Nous publions cet article de témoignages d'acteurs du processus de récupérations d'entreprise en Argentine. Il a été publié dans la revue espagnole Mu n°48 (septembre 2011) http://lavaca.org/mu/mu-48-arranca/ Il a été traduit et publié en français sur le site de DIAL (voir lien et référence ci-dessous)
Un regard sur le présent et l’avenir des usines les plus emblématiques gérées par les travailleurs et les défis qu’ils ont à relever. Qu’est-ce qui manque, qu’est-ce qui, au contraire, ne manque pas, quels sont les problèmes les plus difficiles à résoudre maintenant que le minimum vital est assuré.
Est-ce qu’on peut changer le destin ? Est-ce qu’on peut inventer quelque chose de nouveau ? Ou bien ce sont les autres qui ont raison : ceux qui défendent ces milliers de doctrines, de philosophies, d’opinions, de sciences, de religions, ces gens qui ont du mal à digérer, ces habitués des plateaux télévisés qui soutiennent que les choses sont comme elles sont.
Les questions sur ce que l’on appelle les usines récupérées par les travailleurs ou usines sans patron, sans aucun doute, ont à voir avec le secteur de l’économie, de la production, de la politique mais aussi de la culture, de la personne humaine et de sa capacité – ou pas – à transformer la réalité. Ce ne sont pas des discours de comptoir ou de barricade qui prétendent refaire le monde, mais une étape concrète qui transforme la réalité de chacun.
Formule provisoire :
Désespoir + une idée différente + une tentative pour la mettre en pratique = un espace nouveau.
Tout peut être réinventé
La plus grande réussite c’est d’avoir mis en place une nouvelle façon de lutter et de s’organiser. Aujourd’hui, tous les travailleurs savent qu’ils peuvent faire tourner une usine, affirme Murúa de l’IMPA [1], l’une des premières usines récupérées et qui, durant ces treize dernières années est passée par toutes sortes de problèmes : des manifestations hostiles, des menaces, des problèmes internes, des crises – tout allait mal.
« Mais nous sommes toujours là. Nous sommes 56 camarades et nous gagnons 3600 pesos [623 euros] chacun par mois. Et si l’État ne nous avait pas coupé l’électricité – nous dépensons 40 000 [6926 euros] pesos par mois pour un générateur – nous en gagnerions 4400 [762 euros]. Si l’on nous mettait dans des conditions semblables à n’importe quelle entreprise capitaliste, nous serions meilleurs. Je ne le dis pas par orgueil mais parce que le système de coopérative est meilleur que celui de la concurrence capitaliste. »
Sur les 280 usines argentines sans patron, Zanon, à Neuquén [2], est également une entreprise emblématique. Dans l’effort pour la conserver, les travailleurs ont pris la tête du syndicat des céramistes mais Raúl Godoy et Alejandro López ont fait au moins deux choses inhabituelles dans le contexte argentin : ils ont renoncé à leur poste pour favoriser le renouvellement des cadres et ils sont retournés travailler à l’usine (!).
Godoy, de la branche émail : « Les usines sans patron sont une alternative à la crise, depuis 2001. C’est une grande et belle idée qui peut s’accompagner de nombreuses difficultés et qui sort des modèles imposés. Tout peut être réinventé. Nous avons croqué la pomme du Paradis et une fois qu’on y a goûté... »
Ernesto Lalo Paret, de la coopérative Tous ensemble pour la chaussure (l’ancienne Gatic, produisant pour l’allemande Adidas) : « Ce processus présente tous les problèmes que tu peux imaginer mais il a rendu viables des usines qui pour les patrons ne l’étaient plus. Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça veut bien dire la viabilité d’une usine dans une société de merde ? Qu’un économiste vienne me dire combien vaut en cash-flow (flux d’entrées et sorties de caisse) le fait qu’un type retrouve l’estime de soi, se revalorise, se fasse confiance et prenne une usine en charge ? À combien estime-t-on le fait que cet homme soit devenu un exemple pour son gosse, en tant que travailleur ? À combien évalue-t-on la récupération d’une usine pour la communauté, pour les familles, pour la société ? »
Écoutez le bruit
Le système distribue des biens, des services, mais surtout une identité sociale, rappelle le prologue du livre Sin Patrón (« Sans patron ») [3]. L’identité des travailleurs était très dépréciée. « Et on peut ajouter à cela la faim et le désespoir » renchérit Lalo vivement.
Comme une traînée de poudre, dans de nombreux endroits éloignés les uns des autres – comme par contagion culturelle –, les travailleurs ont pris une décision : ils ont cessé d’utiliser les canaux syndicaux pour leurs revendications (car, sauf quelques exceptions, ceux-ci ont fait le jeu des patrons). Mais les travailleurs, au lieu de quitter le navire, ont délibérément rompu leurs chaînes et ont pris les usines. Confrontés à la peur, ils ont agi au lieu de rester paralysés. C’était des gens ordinaires comme l’avaient été les Mères et les Grands-mères de la Place de mai. Comme elles, ils ont inventé quelque chose qui n’avait jamais eu lieu, nulle part. Lalo : « Quand ça a commencé, les ouvriers ne croyaient en rien. Et maintenant ils croient que tout est toujours possible... Que toute situation peut trouver une issue. »
Murúa : « Ici, c’est tout le contraire de ce qui se passe dans les entreprises capitalistes où ceux qui accèdent à des postes importants sont des vendus, des magouilleurs qui exploitent les autres et qui travaillent le moins. Ici, les camarades essaient de porter les meilleurs à la tête de l’usine. Et celui qui a des responsabilités est aussi celui qui travaille le plus. » Pour ce qui est de l’horizontalité : « C’est ce que l’on recherche mais cela ne fonctionne que si tout le monde en sait autant, parce que si dans une assemblée c’est toujours nous, les mêmes grandes gueules, qui parlons, ça ne sert à rien, on reste comme des papes. »
L’horizontalité est donc un but vers lequel on tend, non une fausse illusion, ni une idée de marketing. Godoy : « Notre force, c’est l’assemblée. On discute à fond mais après, chacun garde à l’esprit l’objectif de la production et on dit : qu’est-ce qu’on peut améliorer ici ou là ? Le travailleur investit là toute son énergie ». Ils ont repris le gouvernail d’un bateau qui était en train de couler. « Eh oui, on se met à écoper pour le maintenir à flot et on se met à ramer à contre-courant. Regarde : à côté de nous il y a l’entreprise Céramique Neuquén qui reçoit automatiquement des crédits pour la rénovation technologique. Ils ont un Mercedes et nous un Fitito. Mais nous, nous avons multiplié par deux le nombre de travailleurs et nous sommes en train de démontrer que l’on peut fonctionner sans capital et sans capitalistes. C’est pour cela que nous ne recevons aucune aide car nous représentons une menace pour eux. »
Celia et Gustavo
Celia Martínez est une des actrices de la Coopérative 18 décembre (date à laquelle ils ont pris l’usine textile Brukman, en 2001). « Je vois tout ce qu’il y a de positif. Le ministère du travail nous a donné des subventions, presque un million de pesos. Le Développement social nous a choisis comme fournisseur des vêtements de leurs employés, la compagnie aérienne Aerolíneas argentinas, nous a commandé 14000 uniformes et c’est au tour de la compagnie Austral, maintenant. Je ne dirais pas que nous allons super bien, mais nous n’allons pas mal du tout ». En moyenne, elles reçoivent 400 à 600 pesos [entre 69 et 104 euros] par semaine. Celia ne milite plus dans un parti comme elle l’a fait brièvement pendant le conflit Brukman où les femmes étaient 50 sur 73 salariées [4]. « Ça va faire 10 ans que nous fonctionnons et personne n’aurait osé y croire. Nous avons des relations d’égal à égal. Nous avons changé sur un point : avant, nous étions obéissantes et soumises. Maintenant c’est fini ». Alors, patron ou pas ? « Même les plus anciennes d’entre nous n’arrivent plus à concevoir un patron. C’est évident que nous avons eu la chance de recevoir le soutien de l’État, ce qui n’a pas le cas pour d’autres. Ça doit être parce que nous sommes beaucoup de femmes et qu’on nous a beaucoup frappées ». Les salariées attendent que l’expropriation de l’usine soit effective.
Gustavo Ojeda de l’entreprise Gráfica Patricios : « Plutôt que des subventions, nous voulons du travail. Il faut créer de l’emploi. Nous aussi, on ne fait pas toujours ce qu’il faudrait parce qu’on pourrait s’associer davantage entre usines pour faire des choses ensemble, sans disperser nos forces, comme par exemple faire des achats en commun ou créer des lieux collectifs. Mais, quand même, nous avons créé un précédent en Argentine : il est possible de récupérer une usine et de l’autogérer. La différence, c’est qu’avant, c’était un seul bonhomme qui empochait les bénéfices alors que maintenant, on les partage entre tous les travailleurs ». Gráfica Patricios a ouvert aussi un collège dans son usine et une radio communautaire.
Contre la Loi sur les faillites
Et que dire de la nouvelle Loi sur les faillites ?
Murúa : « Elle est faite pour l’establishment. Elle nous oblige à assumer la dette des patrons et cela va porter tort aux PME les plus faibles. Le piège, c’est que le patron peut créer une coopérative avec quelques complices de l’administration, tandis que lui s’occupe de la commercialisation. Nous, nous réclamons une Loi d’expropriation, que l’immobilier appartienne à l’État et qu’il le cède à la coopérative tout le temps où celle-ci est en activité.
Et que quand elle s’arrête, tout revienne à l’État. Personne n’y perd et on génère de l’emploi ». Godoy : « Ils ont fait cette loi pour éviter les expropriations et faire payer les pots cassés de la faillite aux travailleurs. L’État s’en lave les mains et il continue à financer les chefs d’entreprise ». Lalo Paret : « La Loi défend le crédit et les avocats mais en aucun cas les travailleurs. Et comme aucune entreprise n’est capable de fournir un plan de redressement en trois mois, on lui impose le fameux capital national Brito, Moneta, etc... Derrière tout ça, il y a les fonds d’investissement qui cherchent à s’emparer des usines. Avec la Loi d’expropriation, par contre, l’État conserverait les murs pendant que nous, de l’intérieur, nous continuerions à générer du travail, des projets éducatifs et tout le reste ».
Production
Les usines sont un symbole à la fois de la culture et de la production. Si l’on considère les deux usines les plus complexes, IMPA et BAUEN, avec 40 millions de pesos [6 900 000 euros], on consolide 250 postes de travail et un centre populaire de préparation au baccalauréat pour 200 personnes. Alors qu’aujourd’hui, créer un poste de travail digne de ce nom, en Argentine coûte 1 200 000 pesos [208 000 euros]. Ici, on garantit 250 postes de travail avec le dixième de cette somme. Autre exemple : l’IMPA possède un centre de santé gratuit pour tout le quartier, en coordination avec l’État.
Godoy : « On peut avoir une dimension politique mais si cela ne sert pas dans la pratique, ça n’a aucun sens. On entend beaucoup de discours, de témoignages, de théories, de baratin, mais si on ne les confronte pas aux problèmes concrets, on est hors du coup. Le plus important que l’on a obtenu tous ensemble est de ne pas être esclaves de la loi. On vit dans un réseau qui nous protège comme l’oignon est protégé par le nombre de ses pelures. Bien que ça semble idiot, la façon de penser de beaucoup de gens a changé quand on a expliqué la différence entre ce qui est légal et ce qui est légitime. Ça nous a donné un regard plus libre pour nous définir et pour réfléchir à nos problèmes ». Godoy milite au PTS [Parti des travailleurs socialistes] et il a été élu avec le Front de gauche comme député de la province Neuquén, charge qu’il occupera avec les autres candidats de la liste de manière rotative. On ne va pas toucher les 17 000 pesos [2944 euros] que touchent les autres législateurs mais 4 200 [727 euros] comme on gagne chez Zanon. La différence sera versée à une caisse pour les grévistes et les camarades qui ont des problèmes ». Il annonce qu’il se rendra à l’Assemblée avec son bleu de travail. « C’est sûr qu’il va m’arriver la même chose que quand je vais dans les universités ; en me voyant, on me dit : « Monsieur, est-ce que vous pouvez nettoyer cette salle parce qu’il va y avoir une conférence sur Zanon ».
Lalo : « Cette expérience nous a permis de croire en nous-mêmes et par suite, de croire en autrui. L’idée, c’est que si nous le voulons, c’est possible ». Lalo a un point de vue différent de Celia. « Le gouvernement a engendré un effet contreproductif. La logique est la suivante : si ceci n’est pas à moi, alors ce n’est à personne. Mais pour moi, la classe politique est de papier. Et l’État aussi sous bien des aspects. Ce n’est pas donc l’État qui va réaliser des transformations, c’est la politique. Le pouvoir, ce n’est pas de t’asseoir avec le ministre. Le pouvoir, c’est nous qui l’avons. Il ne se transfère pas, tout au plus peut-on le vendre. Mais si tu l’as vendu, il ne vaut rien. Mais je suis super optimiste. Les usines récupérées créent des emplois, des centres scolaires, l’Université des travailleurs, des centres culturels, une préfiguration de ce que pourrait être un nouveau modèle de société. Est-ce qu’une société différente est possible ? Oui. Est-ce que nous le voulons vraiment ? Là est le problème. Moi je dis qu’on est comme une femme enceinte. Le père, c’est la faim. Mais quelque chose est en gestation. Ce qui est important maintenant, c’est de voir si le bébé va naître idiot, ou heureux et en bonne santé ».
Publié par Diffusion de l'information sur l'Amérique latine (DIAL)
http://www.alterinfos.org/spip.php?article5280
Traduction de Michelle Savarieau pour Dial.
Source (espagnol) : revue Mu, n° 48, septembre 2011.
Notes
[1] Industrias Metalúrgicas y Plásticas Argentina (Industries métallurgiques et plastiques d’Argentine) – note DIAL.
[2] Au centre-ouest du pays – note DIAL.
[3] Sin Patrón : fábricas y empresas recuperadas por sus trabajadores, édition actualisée, Buenos Aires, Lavaca, 2009, 302 p. – note DIAL.[4] Nous accordons selon la règle de la majorité – note DIAL.
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