Nous publions successivement un article et deux entretiens publiés dans la revue ContreTemps n°22 -Eté 2014.
Par Richard Neuville*
La première rencontre
européenne « L’économie des travailleurs » s’est tenue les 31 janvier et 1er
février 2014 dans les locaux de l’usine occupée Fralib à Gémenos (Bouches du Rhône).
Elle a été organisée par le programme « Faculté ouverte » de l'Université de
Buenos Aires, le Département d’études du travail de l’Université autonome de
Mexico-Xochimilco, l'institut de sciences économiques et autogestion (ICEA-Etat
espagnol), le réseau Workerscontrol.net, les travailleurs de Fralib et
l’Association pour l’autogestion, avec le soutien de l'Association Provence
Solidarité Amérique du Sud.
Elle
a réuni près de 200 travailleur-se-s, universitaires, militant-e-s syndicaux et
politiques, en provenance d’une douzaine de pays d’Amérique latine et d’Europe,
principalement du Sud. Des travailleurs d’expériences
italiennes : Rimaflow (Milan) et Officine Zero (Rome), de l’entreprise grecque
Vio.Me, de Pilpa (Carcassonne), de l’entreprise textile Pigüé (Argentine) étaient
présents. Participaient également des collectifs coopératifs qui promeuvent et
pratiquent l’autogestion, comme le Réseau de collectifs autogestionnaires de
Madrid, el Mouvement Prokret za Slobodu (Serbie), des représentants d’organisations
syndicales comme la CNT et la CGT (Etat espagnol), la CGT et l’Union syndicale
Solidaires (France), la FAU (Allemagne) et des groupes militants de
l’Association pour l’autogestion, d’ATTAC, d’Espaces-Marx, de l’Union régionale
des SCOP, etc. et politiques des Alternatifs-Ensemble ! et du NPA. Parmi
celles et ceux qui organisèrent les rencontres précédentes, participaient Celia
Pacheco de la Université autonome métropolitaine Xochimilco de Mexico, Flávio
Chedid et Vanessa Sigolo du Brésil[1], et Andrés
Ruggeri[2],
directeur du Programme Faculté ouverte[3]. Des
participant-e-s qui selon Benoît Borrits, de l’association pour l’autogestion,
« ont ainsi pu débattre, confronter les expériences et surtout de tenter
de répondre à la question de savoir si les initiatives de reprise d'entreprises
par les travailleurs sont une réponse à la crise et préfigurent l'organisation
d'une nouvelle société »[4].
Depuis leur
origine, ces rencontres sont conçues avant tout comme des espaces de débat et
d’articulation entre des travailleur-se-s, des chercheur-se-s et des militant-e-s
sociaux et politiques autour des problématiques qui concernent les luttes des
travailleurs et des travailleuses pour l’autogestion. Les mouvements de reprise
des entreprises sont non seulement pratiques mais porteurs de théorie. Il est
donc essentiel d’articuler les pratiques des entreprises récupérées et les
apports des chercheurs. Elles s’intitulent « Économie des travailleurs »
pour élargir le mouvement aux multiples
formes de luttes du monde du travail qui pouvaient s’y agréger. Elles visent
également à contribuer à la construction d’alternatives face à la crise
provoquée par le capitalisme global.
Initiées par le Programme faculté ouverte de la
Faculté de philosophie et de lettres de l’Université de Buenos Aires
(Argentine), les deux premières éditions s’étaient tenues en 2007 et 2009 à
Buenos Aires. En 2011, la 3e rencontre s’était réalisée à Mexico en partenariat
avec le Département des relations sociales de l’Université autonome
métropolitaine et l’unité Xochimilco (UAM-X). Lors de la 4e édition en
juillet 2013 à Paraíba (Brésil) a été acté le principe de l’organisation de
rencontres régionales entre deux rencontres mondiales[5].
Début décembre
2013, lors d’une réunion de travail improvisée à Gémenos, à l’initiative des
argentins, l’organisation de cette rencontre a été envisagée et les bases ont
été jetées pour l’organiser dans les meilleures conditions. En moins de deux
mois, la rencontre européenne est devenue une réalité et, pour la première fois, ce type de rencontre sortait de l’Université
pour se tenir dans une entreprise occupée. Mais
il s’agissait également de déplacer la réflexion théorique et de partager
l’expérience des travailleurs d’une région périphérique, l’Amérique latine, qui
a expérimentée les recettes néolibérales dans les années 70 et a subie des
plans d’ajustement successifs, vers une région du centre du capitalisme, la
vieille Europe, aujourd’hui touchée par la tourmente, même si elle se concentre
plus particulièrement dans le bassin méditerranéen. Comme l’a déclaré Andrés
Ruggeri : « L’Europe a une forte tradition autogestionnaire mais elle
l’a, hélas, oubliée. Les conditions d’une résurgence sont là mais les
expérimentations sont portées par des groupes isolés, à tel point que ce sont
des argentins qui ont pris l’initiative d’une rencontre en Europe ! »[6].
Effectivement, les récupérations d'entreprises par
les salariés se développent aujourd'hui en Europe. En France, plusieurs se sont
concrétisées ces dernières années : SeaFrance, Acieries de Ploërmel, Hélio-Corbeil,
Arfeo, Fontanilles, SET et tout récemment Pilpa mais elles éprouvent des
difficultés pour se coordonner. En Italie, des anciens sites industriels
abandonnés par leurs anciens propriétaires sont occupés par leurs travailleurs
qui inventent une nouvelle façon de produire. En Grèce, les anciens travailleurs
de l'entreprise Vio.Me. occupent leur site et ont lancé, sous une forme
autogérée, une nouvelle production de produits ménagers biologiques. Des
initiatives de travailleurs et d’équipes syndicales se développent ici et là,
d’où l’intérêt de les fédérer afin que l’Europe, en crise économique depuis
plus de cinq années, suive la voie des expériences latino-américaines en cours depuis
plus de vingt ans mais le vieux continent doit également renouer avec sa
tradition autogestionnaire et cette responsabilité n’incombe pas seulement aux
travailleurs mais également aux équipes syndicales, avec le soutien de la
gauche radicale.
Quel
lieu plus emblématique que l’usine Fralib pour tenir cette rencontre ? Les
ouvriers et ouvrières de Fralib engagé-e-s dans la lutte depuis trois ans
contre la multinationale Unilever, qui a décidée de délocaliser la production
en Pologne, posent non seulement la question de la récupération des postes de
travail mais également celle d’un type de production naturelle et locale sous
la forme coopérative, imitant en cela les expériences de 300 entreprises en
Argentine et 400 en Amérique latine.
La
rencontre de Gémenos était structurée autour de quatre tables rondes thématiques
et géographiques :
- La crise et les réponses à partir de l’autogestion en Amérique Latine ;
- Les entreprises occupées et récupérées en Europe (expériences en France, Italie, Grèce, Espagne, Serbie) ;
- Les mouvements de résistance face à la crise ;
- Précarité de l’emploi, migrations et chômage en Europe et les défis du syndicalisme dans le nouveau contexte européen et mondial
Si la participation
européenne avait été faible lors des précédentes rencontres, la décision de
l’organiser à Gémenos a permis non seulement de l’accroître mais elle reflète
également la montée des luttes contre la précarité et pour l’autogestion dans
le contexte de crise qui touche l’Europe, tout particulièrement les pays de la
Méditerranée. Ce contexte a été un des axes de débat : comment résister à
la crise et intégrer l’alternative autogestionnaire en tant qu’élément central
de cette résistance à l’économie néolibérale dans le cadre de la mondialisation
capitaliste ? Cette rencontre a permis d’articuler un espace de débat et
d’échange entre diverses expériences en cours en Espagne, en France, en Italie,
en Grèce et en Serbie, pas seulement en termes théoriques mais bien au niveau
des pratiques mises en œuvre par différents collectifs face à la crise.
C’est
ici que les expériences latino-américaines des entreprises récupérées et
d’autres mouvements sociaux se connectent avec les européennes. Ce n’est pas un
hasard si la première table ronde a proposé un débat sur les entreprises
récupérées et le contrôle ouvrier dans des pays comme l’Argentine, le Brésil,
le Venezuela et le Mexique. Elle a réuni des travailleurs d’entreprises
récupérées comme Francisco Martínez, des
Textiles Pigüé avec des chercheurs qui soutiennent les processus d’autogestion
ouvrière dans ces pays, dressant un panorama permettant de comparer avec les
cas européens exposés ensuite. Comme l’a indiqué Andrés Ruggeri, l’aspiration à
la démocratisation de la production et à la redistribution des richesses est
« dans l’ADN des travailleurs ».
Lors de la deuxième table
ronde, les travailleurs de la Fralib et de la Fabrique du Sud (ex Pilpa) ont
exposé les processus de lutte, en cours pour les premiers, abouti pour les
seconds avec la création de la coopérative, les grecs de Vio.Me, les italiens
de Rimaflow et d’Officine Zero ainsi que les serbes du Mouvement Prokret za
Slobodu, qui s’il ne s’agit pas directement d’entreprises ou usines récupérées
mènent des luttes pour l’autogestion dans un pays qui constitue le cas
historique le plus durable d’expériences autogestionnaires, l’ex-Yougoslavie.
Dans leurs interventions, les travailleurs de Fralib, la Fabrique du Sud, de
Vio.Me et les italiens ont évoqué le transfert d’un modèle productif
capitaliste basé sur le profit vers des productions socialement et écologiquement
utiles. Ces dimensions sont présentes dans les projets de reconversion qu’ils
construisent.
Les autres tables rondes
ont débattu du rôle du syndicalisme et de la lutte contre la précarité
salariale dans la résistance à la crise en Europe. Les mobilisations récentes,
dont l’origine est le plus souvent la fermeture des usines et entreprises,
posent de plus en plus la question de la récupération de l’outil de
travail ; tandis que d’autres luttes autogestionnaires en Europe conduites par
des collectifs de jeunes précarisés s’organisent en innovant pour travailler de
forme collective. En ce sens, les expériences de groupes de travailleurs
précaires à Officine Zero et du Réseau de collectifs autogestionnaires de
Madrid ont présenté leur conception en s’appuyant sur leurs pratiques. De leur
coté, Lluis Rodrigues Algans, de la CNT et l’ICEA de l’Etat espagnol, ou José
Luis Carretero, également de l’ICEA et Christian Mahieux, de l’Union Syndicale
Solidaires, ont exposé leurs pratiques et abordé les défis que les syndicats
doivent relever dans le contexte actuel. Celia Pacheco Reyes du Mexique a, pour
sa part, présenté un panorama du travail informel structurel dans son pays.
A la différence des
rencontres internationales précédentes où des contributions écrites avaient été
rédigées préalablement, lors de celle-ci deux commissions ont permis d’échanger
sur la possibilité de coordonner des actions entre les organisations. La
première a envisagé d’engager des campagnes de solidarité et d’échanges de
produits et de services entre expériences autogestionnaires, et y compris de
mener des campagnes de Boycott des produits Unilever, qui ferment actuellement
des usines en Alsace et dans la banlieue de Milan ; la deuxième a jeté les
premières bases pour engager un travail de recherche qui permette d’identifier
les entreprises récupérées et les autres initiatives collectives
autogestionnaires en Europe. Pour ce faire, il serait possible de s’appuyer sur
le travail de recherche et les enquêtes réalisées en Argentine et au Brésil ou
en cours en Uruguay pour améliorer la coordination et la solidarité avec ces
expériences. Des contacts doivent être envisagés avec des universitaires
français et européens pour qu’ils s’associent et contribuent à ses travaux.
Dans les conditions
temporelles et financières de préparation et malgré le trop faible nombre
d'entreprises représentées, cette rencontre a été indiscutablement une réussite
et a permis de dépasser certaines frontières idéologiques ou partisanes. Dans
la crise que le système capitaliste impose et en réponse aux fermetures
d’entreprises, le contrôle des travailleurs sur la production doit devenir un
axe central des luttes dans la perspective de construction d’un nouveau projet
d'émancipation humaine. Pour cela, les travailleur-se-s ne doivent pas rester
isolé-e-s, d’où l’intérêt de travailler à la constitution de ce réseau.
Pour Andrés Ruggeri,
principal initiateur de cette rencontre, elle « a permis au réseau
international « L’économie des travailleurs » de franchir un pas
décisif en tant qu’espace de débat et d’articulation internationale entre des
travailleur-se-s, des militant-e-s et des intellectuel-le-s en soutien aux
processus d’autogestion et de lutte de la classe ouvrière pour générer des
alternatives sociales et économiques au capitalisme mondialisé ».
« L’objectif
de ces rencontres est de construire un lieu de discussion sur l’appropriation
de l’économie par les travailleurs. Nous voulons favoriser les liens entre les
organisations et bâtir des concepts qu’elles puissent s’approprier. Il est
urgent que les partis de gauche reconstruisent de la théorie »[7].
D’autres
rencontres sont en préparation en Amérique du nord, centrale et dans les
Caraïbes et en Amérique du sud au Mexique et en Argentine fin 2014.
Incontestablement, cette rencontre européenne a donné une bonne impulsion pour
développer des synergies entre les différentes expériences en prévision de la
5e rencontre internationale se tiendra au Venezuela en juillet 2015.
Richard
Neuville *
*
Membre de l’Association pour l’Autogestion et du collectif Lucien Collonges qui
a coordonné « Autogestion hier, aujourd’hui, demain », Ed. Syllepse,
2010.
Article publié dans la revue ContreTemps - n°22 - Eté 2014 - p.99-103.
[1] Lire l’interview de Vanessa Sigolo ci-contre.
[2] Lire l’interview d’Andrés Ruggeri ci-contre.
[3] 10 años del Programa Facultad Abierta – La
universidad, los trabajadores y la autogestión, Facultad de Filosofía y Letras
de la Universidad de Buenos Aires, Mayo de 2012. http://www.recuperadasdoc.com.ar
[4] Benoits Borrits, « Rencontres « L’économie des
travailleurs » : un essai à transformer », février 2014, article
consultable sur le site de l’Association pour l’Autogestion : http://www.autogestion.asso.fr/?p=3939
[5] IV Encuentro internacional - Alternativas desde la
autogestión y el trabajo frente a la crisis económica global. Consultable
sur : http://www.recuperadasdoc.com.ar/IV_Encuentro.html
[6]
« Sauvons le programme « Faculté ouverte »
de Buenos Aires », Interview réalisé par Muriel Wolfers pour l’Association
pour l’Autogestion. Consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=3962
[7]
Primer Encuentro regional europeo de “La
Economía de los Trabajadores”, http://www.recuperadasdoc.com.ar/Encuentro_europeo.html
Voir également les articles de Richard Neuville :
« Les entreprises récupérées par les
travailleurs au Brésil », juin 2014 :
« Eléments saillants du IVe relevé des
entreprises récupérées en Argentine », mai 2014 :
« Plus de 60 entreprises récupérées ces trois
dernières années en Argentine », avril 2014 :
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