Nous publions ci-dessous une contribution au débat sur la transition énergétique dans la perspective du forum ardéchois sur la transition écologique et énergétique qui se déroulera à Villeneuve de Berg les 13 et 14 avril prochains.
Par Richard Neuville*
« Le
suffrage donne le droit de gouverner, il n’en donne pas le pouvoir. »
(André Gorz-1975)[1]
Dans un contexte de démocratie de plus en plus confisquée,
tant au niveau politique qu’économique et de débat totalement usurpé, il n’est
probablement pas suranné de formuler quelques remarques liminaires sur les
notions de démocratie.
Pour rappeler tout d’abord que Jean-Jacques Rousseau
estimait que la souveraineté du peuple ne peut être ni transférée, ni déléguée,
ni partagée. Que dans sa critique du déficit démocratique du système parlementaire,
André Gorz pointait avec clairvoyance l’écueil du bureaucratisme qui ne pourra
être évité que par un éco-socialisme efficace et réaliste reposant sur des
réformes révolutionnaires graduelles. Qu’il mettait également en exergue les
limites de la démocratie parlementaire et estimait que si : « Le suffrage donne
le droit de gouverner, il n’en donne pas le pouvoir »[2]. Tout
comme Jean-Paul Sartre qui fustigeait « l’absurdité » de ce rituel
électoraliste « pseudo-démocratique »[3], André
Gorz critiquait le concept de démocratie indirecte comme une des mystifications
qui consiste dans le fait que :
« Ses
institutions sont conçues de manière à perpétuer la séparation des individus et
leur dispersion moléculaire, à leur dénier tout pouvoir collectif sur
l’organisation de la société, pour ne leur laisser en guise de pouvoir
populaire, que la possibilité tous les quatre ou cinq ans, d’une délégation
permanente de pouvoir à des représentants sans support direct avec les masses,
la représentation de la défense des intérêts suprêmes de l’Etat capitaliste, au
lieu que ce soit l’inverse »[4].
Deux siècles plus tôt, le philosophe Condorcet avait
tenté de combiner le principe représentatif avec la démocratie rousseauiste,
qui affirme la souveraineté absolue du peuple et refuse de la déléguer à des
élus. Il cherchait à concevoir une souveraineté populaire inaltérée sans tomber
dans une fragmentation de l’intérêt général qui résulterait de décisions
locales sans lien entre elles[5].
Hegel pointait également le fait que la représentation politique ne signifie
pas que les gens sachent par avance ce qu’ils veulent et chargent leurs
représentants de défendre leurs intérêts[6].
S’agissant de la politique énergétique, il apparaît
que la souveraineté du pouvoir constituant ne s’est jamais exercée et que la
délégation de pouvoir a été largement obstruée par la technocratie.
La politique énergétique en France
Historiquement, la politique énergétique n’a donné
lieu à aucun débat public et citoyen d’ampleur. Le choix de l’accélération du
programme du nucléaire civil, décidé dans le cadre du Plan Messmer en 1974 et
dans la plus grande opacité, est intimement lié à celui du nucléaire militaire
résultant des orientations géostratégiques de l’après-guerre et de la création
du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1945. Dès lors, le débat a été
largement confisqué par l’Etat et les ministères de la défense et de
l’industrie. De plus, cette orientation a été mise en œuvre par l’entreprise
nationalisée EDF sous l’égide étroite de la technostructure et avec le
consentement de la fédération CGT de l’énergie dans le cadre du compromis
historique. Le choix du nucléaire est donc lié à celui d’un état fort,
autoritaire et centraliste comme on peut l’observer dans les états les plus
nucléarisés du monde. Le primat du tout nucléaire a donc annihilé tout
développement important des énergies renouvelables, il a pérennisé
inexorablement le rôle tout puissant de l’Etat et donc généré l’absence de tout
débat démocratique et citoyen sur l’avenir énergétique.
L’attribution des permis d’exploration et
d’exploitation des huiles et gaz de schiste a
résulté de la même logique, celle d’une centralisation excessive de la
décision, cantonnée à quelques services ministériels et à la signature apposée
par un ministre servile. En France, les choix énergétiques ont toujours ignoré
les principes élémentaires de la démocratie, y compris ceux très insuffisants
de la démocratie représentative, comme le Parlement.
Aujourd’hui encore, la politique énergétique n’est
toujours pas réellement débattue. Le Grenelle de l’environnement, même s’il
s’agissait de la première opération à grande échelle de concertation du monde
associatif, a volontairement occulté certains sujets (comme le nucléaire) et
l’on sait ce qu’il est advenu de la plupart des décisions. Ce simulacre de
concertation n’a, à aucun moment, associé les citoyen-ne-s, il s’est limité à
associer les « experts » et les professionnels du secteur associatif
largement subventionné pas des subsides publics. Sous le gouvernement actuel,
la feuille de route de la Conférence environnementale et le débat national sur
la politique énergétique ne dépassent guère le stade des bonnes intentions de
la convention de Aarhus et se cantonnent à « améliorer la gouvernance
environnementale » en préconisant une « rationalisation des
procédures environnementales qu’il s’agit d’engager « sans diminution des
exigences ». Il est néanmoins envisagé que la future loi-cadre sur la
décentralisation prenne en compte les « questions de la biodiversité et de
l’énergie » afin de rendre les collectivités territoriales acteurs majeurs
de la transition écologique[7].
Alors que les crises
climatique et énergétique vont avoir des conséquences incommensurables pour
l’avenir de la planète, les décisions pour demain doivent sortir impérativement
du giron de la technocratie et être transférées provisoirement aux instances
élues. Mais, ce ne sera pas suffisant car la démocratie représentative est
totalement discréditée et se trouve de plus en plus sous l’influence des
lobbies. Il y a donc urgence à construire une articulation entre démocratie
représentative et démocratie directe, cela passe par la mise en place d’instances
de décision citoyenne.
Des expérimentations de
démocratie active ailleurs
Pourtant, depuis une
vingtaine d’années, des expériences de participation et décision citoyennes ont
été expérimentées sur d’autres continents (le Budget participatif à Porto
Alegre repris par plus d’un millier de collectivités dans une trentaine de pays[8], des
Conseils locaux de planification publique aux conseils communaux au Venezuela[9], des formes
de participation active au Kerala en Inde[10],
etc.), sans être directement transposables, celles-ci peuvent servir de
référence.
Plus près de nous, en
Europe, la « planification énergétique » mise en œuvre dans la municipalité
de Kolding (Danemark) dès 1994[11], a
décidé de réduire de 75 % les émissions de CO2 d’ici 2021 ; les programmes
d’autosuffisance énergétique de Marinaleda et Matarredonda (Andalousie)[12] basés
sur l’éolien et le solaire démontrent qu’il est possible d’agir à différents
niveaux. Ces exemples ne sont pas exhaustifs, de nombreux éco-quartiers Vauban
à Freiburg et Kronsberg à Hanovre (Allemagne), BedZED à Londres, Vesterbro à
Copenhague, Hammarby à Stockholm, Eva Lanxmeer à Culemborg, etc.[13] ont
largement innové et réussi à réduire de manière conséquence les consommations
d’énergie.
Ce qui est possible dans
plusieurs états et collectivités dans le monde peut être instauré en France sur
des formes à définir démocratiquement. Cela passe par la mise en œuvre d’une
planification démocratique écologique, reposant sur des assemblées populaires
élues à différents échelons pour définir une nouvelle politique énergétique.
Aujourd’hui, le savoir n’est plus l’apanage des classes dominantes et les
citoyen-ne-s sont tout à fait en capacité d’opérer des choix pour l’intérêt
général. L’expérimentation des forums citoyens l’a démontrée amplement
(ex : OGM).
Pour une transition énergétique socialisée
Dans la société de demain que nous souhaitons
autogestionnaire, les biens communs universels (l’eau, l’air, la biodiversité)
et les biens publics (énergie, transports, télécommunications) devront échapper
à toutes formes de marchandisation et être socialisés, ce qui n’implique pas
nécessairement la nationalisation. Quel que soient les échelons de compétences
(national, régional ou local), les citoyen-ne-s, les associations, les
syndicats devront être associés pleinement aux décisions et à la gestion des
entreprises ou des régies publiques. L’essentiel des services publics de
proximité pourraient être gérés par des sociétés coopératives d’intérêt
collectif (SCIC), tels que l’eau, les déchets, les énergies renouvelables,
l’éolien, le solaire, etc.
Rappelons l’histoire de
l’électrification rurale en France, non pas pour en faire un modèle mais pour
méditer sur les capacités citoyennes et municipales pour pallier aux carences
de l’Etat. A la fin du XIXe siècle, l’Etat ne souhaitait pas la développer sur
l’ensemble du territoire et les entreprises privées ne l’estimaient pas
suffisamment rentable. Des fermiers et des municipalités s’organisèrent et
créèrent des coopératives pour produire et acheminer l’électricité dans les
campagnes. A posteriori, l’Etat admit les régies municipales
d’électricité (1900), fit adopter une loi qui créa les Sociétés d’intérêt
collectif Agricole d’électricité (SICAE) pour donner un statut aux coopératives
créées spontanément par les fermiers. En 1937, 96 % des communes et 90 % de la
population bénéficiaient de l’électricité.
La transformation sociale et politique de la société
implique de rompre radicalement avec les pratiques actuelles qui consistent à
déléguer la gestion aux intérêts privés (une des conséquences de la loi énergie
de 2002) et à confisquer le pouvoir de décision. Le discrédit de la démocratie
représentative s’explique en partie par l’opacité de la gestion publique, le
refus d’entendre les mobilisations populaires (eau, huiles et gaz de schiste,
nucléaire, etc.) et l’absence de concertation des usager-ère-s et des
travailleur-se-s à tous les niveaux.
La perspective autogestionnaire pose donc les
questions de la propriété, du financement, des modes de gestion et de la
composition des instances de gestion des services publics, ce qui peut se
résumer par la nécessité impérieuse de « démocratiser radicalement la
démocratie ».
La définition d’une nouvelle politique énergétique
implique évidemment la remise en cause des modes de production, la sortie de la
logique productiviste et la relocalisation d’une partie de l’économie pour
réduire de manière substantielle le transport de marchandises, extrêmement
énergivore, ainsi qu’une reconversion écologique de l’industrie.
Pour ce faire, il ne s’agit pas tant de « reprendre
un contrôle citoyen » mais de créer les conditions d’un véritable pouvoir de
décision citoyen, tout en multipliant les expérimentations citoyennes, dont il
faudra tirer les enseignements. Il est aujourd’hui nécessaire de dépasser la
seule référence aux contre-pouvoirs pour élargir le contrôle citoyen et
construire des espaces d’autonomie populaire réconciliant ainsi la vie
quotidienne et l’action politique. Donc de passer à des formes collectives de
résistance à des formes collectives d’organisation et d’expérimentations.
Ici et là, des « sentiers de l’utopie » se
dessinent déjà, construisons ensemble des chemins de l’émancipation et des
germes de pouvoir populaire pour une transition écologique et énergétique en
rupture avec le modèle de développement capitaliste et le primat des intérêts
privés.
* Richard Neuville est membre du
Collectif Lucien Collonges, qui a coordonné l’ouvrage « Autogestion hier,
aujourd’hui, demain » Syllepse, 2010, 695p. Co-auteur :
« Amériques latines : Emancipations en construction », Syllepse,
2013, 130p. (Coord. Franck Gaudichaud) ; « Là où d’autres mondes sont
possible », SECA, 2006. Militant autogestionnaire et membre des
Alternatifs Ardèche. Administrateur du blog :
http://alterautogestion.blogspot.com/
Article rédigé le 22 juillet 2011
pour la Convergence citoyenne pour une transition énergétique de Lézan, complété
et actualisé le 3 mars 2013.
[1] André Gorz, (Michel Bosquet), « Ecologie et
politique », Galilée, Paris, 1975.
[2] Op.cit. p.72
[3] Jean-Paul Sartre, Pierre Victor et Philippe Gavi, «
On a raison de se révolter », Paris, Gallimard, 1972.
[4] Cité par Arno Munster in « André Gorz ou le
socialisme difficile », Lignes, 2008.
[5] Cité par Pierre Rosanvallon, «La présentation des
réflexions de Condorcet» in Rosanvallon, Pierre, «La démocratie
inachevée», Paris, Gallimard, 2000, p.54.
[6] Cité par Savoj Zizek in « Démocratie,
dans quel état ? », La Fabrique, 2009, p.145.
[7] Site du ministère de l’écologie, du développement
durable et de l’énergie,
[8] Bruno Della Sudda et Richard
Neuville, « Le budget participatif : de l’expérimentation de Porto
Alegre au concept » : http://alterautogestion.blogspot.com/2011/01/le-budget-participatf-de.html
[9] Richard Neuville, Venezuela « Les
Conseils communaux et le double pouvoir »
[10] Benoît Borrits, « Le Kérala :
vers une démocratie pleine et entière... »
[11] « De la campagne des villes européennes
durables », p.9 – 2003.
[12] Mohamed Belaali, « Nouvelles de
Marinaleda », Août 2011.
[13] « Les écoquartiers », Habitatcoop.
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