M. Colloghan

mardi 22 juillet 2014

"Propriété et expropriations - Des coopératives à l'autogestion généralisée"*



Textes de Karl Marx et Friedrich Engels présentés par Pierre Cours-Salies et Pierre Zarka (Syllepse - 2013).
  
Pourquoi revenir aujourd’hui sur les coopératives à travers des textes de Marx et Engels alors qu’ils sont jugés indifférents voire hostiles à cette question ?
Dans une longue introduction, Pierre Cours-Salies et Pierre Zarka montrent qu’il serait temps de ne plus lire chez nos deux barbus ce qui ne s’y trouve pas et au contraire d’y lire ce qui est un élément constitutif de leur pensée : une attention permanente à ce qui naissait dans le mouvement ouvrier. Ils ne pouvaient pas ne pas s’intéresser aux coopératives, qui furent au centre de polémiques sur la stratégie anticapitaliste. Et leur appréciation fut positive.


Engels jeune, dans un long article de 1845, «Description de colonies communistes surgies ces derniers temps et encore existantes », recense les expériences communistes, menées le plus souvent par des sectes religieuses, et estime que cette communauté des biens est surtout bénéfique pour les travailleurs pauvres qui y trouvent une existence sans angoisse et l’égalité des droits. En 1884 il conseille à Auguste Bebel de revendiquer « d’éliminer tous les obstacles légaux qui continuent à entraver le développement des coopératives libres », libre s’entend comme indépendantes de l’Etat.

Marx jeune, dans les « Manuscrits de 1844 », commence un long cheminement et avec un vocabulaire encore abstrait et hégélien envisage l’hypothèse où la propriété privée serait abolie « positivement », où en conséquence « l’homme produit l’homme ». En 1880 sa préoccupation est la même quand il s’intéresse aux coopératives au point de vouloir connaître leurs statuts et règlements.

« L’adresse inaugurale de l’association internationale des travailleurs » en 1864, texte fondateur rédigé par Marx, consacre de longs développements au mouvement coopératif : « La valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite. Elles ont montré par des faits, non plus par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d’une classe de patrons employant une classe de salariés…elles ont montré que comme le travail esclave, comme le travail serf, le travail salarié n’était qu’une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaitre devant le travail associé exécuté avec entrain, dans la joie et le bon vouloir… » Le mouvement coopératif n’est pas un expédient, il amorce un système de production moderne à l’échelle de la société, sans exploiteurs, le « travail associé », le communisme. Mais à cela une condition : « Pour affranchir les masses travailleuses, la coopération doit atteindre un développement national, et par conséquent, être soutenue et propagée par des moyens nationaux.» C’est la question du seuil à atteindre pour ne pas être absorbé par le marché. D’autre part, si les coopératives sont un élément de l’émancipation, elles ne sont pas le seul et Marx et Engels ont trop le sens du réel pour oublier l’Etat : « La conquête du pouvoir est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière »; ce n’est pas un préalable à l’émancipation, mais seul un pouvoir aux mains des ouvriers peut assurer sa victoire.

Outre leur intérêt propre, ces textes nous permettent de retrouver Marx et Engels tels qu’en eux-mêmes, opposés à l’étatisme, conscients que l’émancipation se fait de bas en haut et non de haut en bas.

L’introduction de Cours-Salies et de Zarka montre combien ces textes sont pertinents pour étudier les possibles qui naissent dans la mondialisation capitaliste et sa crise. Revenant sur l’histoire du vingtième siècle, ils soulignent que ces possibles ne sont pas le fait de l’Etat : en URSS les nationalisations ont assuré la domination de la bureaucratie ; en France, elles ont été en 1945 le fait du nationalisme reconstructeur, et en 1981, une stratégie de grandeur et de modernisation. Rien à voir avec la volonté d’appropriation sociale dont témoignent les expériences de mise en coopérative de plus en plus nombreuses en France et dans le monde, expériences qui se font à l’initiative des salariés eux-mêmes. La question de l’organisation collective de la production et de la démocratie radicale est un spectre qui rôde sans cesse. Mais il a du mal à prendre corps ; ainsi pour la Sécurité sociale un des plus beaux succès du mouvement ouvrier, où l’Etat a réussi à empêcher l’intervention populaire; pourquoi ? si ce n’est par ce que «  l’absence de projet de démocratie directe de type autogestionnaire a ouvert la porte à une bureaucratie et un contrôle indirect par le patronat.»

Ce ne sont là que quelques-uns des points abordés par l’introduction ; sa richesse en fait un texte qui peut être lu de façon autonome comme un bilan et des propositions de perspectives. Elle se clôt sur une belle conclusion : « Somme toute, la réponse est dans une belle continuité avec celle de Marx : dans la mise en mouvement du plus grand nombre. Porteuse de la mise en cause du capital et du dépérissement de l’Etat en faveur de l’émancipation sociale. »

Romain Testoris

* Note de lecture publiée dans Rouge et Vert, journal des Alternatifs, n°379 de juin 2014.

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