Par Richard Neuville
La constitution vénézuélienne adoptée en 1999 a attribué une place prépondérante
à la participation populaire. Sur le plan économique et social, dans son
article 184, elle facilite l'action des instances de cogestion, d'autogestion à
travers la "participation des travailleurs à la gestion des entreprises
publiques" et la "gestion d’entreprises sous forme coopérative
et d’entreprises communautaires de service pour favoriser l’emploi" et
"toute forme associative guidée par des valeurs de coopération mutuelle et
de solidarité"[1].
L’économie sociale et le « développement
endogène » figurent dans les axes prioritaires du gouvernement bolivarien.
C’est dans cet esprit que la loi sur les coopératives est promulguée en
septembre 2001. Si dans un premier temps, ses effets seront limités, les coopératives connaitront un véritable essor à partir de 2004 avec la
mise en œuvre du nouveau modèle de développement » défini d’un point de vue
stratégique comme « endogène ». Entre décembre 2004 et mai 2005, plus
de 250 000 personnes seront formées aux valeurs du coopératisme. En septembre 2004, le gouvernement créera le
ministère de l’Economie populaire (MINEP) pour institutionnaliser le programme Vuelvan
Caras, promouvoir les Nude (Noyaux de développement) et coordonner le
travail des institutions de crédit. Les coopératives seront considérées comme
une composante essentielle « d’un modèle
économique orienté vers le bien-être collectif plutôt que vers l’accumulation
du capital » (MINEP 2005).
Ce
volontarisme politique donnera rapidement des résultats probants mais montrera
également des limites. Leur nombre passera de 800 coopératives et 20 000
associés en 1998 à 260 000 coopératives et à un million et demi d’associé-e-s
en 2008. Dans leur grande majorité, les coopératives seront des petites unités
et une partie d’entre-elles périclitera rapidement. Des dérives de gestion seront
également observées et des entreprises capitalistes profiteront du cadre légal
pour se constituer en coopératives. Sunacoop, l’organisme chargé de superviser
les coopératives, devra s’employer à assainir le secteur. Le développement
magistral va s’accompagner d’une grande dépendance vis-à-vis des marchés de
l’État et des communes. La cohabitation avec le mouvement coopératif traditionnel,
plus autonome, s’avèrera compliquée[2]. A
partir de 2007, for de ces constats, le développement des coopératives cessera
d’être une priorité pour le gouvernement.
« Politiques
publiques et coopérativisme vénézuélien »
Une
étude universitaire réalisée par Héctor Lucena et Dioni Alvarado publiée en
2013 analyse la complexité du développement coopératif engagé dans le cadre du
processus politique bolivarien au cours de la période 1999-2013, elle questionne
notamment les répercussions des politiques publiques et leurs incidences pour l’autonomie
du mouvement coopératif [3].
Les
auteurs rappellent que si les associations de coopératives avaient participé au
processus constituant et à la rédaction de la nouvelle constitution adoptée en
décembre 1999 et, que si certains secteurs coopératifs avaient été consultés
avant la publication du décret-loi sur les coopératives de 2001, ce mouvement
a, par la suite, été largement ignoré. Ils pointent également que le
développement coopératif, engagé au niveau étatique, a privilégié les
coopératives de travail associé et de production dans le secteur des services
et que certaines entreprises en difficulté économique ont été restructurées par
la voie de la coopération.
Le
développement coopératif dans le processus révolutionnaire bolivarien
L’impulsion
donnée par le gouvernement a connu deux étapes, la première entre 2001 et 2003
et la seconde entre 2004 et 2007, au cours de laquelle 81% des coopératives ont
été constituées. Ces deux cycles de développement sont à mettre en parallèle
avec la grande instabilité politique (Coup d’Etat et lock-out patronaux)
qu’a connue le pays au cours de la première période. A partir de 2004, le
gouvernement consolidé au pouvoir a entrepris de substituer la capacité
productive et de prestations de services de l’entreprenariat privé en la
transférant à des personnes organisées en coopératives. Mais la grande majorité
des initiatives (74%) répondaient à des besoins familiaux, d’associés et de la
communauté dans le but de trouver une sortie au chômage.
Fin
2008, 260 000 coopératives avaient été enregistrées alors qu’elles
n’étaient qu’à peine un millier en l’an 2000. La majeure partie de ce
développement est liée à l’action gouvernementale mais ce boom a ouvert
l’appétit d’entreprises privées qui souhaitaient avoir accès aux avantages, au
crédit et aux contrats avec les entités publiques. Dans certains cas, les
employeurs ont contraint leurs travailleurs à s’organiser en coopératives pour
travailler en sous-traitance.
Pour
Nelson Freitez, le développement étatique du coopérativisme répond plus à « une politique d’assistance qu’à un
développement économique », ce qui s’est traduit par un meilleur
développement dans le secteur associatif que dans la production[4]. Si
jusqu’en 1997, les coopératives étaient principalement présentes dans l’épargne
et le crédit, les services aux personnes, l’agriculture et le transport, par la
suite il y a eu une prédominance des services aux personnes et aux entreprises.
Le
secteur coopératif traditionnel -qui rappelons-le avait participé activement à
la rédaction des principes dans le cadre de l’Assemblée constituante en 1999- émit
des réserves et exprima un certain scepticisme vis-à-vis du développement coopératif
impulsé par l’Etat lors de la publication du décret-loi de 2001 car celui-ci
dérogeait aux principes même de ce mouvement. Rapidement, il put constater que
ces craintes étaient fondées car beaucoup d’organisations à peine créées
disparurent. Lors du recensement de 2006, à peine 25% des 155 000
enregistrées remplissaient les conditions requises comme la capacité à montrer
les cahiers de délibérations collectives et la nomination des associé-e-s.
Durant
les quinze années écoulées, l’Etat a donc été le principal protagoniste pour
impulser la création de coopératives au Venezuela. Au cours de la période
2001-2012, 300 000 coopératives ont été créées alors qu’elles n’étaient
que 762 en 1998. Cependant, malgré l’expansion quantitative impressionnante, beaucoup
d’organisations se sont constitué avec un nombre minimal de 5 associé-e-s comme
l’exige la loi. Entre 1998 et 2008, 1,5 milliard de bolivares de crédit
ont été octroyés dont une partie significative n’a pas été récupérée. Comme
indiqué précédemment, la loi a été abondamment utilisée par le secteur privé
pour développer la sous-traitance afin de faire baisser les coûts de production
et se désengager de ses responsabilités salariales. Le secteur public n’a pas été
en reste et il a fortement incité les entreprises sous-traitantes à se
constituer en coopératives.
Selon
le recensement de 2006, qui relevait 42 000 coopératives actives sur les
centaines de milliers constituées, le Venezuela serait en tête des pays
latino-américains quand au nombre d’entités regroupant 1 million d’associé-e-s.
Cependant l’impact au niveau économique était bien moindre que celui attendu.
Paradoxalement, les coopératives les plus importantes sont des organisations
qui ont, pour l’essentiel, été créées avant 1998, à l’image de l’entreprise CECOSESOLA qui a été fondée en 1967 et qui regroupe aujourd'hui
1200 travailleurs associés[5].
Analyse
du phénomène coopératif
La
croissance exponentielle de coopératives au Venezuela a été critiquée par les
acteurs du mouvement coopératif traditionnel. Oscar Bastidas a pointé
l’existence de « fausses coopératives » qui ne répondent pas aux normes
de ce mouvement, en ce sens qu’elles ne recouvrent pas la double dimension
association/entreprise. Il faut entendre par là, qu’elles n’ont pas le sens
de la propriété collective, ni de la gestion démocratique réelle mais qu’elles
sont constituées par des groupes de cinq associé-e-s qui se convertissent de
fait en associé-e-s capitalistes exploiteurs de la force de travail de leurs
salarié-e-s. Ce « petit groupe
dominant dans les fausses coopératives ne respecte pas les principes et les
valeurs coopératives et ne développement ni la formation, ni la participation,
ni l’intégration ». Ces coopératives « génèrent exclusivement du profit sans inclure la responsabilité sociale
avec et pour la communauté »[6].
Autonomie
des coopératives et politiques publiques
Les
auteurs de l’étude pointent également la « subordination des coopératives au pouvoir économique de l’Etat, ce qui
facilite leur incorporation dans la machine électorale qui profite avant tout au
niveau politique, mais qui ne rapporte pas en termes économiques ».
Pour eux, le clientélisme politique s’est développé de manière significative
ces dernières années, ce qui a « généré
des distorsions dans le fonctionnement des coopératives », ils
rappellent que les valeurs comme l’autonomie et la transparence sont
incompatibles avec les formes clientélistes politiques.
Ils
illustrent leurs propos avec la coopérative COPALAR (Association de services
multiples agricoles), créée en 1980 dans l’Etat de Lara, qui était une des
coopératives agricoles les plus développées en termes d’associé-e-s et de
production au Venezuela. Cette coopérative était composée de producteurs de
café et réunissait 700 familles de 80 hameaux de la zone en 1990. Son
développement fut complexe mais constant, parvenant à produire pour
l’exportation afin d’améliorer les conditions de vie des associé-e-s. Mais en
2005, dans le cadre du « Plan Café », le gouvernement leur offrit des
crédits importants à la condition expresse de vendre leur production à
certaines entreprises et leur demanda d’installer une usine de torréfaction,
qui allait être rapidement confrontée à de graves problèmes structurels. Au
bout d’un certain temps, la coopérative s’est retrouvée en faillite du fait de
la corruption et de la mauvaise gestion de la direction qui s’est laissé tenter
par l’afflux de ressources sans contrôle.
Certaines
coopératives historiques se trouvent plus affectées que bénéficiaires du
clientélisme à l’œuvre avec les politiques publiques de développement. L’étude met
en évidence les traits sous-jacents qui apparaissent quand l’Etat intervient
dans le mouvement coopératif sans mesurer la portée de ses politiques. De même,
les valeurs d’autonomie et de transparence ne sont pas seulement des principes
moraux, mais également des éléments pratiques essentiels pour la viabilité
économique des coopératives.
Nouvelle
perception du mouvement coopératif par l’Etat
Le
diagnostic du « pseudo-coopératisme », consistant à développer
massivement les coopératives qui adoptent la forme mais pas le fond a été
partagé par des analystes idéologiquement proches du gouvernement. Dès 2007,
Hugo Chávez Frías, conscient des difficultés et faisant curieusement référence
à l’expérience coopérative yougoslave, déclara que le programme coopératif
vénézuélien n’avait pas été un instrument de transition vers les objectifs
socialistes que la « révolution bolivarienne » prétendait atteindre[7]. A
partir de là, les coopératives ont cessé d’être le véhicule idéologique
essentiel de transformation économique. Elles ont été substituées par les
Entreprises de production sociale (EPS), dans le cadre du Projet national Simón
Bolívar 2007-2013, devenues pas la suite les Entreprises de propriété sociales.
Conclusions
de l’étude
Malgré
ces constats, Il est indéniable que les coopératives ont joué historiquement un
rôle important pour permettre l’inclusion de secteurs populaires dans le tissu
social vénézuélien, avec plus ou moins de succès selon les zones et régions du
pays, et dans les activités économiques de production de biens et de services,
la consommation et l’épargne. A partir de la Constitution de 1999 et la loi de
2001, les coopératives ont constitué l’archétype organisationnel à développer
par le moyen de politiques publiques afin de générer une économie sociale
active et se substituer d’une certaine manière aux entreprises capitalistes.
Cependant, le développement exponentiel de coopératives, liées aux contrats
avec l’Etat et à l’argent public, s’est avéré être une impasse. La réaction de
l’Etat a alors été de déclarer l’inutilité du coopérativisme comme instrument
transformateur de la société et de le substituer par les EPS.
Les
auteurs concluent qu’après plus d’une décennie de développement des
coopératives, il faut souligner qu’il y a aujourd’hui quarante fois plus de
coopératives qu’au début du processus, et que beaucoup d’entre-elles ont permis
à des familles et à des travailleurs exerçant des activités informelles de se
doter d’un statut juridique par l’appui des politiques publiques. La
quasi-totalité du mouvement coopératif traditionnel se maintient en marge des
ressources de l’Etat, même si certaines expériences qui y ont eu recours, ont
menacé l’autonomie du mouvement coopératif.
Et pour ne pas conclure…
L’expérience vénézuélienne est intéressante à plus
d’un titre et mérite d’être analysée plus amplement à notre niveau pour tenter
d’en tirer des enseignements. Elle confirme que le développement important des
coopératives, même à une échelle de masse, ne suffit pas pour engager une
transition post-capitalisme. Elle démontre que le volontarisme gouvernemental bolivarien
et l’apport de subsides importants sans véritable contrôle a engendré des
dérives et parfois mis en cause l’autonomie du mouvement coopératif, et que les
expériences historiques basées sur les initiatives des travailleur-se-s résistent
mieux, qu’elles continuent parfois de se développer et qu’elles demeurent les
plus importantes du pays à l’image de : Central Cooperativa de Services Sociales
del Estado de Lara, San José Obrero, CORANDES, las cooperativas en Alianza con
VENEQUIP, Cooperativa Rubio, Cooperativa Bermúdez, Cooperativa Araya, CECOSESOLA, etc. Mais également que les
politiques publiques ont joué un rôle inclusif non négligeable pour les classes
populaires.
Cette expérience pose plusieurs problématiques à
partir desquelles il conviendrait d’avancer quelques hypothèses pour esquisser
un « projet » de transition en rupture avec le système capitaliste.
Un chantier qui reste assurément ouvert…
Richard Neuville
Référence de l’article :
Héctor
Lucena y Dioni Alvarado, « Políticas públicas y el cooperativismo venezolano”,
Osera N°9,
Buenos Aires, 2°semestro de 2013, 14p. Consultable sur : http://webiigg.sociales.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/PDF_09/Lucena_dossier.pdf
Notes
[1] Cf. les articles de Richard
Neuville, « Venezuela « Les Conseils communaux et le
double pouvoir » in Collectif Lucien Collonges, « Autogestion hier,
aujourd’hui, demain », Editions Syllepse, Mai 2010.
« La Constitution bolivarienne » in
Dossier spécial Venezuela, Rouge & Vert n° 222, avril 2005, p.21-22.
[2] Richard Neuville, « Venezuela
: Dans quelle mesure, les travailleurs contribuent-ils à l‘approfondissement et
à la radicalisation du processus révolutionnaire ? », Octobre 2010.
« Venezuela : Une décennie de processus bolivarien -
Avancées réelles et limites d’une révolution démocratique », in Rouge &
Vert, n° 289, avril 2009, p.12-14.
[3]
Héctor Lucena y Dioni Alvarado, « Políticas públicas y el cooperativismo
venezolano”, Osera N°9,
Buenos Aires, 2°semestro de 2013, 14p. Consultable sur : http://webiigg.sociales.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/PDF_09/Lucena_dossier.pdf
[4] Nelson Freitez, « El cooperativismo en el
Estado Lara, desde 1968 hasta el 2008, Tesis doctoral, UCV, 2013.
[5] "L’expérience CECOSESOLA",
Un film de Ronan Kerneur et David Ferret (France-Guatemala-Venezuela - 2014 -
59 minutes - Couleur - VOSTF Production : Tropos Films : https://www.facebook.com/troposfilms Un film de 58 minutes sur la coopérative
Cecosesola du Venezuela. Voir également le lien posté le 18 juillet 2014 sur le
compte Facebook de l’Association pour l’autogestion : https://www.facebook.com/AssociationAutogestion
[6] Oscar Bastidas,
« Las falsas Cooperativas Venzolanas », 2013. http://www.analitica.com/enfoqueeconomico/4481108.asp
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire