Nicolas Johansson-Rosen*
D’après les dernières données mises à la disposition par
la Superintendance Nationale des Coopératives (SUNACOOP) , le Venezuela
comptait en 2010 près de 74.000 coopératives, des centaines d’entreprises
d’importance majeures cogérées par l’Etat et les travailleurs, et plusieurs
milliers d’EPSC (Empresas de Propiedad Social Comunal), des entreprises communales
autogérées ou cogérées entre l’Etat et les travailleurs
produisant avant tout dans l’intérêt de la communauté[1]. Comment un pays autrefois dominé par le néolibéralisme
a-t-il pu réaliser une telle avancée vers cette émancipation de sa classe
ouvrière?
Pour le comprendre, il faut commencer par une approche
globale de la Révolution Bolivarienne, ainsi que de ses objectifs. Dès ses
débuts, ce processus a engendré un immense espoir parmi les classes dominées du
continent latino-américain. Pour la première fois, un gouvernement
démocratiquement élu était en mesure de tenir tête à la fuite en avant vers
« la fin de l’histoire ». Certains commentateurs ont essayé de
l’expliquer comme un simple « show » dont l’animateur unique aurait
été l’ex-président Hugo Chavez. Mais, comme l’écrit George Cicarrielo-Maher, le
chavisme n’est pas une création sui-generis
d’un groupe de militaires clientélistes. Il s’agit du résultat de décennies de
luttes populaires[2].
Si l’on part de l’analyse libérale la plus répandue, le
Venezuela a été un espace « d’exceptionnalité démocratique » : deux
partis dominants, liés par le Pacte de
Punto Fijo depuis 1958, se partageaient pacifiquement le pouvoir ainsi que
l’excédent pétrolier. Alors même que la région se caractérisait par la
généralisation de dictatures sanguinaires, le Venezuela se caractérisait par
une stabilité permanente. Mais ce point de vue est à nuancer : MIR,
Tupamaros et d’autres groupes armés ont maintenu une résistance permanente face
à ce bipartisme organisé afin empêcher l’accession au pouvoir d’un Parti
Communiste autrefois puissant. Disparitions forcées et assassinats sélectifs
étaient courants sous la République de
Punto Fijo. La manne pétrolière, quant à elle, profitait avant tout à une
bourgeoisie parasitaire, laquelle entretenait des relations particulièrement
incestueuses avec les sommets de l’Etat. Dès les années 1980 avec la crise de
la dette commence le délitement de ce modèle, lequel atteindra son paroxysme
avec le massacre de 3.000 civils lors des émeutes urbaines du Caracazo en 1989.
Le changement s’amorce en 1999, avec l’arrivée
démocratique au pouvoir, quasiment par surprise, du Lieutenant-Colonel Hugo
Rafael Chávez Frías, lequel avait tenté en 1992 de renverser le gouvernement de
Carlos Andres Perez, responsable de la répression massive de 1989, par un coup
d’Etat failli.
La même année est promulguée une nouvelle constitution qui
servira de base aux réformes à venir. Elle
consacre certes la propriété privée, mais insiste également sur la
propriété publique et sociale, nouveauté qui se révèlera particulièrement utile
par la suite dans la mise en œuvre du contrôle ouvrier au Venezuela. Dans son
article 70, elle reconnaît la nécessité de l’autogestion, de la cogestion et
des coopératives sous toutes leurs formes. L’article 118, quant à lui, garantit
et protège le droit des travailleurs et des communautés à la propriété
collective et à l’auto-organisation.
.
C’est à partir de là que va débuter un cycle de
mobilisations intenses, qui atteindra son paroxysme - en 2006, lequel nous
permet d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’une révolution « top-down »,
mais bien d’un processus résultant de l’interaction permanente entre un peuple
en lutte et le leader de sa révolution.
Suite à la reprise du contrôle de l’entreprise pétrolière
PDVSA en 2003, laquelle était passée sous la coupe d’une direction de managers
peu scrupuleux qui l’avaient transformée en véritable Etat dans l’Etat,
organisant notamment la fuite de ses recettes vers les Etats-Unis, le
gouvernement bolivarien disposait dorénavant de l’outil clé qui allait lui
servir de fer de lance dans sa tentative de transformation de son modèle
productif. Une nouvelle politique a été mise en place, afin de permettre aux
travailleurs de gagner leur émancipation. Le résultat ne s’est pas fait
attendre sur le plan social, avec la création des « missions
bolivariennes », programmes de santé publique, d’éducation, de logement
massifs, qui ont permis via la redistribution de l’excédent social une
réduction massive des indices de pauvreté et d’indigence.
De l’autogestion/cogestion à
l’Etat communal
Mais il ne s’agissait pas, à l’inverse de ce que de
nombreux analystes libéraux tels Javier Corrales et Michael Penfold peuvent
avancer, d’une politique purement clientéliste[3] : le but poursuivi
par Hugo Chavez était la création permanente du « socialisme du XXIème
siècle », lequel se devait d’éviter les errements du socialisme réel afin
de transformer en profondeur la société vénézuélienne.
La base de ce « socialisme du XXIème
siècle » à peine en train d’émerger et peut-être déjà proche de sa fin ne
saurait être, justement, selon Camila Piñeiro Harnecker, autre que
l’autogestion. Elle permet en effet de faire descendre la démocratie dans la
sphère du travail, essentielle dans la construction de l’individu ne serait-ce
qu’en raison du temps qu’il y passe, le transformant en même temps qu’elle
reconfigure le procès général de travail direct. Dans son étude de 15
coopératives vénézuéliennes, l’auteure ne dissimule toutefois en aucun cas
leurs faiblesses : faible motivation du personnel, manque de qualification,
et reconstruction de hiérarchies basées sur la différenciation entre travail
manuel/intellectuel ainsi que le charisme ou la possession de compétences
spéciales reconnues par les autres membres[4].
Ce dernier point doit être mis en parallèle
avec la thèse que Maxime Quijoux concernant deux entreprises autogérées en
Argentine, dans lesquelles les travailleurs les plus zélés et les plus
expérimentés ainsi que certaines personnalités clés concentrent à leur niveau
le pouvoir de décision concret[5]. Un parallèle
qui reste toutefois à nuancer, la politisation des travailleurs argentins sur
qui l’enquête a porté n’étant pas comparable à ce que l’on peut rencontrer au
Venezuela, ne serait-ce qu’en raison d’un contexte de politisation massive et
extrêmement bipolarisée entre une gauche aux projets toujours mal définis et
une droite ultraréactionnaire.
Le futur de la production démocratique au
Venezuela s’annonce toutefois prometteur malgré les difficultés
rencontrées : c’est ce qui ressort des textes de Dario Azzellini,
pour qui l’autogestion constitue un véritable outil d’émancipation des
travailleurs à travers notamment la prise de contrôle sur le procès de travail
direct. Les salariés concernés savent désormais pour qui et pourquoi ils travaillent, apprennent à prendre
progressivement le contrôle du procès de travail immédiat et global et
développent de nouvelles pratiques participatives au sein même de leurs unités
de production[6].
Mais les coopératives ne sont pas à l’abri des vicissitudes capitalistes :
elles s’insèrent dans un cadre économique resté encore largement libéral, et
peuvent facilement tomber sous la coupe de leurs clients privés, créant ainsi
de véritables mécanismes d’exploitation collective. Mais comme le souligne
Andres Ruggeri dans ses travaux sur l’autogestion argentine, même dans les cas
les plus extrêmes, les travailleurs reprennent une part de contrôle sur leur
propre existence via les conditions de travail[7].
Cela nous amène à considérer la question du
rapport entre autogestion, cogestion, coopératives et Etat. L’articulation
entre les entreprises autogérées/cogérées et les « communes », organes de démocratie directe locale servant
de « briques » à la construction du nouvel Etat est l’un des
fondements de la Révolution Bolivarienne. Cet ensemble porte le nom
« d’Etat communal », théorisé par Marta Harnecker : il s’agit à
sur le long terme de substituer à l’Etat bourgeois des structures démocratiques
locales et productives. Elle indique dans son texte fondateur « De los
consejos comunales a las comunas : construyendo el socialismo del siglo
XXI » » quelques pistes à suivre pour faire de ce rêve une réalité[8] :
-
Respect de l’autonomie communale, et non-imposition de cadres et
de dirigeants extérieurs.
-
Intransigeance concernant le respect des mécanismes de démocratie
communale et non instrumentalisation par le pouvoir politique.
-
Dépassement de la simple démocratie représentative par un système
de « porte-paroles » populaires sous contrôle permanent de bases
chargés de faire remonter les demandes des communes.
Mais ce projet est loin d’avoir pleinement vu
le jour et l’on se trouve toujours dans le cadre d’une « société civile
dépendante », avant tout de la Présidence, qui finance les organes de
démocratie locale et productive par des fonds spéciaux, lesquels permettent
paradoxalement aux communes et coopératives de gagner en indépendance face aux
municipalités et autres organes « classiques » de l’Etat, mais
rendent difficile une praxis critique vis-à-vis du pouvoir en place.
La question suivante se pose : dans
quelle mesure peut-on considérer que l’Etat communal et en particulier ses
manifestations économiques sont en train de s’étendre, alors même que
l’économie vénézuélienne reste à 70% détenue par le secteur privé ?
S’agit-il d’un véritable projet émancipateur, ou tout
simplement de ce que Nicos Poulantzas désignait sous le nom « d’autonomie
relative de l’Etat capitaliste », à
savoir une configuration, variable selon la conjoncture et inscrite dans la
matérialité de l’Etat capitaliste, dans laquelle ce niveau de structure capitaliste semble par moments
céder aux revendications populaires, mais n’en sert pas moins avant tout les
intérêts des classes dominantes structurées en un bloc au pouvoir, empêchant
par là même toute auto-organisation des travailleurs
Pour cela il est nécessaire d’approfondir l’étude de
l’autogestion/cogestion, car, comme l’écrit Karl Marx, « c’est toujours dans le rapport immédiat entre le
propriétaire des moyens de production et le producteur direct […] qu’il faut chercher
[…] la forme spécifique que revêt l’État dans une période donnée. »[9]
La mise en œuvre de
l’autogestion/cogestion au Venezuela
La démocratisation de la production au Venezuela ne s’est
pas faite de manière univoque. Elle a suivi divers chemin, en fonction de la
pluralité des situations existantes sur le terrain. Schématiquement, on peut
parler de deux modalités dans le déploiement de ce processus :
a. Une mise en place parallèle au capitalisme existant, via la création
de nouvelles institutions et coopératives : l’autogestion supervisée par
l’Etat.
Dans un premier temps, le Ministère pour l’Economie
Populaire, maintenant Ministère du Pouvoir Populaire pour l’Economie
Communautaire – MINEC - a été créé pour centraliser les efforts mis en œuvre
dans la construction d’un tissu économique autogestionnaire. Son rôle est, à travers ses liens avec les
banques étatisées, de faciliter le crédit aux coopératives, avec l’aide de la
Superintendance Nationale des Cooperatives – SUNACOOP. Le MINEC assurait aussi,
via la mission Che Guevara, la formation des coopérativistes et la supervision
de leur activité.
Le MINEC a été remplacé en mars 2009 par le Ministère du
Pouvoir Populaire pour les Communes et Mouvements sociaux, qui, en plus des
fonctions de l’ancien ministère, a pour objectif de faciliter l’accès au crédit
pour les coopérativistes.
Les entreprises autogérées s’organisent autour des
Communes, « briques » du nouvel Etat révolutionnaire, destinées, sur
le long terme, à remplacer l’Etat bourgeois. Leurs objectifs économiques sont
de renforcer l’économie sociale, mais aussi de stimuler la participation et le
pouvoir populaire, objectifs qui priment sur celui de l’organisation.
Quant à la mission Che Guevara, elle a cédé la place à la
« Grande Mission Savoir et Travail », spécialisée, dans la supervision de
la production et la formation des travailleurs, laquelle travaille en symbiose
avec les communes, dans le but de créer un nouveau mode d’organisation basé sur
la coordination de conseils de travailleurs, qui renforce la démocratie
participative et protagonique.
Il existe deux types d’entreprises autogérées/cogérées
prévues par la Loi Organique des Communes :
-
Les
Entreprises de Propriété Sociale et Communale Directe : ces entités
appartiennent directement à la Commune, qui est à l’origine de leur création.
Elles sont autogérées par les producteurs directs, mais doivent rendre des
comptes à la commune, et surtout, produire dans le respect des intérêts de la
communauté.
-
Les
Entreprises de Propriété Sociale et Communale Indirecte : ces entreprises
s’inscrivent toujours dans le cadre de la Commune, mais elles sont cette
fois-ci crées par l’Etat. Elles s’organisent selon des modalités de cogestion
Etat/travailleurs, et leur cadre juridique prévoit une transition graduelle
vers l’autogestion totale par les travailleurs.
A ce jour, le résultat de tels programmes est toutefois à
relativiser, un grand nombre de “coopératives fantômes” ayant notamment vu le
jour afin de s’approprier illicitement des fonds publics.
b. La socialisation/nationalisation comme issue au conflit économique de
classe : les entreprises cogérées.
De nombreux centres de production de première importance
sont passés sous contrôle ouvrier, ce qui signifie concrètement une dualité de
pouvoir qui se matérialise par la cogestion entre travailleurs et Etat (51% des parts pour l’Etat, 49% pour les
travailleurs organisés en coopératives. C’est le cas d’entreprises
nationalisées comme les fabriques de valvules CNV (aujourd’hui INVEVAL), la
fabrique de textiles INVETEX, le producteur de tubes VENEPAL et le géant
continental de la sidérurgie SIDOR. Dans les deux exemples emblématiques du cas
présent, SIDOR et INVEVAL, la lutte a été longue et difficile. La direction
décapitalisait l’entreprise pourtant rentable, préparant sa fermeture, violant
le droit du travail et allant jusqu’à ne plus verser les salaires pendant des
mois. Le combat des travailleurs pour récupérer leur outil de travail a duré
des mois, pendant lesquels ils se sont heurtés à une bureaucratie, en
particulier judiciaire et locale, extrêmement hostile, ainsi qu’à une opinion
publique relativement indifférente.
Mais dans les faits, la victoire n’a pas été totale dans
tous les cas : SIDOR, par exemple, en est restée au stade de la
nationalisation pure et simple, le président actuel Nicolas Maduro ayant dû
reconnaître qu’il n’y avait aucunement contrôle ouvrier. Nous sommes en
présence d’une lutte entre deux conceptions du socialisme :
-
La
première, très classique, ne dépasse pas les limites du « socialisme
réel » et ne fait aucunement la différence entre socialisation des moyens
de production et nationalisation, l’Etat bolivarien étant assimilé au peuple.
-
La
seconde, à la fois innovante mais également issue d’une longue tradition de
luttes ouvrières dont les origines remontent au XIXème siècle, ne conçoit pas
de séparation possible entre producteurs directs et moyens de production, et
assimile socialisation des moyens de production et autogestion.
Le contrôle ouvrier ou « control obrero » n’est donc pas toujours une réalité. Deux
facteurs déterminent dans la plupart des cas ce qu’il en est dans la
pratique :
-
La
mobilisation plus ou moins grande des travailleurs organisés à la base
-
Un
plus ou moins grand degré d’ouverture des autorités en fonction des cas de
figure. Ainsi, dans le cas de SIDOR, le gouvernement a décidé de jouer la carte
de la répression ouverte de l’action syndicale, alors que dans les cas tout
aussi emblématiques d’Industrias Diana et
de Lacteos Los Andes, l’Etat a fini
par céder face à la pression ouvrière.
La cogestion comme
expression des luttes de classes sous leur aspect le plus exacerbé ;
l’émergence d’une nouvelle contradiction, entre Etat et mouvement ouvrier.
Nous allons maintenant recentrer notre étude sur trois cas
concrets de cogestion ouvrière. En effet, les entreprises concernées sont
celles qui ont subi les conflits sociaux les plus durs. Et comme l’affirment
Althusser ainsi que Poulantzas, les classes sociales ne préexistent pas aux
luttes. C’est par la lutte de classes que les différentes forces sociales se
constituent. Voyons donc ce qu’il en est à travers la brève analyse de trois
cas concrets, qui ont tous en commun le même point de départ : celui
d’avoir fait l’objet d’une nationalisation en 2008, suite à une vague de
conflits sociaux :
L’entreprise SIDOR
Fondée en 1960 comme composante de la Corporacion Venezolana de Guayana, grand consortium industriel
public, dans la ville de Puerto Ordaz suite à un décret édicté par le président
Marcos Perez Jiménez, l’aciérie SIDOR est l’une des plus grandes du continent
latino-américain. Privatisée en 1997, elle a été renationalisée par décision
d’Hugo Chávez en 2008 suite à un conflit syndical qui a duré plus de 15 mois,
le point d’achoppement principal concernant les conventions collectives mais
aussi des questions de couverture maladie, sécurité, transports, restauration
d’entreprise. Il s’agit d’un exemple type d’entreprise vénézuélienne
nationalisée non pas dans le cadre d’un ensemble de politiques publiques top-down,
mais dont le changement de statut résulte au contraire de la pression exercée
par la base syndicale.
Suite à son étatisation, l’entreprise a connu deux années
de véritable contrôle ouvrier en 2009-2010, mais la bureaucratie étatique a
très vite repris le contrôle de la situation, à tel point que la simple
évocation du « contrôle ouvrier » suscite maintenant le rejet au sein
de la base qui y voit un mécanisme de plus pour la priver de sa part active
dans la prise de décisions.
Actuellement, la lutte est relancée suite aux
revendications des travailleurs de l’entreprise qui demandent d’une part la
renégociation de la convention collective de l’entreprise, largement périmée
puis renégociée à l’insu des travailleurs, dans le cadre d’une crise économique
qui se manifeste par l’inflation la plus forte du continent latino-américain
ainsi que par des pénuries constantes de produits de base, parfois uniquement
disponibles sur le marché informel.
Pour certaines composantes syndicales de l’actuel, l’enjeu
de fond n’est plus le retour au contrôle ouvrier, largement discrédité, mais
dans un premier temps, la récupération des modalités clés d’une démocratie
ouvrière, à savoir une participation des travailleurs dans les prises de
décision importantes, et une totale transparence au niveau des comptes et de la
gestion de la production.
Les syndicats de travailleurs opposés à la ligne
officielle qui a obtenu la signature d’une convention collective largement en
deçà des expectatives des salariés, se heurtent à l’hostilité du gouvernement
de Nicolas Maduro et doivent faire face à une criminalisation du mouvement
social de la part des autorités. Diosdado Cabello, président de l’Assemblée
Nationale, accompagné de hauts dirigeants de l’armée ainsi que du gouverneur de
l’Etat Bolivar, n’a pas hésité à qualifier de « mafieux » les
syndicalistes impliqués dans ce combat. Pour le moment, aucune solution ne
semble en vue et le conflit s’intensifie : à des manifestations de
milliers d’ouvriers l’Etat a opposé la répression directe et des balles en
caoutchouc. Les élections syndicales, qui auraient dû avoir lieu fin février
2015, ont été reportées sine die et l’ensemble des listes invalidées, par peur
de voir l’emporter une coalition opposées à la ligne officielle.
Il s’agit donc de savoir si la vocation socialiste du
projet bolivarien (il est important d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas
d’un projet directement socialiste, mais à vocation socialiste) serait
potentiellement remise en jeu par un changement possible d’attitude du gouvernement
de Nicolas Maduro vis-à-vis de la classe ouvrière.
Ce cas particulier
met également en évidence l’un des obstacles auxquels est confrontée la
révolution bolivarienne : le décalage croissant entre les pratiques
discursives gouvernementales, suivant toujours une ligne radicale et
révolutionnaire, et la réalité du terrain, parfois beaucoup moins
enthousiasmante.
L’entreprise Industrias Diana
Industrias Diana est une fabrique d’huile et de
graisses, assurant plus de 38% de la production nationale. 80% de ses produits
sont écoulés par des distributeurs étatisés comme la chaîne de supermarchés
populaires Mercal, et 20% vont au
secteur privé. Elle possède cinq sites de fabrication, situés à Maracaibo, San
Cristóbal, Barquisimeto, Valencia et Caracas. Nationalisée en 2008, elle est en
conflit avec l’Etat depuis fin juillet 2013 suite à la nomination de son
nouveau manager par le Ministère du Pouvoir Populaire pour l’Alimentation. En
effet, ce dernier, businessman typiquement capitaliste, déjà PDG de 5
entreprises agro-alimentaires, est perçu comme illégitime par les travailleurs
des différentes usines de Diana, organisés tant en conseils ouvriers que via le
syndicat unique de l’entreprise, qui eux aussi demandent le droit de choisir
leurs propres dirigeants parmi eux comme composante du pouvoir ouvrier.
Les ouvriers de Diana ont fait l’objet de mesures de
harcèlement et de répression ouverte de la part de l’appareil étatique :
les comptes de l’entreprise destinés au versement des salaires ont été bloqués,
le SADA, organe officiel chargé de venir chercher la production n’envoyait plus
de camions, empêchant ainsi toute vente au secteur privé. Et surtout, le SEBIN
(services secrets vénézuéliens) a interrogé plusieurs travailleurs à Valencia
pendant près de cinq heures.
Alors même que la lutte des travailleurs s’est poursuivie,
l’entreprise a fonctionné pendant plus d’un mois en août 2013 sans direction et
ce, sans aucune diminution notable au niveau de la production.
L’entreprise est finalement passée sous le contrôle direct
des conseils ouvriers, après une parenthèse de gestion par un militaire, qui
ont finalement élu leur propre direction. Bien qu’il s’agisse d’une démocratie
de travailleurs, il s’agit toutefois d’une démocratie incomplète, les anciennes
hiérarchies d’entreprise se voyant confortées par les mécanismes du vote.
L’entreprise Lácteos Los Andes
Lácteos Los Andes, leader national
de la production de lait, jus, yaourts, desserts divers, fromage a été
nationalisée en 2008. La nationalisation suivait une double logique : il
s’agissait d’augmenter la production tout en la recentrant sur les produits de
première nécessité, par exemple le lait
pasteurisé. L’objectif a été rempli pendant les trois premières années. En
2011, la propriété de l’entreprise a été transférée au Ministère de
l’Agriculture et des Terres, lequel lui a également transféré la responsabilité
de 23 plus petites unités de production
lesquelles n’étaient pas forcément rentables, ce qui a relativement compliqué
la situation de Lácteos
Los Andes sans pour autant menacer sa viabilité.
La situation de l’entreprise s’est nettement dégradée en
2013 depuis la mise en place d’une direction composée d’une trentaine de
managers parachutés par le ministère.
En 2013, la baisse de productivité ait été de l’ordre de
40 à 50 %. Pendant ce temps Hairo Arellana, président de l’entreprise avait
totalement disparu, alors même que les revendications des travailleurs pour le
contrôle ouvrier se faisaient chaque fois plus pressantes. Selon les travailleurs,
il s’agissait en fait de décapitaliser l’entreprise, de faire chuter
volontairement sa productivité et de paralyser son approvisionnement afin de la
faire, reprivatiser en dernière instance.
Les travailleurs de chaque site de production ont finalement
obtenu le droit d’élire leurs dirigeants, et l’autogestion a été mise en œuvre,
mais elle n’est pas totale. Les autorités ont court-circuité certains élus
ouvriers par l’intermédiaire de « coordinateurs » nommés
arbitrairement. Enfin, Lácteos Los Andes rencontre
actuellement de grandes difficultés au niveau de la distribution :
certains produits disparaissent ponctuellement du marché en raison notamment de
la « guerre économique » que la petite et la grande bourgeoisie
commerciale mènent contre les unités productives passées sous contrôle ouvrier.
Mais, des trois entreprises présentées ici dans le présent article, il s’agit
de celle ou le contrôle ouvrier a pour le moment, le mieux été mis en place à
ce jour.
Une telle politique à géométrie variable face aux
revendications de contrôle ouvrier, pourtant l’une des bases de la nouvelle
société voulue par Hugo Chavez, renvoie à une interrogation clé de la
révolution bolivarienne. Avec la transition au sommet de l’Etat suite au décès
de l’ex-président, son successeur Nicolas Maduro est-il toujours aussi
déterminé à poursuivre le début de transition au socialisme qu’a connu le
Venezuela au cours des années 2000 ? Il est possible d’en douter jusqu’à
un certain point, étant donnée la politique d’immobilisme menée par le
gouvernement notamment sur le plan économique et social, ainsi que la
criminalisation croissante d’une partie du mouvement syndical par l’Etat. Il ne
s’agirait toutefois pas d’un retour à une « autonomie relative de l’Etat
capitaliste », l’appui aux initiatives autogestionnaires et
cogestionnaires étant maintenu, dans un contexte cependant marqué par la peur
d’une « perte de contrôle » de la situation par la bureaucratie et
certains élus. L’Etat bolivarien traverse une période de stagnation, mais constitue
toujours un point d’appui pour les luttes populaires (sans toutefois que la
comparaison soit possible avec la présidence d’Hugo Chavez). En parallèle, les
luttes ouvrières à la base se poursuivent, comme en témoigne l’exemple de
l’entreprise CLOROX, abandonnée par sa direction étatsunienne, et reprise par
les travailleurs organisés en conseils ouvriers après un combat ardu. C’est de
l’intensité de la lutte de classe déployée par les travailleurs que dépendra
l’avenir de la révolution bolivarienne, et non d’un gouvernement dépassé par
une crise économique, institutionnelle et sociale à laquelle il refuse de faire
face en jouant la carte de l’immobilisme, tablant sur l’atomisation de
l’opposition et son absence de véritable leader. Comme l’a écrit Karl Marx dans
son adresse à l’AIT en 1864, « L’émancipation
de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
* Nicolas
Johansson-Rosen : Doctorant en sciences politiques à l’IEP de Bordeaux. (Août 2015)
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[8] HARNECKER Marta, De los
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[9] MARX Karl, Le Capital, Collection Folio Essais,
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