M. Colloghan

samedi 8 octobre 2011

Autogestion et transformation sociale

Rencontres interprofessionnelles de l’Union Syndicale de Solidaires
Dunières-sur-Eyrieux (07) – 1er au 7 Octobre 2011
Richard Neuville *

Dans un premier temps, je vais tenter de préciser succinctement quelques éléments théoriques sur l’autogestion, puis analyser les mouvements sociaux en Amérique latine dans leurs rapports à l’autonomie, l’auto-organisation et les stratégies de pouvoir et terminer en illustrant mon propos à partir de deux exemples de pouvoir populaire et d’appropriation collective de moyens de production. Il eut été intéressant d’évoquer également l’actualité internationale à travers le surgissement des mouvements des indigné-e-s, les processus révolutionnaires dans le mode arabe et la nouvelle phase du mouvement altermondialiste mais elle pourra l’être sans doute dans les ateliers.

I. L’autogestion : approche théorique


L’autogestion est un terme assez récent même s’il a traversé l’histoire de l’émancipation humaine : la Commune, les soviets, les collectivisations d’Aragon et Catalogne en 1936, Lip et bien d’autres exemples.

Pour Henri Lefebvre, « L’autogestion est à la fois un moyen de luttes frayant un chemin et un moyen de réorganisation de la société. Elle est également une culture irriguant la conscience collective ».

L'autogestion est à la fois un moyen, un but et une culture.

L’autogestion est à la fois une approche théorique pour approfondir la démocratie et des pratiques de démocratie directe.

Nous pensons que l’autogestion généralisée, la République autogérée peuvent définir et structurer un nouveau projet de société, post-capitaliste.

C’est pourquoi, nous devons analyser ce qui dans les pratiques et les revendications des mouvements de contestation - qu’elles soient sociales, politiques, écologiques, nationales ou culturelles - exprime les aspirations à l’autodétermination et à l’autogestion. De ce point de vue, dans la confrontation entre le capitalisme mondialisé et les peuples, le mouvement altermondialiste - sans être exclusif - explore des voies nouvelles car il s’agit bien d’une opposition planétaire multiple qui se dresse face au capitalisme global. Il importe donc d’organiser une synergie entre les forces sociales et politiques susceptible de construire une conscience hégémonique de rupture avec le capitalisme.

De notre point de vue, cela passe notamment par l’esquisse d’un projet et d’une stratégie autogestionnaire. L’autogestion, c’est, pour le dire comme Marx, le produit de la « praxis historique » des travailleurs et des travailleuses, c'est-à-dire une expérience collective raisonnée, dans la succession des luttes et des représentations. Progressivement théorisé, le projet est constamment soumis à l’épreuve des combats sociaux et politiques. A chaque crise politique et sociale se développent des pratiques d’autonomie et d’auto-organisation dont les contenus et les formes sont suscitées par les rapports sociaux capitalistes en pleine transformation et qui peuvent devenir des points d’appui pour une lutte anticapitaliste et une transformation sociale radicale.

La rupture, l’hégémonie, comme éléments indissociables de l’autogestion

La rupture est un cumul de sauts qualitatifs, de moments d’accélérateurs qui permettent de passer des pouvoirs en construction au pouvoir. Les espaces d’expérience collective, porteurs de mémoire, d’auto-organisation, de nouvelles cultures, de futurs possibles, de positions conquises dans la société sont des conditions préparatoires à la rupture révolutionnaire et au dépassement du capitalisme.

Pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg « L’organisation, le progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières [….] mais des aspects divers d’un seul et même processus ».

L’hégémonie est indispensable pour que la transformation anticapitaliste ne retombe pas dans une gestion corporatiste de la société ou un nouveau groupe social s’érige en groupe dominant et fait passer ses intérêts avant ceux de la société. Le programme de transition doit se fixer parmi ses objectifs la constitution d’une conscience et d’une culture hégémonique, au sens gramscien, parmi les salarié-e-s.

Contre-pouvoirs et démarche transitoire permettent de construire certaines des conditions matérielles, organisationnelles et politiques du dépassement-rupture.

La société autogestionnaire n’est pas un état qui surgira fin prêt comme par enchantement au lendemain de la victoire de la « révolution », c’est un processus actif d’élargissement constant des aires d’autodétermination sociale, économique, culturelle et donc politique et institutionnelle.

Comme pratique, l'autogestion est une réponse concrète immédiate aux urgences et aux régressions, ainsi qu'à la faillite de l'État (qui privatise jusqu'aux biens universels), de l'entreprise (soumise aux diktats de la finance) et de nombreux secteurs de la vie sociale pour lesquels la seule délégation de pouvoir ne garantit plus une gestion équitable et efficace. L'autogestion est une recherche permanente de solutions alternatives en vue d’une transformation sociale de la société.

L’émancipation à venir doit répondre à trois impératifs cruciaux :
- le dépassement radical de la délégation de pouvoirs ;
- la sortie d’un productivisme destructeur à la fois des liens sociaux et de la planète ;
- le remplacement de la course aux profits par une priorité à la valeur ajoutée sociale et environnementale, au profit de l'humain.

En fait ces trois impératifs sont les trois facettes d’un même projet, celui de la désaliénation individuelle et collective, en un mot le socialisme d'autogestion.

L’autogestion est également un projet partagé sur lequel pourraient s’entendre et se féconder trois courants politiques historiques, correspondant à trois aspirations distinctes, mais que tout concourt à réunir dans un avenir proche :
- l’aspiration à l’autonomie du sujet (surtout portée par les courants libertaires) ;
- l’aspiration à une autre gestion de la planète et un autre rapport à la nature et à la biodiversité (portée par les courants écologistes et les peuples de plus en plus confrontés aux dégradations majeures de l’environnement) ;
- l’aspiration à une sortie du travail aliéné et exploité (surtout portée par les différents courants marxistes depuis le XIXe siècle).

C’est pourquoi la méthode autogestionnaire est probablement le mode révolutionnaire le plus adapté à la complexité des enjeux, à la conflictualité des intérêts et des impératifs, souvent contradictoires, à la confrontation des points de vue "experts" et des besoins citoyens, à l’exercice des responsabilités aux échelons adéquats.

En bref, méthode et culture de l’autogestion sont une approche à la fois révolutionnaire, radicale et progressive, respectant les minorités et favorisant les solidarités, la responsabilité et le droit à l’expérimentation.

Il faudra aussi concevoir des modalités spécifiques d’autogestion selon qu’il s’agit de biens universels (eau, biodiversité, environnement), de biens publics (dont font partie les moyens de production, mais aussi le logement et les transports) ou de biens collectifs (mutuelles, associations, coopératives). Seuls les biens privés (qui excluent les catégories précédentes) ne relèvent pas d’une autogestion collective.

Mais l’autogestion est-elle un projet et un modèle ? L’idée même de modèle est étrangère à la démarche autogestionnaire : celle-ci se veut confrontation d’intérêts parfois contradictoires, découverte de solutions négociées “en marchant” et droit à l’expérimentation.

Contrôle et gestion directe sont une méthode, pas un contenu, lequel reste à concevoir, inventer, pratiquer et affiner. Donc un projet ? Une “utopie concrète” en marche, une stratégie d’ensemble vers un objectif de gestion dans lequel l’efficacité repose sur la démocratie la plus radicale ; une succession de ruptures (que ce livre appelle les “temps-germes”) enclenchant une dynamique révolutionnaire.

Les mouvements d’émancipation en général et les altermondialistes en particulier doivent apprendre à gérer cette évidence : pour sauver les services publics, les retraites, les acquis sociaux et les conditions de vie, une autre régulation des marchés et un nouveau contrôle de l’Etat paraissent incontournables. Le dépérissement, toujours souhaité et jamais réalisé, de l’État doit d’abord passer - et pour une longue période - par de nouvelles instances de contrôle et de gestion. Ce sont celles-ci qui pourront définir les modalités, les rythmes et limites d’un tel dépérissement. Seule une autogestion généralisée peut décider quelles prérogatives l’État doit conserver, combien de temps et sous quelles formes. Seule l’autogestion permet de décider quels moyens d’intervention et de limitation des marchés l’État doit conserver.

II. Autonomie, auto-organisation et stratégies de pouvoir des mouvements sociaux en Amérique latine

L’Amérique latine se caractérise comme un pôle de résistance et un laboratoire social au regard de la richesse et la diversité de ces expériences. Si elle a longtemps été un terreau fertile pour les expériences révolutionnaires, elle est probablement devenue depuis une vingtaine d’années le principal foyer de résistance à la mondialisation capitaliste et à l’hégémonie de l’Empire.

La décennie des années 90 a été marquée par un nouveau cycle de conflits et de mobilisations qui ont contesté le modèle néolibéral :

o Soulèvement zapatiste en 1994 contre l’entrée en vigueur de l’ALENA,
o Barrages de routes par les piqueteros en 1996,
o Mobilisations indigènes et paysannes en Equateur qui ont précipité la chute du gouvernement d’Abdala Bucaram en 1997.

Ces événements : au Nord, au Sud et dans les Andes caractérisent la dimension régionale de ce cycle de protestations.

Surgis des profondeurs des forêts et des montagnes latino-américaines, des périphéries des grandes exploitations, des circuits commerciaux et des villes, ces mouvements sociaux démontrent bien souvent une capacité d’articulation permettant d’engager des mobilisations à l’échelle nationale.

Dépossédés ou sous la menace d’expulsion de leurs terres, de leur travail ou devant la dégradation de leurs conditions de vie, la plupart de ces organisations se constituent avec une identification politique en rapport avec leur dépossession (les sans-terres, les sans-travail, les sans-toits).

De même, face à l’oppression, les peuples originaires s’organisent, tout comme les assemblées citoyennes qui réagissent aux menaces de remise en cause de la vie communautaire.

Les principales caractéristiques de ces mouvements sociaux sont les pratiques collectives, les formes d’organisation, l’autonomie, la démocratie directe, les revendications programmatiques, les perspectives émancipatrices et l’appropriation sociale du territoire, ce qui les différencie des organisations traditionnelles qui occupaient la scène précédemment.

Dans ce cycle de résistance au néolibéralisme, ces mouvements convergent avec d’autres acteurs urbains comme les travailleurs précarisés, les étudiants, les jeunes et les couches moyennes paupérisées pour pénétrer l’espace public en organisant des mobilisations pour faire tomber les gouvernements (chute de 6 présidents entre 2000 et 2005) mais également retrouver une souveraineté populaire.

La tendance à la réappropriation communautaire de l’espace de vie s’exprime par des occupations prolongées d’un espace ou un territoire déterminé (occupation de terres, logements, routes, villages et villes), le développement d’expériences de production autogérées, de résolution collective de besoins sociaux (éducation, santé) et des formes collectives de gestion publique : les occupations du MST Brésil, les communautés indigènes en Equateur et en Bolivie, les communes autonomes zapatistes au Mexique, les productions de travailleurs sans emploi et les récupérations d’entreprises en Argentine et les soulèvements urbains dans différentes villes.

Les mouvements sociaux rénovent profondément la notion d’autonomie et la pratique émancipatrice qui préfigure une nouvelle société. Ces pratiques de gestion communautaire ont suscité pas mal de débats sur la valorisation de l’autonomie et ont donné lieu à la conceptualisation du contre-pouvoir (Hardt – Negri : 2002), de l’anti-pouvoir (J. Holloway : 2002) et du pouvoir populaire comme faisant partie d’une stratégie de contrôle de l’Etat. (A. Borón : 2001) Ces pratiques sont également considérées comme étant une des bases du « socialisme du XXIe siècle ».

De ces expérimentations, on peut relever trois niveaux différents : (Algranati, Soane, Taddei -2009)
1. Les formes d’organisation des mouvements sociaux,
2. La recherche de cadres unitaires larges,
3. L’élaboration programmatique et la conception de la gestion publique.
 
1. Les mouvements sociaux adoptent des formes plus participatives et plus démocratiques pour atténuer les dangers de bureaucratisation et la manipulation. Exemple : L’assemblée est privilégiée et le contrôle de la délégation est la règle. (Mouvement zapatiste avec le « mandar obedeciendo »)
 
2. La recherche de cadres unitaires larges et flexibles axés principalement sur l’action. Il s’agit d’engager des dynamiques de construction politique multisectorielles pour contester l’hégémonie. Ils se dotent de coordination et utilisent les forums comme instruments d’articulation entre les différents secteurs et organisations (Guerres de l’eau en 2000, du gaz en 2003 et 2005 en Bolivie ; APPO à Oaxaca en 2006).

3. L’élaboration programmatique : l’ensemble des revendications et les pratiques collectives sont orientées aussi bien pour promouvoir une démocratisation radicale du pouvoir que pour développer des expériences de gestion de caractère public au niveau de la communauté. Exemples : demandes d’instruments de démocratie participative et d’exercice de pouvoir populaire ; transformation de l’Etat libéral en un Etat plurinational ; convocation d’assemblées constituantes, appropriation sociale des ressources (Agenda d’octobre - 2005 Bolivie).

L’émergence de coordinations au niveau régional et international entre les mouvements sociaux et les organisations nationales avec le mouvement altermondialiste va contester la mondialisation néolibérale, un nouvel internationalisme par son caractère éminemment social du fait des acteurs impliqués (Petras : 2000).

L’expérience des mouvements sociaux en Amérique latine montre qu’aussi bien dans la pratique, que dans l’élaboration, il existe un processus fertile de re-conceptualisation de la politique comme terrain d’action collective et comme pratique de changement social.

Les importantes mobilisations et les changements politiques qui en ont découlé, ont percuté le modèle de domination néolibéral et ont permis d’instaurer un changement des rapports de force en Amérique latine. L’accumulation de forces des mouvements sociaux a permis des changements de gouvernements ou de faire pression sur les pouvoirs en place :
- convocation des assemblées constituantes au Venezuela, Bolivie et Equateur, référendums sur la gestion de l’eau ;
- nouvelles constitutions : réformes des institutions, instauration de la démocratie participative, exercice d’un pouvoir populaire ;
- socialisation des ressources naturelles et parfois des services publics ;
- rupture avec la logique de la doctrine Monroe (1823), sortie des cloisonnements nationaux et multiplication des échanges entre les mouvements sociaux en ce début du XXIe siècle.

L’approfondissement des processus révolutionnaires en cours dépend bel et bien de la radicalisation des mouvements populaires pour renforcer le pouvoir populaire, l’articulation entre les pouvoirs constituants et les pouvoirs constitués, l’appropriation sociale et la gestion démocratique des moyens de production (contrôle ouvrier) et l’exploitation résonnée des ressources pour préserver les équilibres naturels, etc.

III. Deux illustrations de pouvoir populaire et d’appropriation collective de moyens de production

1. L’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO)

Elle a concentré l’essentiel des paramètres d’une démocratie radicale et directe, de l’autogestion, de l’autonomie des sujets et des collectifs sociaux. Le répertoire d’actions et les traditions politiques en jeu ont permis l’émergence d’un nouveau collectif social dans un pari radical et alternatif au système hégémonique, la Commune de Oaxaca.

En mai 2006, la mobilisation engagée par la section 22 du syndicat des enseignant-e-s (SNTE) qui portait sur la revalorisation des salaires et l’amélioration des conditions de travail va déclencher la « Commune de Oaxaca ». Après la répression du mouvement et l’expulsion de leur campement mi-juin, le conflit dépasse largement la protestation enseignante. La ville se soulève et près de trois cent cinquante organisations constituent l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO).

L’APPO crée un conseil d’état provisoire, constitué de 260 délégué-e-s, qui va agir comme un « parlement citoyen » durant les plusieurs mois du conflit.

Entre juin et novembre 2006, l’APPO se consolide, les actions collectives se multiplient :

- prises de contrôle des moyens de communication, mise en place de 3000 barricades dans la ville, extension territoriale du conflit dans la périphérie de la ville et dans d’autres localités de l’Etat.

- Le mouvement bloque l’entrée des hôtels de luxe du centre et de l’aéroport local, il obstrue le trafic routier et empêche l’accès aux édifices publics et au Congrès de l’Etat. Dans une ville de moins d’un million d’habitants, des manifestations rassemblent jusqu’à 700 à 800 000 personnes.

- Les peuples indigènes accourent de leurs villages et participent activement à la mobilisation. Avec les exclus, complètement identifiés au mouvement, ils jouent un rôle essentiel pour défendre les barricades, ce qui démontre tout le caractère plébéien de la Commune de Oaxaca.

- Il assume le contrôle de la ville et commence à se transformer en embryon de gouvernement alternatif avant d’être violemment réprimé par la police fédérale fin novembre.

Durant les six mois du conflit, de multiples modalités d’action sont utilisées :

Manifestations de masse, campements sur les places, occupations d’édifices publics et de centres commerciaux, barrages de routes et de rues, des centaines de barricades dans différents points de la ville, marche vers la capitale du pays, piquets de grève, grèves de la faim, expression artistique (poésie, fresques, graffitis, musique, etc.), prises de contrôle des moyens de communication (radios commerciales et chaîne de diffusion publique), affrontements et résistance active dans les rues contre la répression des polices fédérale et de l’Etat.

Des formes d’action : Les insurgés adoptent la barricade, forme d’action classique du mouvement ouvrier. Les espaces de communication et la création de médias alternatifs jouent également un grand rôle dans l’expérience de lutte de Oaxaca.

L’APPO a été et reste en partie « un germe de double pouvoir » face à l’Etat. Elle a légiféré au moyen de décrets, organisé l’ordre public et reconquis l’espace publique confisqué par le gouvernement au bénéfice d’intérêts privés. (Almeyra : 2007)

L’APPO est le résultat d’initiatives et d’actions qui font pression sur les pouvoirs constitués en générant des formes de sociabilité alternatives et autonomes.

Aujourd’hui, l’APPO continue à fonctionner et se renforce avec les communautés indigènes mais les débats internes font rage avec certaines formations politiques comme le FPR qui souhaitent impliquer l’APPO dans les élections mais les communautés de base et une majorité des mouvements sociaux, dont le syndicat des enseignants (SNTE) s’y opposent.

Les peuples ne sont pas prêts à se rallier à cette forme de réalisme politique que sont les élections. Ils préfèrent construire dès maintenant des initiatives et des projets autonomes qui portent les germes de la nouvelle société qu’ils veulent.

Malgré les divergences tactiques et stratégiques au sein de l’APPO, celle-ci continue de jouer un rôle important dans la mobilisation, notamment pour la libération des prisonniers politiques, la lutte contre les privatisations et les multinationales et le développement des communes autonomes comme celle San Juan Copala qui a été l’objet d’une féroce répression en juin 2010.

2. Le mouvement de récupérations d’entreprises par les travailleurs en Argentine

C’est d’abord le résultat de fermetures d’entreprises du secteur industriel liées à la crise économique mais surtout dues à des gestions frauduleuses. Le phénomène de récupération se produit avant la fermeture ou la crise terminale et consiste à poursuivre l’activité de l’entreprise sous la forme d’autogestion ouvrière.

Entre 1995 et 2002, des milliers d’entreprises ont fermé leurs portes entraînant la perte de centaines de milliers d’emplois. Cette insécurité a entraîné le désespoir et à partir de 2001, des milliers de travailleurs ont décidé d’occuper leurs usines et de résister aux tentatives d’expulsions pour gérer la production. Il s’agit donc d’un processus pragmatique. C’est la crise du capital qui a déplacé l’axe de la lutte.

Les travailleurs défendent l’outil de travail par l’occupation matérielle des entreprises dans le but de redémarrer plus tard le processus de production sous une forme de gestion directe. Ils entendent imposer leur décision avant l’application d’une décision de justice : la déclaration de faillites et ensuite l’expropriation de l’entreprise.

Il existe 220 entreprises récupérées, réparties dans 17 provinces, qui emploient 22 000 travailleurs en forme directe et 20 000 en forme indirecte. Les entreprises sont ouvertes à l’extérieur, au quartier ; des centres culturels, des centres de formation professionnelle, des bibliothèques et des cantines populaires ont été créés pour la communauté.

Après l’apogée de 2001-2003, le mouvement s’est poursuivi à un rythme plus lent (16 entreprises en 2008) mais il est resté continu. Depuis le début de la crise financière, une vingtaine d’entreprises ont été récupérées.

Le 20 mai 2010, après 6 mois d’arrêt, les travailleurs de l’entreprise de céramique Stefani à Neuquén ont repris la production et exige l’expropriation, soutenu par le SOECN (Syndicat des ouvriers et employés de la céramique de Neuquén).

En 2010, la majorité des entreprises sous gestion ouvrière ont stabilisé leur situation au niveau juridique et économique, hormis l’hôtel Bauen et Renacer qui n’ont pas encore obtenu de lois d’expropriation mais qui continuent à lutter.

Dans ce panorama, Zanón fait figure d’exemplarité. Depuis le 2 octobre 2001, les travailleurs mènent une lutte exemplaire. En août 2005, ils ont obtenu la déclaration de faillite mais ils ont dû poursuivre leur mobilisation jusqu’en août 2009 pour enfin arracher la loi d’expropriation définitive par le parlement de la province de Neuquén. Au moment de l’occupation, elle avait 240 travailleurs, aujourd’hui elle a 470 travailleurs.

Depuis le début de la lutte, à l’image de nombreuses entreprises récupérées par les travailleurs (ERT), ils ont ouvert leurs entreprises vers l’extérieur en développant des actions de solidarité en direction des populations et en particulier des Mapuches. (On retrouve la dimension territoriale)

Eduardo Lucita (2006) de l’association des économistes de gauche (EDI) observe des changements importants dans ces expériences :
- d’un coté, la subversion dans la prise de contrôle des entreprises par l’organisation ouvrière et,
- de l’autre, le coté défensif dans l’instinct de survie pour défendre la source de travail et nourrir son foyer. Il relève également des changements dans les relations sociales :
- la récupération des valeurs démocratiques ;
- la capacité collective d’innovation ;
- l’éradication du despotisme patronal ;
- l’humanisation des relations de production ;
- la rupture de l’aliénation.

Le débat entre la nationalisation sous contrôle ouvrier et le coopératisme continue d’alimenter les polémiques au sein de la gauche argentine très divisée. Il oppose les pragmatiques qui misent sur une extension du mouvement et des courants qui se réfèrent à des positions idéologiques plus classiques et qui considèrent que la forme coopérative ne peut être que transitoire et que beaucoup dépend de sa généralisation.

La nationalisation des entreprises récupérées sous contrôle ouvrier correspond à une conception d’un état dirigé par des travailleurs. Mais dans les conditions actuelles, la lutte en faveur de la nationalisation des entreprises récupérées ne correspond pas à l’état bourgeois tel qu’il existe aujourd´hui en Argentine (le contexte est différent au Venezuela). Les coopératives permettent aux travailleurs de décider librement sans bureaucratie externe et de forme directe de l’avenir de leur entreprise.

La nationalisation sous contrôle ouvrier est sans doute un objectif viable si le mouvement global des entreprises récupérées peut accumuler une masse critique pour faire pression sur les politiques publiques en faveur des secteurs populaires. (C’est un peu ce que pense Eduardo Lucita).

En conclusion, si ces deux mouvements ne posent pas directement la question du pouvoir et du changement d’Etat, ils résultent et contribuent au renforcement de la conscience populaire et concourent à affaiblir la domination capitaliste. Y compris, l’APPO qui à l’image du mouvement zapatiste renonce à conquérir l’Etat, même si elle se situe plutôt dans l’anti-pouvoir tel que définit par Holloway, bien qu’il y ait des éléments de contre-pouvoir et d’exercice de pouvoir populaire. (Almeyra : 2007)

Le deuxième est un processus distinct. Devant l’incapacité des capitalistes à leur assurer un emploi ou des revenus décents, les travailleurs renouent, de manière pragmatique, avec l’autogestion qui est devenue le symbole d’une nouvelle étape de la lutte de la classe ouvrière. Le processus d’appropriation collective des moyens de production, connu aujourd’hui comme le modèle « sans patron » argentin, constitue une réponse audacieuse et créative pour éviter la marginalité qu’impose le système. Ce processus a pénétré de manière décisive la conscience des travailleurs argentins et comme le dit José Abelli (2009) : « C’est le grand acquis de la lutte de la classe argentine ». Et, le transfert de la propriété privée des moyens de production à la propriété collective participe à la construction d’une alternative au processus de production capitaliste.

Ces deux expériences, malgré leurs limites, constituent bel et bien un chemin vers l’autodétermination des peuples et l’émancipation des travailleurs préparant la transition vers un autre type de société.

« La lutte pour la réforme est un moyen, la révolution sociale, le but » (Rosa Luxemburg : 1898)

NB : L’intervention a été réduite lors de la présentation jeudi 6 octobre.

* Richard Neuville est syndicaliste à Solidaires Sud emploi, co-coordonnateur de l’ouvrage « Autogestion hier, aujourd’hui, demain », Syllepse, Paris, 2010 et membre du Conseil de l’Association pour l’autogestion. Il est également administrateur du blog : http://alterautogestion.blogspot.com/  

Sources bibliographiques :

- Algranati, Clara, Seoane, José, Taddei, Emilio, « El concepto « movimiento social » a la luz de los debates y la experiencia latinoamericana recientes », 2009. Consultable sur mon blog :
- Boron, Atilio, “La selva y la polis. Reflexiones en torno a una teoría política del zapatismo”, en OSAL (Buenos Aires: CLACSO), Nº 4, 2001.
- Collectif Lucien Collonges, « Autogestion hier, aujourd’hui, demain », Syllepse, Paris, 2010.
- Dalgalian Gilbert, "En écho à Autogestion hier, aujourd'hui, demain", 2010, consultable sur ce site :
- Hardt, Michael y Negri, Antonio, « Empire », Exils, Paris, 2000.
- Holloway, John, “Changer le monde sans prendre le pouvoir”, Syllepse, Paris, 2008.
- Neuville Richard, "Autonomie, auto-organisation et stratégies de pouvoir des mouvements sociaux en Amérique latine, août 2010. Consultable sur ce site :
- Neuville Richard, "La Commune de Oaxaca", 2010, consultable sur ce site :
- Neuville Richard, "Oaxaca, Qu'est la Commune devenue ?, 2010, consultable sur ce site :
- Neuville Richard, "Les entreprises récupérées en Argentine - Occuper, résister, produire", 2010, consultable sur ce site : http://alterautogestion.blogspot.com/2011/01/les-entreprises-recuperees-en-argentine.html
- Neuville Richard, "Les entreprises récupérées se consolident !", 2011, consultable sur ce site :
- Petras, James, « La izquierda contraataca. Conflicto de clases en América Latina en la era del neoliberalismo », Akal, Madrid, 2000.

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