Parlement ont été l’occasion de maintes mobilisations dans les
villes et villages de Catalogne. Le 7 décembre, 45 000 personnes ont
manifesté à Bruxelles pour soutenir le président déchu, Carles Puigdemont, et
interpeller les institutions européennes. L’importance de cette mobilisation
est révélatrice de la capacité de mobilisation, y compris quand il s’agit de se
déplacer à 1 500 kilomètres de son domicile.
Depuis la
manifestation du 10 juillet 2010 à Barcelone contre la décision du Tribunal
constitutionnel d’annuler 14 articles du nouveau statut de 2006, les
mobilisations citoyennes sont allées crescendo et l’accumulation de forces a contribué
à radicaliser le processus et les lignes politiques. Depuis son origine, le mouvement a adopté une
stratégie non violente qui s’est avérée efficace. L’engagement et les actions
de désobéissance civile de ces derniers mois résultent de cette capacité
d’auto-organisation à la base, avec l’ANC et Òmnium Cultural mais notamment depuis septembre avec les 260 CDR.
Une déclaration d’indépendance et de République catalane dans l’expectative
Après le
référendum du 1er octobre dans les conditions décrites ci-dessus, il
appartenait au gouvernement catalan de mettre en œuvre la feuille de route
adoptée par les organisations politiques indépendantistes dans le cadre de la
loi du 6 septembre relative au référendum d’autodétermination. Bien que
suspendue par le Tribunal constitutionnel, l’engagement envers les
électeur-trice-s qui avaient bravé-e-s la répression impliquait d’en respecter
les termes. Le 10 octobre, Carles Puigdemont intervenait devant le parlement
catalan en déclarant l’indépendance avant de se raviser immédiatement en la
suspendant, le temps d’engager une ultime tentative de dialogue avec le
gouvernement central. Celle-ci n’aura pas lieu malgré la médiation active d’Iñigo Urkullu, président de la Communauté
autonome du Pays basque. Pour Rajoy, la tenue du référendum constituait une
ligne rouge qui avait été franchie et la déclaration d’indépendance un prétexte
pour appliquer l’article 155 de la constitution espagnole.
Pressé par
l’ERC (Gauche républicaine de Catalogne), la CUP (Candidature d’unité
populaire) et une partie du PDeCAT (Parti démocratique européen catalan), le
président de la Generalitat convoquait de nouveau le parlement le 27 octobre.
Alors que jusque dans les heures précédant la session, et sur conseil d’Iñigo
Urkullu, il envisageait de convoquer des élections autonomiques, il proposait
finalement une résolution pour proclamer la « République catalane comme état
indépendant, souverain, démocratique et social ». Elle fut adoptée par 70 voix Pour
(Junts pel Si et CUP), 10 Contre et 2 Abstentions. Le Parti des socialistes
catalans (PSC), Ciudadanos (C’s) et
le Parti populaire catalan (PPC) ne participèrent pas au vote. Mais le
gouvernement n’appela pas à la mobilisation populaire et à la résistance pour
défendre la République.
La déclaration
fut suivie quelques minutes plus tard du vote de l’application de l’article 155
au Sénat et de la décision du gouvernement central de dissoudre le gouvernement
et le parlement catalan, de fermer les ambassades (Représentation de la
Generalitat à l’étranger) et de convoquer des élections le 21 décembre.
Le 30 octobre,
le procureur général requit la mise en accusation de l’ensemble des membres du
gouvernement catalan auprès de l’Audience nationale et les membres du bureau du
Parlement auprès du Tribunal suprême. La suite est connue : les membres du
gouvernement furent soit emprisonnés, soit s’exilèrent à Bruxelles ; ceux
du bureau du Parlement furent inculpés mais laissés en liberté sous caution.
Six d’entre eux seront libérés le 4 décembre. Parallèlement, un mandat d’arrêt
européen fut lancé à l’encontre des cinq dirigeants réfugiés à Bruxelles, il
sera retiré le 4 décembre et la justice belge arrêtera la procédure le 14
décembre.
Une campagne électorale surréaliste
Les événements
précédents sont suffisamment explicites pour comprendre le climat dans lequel
la campagne s’est déroulée mais le PP et C’s ont fait preuve d’un zèle qui en
dit long sur la nature de ces organisations en allant jusqu’à demander auprès
de la Commission électorale de nouvelles interdictions : ainsi la couleur
du jaune apparentée à celle des prisonniers a été proscrite, de même que toute
référence aux « prisonniers politiques », au « président de la
Generalitat » ou à l’« exil ». Est-il permis de parler
d’élections libres dans ces conditions ?
Dans ce
contexte, les organisations politiques ont eu très peu de temps pour construire
leurs listes et établir leurs programmes. Le scrutin s’est, d’une certaine manière,
réduit à une opposition entre indépendantistes et anti-indépendantistes
(unionistes), entre nationalistes catalans et nationalistes espagnols, divisés
en deux blocs de poids similaire.
Le premier est
parti divisé avec des listes du PDeCAT (Junts
per Catalunya), de l’ERC et de la CUP car les événements étaient trop
rapprochés pour en tirer un bilan et les délais trop courts pour définir une
nouvelle stratégie commune ; le second avec trois listes : PPC, PSC et
C’s, garants de l’indivisibilité de l’Espagne et des institutions de 78 et
entre les deux, la liste Catalunya en
Comú / Podem, opposée à l’indépendance et en faveur d’un référendum négocié
et qui aura eu une attitude curieuse pendant tout le processus en mettant les
deux camps à équidistances et accusant même les indépendantistes d’être les
responsables de l’application de l’article 155.
La République triomphe dans les urnes le 21 décembre
Le 21
décembre, en rééditant une majorité absolue en sièges aux indépendantistes, les
électeur-trice-s catalan-e-s ont clairement mis en échec l’article 155 de
Mariano Rajoy et ce malgré la première place de Ciutadans (Cs).
Les résultats
indiquent une grande stabilité dans la répartition des votes avec un taux de
participation historique : 81,94 % (+ 4,5% par rapport à septembre 2015). Le camp indépendantiste (PDeCat, ERC, CUP) conserve la
majorité des sièges au Parlamant (70
sièges), les « constitutionalistes » (C’s, PSC, PP) obtiennent 57 sièges et Cat
en comú/Podem, 8 sièges.
Le
bloc PDeCat/ERC progresse (43,24% contre 39,75% en 2015), la CUP (formation
mouvementiste et issue de l’extra-parlementarisme) subit une défaite et semble
avoir été victime du vote utile et de légitimité vis-à-vis des responsables du Govern suspendu (4,47% contre 8,25%).
Les trois formations totalisent 47,71% (48% en 2015) mais il y a eu un
rééquilibrage entre les deux principales organisations. L’ERC obtient ainsi son
meilleur résultat depuis 1932. Les têtes de liste en exil (Puigdemont) ou
emprisonné (Junqueras) sont parvenus à capter le vote indépendantiste, qui ne
perd que deux sièges par rapport à septembre 2015, tout en gagnant plus de 100 000
voix.
Le
bloc unioniste progresse en voix et en sièges, il récolte 43,7% contre 39,4% en
2015, soit un gain de 4,3% et 6 sièges supplémentaires mais avec des disparités
importantes : Ciutadans
progresse fortement de 18,02 à 25,48% (de 25 à 37 sièges) ; le Parti des socialistes
catalans ne gagne qu’un point (13,94 contre 12,81% en 2015) et un siège. Il
s’agit d’un score historiquement bas par rapport aux années 80 à 2000 ;
enfin le Parti populaire en chute libre, traditionnellement bas en Catalogne,
les électeurs ont clairement opté pour C’s. Il passe de 8,54% à 4, 26% et de 11
sièges à 3.
Cat en Comú Podem baisse légèrement par rapport à Cat. Sí que es Pot (-3 sièges) 7,48% contre 8,99% en
2015. Cette formation paie une ligne
politique peu claire pendant tout le processus. La formation n’obtient que
9,37% à Barcelone (ville). Le résultat est décevant pour cette formation qui
aspirait à jouer un rôle au sein de la Generalitat.
Les
résultats des élections imposées, dans le cadre de l’application de l’article
155, par le gouvernement de l’État constituent un camouflet politique pour
Mariano Rajoy et il ne se traduit pas
seulement par la lourde défaite du parti populaire en Catalogne (qui ne pourra
même pas constituer un groupe parlementaire) mais ils réduisent sa marge de
manœuvre et peuvent remettre en cause le gouvernement.
Le
camp indépendantiste, dans des conditions extrêmement compliquées, parvient à
maintenir ses positions et confirme son enracinement. La stratégie de
Puigdemont depuis Bruxelles a été payante, son image de président courage et de
martyr a redoré le blason du PDeCat et permis de garder la première place. Huit
élu-e-s dans la nouvelle assemblée sont soit emprisonnés, soit à Bruxelles.
Cat en Comú Podem paye sa position ambiguë sur l'indépendance et ne se
retrouve pas en position d’arbitre comme il l’escomptait et encore moins en
mesure de proposer un gouvernement « progressiste » avec l’ERC et le
PSC.
Enfin,
Ciutadans est parvenu à capter
l’essentiel du camp unioniste au détriment principalement du PP mais également
du PSC en réalisant des scores très élevés dans la banlieue de Barcelone qui
étaient des bastions des socialistes.
Et, maintenant !
L’application
de l’article 155 va-t-il être maintenue ? Dans une intervention
aujourd’hui, Mariano Rajoy indique de manière évasive qu’elle serait retirée
dès lors que cesserait
l’« unilatéralité » et qu’il serait ouvert au dialogue mais il
n’a pas répondu à l’offre de rencontre de Puigdemont à Bruxelles. De nouvelles
inculpations de responsables du PDeCAT, de l’ERC et de la CUP ont eu lieu au
lendemain du scrutin. L’arsenal répressif ne va pas cesser.
Qu’en
sera-t-il de la libération des prisonniers et de la question des
exilé-e-s ? Vont-ils être libérés et vont-ils pouvoir rentrer en
Catalogne ? Une amnistie semble peu probable à court terme.
L’Union
européenne pourra t’elle maintenir son neutralisme alors qu’un état membre
maintient des responsables et des militants politiques en prison ?
Autant
de questions qui conditionneront la poursuite du processus d’autodétermination
mais qui à coup sûr ne l’enrayeront pas.
Richard Neuville
22 décembre 2017
[1]
Richard Neuville, « Catalogne : Droit à l’autodétermination et
auto-organisation », Association
Autogestion, 18 octobre 2017 : https://autogestion.asso.fr/catalogne-droit-a-lautodetermination-auto-organisation/
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