Ce recueil est composé d’un texte de
Franck Gaudichaud « Dialectiques révolutionnaires : les luttes
pour le pouvoir populaire et le gouvernement Allende » et de « documents
montrant le pouvoir populaire en action ou en débat, souvent en tension et qui
redonne quelques fragments des espoirs, discours, illusions, conflits de ces
mille jours à « l’heure des brasiers » ».
Je ne présenterai que quelques points du
texte d’ouverture. Une remarque préalable, le vocabulaire
pourra surprendre les plus jeunes des lectrices et des lecteurs. Sur ce
vocabulaire courant dans les années soixante-dix du XXe siècle, et pas
seulement dans les expressions des groupes révolutionnaires, il serait
nécessaire de revenir. Car derrière les mots, s’exprimaient des orientations
politiques tout à fait discutables. Quoi qu’il en soit, au-delà des formules
rhétoriques, des analyses, des programmes, des politiques tendues vers
l’émancipation…
« Pour comprendre réellement le
pourquoi de la dictature chilienne et des intérêts sociaux qu’elle a défendus,
il est pourtant nécessaire de se pencher plus profondément sur ces milles jours
de l’Unité populaire et plus encore sur ces luttes de milliers de personnes,
ces espoirs partagés, les énergies populaires mobilisées pour construire le
« socialisme à la chilienne », et aussi les contradictions d’un
projet politique, les difficultés de la gauche au gouvernement, les tensions
d’une stratégie légaliste restée minoritaire et, aussi, la haine, la violence
politique, une oligarchie revancharde et apeurée, la puissance des attaques de
l’impérialisme étatsunien et une révolution démocratique écrasée méthodiquement
par la junte militaire, le 11 septembre 1973, qui appelait à extirper la
« chienlit marxiste » du pays. Coûte que coûte et pour longtemps ».
Franck Gaudichaud ajoute : « Néanmoins,
il semble que l’intervention impérialiste et la violence de la répression aient
eu tendance à occulter ou minimiser, du point de vue de l’analyse, les tensions
internes au sein de la gauche chilienne et du mouvement social, la crise
économique, les divisions, les erreurs et les débats politiques au sein de
processus révolutionnaire lui-même ».
L’auteur rappelle les espoirs derrière
une victoire électorale et présente les différentes formes de mobilisation et
les débats autour d’elles,et en particulier : Cordons industriels,
Commandos communaux, Comité de l’Unité populaire, relations avec la Centrale
unique des travailleurs (CUT), etc. « L’un des aspects saillants de
cette réponse du mouvement populaire est la création, au niveau des principales
zones industrielles et quartiers périphériques du pays, d’organisations
unitaires et transversaux, qui fonctionnent sur une base territoriale et
permettent la liaison entre les différents syndicats d’un secteur industriel
précis ou au sein des organisations de base d’un quartier ».
Franck Gaudichaud souligne les
occupations d’usines, les gestions directes de la production, du ravitaillement
ou de quartiers entiers. Il est important de remettre en avant ces expériences
d’auto-organisation et d’autogestion, contre les analyses frelatées centrées
sur les seules dimensions institutionnelles. D’autant que « Plus
fondamentalement, ce que pose le surgissement de ces prémisses de dualisation
de pouvoirs est la question du « pouvoir populaire », comme force
alternative possible de la révolution chilienne et comme pouvoir constituant
face aux pouvoirs institués étatiques ».
Sur ces points et plus généralement sur
leurs orientations générales, l’auteur explique les positions des différents
partis, dont celles du Parti Communiste Chilien (PCC), du MAPU (Movimiento de
accion popular unitario), du parti socialiste chilien (PSC), du Mouvement de la
gauche révolutionnaire (MIR), etc.
L’auteur insiste particulièrement sur les
tensions se situant « à la charnière de l’espace des mouvements sociaux
et du champ politique institutionnel » et sur les problèmes politiques
ouverts : « quels types de relation établir entre le mouvement
ouvrier et le gouvernement de l’Unité populaire ? Quelle devait être la
place des embryons de « pouvoir populaire » face à l’État dans un
processus de transition au socialisme, Comment maintenir l’unité de la gauche
et des classes populaires sans sacrifier les différences stratégiques ?
Comment penser la voie électorale et les institutions dans ses rapports à la
rupture révolutionnaire ? Comment affronter les manœuvres de
l’impérialisme et quelle politique mener au sein de l’armée ? Enfin,
comment approfondir les conquêtes démocratiques et radicaliser les formes
d’auto-organisation populaire, sans perdre l’appui de secteurs majoritaires de
la population ? »
Franck Gaudichaud détaille certains
débats, entre autres, autour « de la coalition avec la bourgeoisie
nationale que le gouvernement prétend maintenir », du respect de la
légalité, de l’illusion des forces armées dites
« constitutionnalistes », de l’activité ou non au sein des Cordons
industriels, des Commandos communaux, de la construction ou non des organes de
pouvoir populaire… Si « Les classes subalternes mobilisées, et surtout ses
secteurs radicalisés, se sont retrouvés « au pied du mur » sans avoir
les moyens politiques et organisationnel de le franchir », les
responsabilités des uns et des autres ne sont pas équivalentes. L’auteur, avec
le recul historique revient sur des positionnements qui ont concouru à la
défaite, et qui semblent toujours avoir place, entre autres, dans les partis
communistes.
Plus discutable, me semble-t-il, la
référence aux notions de « classe en soi » et de « classe pour
soi » pour élargir les débats à « Cordons en soi » et
« Cordons pour soi ». Cette « distinction classique », pour
utiliser les termes de l’auteur, me semble inadéquate à décrire les problèmes
d’affirmation ou de construction d’une hégémonie alternative et émancipatrice
en rupture avec les rapports sociaux de classe existants, pour ne parler que de
ceux-ci.
Il manque aussi un regard plus régional
ou sous-continental, car les rapports de force ne sauraient être construits au
seul périmètre « national ».
Un livre nécessaire, 40 ans après, tant
par la grande qualité du texte évoqué que par les leçons que les forces
d’émancipation pourraient et devrait ré-aborder. Le point de vue d’une partie
de celles et ceux qui construisirent et défendirent au quotidien,
l’organisation d’un réel pouvoir populaire.
Je termine par un paragraphe de la lettre
des Cordons industriels au président Salvador Allende du 5 septembre 1973
« Nous vous prévenons, camarade, avec tout le respect et la confiance
que nous vous portons encore, que si vous ne réalisez pas le programme de
l’Unité populaire, si vous ne faites pas confiance aux masses, vous perdrez
l’unique appui réel que vous possédez comme personne et comme gouvernant, et
vous serez responsable de mener le pays, non pas à la guerre civile, qui est
déjà en plein développement, mais au massacre froid, planifié, de la classe
ouvrière la plus consciente et la plus organisée d’Amérique latine »
Franck Gaudichaud (ed) : Venceremos !
Editions Syllepse, Editions Syllepse – Venceremos !, Paris 2013, 191 pages, 10 euros.
Didier Epsztajn
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