M. Colloghan

vendredi 17 novembre 2017

Autogestion et processus révolutionnaires

Cette intervention a été prononcée le 10 juin 2017 lors de la journée d'étude du Réseau sur l'autogestion et les processus révolutionnaires de notre temps.

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Réseau AAAEF – 10 juin 2017
Séminaire « L’autogestion et les processus révolutionnaires de notre temps : le cas des révolutions indo-afro-latino-américaines et des révolutions arabes »

I. Le cas des révolutions indo-afro-latino-américaines

Richard Neuville

En référence à la notion de « révolution longue »[1], j’aborderai les changements politiques et sociaux intervenus en Amérique indo-afro-latine sur un temps relativement long, soit un quart de siècle (1992-2017). Pourquoi prendre 1992 comme date de référence ? Parce qu’elle correspond à la campagne « 500 ans de résistance » développée à l’occasion du cinquième centenaire de la colonisation espagnole et qu’elle marque l’émergence des mouvements indigènes contre la domination impériale et oligarchique. Elle est probablement l’un des événements les plus décisifs dans l’Amérique latine contemporaine.


Cette intervention se décompose en trois points :

I.       Les différentes phases politiques et de résistances au néolibéralisme

II.      La diversité et les caractéristiques des mouvements sociaux et les dynamiques de transformation sociale (1992-2017)

III.     Quelques enseignements de la période


I.         Les différentes phases politiques et de résistances au néolibéralisme

Au cours de ce quart de siècle, nous distinguerons quatre phases de résistance (GEAL)[2] :

Une première phase de « résistances sociales au cycle néolibéral » du début des années 90 à 2002

Cette phase correspond à la seconde période de la « longue nuit néolibérale », amorcée globalement avec la chute des dictatures, sauf au Chili où elle avait débuté. Après la « décennie perdue » des années 1980, marquée par de profondes crises économiques et l’hyperinflation, un corpus de mesures résultant du Consensus de Washington (1989) est appliqué par les institutions internationales, avec le soutien du Trésor américain, aux économies en difficulté. Fortement inspiré de l’idéologie de l’Ecole de Chicago, il se caractérise par des programmes de contre-réformes néolibérales de deuxième génération : discipline budgétaire (réorientation des dépenses publiques, réforme fiscale), privatisation et dérégulation économique (libéralisations des taux d'intérêt et du commerce extérieur, déréglementation des marchés), taux de change unique. Ces programmes de contre-réformes visent à asseoir et légitimer l’accumulation de capital avec comme axe de gravitation la dépossession et la marchandisation de biens communs sociaux et se traduisent par la précarisation et l’augmentation du chômage, la féminisation de la pauvreté, etc. Ils s’appliquent avec une grande brutalité sous les présidences de Carlos Menem (1989-1999)[3] et Fernando de la Rua (1999-2001) en Argentine ; de Carlos Andrés Pérez (1989-1993) inaugurée par le Caracazao le 27 février 1989 qui fera plus de 3 000 victimes au Venezuela ; de Fernando Collor de Mello (1990-1992) destitué pour corruption puis Itimar Franco (1992-1995) et Fernando Henrique Cardoso (1995-2003) avec une libéralisation à outrance de l’économie qui entraîne la fermeture de milliers d’entreprises industrielles au Brésil ; de Gonzalo Sánchez de Lozada (1993-1997), Hugo Banzer Suárez (1997-2001), Jorge Quiroga Ramírez (2001-2002), Gonzalo Sánchez de Lozada (2002-2003) en Bolivie et la succession de 8 présidents entre 1988 et 2005 dont Jamil Mahuad (1998-2000) qui supprima la monnaie nationale pour la convertir au dollar et Gustavo Noboa (2000-2003, le roi de la banane) en Equateur.

Cette phase est également marquée par une forte instabilité institutionnelle (destitutions et renversements de dirigeants) et l’émergence de luttes sectorielles (Piqueteros, CONAIE, Mouvement des sans-terre, guerres de l'eau 2000, etc.) où les résistances, pourtant importantes, ont du mal souvent à converger dans les espaces nationaux. Cependant, ces luttes contribuent à une accumulation de forces qui va s’avérer déterminante dans les changements politiques à venir.

Une deuxième phase (2002-2005) « Crise de légitimité politique du néolibéralisme » 

Cette phase marque la fin de l’hégémonie absolue du néolibéralisme des années 90. Sous les effets socio-économiques de la crise de 2000, les résistances acquièrent un nouvel élan et prennent parfois la forme de vraies insurrections ou soulèvements populaires. Elles parviennent à se coordonner davantage et contribuent à délégitimer politiquement le néolibéralisme (ex. guerres de l'eau 2000 et du gaz 2003 en Bolivie, le Caracazao en Argentine).

Cette crise ne s’est pas exprimée partout de la même façon : dans certains cas elle a pris la forme d’une crise de légitimité de représentations politiques (c’est le cas notamment de l’Argentine) et, dans d’autres cas, elle a pris la forme d’une crise beaucoup plus profonde : d’une crise du régime de domination politique (notamment en Bolivie, en Équateur ou précédemment au Venezuela). Dans ce pays, l’ampleur de la crise ouvra les portes à des changements politiques majeurs avec la mise en place de nouvelles constitutions qui ont remis en cause les bases sur lesquelles avaient été fondés les états républicains postcoloniaux après la fin des guerres d’Indépendance.

Un nouvel élan des résistances s’exprime et se traduit par de vraies insurrections ou soulèvements populaires et de meilleures coordinations nationales (ex. guerres du gaz 2003 en Bolivie, Argentine 2001).

Une troisième phase : Période post-néolibérale et de stabilité des rapports de force ». (2005-2011)

Cette phase se traduit par une consolidation d’un scénario politique plus hétérogène à la suite d’une série de processus électoraux qui se sont étendus entre 2005 et 2009 (élections de Manuel Zelaya au Honduras et Evo Morales en Bolivie en 2005 ; celles de Rafael Correa en Equateur et de Michele Bachelet au Chili et les réélections de Hugo Chávez et de Lula da Silva en 2006, l’élection de Daniel Ortega en Nicaragua en 2007 et celle de Mauricio Funes du FMLN au Salvador).

Cette phase post-néolibérale se caractérise par des changements institutionnels (nouvelles constitutions), un approfondissement de la démocratie, un renforcement du rôle des États, le développement de programmes sociaux avec des résultats réels concernant la réduction de la pauvreté, une intégration régionale et des politiques internationales multilatérales (ALBA, UNASUR, etc.) en rupture avec la domination de l’Empire états-unien (doctrine Monroe).

Au niveau économique, c’est une période de forte croissance liée à un nouveau cycle de valorisation de la marchandisation des ressources naturelles. La forte demande de matières premières de la part de la Chine et de l’Inde entraîne une dépendance accrue et renforce le modèle de développement productiviste (Néodéveloppementisme). L’envolée et la consolidation de l’extractivisme, qualifiées de « fruits amers de la croissance », génèrent des dégâts environnementaux importants et accélèrent le processus de « dépossession ».

Les processus affrontent également le néolibéralisme de guerre avec comme expressions les putschs institutionnels au Honduras (Zelaya 2009) et au Paraguay (Fernando Ludo, 2012), de même que les tentatives de déstabilisation en Bolivie et au Venezuela.


Une quatrième phase : Le retour des crises économiques et politiques à partir de 2012

Le sous-continent subit la répercussion de l’onde de choc de la crise mondiale avec une demande moindre qui entraîne le retour de politiques d’austérité et un retournement de conjoncture sociopolitique avec un reflux des forces progressistes ou nationales-populaires (Argentine, Brésil, Venezuela).

Le retour de la crise marque un point d’inflexion dans les processus même si ce n’est pas uniforme et encore moins linéaire. Pour Franck Gaudichaud (2015) : « Les processus se heurtent à des problématiques endogènes (causes internes), à de puissants pouvoirs conservateurs nationaux et globaux et à des dilemmes non résolus au niveau stratégiques. Ces phénomènes sont moins prégnants là où les luttes sociales ont été fortes et où il y a une politisation des couches populaires, notamment en Bolivie ».

Mais, parallèlement, cette phase se caractérise par un retour des protestations populaires multisectorielles, des peuples indigènes, des étudiants et des travailleurs, y compris dans des pays où les droites néolibérales sévissent encore. Il s’agit de s’opposer aux diverses formes de répression, d’intimidation ou de cooptation qui sévissent : Soja (Argentine), Services publics et corruption (Brésil 2013), Opposition (Venezuela 2014), Mapuche et étudiants (Chili), TIPNIS (Bolivie), CONAIE et Yasuni (Equateur), Mines (Pérou, Chili, Brésil, Argentine, Mexique). C’est la poursuite d’un bouillonnement populaire par en bas en termes d’auto-organisation, de création d’espaces autogérés, etc.

Quelques éléments de bilan de ces expériences gouvernementales

La rupture variable avec le cycle néolibéral s’est caractérisée par une réaffirmation du rôle de l’État et l’instauration d’une coopération régionale (UNASUR, ALBA), la reprise de contrôle des ressources naturelles qui a permis une redistribution partielle de la rente extractive au bénéfice des plus pauvres (État social), se traduisant par un recul de la pauvreté extrême et des inégalités sociales.

Le trait commun de ces expériences est le maintien dans tous les pays progressistes d’un modèle productif et d’accumulation basé sur l’extraction de ressources primaires et énergétiques (extractivisme) avec des effets destructeurs pour les communautés indigènes, les travailleurs et les écosystèmes. Elles montrent les « limites d’un projet modernisateur post-néolibéral, d’un nouveau modèle de croissance fondé sur l’assistanat et une régulation entre capitaux nationaux et étrangers ».

Le réalisme et la « politique du possible » ont justifié le renoncement à des changements structurels dans une optique anticapitaliste. Or, la conjoncture actuelle et la crise économique régionale ont provoqué une brusque chute du prix des matières premières. Elle s’est accompagnée d’une offensive du capital transnational des États du Nord et de géants du Sud (Chine) visant à s’emparer de nouvelles terres agricoles, de ressources énergétiques, minérales, de l’eau, de la biodiversité. Les politiques extractivistes inhibent les processus d’autonomie dans d’autres secteurs productifs : agriculture et industrie. Le « modèle de domination capitaliste se perpétue malgré des inflexions ». (Gaudichaud : 2015)


II.      Diversité et caractéristiques des mouvements sociaux et les dynamiques de transformation sociale (1992-2017)

L’Amérique indo-afro-latine a longtemps été un terreau fertile pour les expériences révolutionnaires. Au cours de la période, en réaction aux ravages des politiques néolibérales résultant du consensus de Washington, elle est probablement devenue le principal foyer de résistance à la mondialisation capitaliste et à l’hégémonie de l’Empire (Neuville : 2010). Cette résistance a atteint une portée significative, y compris en allant à l’encontre des tendances lourdes de la phase actuelle de la mondialisation. C’est-à-dire des mouvements de transformation de rapports sociaux et de la marchandisation croissante de la vie à l’échelle planétaire. La richesse et la diversité de ces expériences ont permis de qualifier le sous-continent de véritable laboratoire social[4]. L’Amérique indo-afro-latine est apparue comme une « zone de tempêtes » du système-monde capitaliste (Gaudichaud, 2013).

En janvier 1994, l’insurrection zapatiste contre l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange nord-américain (Alena) a montré la voie de la résistance contre les institutions internationales. Elle a été suivie une décennie plus tard par la mobilisation continentale contre l’accord de libre-échange des Amériques (ALCA) et sa mise en échec lors du sommet de Mar del Plata en novembre 2005. La campagne « 500 ans de résistance », à l’occasion du cinquième centenaire de la colonisation espagnole en 1992, avait marqué l’émergence des mouvements indigènes contre la domination impériale et oligarchique. Par la suite, les mouvements indigènes se sont affirmés de plus en plus comme de véritables acteurs sociaux et politiques en Équateur puis en Bolivie et plus largement au niveau régional.

L’Amérique latine a également été, à bien des égards, un lieu d’innovation politique et social. La résistance au modèle de domination s’est traduite sous deux formes : d’un côté, par l’élection de nouveaux dirigeants qui se situaient plus ou moins en rupture avec le dogme libéral et qui remettaient en cause les institutions en place et la démocratie formelle ; de l’autre, par le renforcement de mouvements sociaux qui réactualisaient notamment la question de l’appropriation sociale. Loin d’être opposables, ces deux formes ont parfois été complémentaires, même si les liens se sont distendus ces dernières années. En effet, dans plusieurs pays, l’accumulation de forces des mouvements sociaux a permis des changements de gouvernements ou d’exercer une pression sur les pouvoirs en place.

À peine élus, les dirigeants du Venezuela, de la Bolivie et de l’Équateur convoquèrent des assemblées constituantes pour changer leur constitution respective et réformer fondamentalement les institutions en instaurant formellement la démocratie participative. Ils avaient été précédés en cela par la gauche du Parti des travailleurs brésiliens qui innova au niveau de la démocratie locale en initiant le budget participatif 1 dans la ville de Porto Alegre en 1990 puis dans l’État du Rio Grande do Sul en 1999. Cette expérience connût un retentissement mondial, ce qui conduira tout naturellement à désigner la ville de Porto Alegre comme siège du premier Forum social mondial (FSM) en 2001.

Les expériences continentales impulsées par les mouvements sociaux sont diverses. Les formes d’organisation que sont le Mouvement des paysannes sans-terres (MST) au Brésil, la Confédération des mouvements indigènes (CONAIE) en Équateur, les piqueteros (mouvements des sans travail), les mouvements de récupération des entreprises en Argentine et en Uruguay, les mouvements des travailleurs sans toit brésilien et uruguayen, les caracoles (Conseils de bon gouvernement) au Chiapas, la Marche mondiale des femmes se situent bien souvent en rupture avec les formes de luttes traditionnelles du mouvement ouvrier. Ces mouvements sont les lieux d’élaboration et de mise en œuvre de nouvelles pratiques sociales qui privilégient la démocratie active ou directe et l’émancipation. C’est probablement en Amérique latine que le mouvement altermondialiste a été le plus influent. Indubitablement, il a contribué à rompre avec la logique de la doctrine Monroe (1823), de sortir des cloisonnements nationaux et à permettre une articulation continentale des mouvements sociaux en ce début du 21e siècle (Algranati, Taddei, Soane, 2011).

Le sous-continent s’est révélé être un ferment d’expérimentations d’inspiration autogestionnaire qui puisait son origine dans l’histoire du mouvement ouvrier latino-américain, avec comme corollaires l’appropriation sociale et différentes formes d’auto-organisation. Il s’agissait d’un renouveau après la césure profonde qui s’était opérée pendant la longue « nuit noire » des dictatures dans le Cône sud (1964-1989) qui annihila toute tentative émancipatrice au cours de ces années.

Nous distinguerons différentes formes de pratiques et aspects autogestionnaires contemporains : socialisation et tentatives de contrôle de l’économie, économie féministe « décoloniale », formes de participation aux institutions, concepts de plurinationalité et indianisme, exercices du pouvoir populaire et d’anti-pouvoir, occupations urbaines. S’il existe des entreprises récupérées dans plusieurs pays comme au Brésil, au Mexique et au Venezuela, c’est le mouvement argentin et, à un degré moindre uruguayen, qui est de notre point de vue exemplaire de par son ampleur, son ancrage et sa vitalité. Il s’inscrit également dans un processus historique et puise largement dans la conscience profonde du mouvement ouvrier de ce pays (Ruggeri, 2015).

Le budget participatif mis en œuvre à Porto Alegre a permis de rénover une démocratie représentative largement discréditée et de remettre le peuple au cœur du processus de décisions. En articulant les formes délégataire et directe, il a ouvert la perspective de la « démocratie active ». Son impact mondial « nous conforte que c’est l’une des voies de reconstruction d’un projet socialiste » (Pont, 2007). Le dernier gouvernement de l’État du Rio Grande do Sul (2011-2015) a poursuivi l’innovation démocratique avec le recours aux nouvelles technologies de communication pour renforcer le « pouvoir populaire et citoyen ».

L’émergence du mouvement indigène, et particulièrement andin, a été décisive dans les changements opérés en Équateur mais surtout en Bolivie. Elle a révélé une véritable philosophie de vie à vocation universelle avec le concept de « Buen vivir », qui se caractérise par le « vivre ensemble en harmonie avec la nature » (Acosta, 2014). L’indianisme, bien distinct de l’indigénisme, a permis de combattre le modèle de domination impériale « eurocentrique » et les discriminations des États-nations en remettant en cause la « colonialité du pouvoir » (Quijano, 2014). Il réaffirme des identités tout en conceptualisant l’ « unité dans la diversité » comme en Bolivie où l’accumulation de forces en résistance au modèle néolibéral a contribué à l’élection d’Evo Morales et a instauré une nouvelle conception du pouvoir. L’« instrument politique atypique » qu’est le Mouvement vers le socialisme (MAS) se définit comme un « parti-mouvement » et une fédération de mouvements sociaux.

L’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO) a concentré l’essentiel des paramètres d’une démocratie radicale et directe, de l’autogestion, de l’autonomie des sujets et des collectifs sociaux. Le répertoire d’actions et les traditions politiques en jeu ont permis l’émergence d’un nouveau collectif social dans un pari radical et alternatif au système hégémonique, la Commune de Oaxaca (Almeyra, 2010).

Après son irruption en 1994, le mouvement zapatiste a été capable d’actualiser à partir de 2003 « les temporalités d’un passé commun sans cesser de se référer aux temporalités nationales et mondiales de luttes pour la justice, la démocratie et la liberté ». C’est probablement l’expérience d’autonomie la plus remarquable.

Dans la période récente, en réaction au modèle « néodéveloppementiste » généralisé et dans un contexte de crise écologique et climatique, la centralité des luttes s’est déplacée vers la défense des biens communs naturels. Dans cette conjoncture, les mouvements sociaux sont confrontés à de nouveaux défis stratégiques face au nouvel ordre capitaliste et les politiques extractivistes mises en œuvre par les gouvernements progressistes (Swampa y Viale, 2014), engagés dans une nouvelle phase d’ « accumulation par dépossession » (selon l’expression de David Harvey). De Santiago à Mexico (pour l’éducation) en passant par São Paulo (pour les transports), la région n’a pas été épargnée par les mouvements de révolte citoyens, à l’instar de ceux qui ont surgi à partir de 2010 aux quatre coins de la planète pour dénoncer la corruption politique, les élites financières et la connivence entre le monde politique et financier et le capitalisme (Castells, 2012).

En Amérique indo-afro-latine, les mouvements sociaux ont rénové profondément la notion d’autonomie et la pratique émancipatrice. Ces pratiques de gestion communautaire ont suscité pas mal de débats sur la valorisation de l’autonomie et ont donné lieu à l’expression et à la conceptualisation du contre-pouvoir (Hardt et Negri, 2000), de l’anti-pouvoir (Holloway, 2002) et du pouvoir populaire comme faisant partie d’une stratégie de contrôle de l’État avec les changements politiques (Borón, 2001), y compris par des tentatives de double pouvoir.

La diversité des expériences a démontré amplement la richesse des pratiques émancipatrices à l’œuvre sur le sous-continent latino-américain. Elles expriment des rapports différenciés au pouvoir. Certaines, valorisent l’autonomie, la démocratie directe et l’appropriation spatiale ; d’autres, développent des pratiques collectives innovantes mais posent également des revendications programmatiques et interpellent donc les pouvoirs constitués, ils constituent plus classiquement des mouvements de contre-pouvoir. Enfin, certaines expériences de participation initiées par les gouvernements peuvent contribuer à l’exercice d’un pouvoir populaire. Dans leur diversité, les mouvements sociaux interrogent clairement la question de la démocratie dans ces aspects économique, politique et social, que ce soit au travers du contrôle et la gestion directe de la production, la participation active aux instances de décision ou l’auto-organisation et l’autonomie. En cela, avec des nuances, ils peuvent être catégorisés comme mouvements autogestionnaires (Neuville, 2012).

L’Amérique indo-afro-latine est en mouvement perpétuel, où se réalise une multitude d’expériences, sources d’« émancipation en construction » (Gaudichaud, 2013). L’accumulation de forces et d’expériences reste un atout indéniable pour poursuivre sur la voie esquissée ces deux dernières décennies. À l’image des entreprises récupérées par les travailleurs en Argentine, les « éclairs autogestionnaires » d’hier ont fait place, dans certains cas, à des expérimentations durables.

L’accumulation de forces et d’expériences ainsi que leur consolidation restent des atouts indéniables pour poursuivre sur la voie esquissée ces deux dernières décennies. Et, probablement quels que soient les changements politiques qui sont à l’œuvre. C’est le grand acquis de la période.

Ces dernières années, des protestations populaires multisectorielles, des peuples indigènes, des étudiants et des travailleurs ont surgi en imposant leurs propres revendications indépendamment des politiques conduites ou dans des pays où les droites néolibérales gouvernaient. Il s’agissait de s’opposer aux diverses formes de répression, d’intimidation ou de cooptation qui sévissent : opposition au soja transgénique et grèves ouvrières en Argentine ; manifestations de rue de la jeunesse dans les principales villes brésiliennes pour le droit à la ville, les services publics et contre la corruption (2013) ; crise profonde du modèle bolivarien, violence de l’opposition (2014 et 2017) et réorganisation du mouvement populaire au Venezuela ; mobilisations des Mapuche, des salariés et des étudiants au Chili pour dénoncer l’héritage de Pinochet ; secteurs du mouvement indigène contre la politique de « modernisation » d’Evo Morales en Bolivie (TIPNIS, 2011) ; développement des résistances contre l’extraction minière (Pérou, Chili, Brésil, Argentine, Mexique) et la monoculture (soja).

Cette dernière période a vu la consolidation et le renforcement d’expériences d’appropriation des terres, de territoires, usines récupérées par les travailleur-se-s, dans le domaine des communautés urbaines, d’autres s’inscrivant dans des politiques publiques et institutions sous le contrôle des intéressé-e-s : luttes des femmes contre la violence patriarcale, des sans-abris, des indigènes, de la classe ouvrière dans certains pays, agroécologie alternative en Colombie, entreprises récupérées, médias communautaires au Brésil et au Chili, rondas communautaires (Comités d’autodéfense et de surveillance dans les villages) au Pérou et au Mexique, etc. qui sont autant d’ « expériences, de  chemins de l’émancipation » (Gaudichaud, 2015).

III. Quelques enseignements de la période

Faute d’alternatives anticapitalistes, l’Amérique indo-afro-latine reste l’un des principaux pourvoyeurs de matières primaires du capitalisme et continue d’être pillée abondamment. Indépendamment de l’appréciation et de la caractérisation des processus en cours, on peut dire que le modèle de domination capitaliste à l’œuvre depuis 5 siècles se perpétue. (Cf. Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine).

Les peuples et les mouvements populaires ont su résister et reconstruire un multilatéralisme, à démocratiser la démocratie et à réinventer la politique en esquissant et en construisant des alternatives du XXIe siècle. Le rapport au pouvoir des mouvements sociaux reste posé : s’ils ont contribué à l’accession au pouvoir de gouvernements progressistes, les expériences démontrent qu’il ne suffit pas de conquérir les institutions et le gouvernement pour engager une rupture définitive dès lors que le pouvoir économique, militaire et médiatique demeure. Le « pouvoir réel est le plus difficile à conquérir ». D’où la nécessité de « développer l’auto-organisation, de construire des formes de pouvoir populaire constituant aux échelons local, régional et national susceptibles pour progresser vers un pouvoir populaire constitué ». (F.Gaudichaud, 2017).

Les ruptures plus ou moins radicales s’inscrivent dans un temps long avec des réussites et des échecs. Dans plusieurs pays, un processus « révolutionnaire » a été engagé mais un approfondissement, des accélérations ont manqué, ce qui les rend de fait vulnérable.

Les changements politiques récents, à l’image de l’Argentine et du Brésil, marquent un point d’inflexion et un reflux dans les processus. La dernière phase constitue, d’une certaine manière la « fin de l’hégémonie progressiste » (Modesini).  Le défi fondamental reste probablement la définition de pistes de transition radicale vers un nouveau paradigme post-capitaliste.

Et, à l’échelle de ce quart de siècle, les évolutions décisives dans la région auront été impulsées par l’émergence des peuples autochtones et des femmes sur la scène politico-sociale, le développement des luttes contre l’extractivisme, etc. mais également par la construction d’alternatives émancipatrices durables indépendantes des changements institutionnels, à l’image de la consolidation du processus de récupération d’entreprises et du réseau l’économie des travailleur-se-s ou des tentatives de pouvoir populaire territoriales.

Richard Neuville


Quelques références

Acosta, Alberto (2014), Le Buen vivir, Paris, Utopia.

Algranati, Clara, Taddei, Emilio, Seoane, José (2011), «América latina: Balance de una década de luchas y cambios», CETRI, décembre.

Almeyra, Guillermo (2007), « Révolution, pouvoir, liberté : l’expérience de l’APPO (Oaxaca) », Communication au congrès Marx International V, 3-6 octobre, La Sorbonne/Paris 10-Nanterre.

Boron, Atilio, (2001) «La selva y la polis. Reflexiones en torno a una teoría política del zapatismo», Buenos Aires, dans Osal/Clacso, nº 4, juin.

Castells, Manuel (2012), Redes de Indignación y Esperanza, Madrid, Alianza.

Gaudichaud, Franck (dir.) (2008), Le volcan latino-américain : Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine, Paris, Textuel.

Gaudichaud, Franck (coord.) (2013), Amériques latines : Émancipations en construction, Paris, Syllepse,


Gaudichaud, Franck, « Fin de cycle ? Les mouvements populaires, les gouvernements progressistes et les alternatives écosocialistes », Revista Memoria, http://revistamemoria.mx ; Préface de América Latina – Emancipaciones en construcción, Santiago 2015, Tiempo Robado, Ed América en movimiento.

Gaudichaud, Franck, « Amériques latines entre reflux des progressismes et expériences alternatives », 24 février 2017 http://www.cerisesenligne.fr/article/?id=5559  

Hardt, Michael et Antonio Negri (2000), Empire, Paris, Exils.

Holloway, John (2008), Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris/Montréal, Syllepse/Lux, www.syllepse.net/lng_FR_srub_76_iprod_362-changer-le-monde-sans-prendre-le-pouvoir.html  .

Lander, Edgardo (2014), «Venezuela: ¿crisis terminal del modelo petrolero rentista?», Septiembre, www.tni.org/en/work-area/environmental-justice  .


Neuville, Richard (2013), « Quatre décennies de luttes des « sans terre urbains » en Uruguay », dans Franck Gaudichaud (coord.) (2013), Amériques latines : Émancipations en construction, Paris, Syllepse, www.syllepse.net/lng_FR_srub_98_iprod_560-ameriques-latines-emancipations-en-construction.html 

Neuville, Richard (2012), « Typologie d’expériences autogestionnaires en Amérique latine et indienne », Alter Autogestion, septembre, http://alterautogestion.blogspot.fr/2012/09/typologie-dexperiences.html  

Pont, Raúl (2007), « L’expérience de Porto Alegre », FondationS, n° 5.

Quijano, Aníbal (2014), Textos de Fundación, Buenos Aires, El Signo.

Ruggeri, Andrés (2015), « Occuper, Résister, Produire » Autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine, Paris, Syllepse.

Svampa, Maristella y Viale, Enrique (2014), Maldesarrollo. La Argentina del extractivismo y el despojo. Buenos Aires, Katzeditores, serie conocimiento.








[1] Cette notion a été adoptée par Les Alternatifs lors de leur congrès de 2000 à Nantes. La « révolution longue » est définie « comme un processus non linéaire, fait d'une accumulation de ruptures plus ou moins radicales et de sauts qualitatifs et non d'une seule rupture, même si on peut émettre l'hypothèse que l'une de ces ruptures sera particulière en ce sens qu'elle correspondra au moment de l'expropriation capitaliste et à l'amorce de la transition vers la société alternative. Elle est également le reflet d'une exigence de plus en plus forte : celle du temps de la démocratie, du temps de la délibération sans pour autant éviter l'affrontement avec la bourgeoisie et son appareil d'Etat, il ne s'agit pas d'un « processus long sans rupture ».

[2] GEAL (Groupe d’études Amérique Latine) composé notamment de sociologues argentins : Clara Algranati, Emilio Taddei, José Seoane.

[3] Fernando Solana : « Mémoire d’un saccage - Argentine, le hold-up du siècle », Film, 2003, voir bande-annonce : https://www.youtube.com/watch?v=skkKhIdVbrs


[4] Dans ce sous-chapitre, nous reprenons plusieurs extraits de paragraphes de l’article : Neuville, Richard (2015), « Amérique indo-afro-latine », Introduction chapitre, Encyclopédie internationale de l’autogestion, Syllepse / Association pour l’autogestion (p. 92 à 414), novembre.



1 commentaire:

  1. je souhaite recevoir ce texte en noir sur fond blanc (lisibilité)
    e-mail: b.serot07@orange.fr
    cordialement.

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