M. Colloghan

mercredi 25 septembre 2013

Chili : Quand les tueurs ont assassiné l’espoir

Note de Didier Epsztajn

Ce recueil est composé d’un texte de Franck Gaudichaud « Dialectiques révolutionnaires : les luttes pour le pouvoir populaire et le gouvernement Allende » et de « documents montrant le pouvoir populaire en action ou en débat, souvent en tension et qui redonne quelques fragments des espoirs, discours, illusions, conflits de ces mille jours à « l’heure des brasiers » ».

Je ne présenterai que quelques points du texte d’ouverture. Une remarque préalable, le vocabulaire pourra surprendre les plus jeunes des lectrices et des lecteurs. Sur ce vocabulaire courant dans les années soixante-dix du XXe siècle, et pas seulement dans les expressions des groupes révolutionnaires, il serait nécessaire de revenir. Car derrière les mots, s’exprimaient des orientations politiques tout à fait discutables. Quoi qu’il en soit, au-delà des formules rhétoriques, des analyses, des programmes, des politiques tendues vers l’émancipation…


« Pour comprendre réellement le pourquoi de la dictature chilienne et des intérêts sociaux qu’elle a défendus, il est pourtant nécessaire de se pencher plus profondément sur ces milles jours de l’Unité populaire et plus encore sur ces luttes de milliers de personnes, ces espoirs partagés, les énergies populaires mobilisées pour construire le « socialisme à la chilienne », et aussi les contradictions d’un projet politique, les difficultés de la gauche au gouvernement, les tensions d’une stratégie légaliste restée minoritaire et, aussi, la haine, la violence politique, une oligarchie revancharde et apeurée, la puissance des attaques de l’impérialisme étatsunien et une révolution démocratique écrasée méthodiquement par la junte militaire, le 11 septembre 1973, qui appelait à extirper la « chienlit marxiste » du pays. Coûte que coûte et pour longtemps ».

Franck Gaudichaud ajoute : « Néanmoins, il semble que l’intervention impérialiste et la violence de la répression aient eu tendance à occulter ou minimiser, du point de vue de l’analyse, les tensions internes au sein de la gauche chilienne et du mouvement social, la crise économique, les divisions, les erreurs et les débats politiques au sein de processus révolutionnaire lui-même ».
L’auteur rappelle les espoirs derrière une victoire électorale et présente les différentes formes de mobilisation et les débats autour d’elles,et en particulier : Cordons industriels, Commandos communaux, Comité de l’Unité populaire, relations avec la Centrale unique des travailleurs (CUT), etc. « L’un des aspects saillants de cette réponse du mouvement populaire est la création, au niveau des principales zones industrielles et quartiers périphériques du pays, d’organisations unitaires et transversaux, qui fonctionnent sur une base territoriale et permettent la liaison entre les différents syndicats d’un secteur industriel précis ou au sein des organisations de base d’un quartier ».

Franck Gaudichaud souligne les occupations d’usines, les gestions directes de la production, du ravitaillement ou de quartiers entiers. Il est important de remettre en avant ces expériences d’auto-organisation et d’autogestion, contre les analyses frelatées centrées sur les seules dimensions institutionnelles. D’autant que « Plus fondamentalement, ce que pose le surgissement de ces prémisses de dualisation de pouvoirs est la question du « pouvoir populaire », comme force alternative possible de la révolution chilienne et comme pouvoir constituant face aux pouvoirs institués étatiques ».

Sur ces points et plus généralement sur leurs orientations générales, l’auteur explique les positions des différents partis, dont celles du Parti Communiste Chilien (PCC), du MAPU (Movimiento de accion popular unitario), du parti socialiste chilien (PSC), du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), etc.

L’auteur insiste particulièrement sur les tensions se situant « à la charnière de l’espace des mouvements sociaux et du champ politique institutionnel » et sur les problèmes politiques ouverts : « quels types de relation établir entre le mouvement ouvrier et le gouvernement de l’Unité populaire ? Quelle devait être la place des embryons de « pouvoir populaire » face à l’État dans un processus de transition au socialisme, Comment maintenir l’unité de la gauche et des classes populaires sans sacrifier les différences stratégiques ? Comment penser la voie électorale et les institutions dans ses rapports à la rupture révolutionnaire ? Comment affronter les manœuvres de l’impérialisme et quelle politique mener au sein de l’armée ? Enfin, comment approfondir les conquêtes démocratiques et radicaliser les formes d’auto-organisation populaire, sans perdre l’appui de secteurs majoritaires de la population ? »

Franck Gaudichaud détaille certains débats, entre autres, autour « de la coalition avec la bourgeoisie nationale que le gouvernement prétend maintenir », du respect de la légalité, de l’illusion des forces armées dites « constitutionnalistes », de l’activité ou non au sein des Cordons industriels, des Commandos communaux, de la construction ou non des organes de pouvoir populaire… Si « Les classes subalternes mobilisées, et surtout ses secteurs radicalisés, se sont retrouvés « au pied du mur » sans avoir les moyens politiques et organisationnel de le franchir », les responsabilités des uns et des autres ne sont pas équivalentes. L’auteur, avec le recul historique revient sur des positionnements qui ont concouru à la défaite, et qui semblent toujours avoir place, entre autres, dans les partis communistes.

Plus discutable, me semble-t-il, la référence aux notions de « classe en soi » et de « classe pour soi » pour élargir les débats à « Cordons en soi » et « Cordons pour soi ». Cette « distinction classique », pour utiliser les termes de l’auteur, me semble inadéquate à décrire les problèmes d’affirmation ou de construction d’une hégémonie alternative et émancipatrice en rupture avec les rapports sociaux de classe existants, pour ne parler que de ceux-ci.
Il manque aussi un regard plus régional ou sous-continental, car les rapports de force ne sauraient être construits au seul périmètre « national ».

Un livre nécessaire, 40 ans après, tant par la grande qualité du texte évoqué que par les leçons que les forces d’émancipation pourraient et devrait ré-aborder. Le point de vue d’une partie de celles et ceux qui construisirent et défendirent au quotidien, l’organisation d’un réel pouvoir populaire.

Je termine par un paragraphe de la lettre des Cordons industriels au président Salvador Allende du 5 septembre 1973 « Nous vous prévenons, camarade, avec tout le respect et la confiance que nous vous portons encore, que si vous ne réalisez pas le programme de l’Unité populaire, si vous ne faites pas confiance aux masses, vous perdrez l’unique appui réel que vous possédez comme personne et comme gouvernant, et vous serez responsable de mener le pays, non pas à la guerre civile, qui est déjà en plein développement, mais au massacre froid, planifié, de la classe ouvrière la plus consciente et la plus organisée d’Amérique latine »

Franck Gaudichaud (ed) : Venceremos !
Editions Syllepse, Editions Syllepse – Venceremos !, Paris 2013, 191 pages, 10 euros.
Didier Epsztajn




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