M. Colloghan

mercredi 11 septembre 2013

La croissance ou la mort, ¡compañero!

Par Hervé Do Alto

MARDI 10 SEPTEMBRE 2013

C’EST L’AMÉRIQUE!
 
Il y a quelques mois, nous dressions un constat préoccupant quant au fait que les gouvernements de gauche latino-américains, censés incarner la rupture avec le néolibéralisme, n’en avaient pas moins conservé l’un de ses fétiches les plus vénérés comme référence centrale de leur politique, en l’occurrence, le taux de croissance1. Partout en Amérique latine, la croissance apparaît comme un leitmotiv justifiant un retour à un modèle économique fondé sur les principes des politiques de développement promues dans les années 1950 et 1960 par la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL): réhabilitation du rôle de l’Etat dans l’économie – et donc des compagnies publiques au détriment des multinationales –, exploitation et industrialisation des matières premières. 
 
Reste que ce revival développementaliste se fait sans réel retour critique sur les échecs de cette politique qui, en voulant rompre la dépendance vis-à-vis des compagnies étrangères, a conduit ces pays à souffrir d’une autre dépendance – envers les marchés mondiaux et les cours des matières premières – alors que les objectifs d’«industrialisation» s’avéraient rarement atteints.
 
Mais le néolibéralisme et son lot de misère sont passés par là, et rien ne semble pire que cette «décennie perdue», au point que ce rejet contribue indirectement à réhabiliter le passé en omettant le contexte économique et social désastreux qui, en son temps, a clairement servi à légitimer les solutions néolibérales comme les seules viables. Pourtant, les critiques adressées au développementalisme à la sauce cépalienne ne demeurent pas seulement valables; elles se sont également considérablement enrichies d’un autre ingrédient: l’écologie politique, qui, en centrant sa réflexion sur le productivisme, l’extractivisme et les maux qu’ils engendrent, a pu alerter sur le fait que le capitalisme néolibéral n’était pas le seul modèle économique potentiellement néfaste pour «ceux d’en bas», loin de là.
 
Les bénéfices que l’on peut tirer, à court terme, de l’exploitation sans limite des ressources naturelles, du point de vue de la croissance et de la redistribution de la richesse notamment, ne sauraient compenser l’impact de ce type d’activité à plus long terme, sur la santé, l’habitat ou le climat – un impact qui s’avère plus important, a fortiori, sur les populations qui sont déjà les plus fragiles du point de vue socioéconomique.
 
Pour toutes ces raisons, les militants écosocialistes du monde entier avaient accueilli avec un certain enthousiasme la décision du président équatorien, Rafael Correa, de renoncer en 2007 à l’exploitation de pétrole dans un parc naturel doté d’une biodiversité d’une rare richesse, le parc Yasuní-ITT. S’inscrivant dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, l’initiative avait pour but de promouvoir un modèle de développement alternatif reposant sur le financement d’un fonds compensatoire auquel contribueraient les acteurs de la communauté internationale. Créé en partenariat avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le fonds avait pour objectif de réunir 2,5 milliards d’euros sur douze ans, un montant équivalant à la moitié des bénéfices escomptés de l’exploitation du sous-sol.
 
Las, en août 2013, ce fonds n’avait récolté que 10,1 millions, les montants promis à plus long terme n’atteignant que 256 millions. Ces projections dérisoires ont conduit le président Correa à annoncer, le 15 août dernier, l’abandon de l’initiative: «Nous avons besoin des ressources naturelles pour vaincre la pauvreté et atteindre le développement souverain, la pire atteinte aux droits humains est la misère». Le dilemme du chef d’Etat est compréhensible, mais sa résolution est quant à elle de courte vue. Correa a tout à fait raison d’imputer la plus grande part de cet échec aux pays du Nord. Mais cet échec n’était-il pas programmé, alors que ces pays hébergent des compagnies qui rêvent sans doute d’obtenir des contrats d’exploitation de ce pétrole, et que les politiques d’austérité actuelles ne font pas de ce type d’investissement une priorité?
 
En refusant de faire de Yasuní-ITT autant un lieu d’expérimentation qu’un symbole, dans un pays dont la constitution reconnaît les droits de la nature de surcroît, Correa montre une fois encore que les discours sur la Pachamama (la Terre-mère) sont rarement suivis d’effets dans la pratique. Dans l’immédiat, il devra faire face à une nouvelle mobilisation d’une partie du mouvement social équatorien, notamment des communautés indigènes affectées qui invoquent le droit à la consultation préalable à l’exploitation. Il s’agira d’un test important car, comme l’ont déjà prouvé les cas de Cajamarca (Pérou), du TIPNIS (Bolivie) ou des mines à ciel ouvert en Argentine, au-delà des projections optimistes des économistes, l’extractivisme, même «de gauche», a également un visage plus sombre: l’autoritarisme sans fard qui s’abat sur ceux qui s’opposent à ses projets, quand bien même ceux-ci ne font que défendre leur habitat, leur santé ou l’avenir de leurs enfants.
 
* Enseignant-chercheur à l’Université de Nice Sophia Antipolis.
 
Pour retrouver les articles de la chronique "C'est l'Amérique !" publiés dans le journal suisse Le Courrier: http://www.lecourrier.ch/herve_do_alto).
  • 1. Cf. «Equateur: une victoire et des questions», H. Do Alto, Le Courrier, 22 février 2013.

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