Michel Fiant
Actes du séminaire 2
Invitation [1]
L’altermondialisation, avec des contenus et dans des formes multiples, conteste le monde où nous vivons. Elle tend aussi, dans le même moment, dans la même dynamique, à concevoir, construire et expérimenter de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles institutions.
La globalisation marchande, financière et politique, en même temps qu’elle étend et très souvent aggrave les exploitations et les dominations, développe les contradictions et bien malgré elle fait apparaître d’autres possibles. Mais de ceux-ci, on ne peut dégager d’autres perspectives qu’en tenant compte des luttes d’émancipation antérieures, de leurs avancées, de leurs passifs. Il y a donc une double obligation, aux utopies concrètes, à l’innovation. Cela signifie sans doute, qu’il faut reprendre l’interrogation d’Henri Lefebvre : « La première tâche de la théorie ne serait-elle pas aujourd’hui de réhabiliter la spontanéité ? » Car militants et intellectuels ont constamment tendance à minorer le rôle de celle-ci, dans le mouvement complexe de l’histoire. Cette question est plus pertinente que jamais. Car c’est dans cette spontanéité qu’aujourd’hui l’histoire retrouve un sens, c’est-à-dire signification et perspectives.
Actes du séminaire 2
Invitation [1]
L’altermondialisation, avec des contenus et dans des formes multiples, conteste le monde où nous vivons. Elle tend aussi, dans le même moment, dans la même dynamique, à concevoir, construire et expérimenter de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles institutions.
La globalisation marchande, financière et politique, en même temps qu’elle étend et très souvent aggrave les exploitations et les dominations, développe les contradictions et bien malgré elle fait apparaître d’autres possibles. Mais de ceux-ci, on ne peut dégager d’autres perspectives qu’en tenant compte des luttes d’émancipation antérieures, de leurs avancées, de leurs passifs. Il y a donc une double obligation, aux utopies concrètes, à l’innovation. Cela signifie sans doute, qu’il faut reprendre l’interrogation d’Henri Lefebvre : « La première tâche de la théorie ne serait-elle pas aujourd’hui de réhabiliter la spontanéité ? » Car militants et intellectuels ont constamment tendance à minorer le rôle de celle-ci, dans le mouvement complexe de l’histoire. Cette question est plus pertinente que jamais. Car c’est dans cette spontanéité qu’aujourd’hui l’histoire retrouve un sens, c’est-à-dire signification et perspectives.
L’invention à Porto Alegre de "la démocratie participative" en est une précieuse démonstration. Cette innovation eut des conditions particulières : faible légitimité des pouvoirs ayant succédé à la dictature militaire ; incohérences entre les institutions politiques et les évolutions de la formation sociale ; dialogue entre des communautés de quartier structurées et un nouveau parti populaire et "radical"... Mais l’écho qu’elle a trouvé dans d’autres pays et d’autres continents, démontre qu’elle répond aussi à des attentes plus générales. Dans quelle mesure, les conditions économiques, sociales, écologiques, institutionnelles, idéologiques en Europe permettent d’envisager un mouvement comparable ? Quelles réflexions suscitent les premières expériences de "démocratie participative" engagées sur ce continent ? S’agit-il d’une amélioration de la démocratie de délégation ou de l’ébauche d’une nouvelle forme, d’une nouvelle culture démocratique ? Ici comme ailleurs le processus peut-il se développer sans ruptures institutionnelles ?
Après le Brésil, c’est en Argentine, que la coopérative a, dans ces dernières années, retrouvé son importance, comme moyen de défense et de lutte. C’est une réponse immédiate, pragmatique, à la logique du profit, qui d’un pays, d’un continent à l’autre, met en concurrence les travailleurs ; les condamnant, ici au chômage et là, à des salaires de misère. La coopérative esquisse l’autogestion dans la production des biens et des services. Le cynisme, la brutalité des financiers, lui donne une pertinence nouvelle. D’autant que dans nombre de pays, la coopérative est restée le recours lorsque la contrainte patronale se fait trop lourde, dans des métiers anciens ou nouveaux.
Mais, aujourd’hui, la coopération, condition de plus en plus nécessaire à la production des biens, des services et des savoirs, ouvre à la coopérative de nouvelles perspectives. Signe encore modeste de l’aspiration permanente des salariés à l’autodétermination, la coopérative de production, dit aussi qu’une autre société est possible ; notamment lorsque ses structures gomment les hiérarchies. Ne contribue-t-elle pas alors à cette nouvelle culture démocratique que nous appelons de nos vœux ?
Ainsi des luttes, des expériences, des conquêtes manifestent non seulement la permanence, mais aussi le renouveau des aspirations à l’autodétermination, à l’autogestion. Il ne s’agit nullement d’une nostalgie passéiste, c’est le produit d’une nouvelle situation. La mondialisation capitaliste réanime d’anciennes contradictions et en provoque de nouvelles. Or s’il existe de nombreux espaces de débats, dans lesquels les événements conduisent à interroger les thèses anciennes, peu s’aventurent à innover, à dégager les avenirs possibles, peu se consacrent au "projet". Quand ils le font, c’est en termes généraux et dans un vocabulaire "scientifique", ésotérique pour un grand nombre. Certes, aux uns et aux autres, à nous mêmes, le siècle écoulé a enseigné la prudence. Mais il faut maintenant en sortir et reprendre l’initiative.
Sans prétendre à quelques-uns et en quelques heures, remplir une telle tâche, nous pouvons néanmoins l’esquisser. Si ce séminaire donne un cadre de références pour le débat et l’initiative autogestionnaires en Europe, nous aurons posé un premier jalon.
C’est dans cette perspective que nous voudrions aborder trois thèmes :
- L’actualité de l’autogestion La transformation des rapports et des institutions politiques, les mutations de la production, tout en aggravant les contradictions sociales, écologiques, idéologiques, ne concourent-elles pas aussi à dégager la possibilité de l’autogestion généralisée, de la république autogérée ? Quelles forces sociales, quelles stratégies permettraient alors d’y parvenir ?
- Pratiques pour de nouvelles institutions démocratiques Les transformations et les contradictions des institutions politiques font apparaître des attentes et des expériences démocratiques nouvelles. Ces structures sont-elles seulement provisoires ou préfigurent-elles les instances d’une nouvelle démocratie ?
- De la coopérative à l’autogestion. La mondialisation accroît les méfaits d’une économie dominée par le profit. Les salariés des entreprises condamnées s’efforcent de les remettre en route ou d’en créer de nouvelles. La coopérative de production n’est-elle pas une forme première d’autogestion ?
LE SEMINAIRE : ACTUALITE DE L’AUTOGESTION
Le texte qui suit a servi à la préparation des diverses interventions du séminaire. Hormis quelques modifications de forme mais aussi l’adjonction des notes en annexe, il est publié dans sa forme originelle. L’intervention orale qui ouvrit le séminaire en donnait un résumé. Cette approche ne prétendait d’aucune façon fonder un consensus. L’un des enjeux de ce débat était précisément de dégager les convergences possibles entre les diverses sensibilités se réclamant de l’Autogestion et plus encore peut-être d’évaluer leur capacité à gérer leurs divergences. Cela est essentiel, car l’Autogestion ne tend pas à l’uniformité mais à la reconnaissance et à l’articulation des différences.
INTRODUCTION MICHEL FIANT
Traiter de l’actualité de l’autogestion, c’est considérer que dans les crises et les béances que provoquent les transformations de la production et des institutions capitalistes, il apparaît des aspirations et des ouvertures qui la rendent concevable et nécessaire. Nous avons à montrer et si possible à démontrer que l’autogestion généralisée, la République autogérée, peuvent définir et structurer un nouveau projet de société. Nous avons constamment à souligner, ce qui dans les pratiques et les revendications des mouvements de contestation -que les causes en soient sociales, politiques, écologiques- exprime les aspirations à l’autodétermination, à l’autogestion. Parce que c’est un trait constant et peut-être pour cela constamment minoré. Parce que c’est plus que jamais, une condition de l’émancipation du plus grand nombre.
Le « mouvement des mouvements », l’altermondialisation, est la première manifestation massive, qui exprime à l’échelle planétaire cette volonté populaire d’autodétermination. Ce mouvement témoigne ainsi de la diversité et de l’intrication des problèmes et des oppositions que soulève le capitalisme globalisé. Mais il n’est pas encore parvenu à construire les concepts, les structures, les stratégies, qui sont indispensables à la synergie, des forces sociales et politiques qui peu ou prou se reconnaissent en lui, pour mettre fin aux méfaits de ce système de domination et d’exploitation des ressources humaines et naturelles.
L’ambition de ces rencontres est de contribuer à la construction de ces outils intellectuels. Nous appartenons ou avons appartenu à des familles politiques différentes, nous provenons de pays différents, mais nous avons en commun la volonté de dépasser le capitalisme, de construire d’autres rapports humains, d’autres institutions, un autre monde. Nous avons aussi en commun l’importance que nous attachons comme moyen et comme fin à l’autodétermination du plus grand nombre, à l’auto-gouvernement, ou pour le dire autrement à l’autogestion. Les formations sociales, les institutions de nos pays sont très comparables, comme nos interrogations, non sur l’Europe des peuples, mais sur celle qu’au nom d’un prétendu libéralisme, les gouvernements en place construisent. Dans ces conditions, la diversité de nos parcours, de nos implications, bien loin de nuire, devrait enrichir nos problématiques respectives, favoriser le dialogue entre nous et avec les diverses composantes de l’altermondialisation.
QUEL MONDE, QUELLE SOCIETE ?
La mondialisation, tendance inhérente au capitalisme, atteint un nouveau stade. Sans engager ici un débat sur la périodisation de ce mode de production, il me semble utile de se positionner dans le débat en cours sur la caractérisation de cette période. Il faut, me semble-t-il, réfuter les thèses [2] selon lesquelles le capitalisme serait entré avec « l’économie de la connaissance » dans une nouvelle et longue ère de développement, de stabilité. Pour autant on ne peut se satisfaire d’une vision du présent comme un développement presque linéaire de ce qui fut au XX° siècle. Des caractérisations comme « néo-tayloriste » [3] ou « super-impérialisme » ne disent que peu de choses sur les conditions actuelles de dépassement, de rupture. Il y a en œuvre des transformations fondamentales et largement irréversibles du procès de travail et de valorisation, des institutions politiques, des formations sociales. La persistance et même l’extension de certaines formes antérieures d’exploitation et de domination ne doivent pas nous dissimuler que prennent forme et force de nouvelles contradictions. La globalisation capitaliste comprise non seulement comme mondialisation mais comme nouvelle phase de « socialisation » -au sens de Marx- pose de redoutables problèmes, mais ouvre de nouveaux possibles. Je n’irai pas jusqu’à dire comme André Gorz [4] que déjà « plusieurs modes de production coexistent ». Mais les prémisses d’une nouvelle société semblent rassemblées, le dépassement de l’ancienne est concevable. Ce sont ces conditions concrètes qui donnent toute son actualité au projet autogestionnaire.
Toute réflexion sérieuse sur le système complexe et contradictoire de rapports sociaux, d’institutions, se développant à l’échelle de la planète, suppose sans doute de reprendre les analyses, de retravailler les concepts. La marchandisation, la financiarisation, la mondialisation, le procès de travail et celui de valorisation, les trames politiques et les structures sociales, tout fait question. Les matériaux pour cette reconstruction ne manquent pas, loin s’en faut, mais les synthèses restent à construire. Elles sont très largement conditionnées par le développement des conflits et des luttes, par l’expérience collective. Ne pouvant ignorer cette nécessité ce séminaire devra donc limiter, relativiser, ses ambitions.
En charge de cette introduction, je m’en tiendrai à trois angles de vue sur la société capitaliste telle qu’elle se présente au début du XXI° siècle. Les transformations du procès de travail, des institutions politiques, des formations sociales me paraissent en effet poser des questions essentielles pour notre débat. [5]
LE TRAVAIL EN QUESTION
L’incontestable transformation du procès de production et notamment du procès de travail dans la dernière partie du siècle passé, fait l’objet d’analyses nombreuses et souvent divergentes. Faisant ici l’économie d’une critique argumentée j’avancerai les propositions suivantes : Le travail immatériel est devenu déterminant pour l’ensemble des procès de production et de valorisation. La conception, la simulation, l’innovation parfois, un travail intellectuel en tout cas, préfigurent chaque moment du processus. Celui-ci suppose une formalisation, une intégration des savoirs, ceux de l’ouvrier, du technicien et de l’ingénieur, dans une démarche souvent plus pragmatique que scientifique. Entre l’homme et la matière s’installe ainsi une nouvelle médiation. C’est manifeste dans les épicentres de la société capitaliste ; c’est déjà perceptible à la périphérie où coexistent les formes les plus archaïques et les plus modernes de travail, donc d’exploitation et de domination. L’image selon laquelle c’est l’occident qui conçoit et le sud qui construit [6] risque en effet de nous dissimuler que les deux pôles sont entraînés dans un même mouvement. Sur le court et moyen terme et au-delà, sans doute n’aurons-nous pas, les mêmes formations sociales. C’est une autre question.
Mais déjà les multinationales transfèrent dans ces nouveaux marchés, leurs capitaux et leurs techniques. Si la main d’œuvre même qualifiée y est très chichement payée, s’il y a des sous-traitants qui pendant un certain temps peuvent maintenir des outils archaïques, le modèle « cognitif » s’impose. Des transferts s’opèrent, des concentrations se font. En Chine [7], en Inde [8], à Singapour, l’informatique et les informaticiens sont de plus en plus présents. Comme les intérêts financiers, les logiques cognitives se mondialisent. Les messages techniques, financiers, politiques véhiculés par les réseaux de télécommunications, transmettent aussi des normes et des représentations. Ce "capitalisme cognitif" n’est pourtant qu’un modèle, un principe d’organisation de la production marchande. Comme le "taylorisme" avant lui, il est à la fois minoritaire et déterminant dans l’ensemble de la production des biens et des services.
La coopération d’une série d’acteurs de divers métiers, souvent de divers continents est requise pour la conception des marchandises, comme pour la mise en œuvre des divers moments de leur fabrication et de leur valorisation. La démarche ne se limite donc pas à l’intégration dans les logiciels du savoir-faire ouvrier ; les salariés sont de façon directe ou indirecte, constamment sollicités. Pour accroître la productivité donc le profit, il faut que tous les acteurs s’impliquent dans le travail commun, en comprennent les finalités, en partagent les modalités. S’il y a peu d’ années encore, Robert Solow s’étonnait que l’informatisation ne semblait pas entraîner de croissance de la productivité, plusieurs études [9] paraissent depuis avoir élucidé le paradoxe. C’est précisément l’organisation de cette chaîne d’échange et de collaboration qui conditionne la productivité d’une machinerie informatisée.
Le savoir se développe ainsi. Nombre de travaux apparemment simples réclame une connaissance de la société, de ses codes, de ses rythmes ; la généralisation de l’enseignement primaire et secondaire est aujourd’hui censée y pourvoir, mais la « quotidienneté » tout encombrée qu’elle soit d’idéologies marchandes et étatiques y contribue et donne à un grand nombre une capacité de dialogue et d’initiative, un savoir-être. Celui-là, souvent nécessaire à la coopération dans les filières de production de biens matériels, est indispensable dans les services aux entreprises et aux particuliers. Les salariés, de toutes les branches et de toutes les qualifications, en nombre croissant, doivent en même temps posséder et croiser un savoir, un savoir-faire, un savoir-être. Cette force de travail qualifiée est le produit de l’enseignement, de l’information, des sciences et des arts et donc des salariés qui s’y emploient ; ce travail est un travail complexe [10]. Elle est aussi le fruit de l’expérience collective et individuelle dans les entreprises, les institutions, la société, c’est une culture, c’est un produit social. Même si elle n’est nullement dépassée, à l’échelle planétaire notamment, la dichotomie entre la connaissance et le travail, c’est-à-dire aujourd’hui entre le capital et le travail, est en question. Ainsi le concept marxien de « général intellect » prend vie sous nos yeux. Mais nul ne garantit, qu’il aura la vie facile !
Ces tendances en œuvre dans les pays où nous vivons et agissons se développent donc de façon contradictoire :
Le savoir, scientifique ou social, en se généralisant se banalise. Les couches techniciennes, elles aussi mises en concurrence avec la main d’œuvre des pays dominés, se retrouvent sous la pression de la flexibilité et de la précarité.
Les frontières entre travail et non-travail deviennent poreuses. Le non-travail est nécessaire à la construction et au développement de la compétence. L’élaboration n’a cure des horaires de travail. Pourtant le Capital, prétend toujours faire du temps la mesure du travail salarié. Avec le "modèle de service", il veut accroître la responsabilisation individuelle. Cela contribue à un climat permanent d’instabilité, voire de culpabilité, dans les entreprises. La réduction de l’effort physique s’accompagne souvent d’une pénibilité accrue du travail.
C’est l’agencement des collectifs de travail qui élève la compétitivité et la compétence globales ; dans leur pratique se construit un savoir collectif qui échappe largement aux états-majors financiers. Les contradictions entre travail concret et travail abstrait, valeur d’usage et valeur d’échange, donc entre travailleurs et patrons, prennent de nouveaux contenus.
LA CRISE DES INSTITUTIONS POLITIQUES.
La démocratie représentative présente tous les symptômes d’une crise systémique. La complexité grandissante des rapports sociaux, la domination du capital financier, concourent à des modifications drastiques des fonctions des institutions nationales ou internationales [11]. Ces modifications rendent de plus en plus fragiles et conflictuelles les régulations sociales et politiques qui deviennent pourtant la principale fonction des Etats.
La représentation en question Les rapports sociaux sont devenus plus complexes. La gestion de la cité, de la société, réclame la mise en cohérence d’intérêts diversifiés souvent contradictoires. L’Etat capitaliste et à sa tête le gouvernement, ont dans ce dessein, deux références majeures, le profit et la stabilité politique et sociale. Pour assurer l’un et l’autre ils doivent tenir compte des attentes populaires, les satisfaire quelquefois, le plus souvent les contenir. Outre les arbitrages entre les divers intérêts capitalistes, ils ont aussi à tenir compte des revendications salariales, féministes, écologistes, humanistes, etc. Dans la plupart des cas les attentes populaires sont déçues. par le contenu de leurs réponses mais aussi par l’absence de dialogue préalable. En effet l’activité de chaque individu se déroule dans des rapports, dans des espaces sociaux différents et diversifiés. L’individu concilie plus ou moins bien ces moments et ces activités. Mais les partis, les syndicats, les associations, des groupes informels, différencient et formalisent les aspirations et les demandes répondant à l’une des facettes de l’existence individuelle. Ce sont ces représentations -le discours et le représentant- qu’il faut convoquer. L’objectif n’est pas seulement la délibération mais aussi l’appropriation par le plus grand nombre des déterminations, des conditions de la vie sociale. Dans les régimes politiques actuels l’absence de ce moment décisif d’une effective démocratie réduit plus encore l’efficience des décisions d’administration. Dans le régime que nous souhaitons il faudrait sans doute à la concertation ajouter l’action, l’expérience collective. Mais ce qui est vrai pour les différentes activités l’est aussi pour les territoires. La façon d’articuler ces moments du processus démocratique, de distribuer et contrôler les responsabilités des différentes institutions, aux différents niveaux territoriaux réclame débats et expériences, mais cela dépasse largement mon propos immédiat.
La démocratie représentative est bien loin de répondre à ces exigences. On s’en remet à des assemblées - souvent lointaines et pressées- pour trancher de questions qui le plus souvent n’ont fait l’objet d’aucun débat et moins encore de mandat, des intéressé(e)s. Ainsi les politiciens et les technocrates, obnubilés les uns et les autres par des enjeux d’appareils et de pouvoir, peuvent à l’infini répéter les mêmes erreurs ou en inventer de nouvelles. Mes critiques visent au premier chef des institutions qui se consacrent à la reproduction du capitalisme. Mais chacun comprend qu’elles pourraient en concerner d’autres.
Le Capital et l’Etat
Avec l’implosion de l’empire « soviétique » se sont effacés des obstacles majeurs à l’expansion mondiale du Capital. Pour un temps au moins le spectre du communisme a disparu. Les peuples ont perdu des espérances, les petits Etats des recours ; même fallacieux ils nourrissaient leurs résistances.
Sous la bannière du libéralisme économique, les grandes puissances capitalistes entreprennent une ultime reconquête qui bouscule ou marginalise les Etats résultant de la grande vague anti-coloniale et ceux qui émergent de la décomposition de l’empire russe. La marchandisation et la financiarisation, l’expansion et la concentration, tout l’arsenal du capital se déploie. Dans chacune des branches de l’industrie et des services se constituent des mastodontes mondiaux. Dans cette compétition, les Etats accompagnent d’abord leurs champions industriels et financiers. Mais le nombre de ceux-ci se réduit. Fusions et acquisitions font que les assemblées générales et les conseils d’administration deviennent cosmopolites. Quelques centaines de groupes mondiaux émergent. Leurs attaches industrielles, financières, politiques sont multiples et leurs orientations, leurs décisions, échappent très largement au contrôle des Etats. Un grand nombre d’accords économiques, de conventions normatives, d’arbitrages interviennent sans l’assentiment de ceux-ci, ni même leur information. Il y a des « lois » qui n’ont plus besoin d’Etat. Soumis aux pressions du marché financier, engagés dans le marchandage politique international, les Etats ont de moins en moins de moyens juridiques ou législatifs de s’opposer - s’ils le souhaitaient- aux exigences du Capital. Il y a d’évidence des moments, des conflits, où ils retrouvent une marge d’autonomie à l’égard des logiques et des pouvoirs dominants à l’échelle planétaire. Mais en règle générale il faut pour amener à résipiscence, telle ou telle multinationale, tel ou tel Etat, de puissantes et durables mobilisations populaires. Les manifestations contre l’invasion de l’Irak, furent sans précédent par leur ampleur et par le nombre de pays où simultanément elles eurent lieu. Elles n’ont pas ébranlé les pouvoirs étatsuniens, faute sans doute de pérennité et donc de structures spécifiques.
Aujourd’hui les Etats occidentaux -capitalistes de constitution - n’ont nulle raison et en tout cas guère de possibilité de récuser la domination mondiale du capital financier. Leur existence n’est nullement menacée, mais leurs fonctions ont changé. Dans les périodes antérieures, ils devaient assurer le développement, la coexistence, les privilèges voire le monopole des capitaux allogènes, donc l’ordre dans le territoire national et l’empire colonial. Maintenant la tâche majeure des Etats est l’ouverture de toutes les frontières aux marchandises et aux capitaux, c’est-à-dire la défense du nouvel ordre mondial. Le conflit larvé entre le gouvernement Bush et certains pays européens n’est pas un conflit entre des impérialismes concurrents, mais porte sur la meilleure façon de gérer l’Empire capitaliste. Les successifs gouvernements étatsuniens prétendent régenter cet empire, cela est évident sous Bush, plus discret mais déjà présent sous Clinton ; les déboires en Afghanistan et en Irak peuvent-ils les conduire à se contenter de l’hégémonie ?
Ainsi, hormis pour quelques fonctions régaliennes, notamment militaires, et un clientélisme favorisant certains groupes amis, le protectionnisme n’a plus guère de raison d’être. Le couple Etat-Capital est toujours inséparable, mais la distribution des rôles n’est plus la même.
Une régulation européenne ?
"Comme tant d’autres choses en Europe après 1945, la "Communauté" fut à la fois créée par et contre les Etats-Unis". Institution modérant les tensions sociales et politiques au cœur du continent, militarisée lors de la « guerre froide », elle affirme à la fin de celle-ci une autre vocation. Le traité de Rome institutionnalise la prééminence du marché, l’économie européenne s’intègre progressivement au grand marché mondial, mais les Etats confortent les institutions communes mises en place L’existence de ces dernières, au moins autant que l’intention, rend concevable l’autonomie politique. La domination des USA est en question, potentiellement au moins. C’est dans cette ambiguïté que se construit et s’élargit l’Union européenne.
Dans cette construction, les Etats abandonnent aux institutions européennes certaines de leurs prérogatives et même des droits régaliens sont délégués. Fruit de compromis incessants, tant sur le fond que sur la forme, les accords européens ne peuvent aboutir que si la négociation est discrète et les textes suffisamment abscons pour autoriser des nuances dans leur interprétation. Dans les conflits permanents qui agitent les instances européennes, la Commission face au Conseil, a une capacité d’arbitrage et de suggestion qui renouvelle la parabole du maître et du serviteur. Les assemblées nationales, issues du suffrage universel n’ont plus qu’une fonction législative subsidiaire. Les avancées de la démocratie représentative sont en question.
Il semble donc que les méthodes de régulation politique, traditionnelles en Europe aient fait long feu. La démocratie parlementaire, instituée à la fin du XIX° siècle, dans une grande partie de l’Europe occidentale permettait de fait une reconnaissance réciproque de l’Etat et du prolétariat. Les partis de gauche et ouvriers faisant preuve de leur fidélité au régime furent progressivement intégrés au dispositif parlementaire et gouvernemental. Leur posture devint ambiguë ; leur représentativité supposant à la fois qu’ils expriment les revendications et les attentes de leur électorat mais aussi qu’ils se portent garants des compromis conclus et donc de la discipline de leurs mandants. Condition de la construction du prolétariat en classe pour soi, ces partis en même temps l’empêchèrent de réaliser son opposition organique au capitalisme. Aujourd’hui les partis de gauche sont affectés par la délégitimation de la démocratie parlementaire, mais aussi par la réduction ou la dispersion de leur base sociale originelle.
Dans la crise larvée qui frappe les démocraties occidentales, nombre de mesures sont expérimentées avant d’apparaître comme de simples expédients. Primauté des exécutifs, compétence restreinte des assemblées élues, bipartisme, partis confinés à leurs fonctions tribunitiennes, tout cela, aux yeux du plus grand nombre, prive les régimes parlementaires de leur légitimité antérieure. La montée de l’abstention dans la plupart des élections en est la traduction. Le maintien de l’ordre ne peut plus reposer essentiellement sur l’intégration démocratique, c’est la coercition, voire la répression, qui devient l’instrument premier de gouvernement. Il y a un basculement à droite d’une grande partie des gouvernements « occidentaux ». La droite « libérale » courtise les populistes. Une nouvelle polarisation sociale et politique s’esquisse sans qu’apparaissent encore de projets et de structures ouvrant une alternative crédible.
Le capital ne pourra pas poursuivre très longtemps dans la voie populiste et réactionnaire illustrée notamment par Bush ou Berlusconi, sans une dictature explicite. Or dans les conditions actuelles, il lui déjà difficile d’obtenir une implication soutenue des salariés dans la production des biens, des services et des savoirs. Car le niveau de vie se détériore pour certains, stagne pour beaucoup et les dysfonctionnements sociaux et politiques se multiplient. En même temps la possibilité en Europe, d’un nouveau compromis social-démocrate achoppe sur l’inexistence, de programme, de base et de mobilisations sociales
Les partis de gauche et d’extrême gauche ne pourront s’en tenir longtemps à des attitudes électoralistes ou proclamatoires. A défaut d’alternative effective aux orientations répressives, aux pulsions régressives, les conditions existent pour un renouveau idéologique et pratique de forces réactionnaires et racistes, redondance du fascisme dans un nouveau contexte. Or la conception et l’appropriation d’un projet alternatif par le plus grand nombre réclament des initiatives et des avancées concrètes, des formes nouvelles de démocratie militante.
LES FORMATIONS SOCIALES
Les transformations du procès de production entraînent une évolution des formations sociales. Les sociétés, les classes, des pays européens, malgré des spécificités durables, sont engagées dans un même mouvement.
Il y a en Europe, une polarisation croissante entre capitalistes et travailleurs. Les classes capitalistes, « mondiales » ou « allogènes », plus puissantes que jamais sont numériquement plus réduites. Les petits propriétaires du commerce et de la terre, très souvent attachés au profit, sont de moins en moins nombreux. Les salariés sont devenus la très grande majorité. Il y a néanmoins une forte interrogation sur les forces sociales capables d’assumer les changements et les ruptures nécessaires, forces qui en tout cas ne paraissent pas pouvoir se limiter au « prolétariat ».
Le vocabulaire que les uns et les autres nous employons - les gens, la multitude, le peuple, le plus grand nombre, le salariat, le travailleur collectif - traduit ces incertitudes. Car ces approximations ne désignent ni des classes, ni des groupes sociaux ; elles ne se référent pas à des espaces de socialisation, à des structures où se confronteraient et se mémorisaient les expériences collectives. Cela renvoie alors au « peuple-événement » de Pierre Rosanvallon ; un peuple mis en mouvement par ses pulsions plus que par la raison. A charge pour les penseurs de lui fournir celle-ci...Le « salariat » voudrait rappeler le « prolétariat », mais un nom ne peut tenir lieu de concept et moins encore suffire à définir, à construire une force sociale. Le salariat c’est « la concurrence des ouvriers entre eux » disait déjà au XIX° siècle le Manifeste communiste. Aujourd’hui, le risque d’une scission entre « la force de travail qualifiée et la force de travail totalement déqualifiée » tant à l’échelle de l’entreprise que de la planète est bien réel. Ce facteur vient s’ajouter à des causes plus anciennes de régression de la conscience de classe. La dispersion des grandes unités industrielles, la diversification des métiers, la désaffection des syndicats et des partis ouvriers, tout cela l’atteint.
Mais le problème n’est pas seulement la classe "pour soi" mais aussi la classe "en soi". Le développement de ces nouvelles couches salariées, que les statisticiens désignent comme « professions intermédiaires », en effet nous interroge. Des salaires plus élevés, des professions plus qualifiées, ne les impliquent pourtant pas dans leur majorité, dans l’exploitation ou la domination capitaliste. Plus dégagés des contraintes économiques et hiérarchiques, ils sont souvent plus sensibles aux contradictions sociétales et environnementales, apportant ainsi à la contestation des dimensions indispensables. Une participation significative de ces groupes sociaux aux conflits et aux luttes anticapitalistes conditionne la constitution d’un nouveau bloc social majoritaire.
En attendant, le mouvement altermondialiste est l’analyseur. Il porte la contestation au niveau planétaire où se tiennent les pouvoirs réels. En même temps les mouvements qu’il rassemble ne s’opposent aux dysfonctionnements, aux dominations, aux exploitations que dans des espaces sociaux spécifiques, parcellaires. Si les hommes et les femmes, engagés dans ces mouvements, sont concurremment ou successivement, présents dans nombre de ces espaces, ils ne se sentent particulièrement impliqués que dans certains d’entre eux. Ce sont alors les méfaits du capitalisme qui sont mis en cause plus que son existence. L’écrasante puissance des pouvoirs dominants, la réelle difficulté à concevoir des réponses globales expliquent très largement cette fragmentation du politique. Les partis de gauche et d’extrême-gauche auraient vocation à proposer de telles réponses. L’implication dans les appareils d’Etat des uns, les postures passéistes des autres, les disqualifient. Est-ce conjoncturel, est-ce organique ?
Pour le dire autrement et schématiquement, la « classe ouvrière » ne doit pas et ne peut plus, prétendre à l’hégémonie et moins encore le « parti ». L’acteur social du changement ne peut se construire, les mouvements sociaux se constituer en force sociale à la dimension des adversaires et des enjeux, sans un projet où chacun reconnaît ses objectifs, comprend et accepte ceux des autres. Le projet ne peut être élaboré, approprié par le plus grand nombre sans la participation et l’expérience, des mouvements sociaux. L’acteur et le projet sont ainsi leur condition réciproque. Comment sortir de cette opposition paradoxale si ce n’est en multipliant les démarches et les structures autogestionnaires, les rencontres et les initiatives des hommes et des femmes militants dans les divers espaces sociaux, dans les diverses formes associatives et politiques. Ainsi l’Autogestion apparaît comme une condition de sa propre généralisation.
EN GUISE DE CONCLUSION
Allant un peu au-delà de l’introduction annoncée, je voudrais souligner ce qui me sépare de beaucoup d’auteurs y compris amis [12]. La plupart, favorables ou sceptiques, traitent des perspectives autogestionnaires, en termes d’institutions et de droit. Cela me paraît important mais second, ce qui en bon français ne veut pas exactement dire secondaire. L’Autogestion, la démocratie autogestionnaire, dans sa genèse comme dans son développement c’est une praxis [13]. Ce sont les rapports sociaux, les sociabilités et les conflits, qu’ils engendrent, qui permettent au plus grand nombre de s’approprier des savoirs, ou plus exactement d’acquérir au travers des expériences collectives et individuelles une capacité à construire un savoir. Il ne s’agit pas que chacun sache tout et de tout décide. Il s’agit dans le travail, dans la politique, dans la vie quotidienne d’apprendre à discerner et analyser, hiérarchiser et articuler, les problèmes, d’apprendre aussi à en débattre et à tester, expérimenter les réponses. C’est avec cette exigence première que l’on peut concevoir, construire, de nouvelles règles sociales. En un mot, pour moi, l’Autogestion c’est une culture. le 30 octobre 2003
HEURS ET MALHEURS DE L’AUTOGESTION
TONY ANDREANI
Qu’est-il arrivé à l’autogestion, qui fut le thème porteur de toutes les aspirations nées du choc idéologique et politique de Mai 1968 et un slogan commun à tous les partis et syndicats de gauche dans les années 70, qui les voient s’y rallier les uns après les autres (tout en lui donnant des contenus très différents) ? “Dernière utopie ”, disait-on volontiers hier. Mais voilà que l’utopie renaît, que beaucoup s’en réjouissent, et que ce qui s’appelle le “ mouvement altermondialiste ” semble bien en être une puissante résurgence.
Mon propos (qui sera aussi une forme d’auto-critique) est que l’autogestion était effectivement une forme d’utopie, et même la forme la plus achevée de l’utopie moderne en ce qu’elle exalte l’autonomie de l’individu et la démocratie contre toutes les formes de collectivisme et d’assujettissement. Utopie réelle, dans la mesure où elle incarne un mouvement profond, irrépressible, de l’histoire contemporaine. Mais utopie, dans la mesure où elle efface les contradictions, et cesse d’avoir une prise sur la réalité. Le problème est alors de la dégager de cette “ gangue idéologique ” pour lui redonner son effectivité.
Ma deuxième observation est que cette utopie, justement parce qu’elle n’a pas su affronter les contradictions qu’elle portait en son sein, s’est facilement retournée en son contraire. Evolution saisissante. Ce qui était un projet anarchiste de gauche, renouant avec une vieille tradition du mouvement ouvrier (le proudhonisme, le communisme libertaire, le syndicalisme révolutionnaire, les conseils ouvriers, etc.) s’est mué chez nombre de ses défenseurs en un projet anarchiste de droite, synonyme de désétatisation, de privatisation, de dérégulation, d’abandon aux forces du marché. Ce qui devait être une réhabilitation de la politique, une exaltation du plan démocratique, est devenu une soumission aux lois de l’économie de marché capitaliste.
Le parcours politique d’un Michel Rocard en est une illustration qui ne manque pas d’étonner. Ce qui était appel à l’autogouvernement des travailleurs est devenu accompagnement social de la gestion capitaliste et participation à la propriété capitaliste (actionnariat salarié). Il est curieux de constater à ce propos l’inversion des rôles entre FO, autrefois championne du dialogue social avec le patronat, et la CFDT, autrefois championne d’une lutte sans merci et tous azimuts sur le terrain de l’entreprise. Je pourrais ajouter d’autres exemples de ce retournement de perspectives. On peut lui trouver toutes sortes d’explications sociologiques et psychologiques, mais on peut penser qu’il avait aussi des racines dans l’idéologie autogestionnaire elle-même. Je vais, faute de temps, m’attacher à trois points, parmi les plus sensibles : le rapport à l’Etat, le rapport à la propriété d’Etat, le rapport au Plan, et les présenter sous forme de thèses.
Thèse 1.
La critique de l’Etat a sapé les fondements de la démocratie. Le nouveau mouvement autogestionnaire ne doit pas détruire l’appareil d’Etat, mais le soumettre à des institutions démocratiques revivifiées.
Le courant autogestionnaire avait deux adversaires majeurs : le Léviathan soviétique et l’Etat gaulliste, un Etat particulièrement fort, pour ne pas dire autoritaire (c’est pourquoi le mouvement autogestionnaire sera, à bien des égards, typiquement français). On s’en prenait d’abord à l’Etat de la domination de classe, et à l’Etat répressif en particulier. Il fallait donc réduire le champ de la loi au profit de règles contractuelles, alléger les contraintes administratives, rendre à la société civile un certain nombre de ses pouvoirs (ce sera par exemple le mouvement des radios libres). Au bout de ce chemin il y aura l’Etat modeste, et finalement l’Etat néolibéral. On s’en prenait à la centralisation étatique, et les autogestionnaires furent des ardents défenseurs de la décentralisation. Ils le sont toujours, prônant la démocratie de proximité, avec cette conversion supplémentaire : la concurrence entre territoires n’est pas une mauvaise chose. Il y avait bien du vrai dans cette critique : la démocratie représentative, mais aussi la démocratie pyramidale de type conseilliste (telle qu’elle fut mis en œuvre notamment en Yougoslavie), privait les individus de leur capacité politique, se retournait en pouvoir d’une oligarchie et d’une technocratie.
En fait, il y avait là une contradiction à prendre à bras le corps : la contradiction entre le sujet politique, en théorie pair parmi les pairs, et l’individu avec ses intérêts particuliers. Or on a voulu évacuer cette contradiction en ne laissant au premier que ses droits individuels (politiques et civiques) au détriment de ses droits sociaux, et en valorisant le second, défenseur de son pré carré. Cela devait aboutir à la démocratie d’opinion, dont Rocard a fait un si grand usage, et à la démocratie de marché, où chacun fait son marché politique, en fonction de ses intérêts. Le système représentatif est devenu plus que jamais cette “communauté illusoire ” dont parlait Marx, et le “ système des besoins ” a été dominé par les groupes les plus fortunés et les plus puissants.
Le nouveau mouvement autogestionnaire, prône, lui, “ l’autogestion des luttes ” et la démocratie participative. C’est bien différent, puisqu’il s’agit au contraire de retrouver une capacité d’analyse et d’intervention politique perdue. Mais je vois un danger qui le guette : déserter le champ de la démocratie représentative au lieu de le reconstruire. Cette démocratie représentative est, certes, bien peu satisfaisante : l’électeur s’abstient ou se fait flouer, et l’on préfère se retourner vers les minorités agissantes ou les “ mouvements sociaux ”. Oui, mais, l’électeur, même inculte, même abusé, même votant pour le Front national, reste un citoyen : c’est le fondement même de la République.
C’est pourquoi la démocratie de participation ne peut être, à mon avis, qu’un troisième pilier, à côté des représentants et des procédures référendaires. Si passionnante que soit l’expérience du budget participatif de Porto Alegre, la plus aboutie en matière de participation populaire, il ne faut pas oublier qu’elle ne mobilise que quelques petits pourcentages de la population, qu’elle reste une manifestation de besoins particuliers, et qu’elle risque toujours d’être affectée par un “ cens social ”, ou, pour le moins, un “ cens culturel ”. Autrement dit elle ne doit pas conduire à faire l’économie d’une transformation profonde des formes de la démocratie représentative, et par suite du rôle de l’exécutif.
Même chose pour la réforme de l’Etat, au sens des administrations. Plutôt que de les remplacer en partie par des organisations issues de la société civile, et financées par l’Etat, mieux vaudrait, la plupart du temps, les replacer sous contrôle démocratique pour éviter que ce soient elles, fortes de leur expertise et de leur pouvoir technocratique, qui imposent leurs décisions : par le haut, en redonnant l’initiative et le pouvoir de choix au parlement et aux ministres (niveau de la démocratie représentative), et en évaluant leur action en fonction des missions qui leur sont confiées ; par le bas (niveau de la démocratie participative), en les soumettant au contrôle et aux demandes des usagers et de leurs associations. Si les administrations ne peuvent être autogérées, puisqu’elles sont chargées d’exécuter des décisions politiques qui devraient être d’intérêt général, un peu de pression autogestionnaire ne leur ferait pas de mal.
Thèse 2.
La critique de la propriété d’Etat a conduit au social-libéralisme. La perspective autogestionnaire ne doit pas détruire la propriété d’Etat quand il s’agit de services publics, mais la démocratiser.
Il s’agissait pour le courant autogestionnaire, dans les années 70, de trouver une troisième voie entre le système soviétique et le capitalisme, mi privé mi-étatique, à la française (c’est pourquoi le parti socialiste sera le lieu de réception politique du courant). Et cette critique a attaqué par le fait même tout le compromis social keynésien, qui s’était mis en place justement sous la houlette de l’Etat interventionniste. Le grand mot d’ordre était : rendre à la “ société civile ” les pouvoirs confisqués par l’Etat. On s’en prenait d’abord à l’étatisation des moyens de production. C’est ici le programme commun qui était visé, puisqu’il reposait sur une large étatisation. La gestion tri-partite des entreprises publiques était mise en cause, car elle déléguait les pouvoirs et parce que l’Etat restait maître du jeu (l’idée rocardienne que les nationalisations doivent se faire non à 100%, mais à 50% ne répond pas seulement à un souci de faisabilité, mais à la volonté de panacher le pouvoir de l’Etat pour le réduire). On n’était pas contre la nationalisation, mais à condition qu’elle corresponde à une redistribution des pouvoirs de propriété entre les l’entreprise et les instances sectorielles, locales, régionales, nationale (Rosanvallon appelait de ses vœux une “ dépropriation ”) et qu’elle s’accompagne d’une démocratisation en profondeur de l’entreprise (conseils d’ateliers, groupes autonomes etc.). Mais ce programme n’a jamais été approfondi et on en est venu à désespérer rapidement de la capacité de l’Etat propriétaire à se dessaisir de ses prérogatives.
Au bout du chemin, on préférera jouer le jeu de l’entreprise capitaliste, qui ne demandait qu’à s’autogérer (à subir le moins possible d’obligations), dans l’espoir que les salariés pourraient mieux y faire valoir leurs droits. De fait l’entreprise capitaliste s’est empressée de détourner à son profit un certain nombre de revendications d’autonomie (ce seront la “gestion participative par objectifs”, les “cercles de qualité”, les “groupes de projet”, plus généralement le “management participatif ”), le tout sous le contrôle de la hiérarchie. Puis on s’est avisé que la mondialisation était incontournable. Dès lors le capitalisme actionnarial ne pouvait être remis en cause, et tout ce qu’il restait à faire était d’y participer pour disposer de contre-pouvoirs. On s’en prenait ensuite à l’Etat providence, considéré comme une vaste machinerie bureaucratique opaque et éloignée des besoins des gens. Dans son livre sur La crise de l’Etat- providence, Rosanvallon proposait de déléguer à des associations (donc à la société civile) nombre de ses fonctions. Mouvement qui, comme on le sait, aura un bel avenir devant lui, l’Etat allant se décharger de plus en plus de ses responsabilités sur elles. Cette critique de la propriété d’Etat et, plus spécifiquement, des services publics, était la porte ouverte au retrait de l’Etat. Or l’autogestion ne peut être la solution s’agissant des services publics. Parce qu’ils fournissent des biens sociaux, nécessaires à l’exercice de la citoyenneté politique, sociale et économique, ils sont de la responsabilité de l’Etat et doivent être distribués selon un principe d’égalité, sous diverses réserves qui visent à éviter un usage trop dispendieux (ils seront alors plus ou moins payants) ou imposé (c’est alors l’égalité d’accès qui importe). Il est nécessaire que l’Etat garde la décision finale, même s’il est aussi nécessaire que les personnels et les usagers aient des voix délibératives (ainsi dans l’exemple des Universités, seuls services publics qui élisent leurs organes de gestion : aller vers une plus grande autonomie ruinerait le principe d’égalité, en les rendant concurrentielles et en partie dépendantes d’un financement privé). C’est pourquoi il faut se méfier de la concession à un tiers secteur (pour l’essentiel des associations partiellement financées sur fonds publics). Beaucoup y voient la seule voie pour que les individus reprennent en main les services aux personnes ou des services locaux dont ils ont besoin.
De fait il y de bonnes raisons d’être à un secteur d’économie solidaire auquel l’Etat délègue nombre de missions de service public, telles que la vie de quartier, l’accueil des jeunes enfants ou l’aide aux personnes âgées, les tâches d’insertion etc. Il ne s’agit donc pas de nier l’utilité de ce secteur qui, autogéré, est aussi une école de démocratie, mais cela ne doit pas conduire l’Etat à ne plus définir des missions et à faire l’économie d’une réforme profonde des services publics. Les services dits de proximité doivent être un plus et non un moins par rapport à des prestations fondées sur le principe d’égalité et d’universalité. Trop d’autogestion finirait ici par entamer ces principes républicains. En somme la contradiction qu’il s’agit non de lever, mais de faire jouer de façon dynamique, est ici la contradiction entre le besoin de communauté (les services publics font communauté nationale) et le besoin d’autonomie (se prendre en charge, satisfaire ses besoins propres).
Thèse 3.
La critique du Plan a abouti à l’autorégulation des marchés. Les entreprises autogérées, dont les formes ne sont encore qu’esquissées, devront être guidées par un plan démocratique.
Les écrits autogestionnaires des années 70 associent autogestion et plan démocratique. Ce vœu restera lettre morte. La propriété publique, qu’on voulait à juste titre rendre plus “ sociale ”, d’une part en faisant intervenir dans sa gestion d’autres acteurs que l’Etat, d’autre part en l’articulant à une planification démocratique et largement décentralisée, fut considérée comme un obstacle à la fois à l’efficacité (l’Etat est un mauvais patron), et à l’internationalisation corrélative de la montée des multinationales. Tout le système public de financement par le crédit fut abandonné au profit des marchés financiers dominés par les investisseurs institutionnels. C’est ce qui a conduit la “ deuxième gauche ”, qui a vaincu les résistances de la “ première gauche ”, a accepter les privatisations, la transformation de la planification en “ régulation ”, et, pour finir, à confier ce qui restait de régulation à des autorités administratives indépendantes. On a bien essayé de sauver quelques meubles en gardant quelques pourcentages d’actions et en privatisant une partie du secteur bancaire en direction des coopératives de crédit (non opéables), mais la logique capitaliste a été la plus forte. Finalement aucun effort sérieux n’a été fait pour trouver des formes de propriété sociale aptes à affronter le défi de la mondialisation et à se passer des marchés financiers.
C’est là que nous en sommes, et là que le mouvement altermondialiste piétine, oscillant entre la recherche d’une régulation plus forte et plus étatique et la recherche de solutions alternatives au capitalisme. Hic Rhodus, hic salta.
Si les services publics doivent rester de la responsabilité de l’Etat (et sa propriété à 100%, du moins au niveau des sociétés mères), on peut rouvrir la perspective d’entreprises publiques, où la puissance publique resterait majoritaire, à condition d’éviter le double écueil d’une tutelle trop étroite et celui d’une carte blanche laissée au management, de mettre en place une participation des personnels qui aille bien au-delà de la loi de démocratisation de 1983, et de reconstituer un pôle public bancaire, pour éviter le plus possible l’appel aux marchés financiers. Mais nous avons les moyens aujourd’hui de penser une autre alternative, sur la base de l’expérience historique accumulée et d’expérimentations récentes, porteuses d’innovations (je pense notamment au commerce équitable et au financement solidaire). Nous disposons de toute une gamme de propositions théoriques : les “modèles” de socialisme autogestionnaire élaborés par des économistes et philosophes. Nous savons qu’il est désormais possible de résoudre le problème du self management dans de très grands groupes d’entreprises, qui peuvent avoir la taille de multinationales : l’organisation en réseau du groupe de coopératives Mondragon en est un exemple pionnier. Nous savons qu’il y a plusieurs possibilités de financement qui se passent des marchés financiers. Je n’ai pas le temps de développer.
Mais je voudrais insister sur le rapport au Plan, plan sans lequel il n’y a plus d’orientations générales décidées en commun, plus de démocratie au sens d’une volonté générale, mais seulement des intérêts particuliers, fussent-ils autogérés, qui s’affrontent sans se combiner en vue d’un intérêt général. La contradiction, qui est au cœur du projet autogestionnaire, est donc ici celle entre l’autogestion des entreprises, c’est-à-dire des collectivités de travail particulières, et ce qu’on appelait l’autogestion généralisée, en fait l’appropriation sociale d’un destin collectif.
Le plan sera un plan sinon impératif, du moins “ programmatique ” dans le domaine des administrations et des services publics, parce que ceux-ci, comme je l’ai dit, sont de l’ordre du collectif, produisent ces biens sociaux qui font collectivité. En revanche le plan ne sera que directif et incitatif dans tous les domaines où il s’agit de respecter les choix privés, où l’on produit donc des “ biens privés ”. On définit un certain nombre de normes qui laissent une grande marge de choix aux travailleurs autogestionnaires. Par exemple on encadre le marché des emplois par non seulement une législation “ sociale ”, mais par des règles générales concernant l’échelle des rémunérations ou les transitions entre deux emplois. Ou encore on fixe des normes environnementales strictes et d’autres qu’on pousse à respecter seulement par des incitations, notamment fiscales. Au-delà on laisse les entreprises se débrouiller comme elles l’entendent. L’autogestion est ainsi une réalité, mais elle cesse d’être essentiellement concurrentielle, elle devient aussi, grâce au plan, coopérative. Bref on passe de l’autorégulation, ou d’une régulation soumise au principe de concurrence, à une véritable régulation collective et démocratique.
En conclusion, l’autogestion a tout l’avenir devant elle à condition qu’elle fasse jouer positivement ses propres contradictions, la première tâche étant de les identifier. Nous devons nous habituer à penser que les contradictions sont le mode normal d’être des individus et des sociétés, et que la démocratie, qui comporte aussi ses contradictions, est une manière de les faire vivre, là où les utopies (je pense aussi bien à l’utopie collectiviste qu’à l’utopie néo-libérale) visent à les plier sur l’une de leurs faces, toujours finalement au profit d’une minorité.
AVOIR DES PRATIQUES AUTOGESTIONNAIRES
BERNARD BIRSINGER Maire de Bobigny
Est-ce possible, aujourd’hui, dans une société mondialisée, où l’on a un capitalisme mondialisé, quand on est maire, quand on est communiste, d’avoir des pratiques radicales, révolutionnaires, autogestionnaires, dans le cadre des responsabilités qui sont les miennes ? Le débat qui se déroule ici est très important ; il renvoie à des concepts qui sont les miens et à un débat de contenu sur la démocratie participative qu’il faut avoir. Est-ce que cette démocratie participative est, pour le capital, un moyen de relooker cette démocratie représentative en crise profonde ? Est-ce le moyen de récupérer la volonté de participer ? Le fait que tout le monde en parle, montre que cette envie de participer et de donner son avis sur l’évolution des choses et sa propre vie, est une aspiration qui ne peut plus être ignorée. En même temps, nous voyons bien aujourd’hui toute une série de tentatives pour essayer de la dévoyer, de la récupérer, de la cantonner au local, avec une « proximité » qui est seulement celle du quartier, alors que dans cette notion de proximité, je mets celle du monde. C’est particulièrement vrai dans une ville comme la nôtre, qui est une ville-monde. On se pose la question d’une autre mondialisation, ici nous travaillons au niveau local, à construire, tout de suite cette mondialisation solidaire.
On voit toute une série de tentatives pour dépolitiser les débats, autour du thème de la gouvernance. C’est le contraire de ce que je mets dans la démocratie participative. C’est à dire, la nécessité de mettre la politique sous contrôle citoyen, donc de changer la politique ; de responsabiliser les personnes, pour augmenter les capacités de réponse de la société aux défis des inégalités sociales et du développement durable de notre planète. Ce que nous voulons essayer de faire ici à Bobigny, avec beaucoup de difficultés et de réflexions, de réussites mais aussi d’échecs, c’est une démarche de transformation sociale. C’est une démarche locale qui vise, dès maintenant, là où nous sommes, à s’attaquer à la concentration des pouvoirs, des savoirs et des avoirs.
C’est clair que si on reste dans les carcans de la démocratie représentative telle qu’elle existe aujourd’hui, il y a très peu de possibilités. Alors peut-on avec ce cadre-là, innover dans des pratiques de démocratie participative, mettre en cause sans attendre ce capitalisme mondialisé et donc miser tout de suite sur l’intelligence des citoyens. Et quand on parle de citoyens dans notre expérience bobilienne, on parle de l’ensemble des usagers de la ville, pas simplement des gens qui habitent la ville, mais aussi des gens qui y travaillent, qui y étudient. Tous nos processus de démocratie participative essaient d’impliquer l’ensemble des usagers de la ville. Comment concrètement pouvons-nous organiser sans attendre le partage de l’information, le partage des décisions, le partage des expertises, le partage de l’élaboration et aussi le partage des avoirs ? Pour moi le débat sur le budget participatif, s’il reste dans les cadres contraignants imposés au budget local, n’a aucun intérêt. L’intérêt c’est un débat politique sur l’utilisation de l’argent bien évidemment au niveau local mais au-delà. Comment cet argent est utilisé dans le monde, comment on produit les richesses dans notre société ? De ce point de vue le Forum social européen est une formidable occasion de mise en réseau de toutes ces expériences. Car cantonnée au niveau local, une expérience de ce type est limitée. Ce que je trouve intéressant dans le Forum social mondial - c’est pour cela que Bobigny participe à tous les réseaux auxquels on peut participer au niveau mondial et au niveau européen - c’est que peut-être l’avenir de l’autogestion c’est justement la mise en réseau de façon à ce que chaque expérience locale, chaque expérience d’entreprise puisse d’une certaine façon devenir une force mondiale, une force globale et que ceux qui sont engagés dans cette démarche sentent cette cohérence. De nombreux Babiliens participent à nos débats, ils se rendent compte aussi de cette possibilité là.
Donc sans attendre comment mettre en place ce partage du pouvoir et comment faire vivre une nouvelle figure de la politique ? Cela implique de remettre en cause les institutions actuelles et de se bagarrer pour des droits nouveaux sans attendre que ces droits nouveaux soient obtenus. Et je crois de ce point de vue qu’il y a à travailler sur des droits de contrôle, sur des droits d’expertise, sur des droits d’information, d’intervention et permettez-moi de vous dire un mot sur une question qui me tient à cœur : puisqu’on parle d’autogestion, c’est la possibilité du droit de vote pour tous les étrangers, notamment au niveau européen, ce qui est loin d’être le cas, à commencer par notre pays. Donc, ici on a essayé de résumer cette démarche en disant : « Babiliens, une ville par tous et une ville pour tous » en considérant que nous sommes confrontés à une très grande complexité, et que nous avons besoin pour régler cette complexité dans notre ville et dans notre société de l’intervention du maximum d’usagers de la ville et de travailler avec l’ensemble des habitants et d’ aller au-delà des cercles habituels c’est-à-dire de solliciter les enfants, de solliciter les jeunes, les étrangers, les quartiers difficiles, d’essayer de multiplier les portes d’entrée.
De ce point de vue quand je parlais d’essayer de trouver des formes nouvelles sans attendre, nous avons mis en place tous les deux ans des assises de la ville qui mobilisent l’ensemble de la population sur une année et qui permettent concrètement d’essayer d’engager une codécision, une co-construction et une délibération nouvelle dans la mesure aujourd’hui où les raisons des abstentions sont pour beaucoup le fait que l’on présente la politique comme seulement réduite au moment du vote, pour un seul choix, pour ou contre un candidat et évidemment sans changement concret dans la vie des gens. Donc comment on construit en permanence le changement avec les gens ? Nous avons trouvé ce système d’assises de la ville qui permette de placer la question de la participation sur un autre terrain. Nous avons aussi réfléchi à ne pas rester cantonner à l’activité de quartier et on a appelé nos comités : « comités d’initiatives citoyennes ». Nous avons instauré dans notre ville un droit de saisine du conseil municipal qui n’existe pas dans la loi et puis comme on est aussi en réflexion sur les questions du contrôle citoyen par rapport aux décisions et aux engagements qui sont pris, a été mis en place lors des premières assises de la ville en 1998 un observatoire des engagements qui est composé de gens très divers, indépendants de la ville, qui établit régulièrement un rapport sur les engagements de la municipalité, qui est distribué dans toutes les boîtes à lettres. Quand on travaille comme ça, c’est un sacré aiguillon pour les élus, pour les techniciens mais aussi pour les citoyens.
On essaie aujourd’hui d’aller plus loin parce que entre le moment où on a démarré avec les limites que pouvait avoir une démarche d’en haut au niveau local, nous sommes aujourd’hui avec des centaines de citoyens qui sont impliqués dans cette démarche. Nous voulons introduire une idée nouvelle, celle de la co-évaluation, de la co-évolution de ces systèmes-là. Nous engageons tout un débat sur : « comment nous concevons nos 4es assises et comment nous concevons l’ensemble de nos outils de participation avec tous ceux qui sont déjà impliqués dans ces processus. Autre idée : c’est que la démocratie participative c’est forcément de l’action sinon, et nous sommes en permanence à nous interroger sur ça, c’est la gestion de l’existant avec le risque de jouer au niveau local le rôle d’amortisseur du capitalisme et donc d’essayer de faire en sorte que le lien soit toujours fait entre le local, le général et le mondial. Ainsi le budget participatif a été accompagné d’une pétition qui a été portée à Matignon sur la nécessité d’avoir une autre fiscalité et d’autres finances pour notre ville. Ainsi, nous avons fait une « consult-action » - nous avons mélangé consultation et action - sur le projet de requalification urbaine. Si vous ne connaissez pas Bobigny, vous avez peut-être eu du mal à trouver les lieux, etc. Vous sentez que nous avons besoin de faire ce travail sur les questions de requalification urbaine. Dix milles personnes ont rempli un questionnaire qui a été porté par 500 personnes de Bobigny, questionnaire élaboré collectivement sur les grands partis pris et stratégie urbaine de cette ville, sur son avenir. Mais ça n’a pas été simplement pour dessiner le visage futur de la ville mais pour revendiquer un droit à la ville et donc comment en permanence nous avons conjugué trois idées : changer la ville, changer la vie, changer la politique.
Enfin, dernière idée, c’est que pour moi, la démocratie participative implique non pas une opposition à la délégation, parce que la délégation doit exister, mais pose la question de revoir en profondeur la notion même de délégation. Aujourd’hui cette délégation a été confisquée, appropriée par quelques-uns. Il s’agit d’inventer une nouvelle république citoyenne participative, autogestionnaire. Donc on imagine avec les citoyens - et c’est le débat de l’Europe aujourd’hui avec la constitution européenne - qu’on imagine donc avec les citoyens des institutions nouvelles au service de cette démocratie participative et de l’intervention consciente de chaque citoyen sur tous les sujets les concernant, du quartier à l’organisation mondiale du commerce. Cela pose la question du rôle des assemblées délibératives par rapport aux exécutifs, des droits d’intervention dans les entreprises - parce que faire ça dans la ville, si on ne peut pas intervenir et qu’on laisse les actionnaires décider, c’est voué à l’échec - sur la question du cumul des mandats, de la parité et qu’on soit beaucoup plus contraignant que ce qui a été fait en France - par exemple parce qu’on est toujours avec 12 % de femmes à l’Assemblée nationale - sur les modes de scrutin.
Pour conclure définitivement, je peux vous dire que ça marche, que c’est un travail énorme, qu’on peut avoir du monde dans ces processus. Les assises de Bobigny, c’est chaque fois entre 6.000 et 8.000 personnes de Bobigny, sur une population de 45.000 habitants, qui participent, personnellement j’y ai beaucoup appris sur ma ville, que c’es très efficace, que les gens sont intelligents et que c’est une façon nouvelle à partir de la ville de fabriquer du commun et d’une certaine façon de renouer avec le côté originel du communisme, cette capacité à construire du commun. Mais vraiment le postulat de départ, c’est de considérer que les citoyens sont conscients, intelligents et peuvent tout de suite changer la donne et donc l’élu que je suis n’est plus un représentants mais un interlocuteur passager qui essaie, à l’endroit où il est, de favoriser ce partage du pouvoir, cette autogestion au quotidien. Je peux vous dire que depuis que je suis maire, depuis que je fais de la politique, j’ai changé dans mon comportement, les techniciens de la fonction publique ont changé et les citoyens ont changé parce que évidemment c’est exigeant pour eux aussi. Je trouve que c’est un moyen très subversif et très radical de remettre en cause le capitalisme mondialisé, de construire un autre monde. Tout ça pour dire que je partage complètement cette conclusion : que l’autogestion, c’est avant tout une culture, comme cela a été dit dans la dernière phrase de l’intervention de Michel Fiant.
L’AUTOGESTION, CONDITION INDISPENSABLE MAIS INSUFFISANTE DE LA TRANSFORMATION SOCIALE
STÈPHEN BOUQUIN Maître de conférences en sociologie, Université Picardie Jules Verne
I. L’AUTOGESTION FACE AUX PROBLÉMES CONTEMPORAINS DU TRAVAIL, DE LA POLITIQUE, DE LA SOCIÉTÉ.
Sur les transformations du procès de travail, les institutions politiques et des formations sociales en général, je voudrais dire trois choses à partir du texte de Michel Fiant :
le travail salarié change mais il demeure une activité contrainte qui se déroule sous l’emprise du capital et qui permet une extorsion de survaleur. C’est là l’invariant. L’autogestion trouve certainement plus de point d’appui aujourd’hui que dans un procès de travail taylorien classique. (d’accord avec Michel Fiant sur ce point sauf sur travail « immatériel », mais ce n’est pas essentiel dans ce débat). En effet, la dissociation entre l’opération et l’opérateur (le salarié) se poursuit. Les machines tournent 24h sur 24h, les robots aussi, les systèmes de contrôle sont semi-automatisés tandis que les systèmes informatisés permettent d’organiser et de surveiller en temps réel l’ensemble du process productif. L’individu au travail n’est plus qu’un maillon d’une chaîne de valeur. Les impératifs techniques de la division du travail tendent à se réduire, laissant davantage de latitudes à une division sociale du travail dont la finalité est de subdiviser un salariat sociologiquement majoritaire. Cette division sociale prend la forme d’une segmentation horizontale et verticale : CDI, CDD, intérim mais aussi ethnicisation et division sexuelle du travail ; jeunes nomades et anciens sédentaires ou encore la division entre unités de production (grandes, petites, donneuses d’ordre et sous-traitantes). Dans les années 70, l’autogestion couronnait en quelque sorte l’alternative au travail taylorien qui défendait l’enrichissement des tâches de travail, la polyvalence et la reconnaissance des savoirs-faire ouvriers. Le management a su habilement récupérer cette revendication, en la limitant à l’atelier, au périmètre immédiat du travail. Le management participatif, les cercles de qualité et les méthodes post-tayloriennes furent « vendues » de cette manière. Le capital pilote la production par l’aval (le marché, le client) et par le truchement de la gouvernance d’entreprise qui permet d’orienter les décisions avec une prise de capital de 15% (les effets de « pyramides »). Dans certains cas, le capital serait même prêt à laisser les collectifs de travail se débrouiller sans management. Dans le projet un peu caricatural de l’entreprise sans usines, les usines sont externalisées et peuvent être des PME de type familiales, des coopératives de techniciens ou de chercheurs free-lance. Peu importe. Au vu du degré de socialisation du travail ( le « travailleur collectif » de Marx s’incarne dans la « chaîne de valeur »), la question qui apparaît en filigrane est donc bien la socialisation du capital et pas seulement l’autogestion de la forme-valeur du travail.
Pour résumer : l’autogestion est à la fois plus facile à partir du développement des forces productives (dont l’humain) et plus difficile comme pratique dissociée d’une transformation générale des rapports sociaux. J’illustre cela avec le fait suivant : tous les jours, Renault fait circuler 3000 poids lourds sur les autoroutes européennes pour acheminer non pas des pièces et des composants mais des voitures à destination des concessionnaires. Il est évident que ces 3000 poids lourds n’appartiennent pas à la même entreprise ... L’autogestion de l’une d’entre elles n’a donc pas de sens tant que demeure dominante la logique de maximalisation du profit. Elle peut seulement avoir un sens pour des entreprises produisant à petite échelle pour un marché local et devra donc signifier son caractère limité mais parfois exemplaire d’un autre mode de production.
La crise des institutions politiques.
Il s’agit d’une crise de la légitimité de l’Etat en tant que garant de l’intérêt général. Il s’agit donc de la crise d’une mystification ; y compris de « l’Etat providentiel » qui ne l’a jamais été pour les peuples colonisés ni pour les couches surexploitées (femmes, immigrés) et qui cessait très vite de l’être dès que les enjeux socio-politiques ne le rendait plus utile (fin de la bipolarisation est-ouest). Cette crise est désormais manifeste mais prend plusieurs visages : abstention massive, explosions sociales mais sans suite, atomisation et repli communautaire. L’Etat répond aux revendications sociales par la responsabilisation des individus et de la « société civile » (auquel les entreprises ou le capital ne feraient plus partie). Les droits sociaux tendent à devenir conditionnels, dépendant du comportement « civique » de l’individu (pas de droits sans obligations/devoirs). L’idéologie communautariste développée notamment par Amitaï Etzioni (USA) répond au problème que le néo-libéralisme ne sait pas résoudre, à savoir une société de marché ne peut pas tenir ensemble. Mais la solution d’Etzioni est régressive : la reconnaissance de toutes sortes de communautés doit répondre au besoin d’identités collectives, de lien social. C’est la problématique de Durkheim, d’installer par en-haut une solidarité là où l’anomie se développe. Ces communautés sont donc à la fois dépolitisées, dissociées de la représentation politique (le quartier, l’église, le club de loisirs) tandis que les communautés essentialisées (les communautés gay et lesbienne, afro-américaine, latino, etc. peut prétendre à une voix au chapitre mais sous forme de lobbying et de consultation). Fait significatif : la démocratie pour les communautariens, c’est permettre à ces communautés de prendre en charge une partie des tâches d’entretien du quartier, du bloc de logements sociaux, de la voirie, etc. Dès lors que les besoins de financement restent hors du champ de la délibération, le budget participatif servira à impliquer et associer ces communautés à la gestion de la pénurie et l’autogestion de la pauvreté. On comprend mieux pourquoi les experts de la Banque Mondiale à se prononcent pour l’utilisation de la méthode de Porto Alegre comme partie intégrante de la méthode de « gourvernance ouverte ».
Les formations sociales
Je ne reprendrai pas dans ce dernier point abordé par Michel Fiant, la question du sujet historique, de la classe salariée mais plutôt un des traits majeurs de l’évolution des formations sociales capitalistes, des centres impérialistes comme de la périphérie. Je pense ici à la polarisation sociale qui se hisse à des niveaux jamais égalés auparavant. Cette polarisation se traduit d’abord sur le plan territorial avec le développement de friches industrielles de la taille de régions entières, une désertification sociale y compris dans les pays du centre, et donc des populations reléguées dans la catégorie des surnuméraires. Cette polarisation, c’est aussi un exode rural massif avec une croissance explosive des villes de pays du tiers monde. Les quelques îlots de prospérité sont noyés dans un océan de misère. On connaît le tableau, il ressemble fort au bouleversement social que nous avons connu en Europe au XIXe siècle. Mais aujourd’hui, il touche toutes les parties du globe dont chaque partie devient plus interdépendante de l’autre. Les millions de personnes peuvent voir de leurs propres yeux, tant dans les pays où l’économie s’est affaissée (Argentine) que dans les pays ou le capital se retire pour implanter ailleurs que sa logique systémique est contraire au bien-être de la majorité sociale. Ce constat est à la base d’une prise de conscience massive qui débouchera immanquablement sur une critique du système et pas seulement de ses méfaits. Mais cette critique ne peut se limiter à l’autogestion de la précarité, de la pénurie, à une économie sociale gérant les restes tombant de la table du grand festin ! En d’autres mots, la terre peut-elle tourner autour de deux soleils à la fois ? Non, la question est donc : comment frapper jusqu’au cœur du système ?
II - PROCESSUS CUMULATIF ET IMPORTANCE DE LA RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE
En suivant le raisonnement de Michel Fiant, on serait tenté de croire que l’autogestion se trouverait au bout de deux chemins qui convergent : d’une part, nous avons le chemin des évolutions techniques et sociales, des rapports sociaux, d’autre part, celui des aspirations à l’auto-détermination présentes dans les mobilisations sociales. La jonction entre le possible et le nécessaire n’est certainement pas acquis d’avance, Michel Fiant n’est pas sans doute partisan de ce fatalisme historique. Même si elle ne doit pas y commencer, la jonction doit se conclure sur des terres non-capitalistes, faute de quoi, l’autogestion aboutit à l’auto-exploitation. Cela étant, dans l’optique développé par lui, on ne voit plus très bien où se situe de point de basculement entre l’accumulation d’expériences, notamment au travers les luttes, leur auto-organisation démocratique au sein de syndicats ou de collectifs, et l’expropriation des expropriateurs, des capitalistes. Point de rupture ni de révolution. « l’autogestion, dans sa genèse comme dans son développement, c’est une praxis » nous dit Michel Fiant. Je veux bien, exit le grand soir, mais alors, sans césure, où est encore le tempo ? Croire que « l’autogestion serait le moyen de sa propre généralisation », c’est très sympathique par rapport aux opprimés et aux exploités, qui n’auraient plus besoin d’un parti-guide, ce parti d’avant-garde d’abord pédagogue du prolétariat puis ensuite dictateur sur ce prolétariat. Mais dire cela, c’est aussi sous-estimer l’adversaire et croire qu’il se laissera déshabiller petit à petit. Je caricature, mais je ne sais pas lire le texte de Michel Fiant autrement que de cette façon : d’abord on lui enlève ses chaussures dans certaines usines, puis dans on lui enlève ses chaussettes dans d’autres filiales, puis on lui attache les pieds par le contrôle du système bancaire, et pendant ce temps-là, ses mains continuent à faire comme avant, notre adversaire continue à siffloter en comptant ses billets tout en gardant ses yeux rivés sur l’écran où défilent les résultats boursiers de l’étranger. On ne saurait supposer résolu un problème qui ne l’est jamais spontanément : la contre-offensive, la contre-révolution. Bref, l’autogestion ne se suffit pas. Je prendrai trois exemples pour en faire la démonstration certes un peu rapide. En même temps, ces trois exemples montrent aussi que l’autogestion, le contrôle ouvrier sur la production n’exigent pas forcément un degré de développement culturel ou technologique extraordinaire et qu’il devrait donc aujourd’hui être admis que l’on ne saurait en faire l’économie, à aucun niveau du processus de résistance et de mobilisation.
L’autogestion peut apparaître, même dans une société semi-féodale
De 1945 à 1947, le Japon traverse une crise de régime. La classe ouvrière s’organise, le nombre de syndiqués passe de quasiment zéro en 1945 à 4,8 millions en trois ans. Les premiers mois après la défaite, le capital (les Zaibatsu) mène une grève de l’investissement, mettant en panne le système de production et de distribution. Face à cette grève du capital, des conseils ouvriers relancent la production dans nombre de secteurs ? Les premiers à le faire sont les travailleurs de la presse, se servant d’un quotidien pour d’emblée diffuser et propager cette méthode de lutte. Les tactiques de contrôle ouvrier sont reprises à peu près partout. Les collectifs de travailleurs maîtrisent et déterminent dans une large mesure les conditions de travail, les cadences et dans certains cas, les choix de production. Dans la chimie, les collectifs décident de réorienter la production sur les engrais. En effet, la pénurie alimentaire menace et conduit à la constitution d’un Conseil Démocratique Alimentaire organisant l’approvisionnement sur une base locale et régionale avec 1,5 millions de volontaires. Le premier mai 1946, deux millions de personnes manifestent. L’autorité américaine décide alors de frapper vite et fort : sous son impulsion, le gouvernement applique 1). une réforme agraire rendant l’accès aux terres possibles à l’ensemble des serfs et coupe ainsi l’herbe sous les pieds de la base sociale du PC ; 2). elle reconnaît le fait syndical en entreprise mais organise la scission de la nouvelle fédération Sanbetsu en faveur de syndicats d’entreprise ; 3) des élections sont rapidement organisées ne laissant pas le temps aux forces de gauche de se constituer une base suffisamment organisée (SD 18%, PC 3,8%) ; 4) elle réprime massivement les associations et structures qui portant la vague ouvrière ; 5). Dès les années 50, le MITI élabore une philosophie managériale basée sur des cercles de qualité, sur la responsabilisation de petites unités productives par rapport aux tâches de contrôle qualité et maintenance.
Le management n’a donc pas attendu la publication de l’ouvrage de Boltanski et Chiapello pour organiser la récupération de la contestation, l’absorption de la démarche autogestionnaire dans une optique néo-corporatiste ...
L’autogestion soluble dans l’idéologie : l’Iran en 1979-1980.
En 1979, lors de la révolution iranienne, la production sous contrôle ouvrier des raffineries de pétrole n’a pas empêché le processus thermidorien de s’achever très rapidement. Les pratiques autogestionnaires furent simplement « islamisés », intégrés dans le nouveau régime de la République islamique avec son économie « islamique ». La guerre fut, de façon bien classique aussi, le moment où ce processus thermidorien pouvait s’achever via la ferveur patriotique tandis que sur le front arrière, la répression touchait des milliers de militants de gauche et une division traditionnelle du travail était de retour pour assurer une production maximale. Cette expérience historique démontre aussi que les pratiques d’autogestion furent solubles dans la théorie étapiste stalinienne selon laquelle la révolution est « d’abord » anti-impérialiste, ce qui implique une alliance avec les forces de la bourgeoisie nationaliste, et seulement lorsque la première étape sera achevée, la révolution pourra devenir socialiste. En Iran, pour le Tudeh (PC) il y avait même trois étapes, d’abord le renversement du Chah, en alliance y compris avec des courants monarchistes, puis nationale-démocratique, en alliance avec les courants bourgeois et religieux. Puis seulement bien après, l’étape populaire-démocratique. Outre le Tudeh, les Fedayins et les Moujahedins reconnaissaient également le gouvernement nommé par Khomeini et le clergé chiite. Par conséquent, les shoras (conseils ouvriers) d’Abadan et de Téhéran tout comme les paysans occupant collectivement les terres, étaient tiraillés entre la sainte-alliance anti-imperialiste et le rejet des bandes armées islamistes pasdarans qui venaient islamiser l’autogestion.
L’autogestion ne porte pas le coup de grâce (Venezuela)
Au Venezuela, le coup manqué du 12 avril 2002 contre Chavez a été suivi d’une vague d’occupations d’usine. En décembre 2002, le lock-out patronal touche en particulier le PDVSA, compagnie pétrolière réalisant 75% des exportations du pays et fournissant 50% des revenus de l’Etat. On, le sait, la campagne de sabotage patronal, que les médias français ont présenté comme une « grève générale » contre le « régime autoritaire » de Chavez, a été mise en échec par une mobilisation massive de la population vénézuélienne, et notamment des travailleurs du secteur pétrolier. Ce sont eux qui ont réparé ou remplacé les installations sabordées par les directeurs et les techniciens hauts gradés de l’industrie. Dans toutes les raffineries, les travailleurs ont occupé les lieux et, d’une façon organisée et méthodique, ont rétabli le fonctionnement normal des installations. Ceci a été accompli sous le contrôle démocratique des salariés eux-mêmes et sous la direction de leurs représentants directs, élus et révocables à tout moment. La PDVSA est la cinquième entreprise industrielle du continent latino-américain et figure parmi les cinquante entreprises les plus importantes au monde. Son fonctionnement implique une technologie très moderne. L’expérience du contrôle ouvrier au Venezuela indique le moyen par lequel on pourrait sortir du chaos économique et de la régression sociale qu’impose le capitalisme aux peuples du monde entier. Un an plus tard, Chavez a « nettoyé » la PDVSA en licenciant 12 000 directeurs et techniciens saboteurs, mais il cherche à les remplacer par une autre structure hiérarchique proche de celle qui existait auparavant. Cette politique ne peut qu’affaiblir le processus révolutionnaire en cours alors que l’expérience du contrôle ouvrier pendant le lock-out patronal a démontré que les salariés n’ont nullement besoin d’une caste de gérants imposés de l’extérieur. Les méthodes de gestion démocratique et socialiste utilisées pour contrer la campagne de sabotage devraient être légalisées et étendu aux autres branches du secteur public. Mais le jeu équilibriste de Chavez ne peut durer éternellement. Aucun compromis avec la réaction n’est possible. A deux reprises, les masses ont repoussé la menace réactionnaire. Tôt ou tard, la classe capitaliste tentera de repasser à l’offensive. Déjà, les propriétaires terriens conservent leurs terres et leur pouvoir, les entrepreneurs continuent à saboter l’économie. Les grandes familles accumulent les dollars dans les banques étrangères, la pauvreté reste importante et le chômage se développe. Si la lutte actuelle n’aboutit pas à un changement améliorant le quotidien pour des millions de gens, une lassitude s’installera et les éléments les plus radicaux se trouveront isolés. La réaction pourra alors reprendre le dessus.
Conclusion :
On pourrait répéter les exemples démontrant que le processus autogestionnaire, aussi large et massif qu’il ait pu être dans ces conditions données, n’a pas permis de combler les manquements ou de surmonter les erreurs politiques. Dans les deux cas cités, le Japon et l’Iran, la mobilisation insurrectionnelle ou révolutionnaire n’a pas abouti. A nouveau, cette question se pose avec acuité au Venezuela.
Ce qui pose la double question, celle d’une force politique ou du parti et celle du pouvoir, ou de l’Etat. Je ne ferai qu’effleurer cette vaste problématique en disant qu’il ne s’agit pas de livrer ici un plaidoyer pour la caricature du parti léniniste d’avant garde mais de souligner l’importance d’une force politique révolutionnaire et de masse, respectant la démocratie au sein de ce mouvement social réel et force de proposition en son sein et sur l’Etat, qu’il faut à la fois, à chaque moment, porter à son point le plus avancé la mobilisation, en faveur d’un changement de régime, avec certainement des formes transitoires - un nouveau gouvernement s’appuyant sur et appuyé par le mouvement social - puis, à partir d’une situation de double pouvoir, agir à partir de nouvelles institutions émergeant du mouvement qui s’appuient sur ces mobilisations et dont les décisions demeurent contrôlés par lui.
QUOI ET COMMENT PRODUIRE
FRANCO RUSSO, Animateur du forum ambiantalista
Deux points importants pour l’autogestion :
1) la nécessité d’un mouvement d’expérimentation des productions sociales : comment produire au-delà des règles du marché ? C’est une question qui n’a pas encore de solution : quoi produire ? Comment ? Avec quelles ressources ? On a assisté sur ce plan à l’échec du capitalisme réel, qui a fait comme le capitalisme avec des entreprises centralisées.
2) le rôle de la gestion démocratique des entreprises pour éliminer les hiérarchies. Mais le problème ici n’est pas seulement la démocratisation de la vie productive mais aussi l’amélioration de la qualité des processus de production, on ne peut plus penser à une production détruisant les ressources : il faut intégrer dans notre problématique la question de la manière de produire (qui ne se résume pas au souci de l’environnement), Marx avait déjà posé la question du type de production.
On peut avancer vers ces objectifs avec deux axes :
1) un lutte politique et sociale contre le marché, il faut lui opposer une gestion démocratique des biens sociaux. Le mouvement ouvrier avait imposé que ces biens reviennent aux citoyens, il faut empêcher le capital de se les approprier.
2) expérimenter une gestion sociale des biens communs (eau, terre...), qui permette de prendre conscience de l’utilisation des ressources naturelles. Par exemple, en Italie nous avons des projets « par le bas » en coopération avec des municipalités (exemple : la gestion de l’eau à Rome, contre la volonté de privatisation), la recherche d’autres formes d’énergie à expérimenter, des expériences sur l’occupation des maisons (au bénéfice des jeunes, des immigrants...) : il y a une volonté de rompre les barrières et de produire de nouvelles expériences. Tout cela pose la problème de la manière dont on utilise les ressources, et de montrer ce que sont les biens universels.
(notes de Q.D)
CULTURE, INSTITUTIONS, DROITS :
CATHERINE SAMARY
Le texte que Michel Fiant nous a proposé pour introduire les débats de cette rencontre conclut sur l’idée que les institutions et les droits sont « un aspect important, mais second ”, par rapport au développement d’une « praxis, d’une culture autogestionnaire ». C’est un point d’accord possible, substantiel s’il s’agit de souligner le sens profond des mouvements « autogestionnaires », formes d’auto-organisation dont la diffusion large peut irriguer et transformer la société toute entière. Il n’y a pas de projet émancipateur sans une telle dimension. Les limites de cette « culture » sont certainement à la racine des échecs passés, autant que son déploiement conditionne des succès à venir. Mais c’est aussi un jugement discutable qui est sous-tendu dans son texte par une présentation à mon sens unilatérale des potentialités émancipatrices offertes par le capitalisme actuel. De façon générale, qu’il s’agisse des résistances dans/contre le système, de l’explication des échecs passés, ou de la mise en œuvre de nouveaux projets autogestionnaire, je voudrais au contraire souligner, en peu de temps et d’espace, l’importance des droits et institutions pour que se déploie la libre initiative... ou au contraire pour comprendre les obstacles dressés par les régimes oppresseurs (qu’ils soient capitalistes ou se réclament du socialisme) contre les mouvements émancipateurs qui pourraient/ pouvaient les subvertir.
« Le mauvais capitalisme chasse le bon » a écrit quelque part Robert Boyer : il tirait les leçons de ses propres espoirs illusoires que de la crise capitaliste des années 1970, et de l’essoufflement (du point de vue capitaliste) du taylorisme et du fordisme, émergeraient de nouveaux modes de régulation incorporant les aspects les plus progressistes des « modèles » japonais et rhénan - avec leur appel à la qualification et à la sécurité de l’emploi comme mécanismes d’amélioration de la qualité et de la productivité. Tout cela recouvre des droits de propriété protégés par des institutions qui se sont mondialisées et font obstacle à toute transformation de l’autogestion « en culture », ou bien qui enserrent ces cultures partielles dans des champs clos. Autrement dit, il est juste et fécond comme le propose Michel Fiant de rechercher les potentialités nées dans le capitalisme actuel et qui en saperont la force en étant autant de points d’appui pour « penser » et vouloir une autre société. Mais il faut mesurer l’ampleur des obstacles qui se dressent sur ce cheminement. La « flexibilité » imposé du « temps » qui divise et rend précaires les rapports de force collectifs, la distance entre les proclamations de libertés et droits et la réalité des exclusions ; le nombre croissant de travailleurs pauvres au niveau de vie indigne rendant les luttes difficiles ; mais aussi la puissance des institutions de cette mondialisation - des multinationales, aux organisations financières et commerciales, en passant par l’OTAN et l’Union européenne elle-même, comme vecteur du nouvel ordre productif régressif, alors que les forces syndicales ont été largement intégrées à cet ordre ou encore incapable d’y résister à l’échelle requise.
Penser les potentialités sans mesurer tous ces obstacles, c’est s’aveugler sur les ruptures « de système » nécessaires pour que puisse se déployer une mobilisation « auto-gestionnaire » digne de ce nom, capable de subordonner l’économie aux décisions et choix humains démocratiques. Certes, on peut s’entendre, contre toute logique d’une simple attente du « grand soir », sur le caractère essentiel d’une ‘« culture » autogestionnaire avant même qu’elle ne puisse se consolider par un changement de pouvoir - mais aussi pour que le nouveau pouvoir ne dégénère pas. L’expérience brésilienne de Porto Alegre montre à la fois l’importance d’une accumulation d’expérience d’auto-organisation dans les quartiers avant que ne mûrissent les conditions d’une majorité locale impulsant la nouvelle expérience de budget participative ; elle souligne les marges possibles d’apprentissage dans/contre le système. Mais là aussi surgit très vite le rôle clé des institutions et des droits, soit dans le sens de la conquête et de l’extension des formes de gestion participative démocratique (rôle du Parti des travailleurs... utilisation de diverses formes d’institutions pour permettre le débat et la circulation des projets, etc.) ; mais aussi, en sens inverse pour limiter l’extension de ces formes : rôle de l’Etat au plan fédéral (des contraintes budgétaires et légales imposées) - et au-delà, rôle du FMI et de ses pressions pesant sur le gouvernement actuel.
L’expérience des ruptures avec le capitalisme et de la Yougoslavie autogestionnaire prolonge les mêmes réflexions, dans un sens dual. D’un côté, on ne peut comprendre les sources de la victoire antifasciste et de la résistance des partisans titistes à Staline sans mesurer la force de la mobilisation populaire dans la lutte antifasciste, les fonctions de dualité de pouvoir des comités de libération nationale. De l’autre, on ne peut comprendre ni l’extension de cette auto-organisation, ni ses limites, sans mesurer le rôle institutionnel du Parti communiste et de l’armée. De même dans les réformes qui verront l’introduction de différents systèmes d’autogestion : on peut, à chaque étape souligner les mouvements et contradictions surgis d’en bas, suscitant les réformes d’en haut [14]. Mais à nouveau, le rôle de l’Etat et du parti, des institutions économiques et juridiques - donc les droits reconnus et limités vont contenir l’expérience autogestionnaire dans des limites étroites, tout en la stimulant partiellement. A nouveau une analyse qui omet l’articulation entre « culture », institutions et droits - répression, expérience et conscience - passe à côté de l’essentiel.
Si l’on tire le bilan des autres pays dits socialistes, loin de toues vision fataliste du passé, on doit souligner la réalité des bifurcations possibles que furent les grandes mobilisations s’engouffrant dans les failles de l’appareil d’Etat-parti pour réduire l’écart entre droits proclamés et réalité - et la répression/ canalisation bureaucratique de ces mêmes mouvements par les institutions « réellement existantes », en 1956 (Hongrie, Pologne, Chine), en 1968 (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne), tournant des années 1970 en Pologne...
En bref, derrière le double échec du passé dit socialiste et d’un capitalisme dont les prétentions d’efficacité et de démocratie sont chaque jour démenties, il y a l’oppression et la révolte des êtres humains. Le projet autogestionnaire est possible et nécessaire car on peut cerner dans l’histoire réelle des deux systèmes du XXème siècle, des moments clés de montée des aspirations autogestionnaires et contestatrices - au tournant des années 1960 avec la France, le Mexique, le Portugal, le Chili... mais aussi la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Pologne... On a vu de part et d’autre, la répression et le démantèlement de ces contestations à la fin des années 1970, suivi par l’offensive néo-libérale et impérialiste dans le monde, enfin le basculement des sphères dirigeantes des appareils communistes et syndicaux vers les privatisations maffieuses. C’est bien l’étouffement des aspirations les plus progressistes qui a marqué l’échec des pays dits socialistes autant que la crise capitaliste des années 1970- et à nouveau, après plus de 20 ans de « réponses » néolibérale, la crise de légitimité du consensus de Washington. Il y a donc bien un enjeu de rapports de forces et de « politique » au sens le plus complexe face à des résistances de la part de pouvoirs socio-politiques dominants. Il n’y a aucune raison de penser malheureusement que le « nouveau capitalisme » dresse et dressera moins d’obstacles au déploiement de mouvements émancipateurs et subversifs - même si « le besoin » d’un autre monde, d’un autre ordre social possible, est de plus en plus évident.
Résistances altermondialistes, droits et institutions
La globalisation croissante des résistances va devoir de plus en plus chercher des réponses aux problèmes rencontrés : la dialectique des mobilisations et de la conquête de droits, reposera à chaque étape l’enjeu des institutions : celles qu’il faudra remettre en cause et celles qu’il faudra transformer radicalement ou inventer pour subordonner l’économie à des choix humains, à des critères écologiques et sociaux. Du local au planétaire, en passant par le « national » et le régional, il faudra bien inventer la manière d’assurer une cohérence de droits sociaux et démocratiques, individuels et collectifs, à différents niveaux où les décisions prises seront les plus efficaces - du point de vue des populations concernées. Si les mots sont discrédités, les droits universels reconnus dans le contexte d’un autre rapport de force, ne le sont pas ; mais ils sont désormais soumis à de majeures régressions. Dans une « démocratie » de fait censitaire et oligarchique le système développe les inégalités sociales, de genre, de nations, sans être même plus prêt à satisfaire les besoins élémentaires (l’accès au logement, à l’eau, aux connaissances, à l’éducation, aux transports, à la culture...). Ce qui fait débat : c’est l’articulation élus/mouvements extra-parlementaires, constituante /auto-organisation populaire qui a manqué dans toutes les révolutions qui ont échoué. La démocratie radicale sera la force de la révolution à venir - ses insuffisances ont été la faiblesse de celles du passé. Y compris pour protéger des conquêtes issues de la démocratie : le bilan des expériences comme celle du Chili d’Allende, montre qu’au sommet des mobilisations populaires en faveur de la satisfaction des besoins fondamentaux, il faudra à la fois cristalliser dans une nouvelle Constituante la légitimité des droits humains reconnus et défendre les conquêtes révolutionnaires par l’extension radicale de l’auto-organisation de masse : il faut rendre difficile, coûteuse une répression frontale. Il faudra propager et rendre attractifs les nouveaux acquis, tendre à les populariser notamment vers les populations des pays dominants : c’est là (aux Etats-Unis en premier lieu, dans les pays de l’alliance atlantique) que la contre-révolution doit être rendue illégitime et désarmée, politiquement.
Le mouvement altermondialiste qui se développe exprime des exigences fondamentales pour un projet autogestionnaire, sans avoir forcément la possibilité ou la volonté de nommer les adversaires ou les buts avec des mots tels que capitalisme ou socialisme que l’histoire a brouillés. Mais dans les faits, dans les valeurs, dans les procédures, ce qui est fondamentalement porté par ces mouvements, sont des idées simples et subversives : l’économie recouvre des choix de société ; le profit et le marché ne sont pas des réponses efficaces à la satisfaction de besoins fondamentaux et de droits universels ; ni le marché, ni les Etats, ni les experts ou les partis ne doivent remplacer le rôle clé des choix individuels et collectifs de priorité et valeurs à mettre au cœur des institutions et des droits défendus...
Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas besoin d’un certain marché, d’une certaine monnaie, d’un certain Etat, de partis politiques et de syndicats, d’institutions économiques... mais ils doivent être des instruments de la démocratie et du jugement direct des êtres humains, et non étouffer ceux-ci.
Une autre notion fondamentale qui progresse est celle de « biens universels », faisant partie du patrimoine (de la propriété) de la planète et que l’on doit effectivement gérer et s’approprier de façon universelle. En font partie la science, les acquis de la connaissance, l’eau, la planète elle-même et sa nature. Leur sont associés des droits universels, qui doivent être gérés sans la dictature des critères de profits et de marché que l’on veut nous imposer dans la construction européenne. Il faut donc des moyens institutionnels pour protéger et gérer ce patrimoine et l’étendre pour le bien de tous, en fonction de droits collectifs d’en bénéficier. Les alternatives à inventer sur ce plan, ne relèvent pas d’une simple « culture » d’autogestion, ni de réponses évidentes. Et il serait trop facile, mais malheureusement inefficace, de dire qu’il suffit de détruire tout ce qui existe, et de s’en remettre à la spontanéité de l’auto-organisation éclatée.
Le mouvement réel des luttes inventera bien des possibles, et nulle avant-garde auto-proclamée n’a de « vérité » à imposer. Mais la mise à plat et la confrontation des projets alternatifs et de leur évolution, tirant les leçons des expériences accumulées et des échecs est aujourd’hui essentielle. Elle impose de mettre l’accent sur les responsabilités politiques de partis et Etats qui ont sciemment brimé et réprimé les mouvements d’émancipation, et de réfléchir aux moyens (en termes de droits reconnus et d’institutions) pour préserver au contraire la pérennité de tels mouvements. Cela concerne tous ceux et celles pour qui le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. Rendons hommage à Rosa Luxembourg, qui, dès 1918 avait critiqué la suppression par les bolcheviks des formes de représentation parlementaire et la limitation du pluralisme - sans pour autant remettre en cause la portée des soviets et conseils ouvriers ou de quartiers. Il y a une réflexion très importante à mener sur la combinaison des formes de démocratie participative et représentative avec la subordination des exécutifs aux élus et le contrôle des élus par la société, avec la prise en compte des liens complexes dans nos sociétés entre l’individuel et le collectif, exprimant les diverses facettes des individus et de leurs aspirations. Il faut également intégrer au débat la lutte consciente contre les risques de bureaucratisation (comme une certaine rotation des tâches, la formation et la remise en cause des privilèges de fonction, le non cumul des mandats, la distinction partis syndicats, la discussion sur les écarts de revenus, etc.). La culture, les aspirations autogestionnaires seront rendues crédibles ( donc plus durable et profonde) par leur enracinement dans des droits reconnus, une autre organisation du temps de travail, de formation et de loisir incluant le partage des tâches ingrates ; l’ensemble doit permettre l’exercice réels de ces droits assortis de moyens financiers et de supports technologiques et médiatiques pour assurer la circulation des informations et des débats, combiner décentralisation et coordination [15]...
Mais sans rapport de forces social et politiques, tout cela restera débat en chambre, utopique au sens d’impossible. Alors que « l’utopie réelle » est nécessaire contre le désordre mondial et ses régressions sociales. Une utopie, au sens de ce qui n’existe pas (encore) mais que le mouvement social (« le mouvement des mouvements », dans sa diversité) perçoit comme possible à partir du réel. Une utopie qui peut se réaliser si ces mouvements trouvent les formes politiques (au sens riche et large du terme) de leur expression et les moyens de cristalliser les droits auxquels ils aspirent...
SE TOURNER VERS L’AVENIR
PATRICK VIVERET
Comme ce séminaire s’appelle "actualité de l’autogestion", je préfère aborder des problèmes renouvelés par rapport à ce qui était le débat dans les années 1970, même s’il y a dans ce débat des éléments toujours actuels. Mais faute de temps, je ne les aborderai pas. Il y a trois éléments tournés vers le présent et l’avenir, qui me semblent fondamentaux, pour interroger cette actualité de l’autogestion.
Le premier, qui était déjà présent dans les années 1970, mais qui a pris entre temps une importance beaucoup plus forte, c’est l’ampleur des enjeux écologiques. Nous voyons aujourd’hui clairement, que le mode de croissance dans lequel nous sommes, est un mode de croissance insoutenable pour l’ensemble de la planète. L’application d’un indicateur comme l’empreinte écologique, fait clairement apparaître, qu’à supposer que l’ensemble de la planète adopte aujourd’hui notre mode de production productiviste (qui est celui des pays occidentaux), il nous faudrait dors et déjà deux planètes, et demain trois, quatre, cinq planètes, pour traiter la nature des ressources nécessaires à ce type de mode de production et de consommation, et d’autre part en éjecter les déchets. Nous avons un mode de production qui est insoutenable. Ce qui fait que l’humanité a un rendez-vous majeur, avec le risque que sa propre niche écologique, devienne sinon invivable, crée des perturbations massives.
Il y a une deuxième question qui ne se posait pas dans les mêmes termes à l’époque, même si la critique du stalinisme réel, du communisme réel, du socialisme réel, était fortement portée par les courants autogestionnaires. Il s’est passé en temps l’effondrement du communisme réel. Cette question est fondamentale, car plus le mouvement altermondialiste est important, plus il a des responsabilités historiques, qui ne sont plus simplement du côté de la résistance et de la protestation (même si ces responsabilités sont considérables), mais aussi des responsabilités du côté de la construction d’alternatives à l’échelle mondiale. Plus ce mouvement a des responsabilités, plus il doit s’interroger sur la nature des alternatives qu’il entend promouvoir. Quels sont les contenus à ces autres mondes possibles ? Il faut nous poser les questions sur les précédentes tentatives d’alternatives au capitalisme (et plus singulièrement, la plus spectaculaire, qui a été celle du communisme réel) ont échoué.
Or nous avons ici deux questions extrêmement importantes. L’une qui est le rapport au pouvoir et au système de dominance. C’est-à-dire le fait que si le néo-capitalisme ou le néo-impérialisme est une des formes de dominance dans l’histoire de l’humanité, il n’est pas la seule. La dominance et l’oppression ont commencé bien avant le capitalisme. L’un des points de débats que le féminisme a justement pointé à travers la question du patriarcat, montre à ’évidence qu’il y a des formes de dominance qui sont antérieures au capitalisme. Et d’autre part, le capitalisme n’est pas la seule forme de dominance. (...) et curieusement les mouvements alternatifs au capitalisme ont été capables, si l’on peut dire, d’inventer d’autres formes de dominance et parfois à certains égards pires que celles mêmes du capitalisme. De la même façon qu’il y a des formes de dominance dans l’ordre du sens identitaire, dans l’ordre du religieux, dans l’ordre de systèmes théocratiques qui montrent que la question même qu’un mouvement intermondialiste qui réactualiserait des perspectives autogestionnaires, peut se poser : c’est celle de l’altermondialisation citoyenne qui se fixe comme objectif la lutte contre toutes les formes d’oppression et de dominance.
L’objectif même d’une auto-émancipation de l’humanité, et ceci ne se borne pas à la lutte contre les formes de dominance spécifiques au capitalisme ou au néo-impérialisme - ça c’est un enjeu qui est, tout à fait capital, y compris pour la façon dont ce mouvement avance et dans son propre élargissement et dans une radicalité qui ne soit pas superficielle. Dans son élargissement parce ce que ça veut dire que si la lutte est contre toutes les formes de dominance et d’oppression nous devons tout aussi bien prendre en charge, tant dans nos combats que dans nos alternatives, la question des autres formes de dominance que celles du capitalisme. Pour ne prendre qu’un seul exemple la question chinoise est une question que nous devons clairement intégrer dans ces luttes-là, de la même façon que la question des luttes contre les différentes formes d’intégrisme.
D’autre part, nous devons et c’est mon troisième point - peut-être, je pense, celui sur lequel nous devons réfléchir avec une exigence renouvelée, c’est qu’entre les risques écologiques d’une part et les risques que font poser la convergence entre la mutation informationnelle et la révolution du vivant qui ouvre d’un côté des perspectives positives considérables du point de vue d’une logique d’émancipation mais qui créent aussi des risques sur la substance même de l’humanité qui sont infiniment plus graves que ceux que par exemple le capitalisme industriel avait fait peser, qui étaient des risques considérables du point de vue de la misère, de la déshumanisation.
Mais là, lorsque vous avez la possibilité de ce que l’on commence à appeler la post-humanité c’est-à-dire cette espèce de fusion de moins en moins fantasmatique entre l’intelligence artificielle et la vie artificielle (André Gorz, dans son dernier livre, l’Immatériel, a superbement mis en évidence ce risque là), c’est la substance même de l’humanité qui est en cause et à ce moment-là le lien entre les risques écologiques et le risque que l’humanité en finisse prématurément avec sa propre aventure, soit par auto-destruction collective, soit par mésusage de la révolution du vivant, pose de façon renouvelée la question de l’auto-gouvernance de l’humanité par elle-même.
Il y a là une vraie question autogestionnaire pour l’humanité elle-même, mais elle change la donne même du rapport au politique. Parce que le mode traditionnel du politique sous différentes formes - c’était vrai de la cité grecque, de la tribu, de l’Etat, de l’empire, etc. - c’était face à l’une des questions les plus difficiles de l’humanité qui est le rapport à sa propre violence, la difficulté qu’a l’humanité à construire des rapports inter-humains qui ne soient pas des rapports violents. L’essentiel du processus politique avait été d’externaliser la violence inter-humaine. On pacifiait ou on civilisait une communauté politique, quelle que soit sa forme, entre externalisant la violence sur l’extérieur - l’étranger, l’infidèle, le barbare étaient les boucs émissaires commodes de cette situation.
Or, à l’évidence, lorsque nous nous trouvons dans l’espace mondial nous n’avons plus sous la main des boucs émissaires de type extra-terrestre qui nous rendent ce service là, c’est-à-dire qu’il y a bien une question liée au problème de la barbarie. Mais cette barbarie n’est pas extérieure, c’est une barbarie intérieure. Lorsque nous prenons le problème de l’émancipation et de l’auto-gouvernance à l’échelle de l’humanité elle-même, l’humanité est certes menacée mais elle est menacée principalement par sa propre inhumanité - et là je trouvais que dans le texte très stimulant de Michel Fiant il y a une question fondamentale qui me semble devoir être beaucoup plus traitée dans les années à venir que nous ne l’avions traitée dans les années 70, c’est le rapport entre ce qu’il appelle le savoir, le savoir-faire et le savoir-être. Parce que l’une des questions que le capitalisme, même sous sa forme globalisée, ne sait pas et ne peut pas traiter, c’est précisément la question du savoir-être et plus l’économie de la connaissance, plus de l’économie immatérielle créent des conditions d’abondance, de richesse potentielle et de richesse tout autant matérielle qu’immatérielle, plus la question de l’abondance se pose et plus l’impossibilité, la pauvreté du modèle capitaliste de développement de répondre à la question du savoir-être, c’est-à-dire du développement dans l’ordre de l’être et pas simplement du développement dans l’ordre de l’avoir, est une question qui devient alors à ce moment une question politique de toute première importance, ce qu’on pourrait appeler la question « anthropolitique », celle-là même qu’Edgar Morin, à travers le débat sur une politique de l’homme, avait commencé de poser. Elle est aujourd’hui la question centrale qui est devant nous.
Quand on prend les grands problèmes mondiaux, que ce soient les grands problèmes sociaux, culturels, économiques ou écologiques, pour l’essentiel ces grands problèmes viennent de postures de dominance et d’oppression et ces postures de dominance et d’oppression sont elles-mêmes liées à la peur, le retour de ce que Recht avait appelé la « peste émotionnelle » est un des problèmes majeurs de notre temps et nous ne pouvons traiter cette peste émotionnelle que si on travaille sur la question de la sagesse au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire de la capacité des êtres humains à produire aussi de l’auto-détermination de leur propre vie et à ce moment-là il y a une tension dynamique qui n’est plus simplement la tension entre le local et le global - qui reste tout à fait fondamental - mais qui est la tension dynamique entre le personnel et le mondial. A Porto Alegre par exemple, il y a eu un début de séminaire qui depuis s’est considérablement développé, sur le rapport entre transformation personnelle et transformation sociale, c’est-à-dire la capacité, la question de la praxis et la question de la culture c’est la question de la posture de vie.
Nous ne pouvons sortir des logiques de violence et des logiques de rivalité qui sont directement liées au couple de la peur et de la domination que pour autant que nous pensons l’auto-détermination de notre propre vie et cette question personnelle est celle-là même que l’humanité, comme collectivité confrontée à la question de l’auto-gouvernance, doit même se poser.
Voilà très brièvement trois questions qui me semblent liées au cœur même de la problématique autogestionnaire mais qui sont renouvelées dans la période historique dans laquelle nous rentrons.
GESTION OU CONTROLE ? EMILIO TADDEÎ (CLACSO)
Je fais partie d’un réseau qui travaille sur l’autogestion sociale en Amérique Latine, en particulier en Argentine. Le contexte actuel se caractérise par :
- un nouveau cycle de luttes sociales (cf. Bolivie)
- un processus d’occupation d’usines
En Amérique Latine les dégâts de la réforme néolibérale ont provoqué la formation d’espaces de souveraineté populaire non mercantiles : il y a ainsi eu l’articulation de mouvements sociaux qui expérimentent des formes de démercantilisation de la vie (avec l’apparition du concept de « territorialisation sociale » : une appropriation sociale du territoire liée aux nouveaux rapports sociaux). Exemples : les pratiques du MST, les expériences productives brésiliennes, les projets des chômeurs en Argentine. Le mouvement d’occupation des usines, conjugue trois objectifs : occuper / résister / produire. Ce mouvement existe depuis deux ou trois ans en Argentine, il est apparu au moment de la crise économique de destruction des forces productives. Ce mouvement qui se développe prend la forme d’une gestion directe par les travailleurs du fait de la faillite des entreprises endettées ; souvent il y a eu des volontés d’expulsion de la police, mais en même temps une résistance très forte des travailleurs soutenus par d’autres secteurs sociaux. Ce phénomène n’est pas nouveau en Argentine, il a déjà eu lieu au cours des années 1960-1970 à propos d’usines textiles, de fabriques pétrolières, ... le mouvement d’occupation d’usines concerne 120 entreprises et 10000 travailleurs. Ce processus entraîne un débat sur le contrôle par les ouvriers, il explique le modèle coopératif adopté par certaines usines, même si cela présente des difficultés juridiques pour le contrôle ouvrier. On a ainsi un débat coopérativisme / contrôle ouvrier dans un contexte d’abandon des entreprises par l’Etat et les capitalistes. En général l’occupation d’usines touche des petites entreprises qui ne sont pas au cœur de l’accumulation du capital, et qui subissent les conséquences de la crise financière. Cette gestion ouvrière directe provoque en même temps un effervescence de débats politiques, qui en retour renforce cette expérience : nous sommes dans une période où se créent des forces sociales, et aussi des mécanismes de solidarité qui dépassent l’entreprise, une période de convergence avec d’autres mouvements sociaux (chômeurs, assemblées populaires...). C’est une expérience encore très limitée, mais elle propose un défi pratique du point de vue du contrôle des entreprises et d’une alternative concrète de souveraineté populaire. Sa caractéristique principale c’est le processus d’assemblées, une dynamique d’assemblées qui pose la question du besoin d’autogestion et de pluralité politique (c’est-à-dire un espace d’hétérogénéité politique) comme centre de construction des résistances au néo-libéralisme.
(notes de Q.D)
SUR L’ACTUALITÉ DE L’AUTOGESTION
PIERRE ZARKA (Animateur de l’Observatoire des mouvements sociaux)
Je prendrais le point de vue des organisations politiques revendiquant la transformation révolutionnaire de la société et négligeant la dimension autogestionnaire que celle-ci appelle. Il y a incontestablement une peur devant la perte de pouvoir, pas obligatoirement dans un sens inavouable mais dans un sens de perte de contrôle de la situation que cela suppose. Et cette peur découle d’un défaut d’analyse quant à l’obstacle que représente cet accaparement de pouvoirs au regard de ce que devient la société.
Pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, les conditions de production des biens matériels ont reposé essentiellement sur la force musculaire et la dichotomie entre travail de conception et travail d’exécution. Cela a favorisé une matrice pour une dissociation entre direction et exécution. Nombre d’historiens, se réclamant du marxisme, comme le britannique Perry Anderson, considèrent que, sans bien évidemment en faire une vertu, les rapports de domination ont joué un rôle dans la mobilisation nécessaire à certains stades de développement de la société. Par exemple, ce ne sont pas les contrées qui ont le plus longtemps résisté au servage qui se sont par la suite, le plus développées.
Pour aller vite, disons que là où tout change aujourd’hui, c’est que la matière grise et les différentes facettes de la personnalité notamment les capacités d’initiatives individuelles et de mise en relations deviennent des forces productives. La révolution scientifique et technologique, informationnelle entraîne une intellectualisation croissante du travail. Mais ce phénomène ne se limite pas à la qualification. Il a de profondes conséquences : la part de choix à faire, c’est-à-dire de décisions à assumer, la part d’initiative et de prise de responsabilités se sont accrues même pour le travail ouvrier.
Allons au plus vite, de plus en plus, le travail requis fait appel à toutes les caractéristiques de l’individu, y compris psychiques, comme ne témoigne d’ailleurs la politique managériale des entreprises ou les entretiens d’embauche. Lors de ces derniers, il est clair que tous les candidats ont la même qualification, et, au-delà des aspects d’intégration, la différence se fait sur les capacités à faire face à l’imprévu, l’esprit d’initiative, la capacité à créer des liens avec d’autres métiers qui ont un autre langage, etc. .Autant de caractéristiques acquises « hors travail » et « hors études ». Il y a là, de fait, la reconnaissance d’un accroissement du rôle de l’individu, de l’unité de son activité et de son autonomie comme facteur d’efficacité. Jean Gandois autrefois président du CNPF, qu’on ne peut qualifier de subversif, a écrit sur les limites du taylorisme et plaidé pour sa transformation en atelier flexible « permettant au métier de mieux pouvoir s’exprimer ». Les parts de conception et d’exécution s’entremêlent de plus en plus. Le recours à la politique managériale, ce qu’ont été « les cercles de qualité » et les tentatives qui leur ont succédé est de manière non avouée, la reconnaissance non seulement que l’on ne mobilise plus les énergies sur la base de et de la dépossession, mais qu’il existe -sans vouloir plagier Raffarin- un savoir « d’en bas », dont les décideurs ne peuvent se passer.
La notion d’expert est de plus en plus contestée lorsqu’elle est affirmée au détriment d’une intervention plus collective. Cela ne veut pas dire qu’aucune dissociation n’est maintenue, mais elle est moins due à l’évolution des forces productives qu’à la manière dont le capitalisme réadapte sans cesse ces dissociations, nourrit un néo-taylorisme souvent au détriment de la qualité du travail aux dires même de la littérature patronale.
Cette réalité favorise de nouvelles attentes concernant les rapports entre individu et collectif et stimule le désir de créativité qui existe en chaque individu en l’exploitant, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire aussi en la développant. On me dira que tout cela est contradictoire avec ce qu’est le capital, c’est bien pourquoi, je pense qu’il y a une crise de la production des biens matériels et culturels, du travail et de ses instruments de domination. Crise ne voulant pas dire pourrissement mais perte de stabilité et d’efficacité.
Cette réalité se retrouve dans des bouleversements de comportements : le mouvement d’émancipation des femmes face à la domination masculine, la perte de l’autorité paternelle, les rapports au sein du couple... participent de la même poussée de l’autonomisation des personnes. On peut bien sûr retrouver dans d’autres périodes historiques des éléments de ces mouvements. Mais qu’ils convergent en faisceaux poussant vers l’autonomie des personnes, modifiant dans ce sens les comportements et les représentations mentales est à relever quand on sait qu’historiquement, la culture politique, même démocratique, en Europe repose au contraire sur des rapports d’autorité, des sentiments d’appartenance impliquant un minimum de discipline grégaire.
La vie politique traditionnelle repose sur des rapports et des représentations largement emprunts de dépossession et de domination. La mobilisation collective des énergies ne laisse guère de place à la créativité de l’individu. On y retrouve les rapports inégalitaires sur lesquels repose le fonctionnement de la société : rapports de commandements qui ont présidé à une certaine efficacité et rapports de substitution : toute structure parle, agit voire pense à la place de celles et ceux qu’elle est chargée de représenter. Elles partent du principe que les détenteurs du savoir doivent guider le peuple jugé ignorant les conditions de son bonheur : c’est vrai des mouvements chrétiens et paternalistes, de la social-démocratie et de la culture bolchevique ou de ce qui en découlait qui considèrent ces mêmes exploités comme unilatéralement sous l’influence de l’idéologie bourgeoise. Or, problème : pour être créatif, l’individu ne peut le faire que dans le cadre d’un collectif.
Conjugué avec l’impuissance des politiques à résoudre les problèmes soulevés par le mouvement social, avec la faillite des grands récits collectifs du XX° siècle, l’immobilisme de la politique au regard des transformations des attentes conduit à reproduire une dissociation du social et du politique. Cette situation débouche sur une forte ambivalence. Le refus de la dépossession et de l’hétéronomie, la conceptualisation des règles en dehors de soi conduit aujourd’hui à une crise institutionnelle à peu près dans tous les pays d’Europe.
Je voudrais en prendre deux aspects en général trop souvent jugés unilatéralement et négativement : les manifestations de non-participation, d’abstentions pas uniquement devant une élection. Est-on absolument sûr qu’il n’y a strictement rien de positif dans les motivations de tels comportements ? N’y a-t-il pas non seulement une forme de protestation devant les choix offerts, mais une méfiance envers une conception du collectif qui dépossède et qui aliène, une aspiration à être davantage partenaire que représenté ? Je pense aussi à ce que l’on appelle « les actes d’incivilités ». Loin de moi d’en faire la forme aboutie de la contestation de l’ordre établi, mais pour autant, est-on sûr qu’au-delà de tout ce que l’on peut dire de juste sur la qualité des liens sociaux, qu’il n’y a pas là une demande de trouver sa place dans la société et que celle-ci n’y répond que par la soumission à un cadre coercitif ? Et que cette aspiration ne parvient pas à être formulée en termes politiques ?
Dans ces deux exemples, il y a des attentes nouvelles d’appropriation. Cela veut dire qu’il faut savoir saisir le paradoxe qui se cache dans le résultat désastreux des forces institutionnelles en 2002 en France et qui pourrait bien survenir en Allemagne. Le dépassement d’un fonctionnement hétéronome est posé face à chaque institution. Il y a donc un dépérissement de l’Etat qui n’est pas d’essence libérale mais peut se traduire par un transfert progressif de pouvoirs vers l’exercice de la citoyenneté. Et il ne s’agit ni d’une mode ni d’une dimension morale, la faillite du modèle bolchevique dépassant le cadre de la répression brutale.
Mais la tentation est grande alors soit de se passer de l’institutionnel soit de continuer à déposer à son guichet ses demandes. L’attente autogestionnaire est là, mais pour l’instant, elle n’inclut pas la totalité de la sphère du politique, quand elle ne la considère pas comme naturellement nocive, sauf à considérer que la démarche autogestionnaire se limite à l’élaboration d’objectifs mais n’inclut pas la sphère institutionnelle qui demeure vécue comme immuablement extérieure à ce processus. Il y a un risque réel de réduire la démarche autogestionnaire au petit et à l’immédiat et à renoncer à être un instrument de maîtrise de l’infiniment grand.
Cela dit, la caractéristique principale des mouvements porteurs d’une certaine dynamique se traduit par une recherche d’autonomie et par une manière elle-même de plus en plus autonome de l’exprimer. En trois décennies, nous sommes passés de mouvements caractérisés par la prédominance des appareils et un comportement à leur égard délégataire, à l’apparition durant les années quatre-vingt de coordinations dans un corps de métiers si syndiqué que le sont les cheminots, puis en 1995 l’assemblée générale est devenue le personnage principal, non plus en opposition au syndicat mais en utilisant ses capacités d’organisations, d’informations et de négociations. Le tout au détriment du « leader », de la confiance acquise une fois pour toute et par là même des coordinations du type 1995, dépassées par le rôle d’élaboration de l’assemblée générale.
La question a rebondi au printemps dernier à propos de la conduite du mouvement. Les acteurs du mouvement social trouvent des formes d’interventions qui les affranchissent de la tutelle d’organisation. C’est sur cette base que se re-légitime l’action militante. Le FSE auquel nous participons, sans l’idéaliser, en est un exemple. Ces mouvements ainsi conçus, ne se contentent ni de la protestation, ni de « faire pression » sur les gouvernements. Mais ils entendent de plus en plus faire jeu égal avec la sphère du politique. Incontestablement, il faut y voir la défiance à l’égard du politique. Mais n’y voir que cela, sans percevoir la recherche de ne plus limiter son champ de responsabilité, serait court.
En ce qui concerne le mouvement altermondialiste : la démocratie participative qui reste encore à mieux définir, apparaît comme le seul moyen d’intervenir dans un espace qui n’est pas couvert pas le suffrage universel. La mondialisation qui a été pendant des années un obstacle aux mobilisations s’est retournée en avantage : ceux qui luttent en ce domaine sont conduits à se passer de délégation à l’égard d’institutions qui n’existent pas.
Au fond, la question qui tenaille désormais chaque mouvement est celle du pouvoir : entendez tous les pouvoirs nécessaires à la maîtrise de son propre devenir. Ce qui, renvoie à une culture de ruptures évoquée par d’autres et à ce que les luttes malmènent le fonctionnement ordinaire des institutions quelles qu’elles soient et quel que soit leur degré de démocratisation, tant elles seront toujours en contradiction avec les avancées de l’initiative individuelle, ce qui implique de se changer soi-même et sa culture au fur et à mesure que l’on change le monde. Il ne s’agit pas simplement « d’aller du local au global », mais que depuis chaque « local » on conçoive le global et on se conçoive soi-même dans ce global. Ni le charisme ni le mode de l’incarnation, formes muettes de dépossessions ne peuvent se substituer à cet effort de production collective de connaissance.
Connaître chaque élément de la société ne garantit pas d’en comprendre le fonctionnement. Les organisations détentrices de ce type de pouvoir symbolique devraient être interpellées et revoir ce qu’elles sont afin de lever les blocages d’accès au politique qu’elles constituent même si c’est malgré elles. Il ne s’agit pas seulement de favoriser des expériences de démocratie participative mais d’en faire une stratégie de transformation de la société.
LE DÉBAT
Christian Delarue : Je suis syndicaliste dans la Fonction Publique d’Etat. La question de la haute fonction publique d’Etat pose plusieurs problèmes :
- Quel plafond salarial ?
- quelle intervention des usagers ?
- le paritarisme : ne devrait-il pas être modifié si la gauche revient au pouvoir ?
- la question du « pantouflage » Ces passages dans le privé, avec retours dans le service public favorisent des réformes favorables au capital.
Isaac Joshua : Un point important et unanime : l’autogestion est plus une culture qu’une orientation politique, c’est une forme d’éducation populaire des travailleurs. Le problème fondamental de l’autogestion c’est l’Etat, on ne peut pas se contenter de le subvertir par le bas ; or l’Etat n’est pas neutre et n’est pas simplement un outil, c’est un Etat qui a une nature de classe, qui est hostile à l’autogestion. Ainsi le premier problème des autogestionnaires ce n’est pas l’autogestion elle-même, c’est plutôt le problème de la prise du pouvoir politique : la question du rôle des organisations politiques est donc posée, il ne faut pas seulement changer à la base mais aussi faire une nouvelle République. La Constitution de la 5e République réduit la participation populaire et la démocratie.
Sylvie Constantinou : Je travaille dans l’économie solidaire. Ici on veut défendre absolument l’Etat ; or, dans l’économie solidaire c’est l’Etat qui est un obstacle, il se considère comme seul détenteur de l’intérêt collectif. Le projet de l’économie solidaire ce n’est pas seulement le développement social, c’est un vrai projet autogestionnaire (coopératives, etc...) qui s’oppose à l’opacité des décisions dans les entreprises.
Gilbert Marquis : Ce que j’ai entendu jusque-là ne correspond pas à ce que je conçois comme étant l’autogestion. Il n’y a pas autogestion s’il n’y a pas synergie entre l’autogestion à la base et la prise du pouvoir : il y a nécessité d’un plan qui ne peut être mis en place par le capitalisme. L’Etat n’est pas neutre, il doit devenir favorable à l’autogestion et refléter la mise en place de l’autogestion dans la société (de plus, il peut y avoir aussi une crise politique sans lien immédiat avec un problème d’autogestion).
L’autogestion fait référence à trois expériences :
- les communautés agraires pendant la révolution espagnole : c’est un mouvement de masse de restructuration de la société.
- la Yougoslavie : là c’est un processus de résistance à Staline et au mouvement communiste international ; en 1950, Tito décide de s’appuyer sur la démocratie de masse, en donnant les usines aux ouvriers : élections des contremaîtres ; des chefs d’équipe, des directeurs...
- la dialectique révolution / autogestion à la base : ce sont les décrets-lois du gouvernement Ben Bella en Algérie, le gouvernement doit s’appuyer sur la base pour faire réussir ses perspectives et pour cela il stimule le processus autogestionnaire.
Ce serait donc une erreur de détacher le processus politique du processus d’expropriation du capital.
Catherine Samary : Deux points sont restés implicites :
Quand on parle d’autogestion, on parle de quoi ? Il ne faut pas renvoyer la question des pratiques ou des expériences autogestionnaires aux « lendemains qui chantent », mais ça pose le problème des limites de ces expériences dans le capitalisme. Il y a donc nécessité d’une lutte contre le capitalisme dans son aspect international, mais aussi par rapport aux institutions nationales : à un moment donné, ces institutions bloquent les ingérences dans la propriété capitaliste ; il faut donc articuler luttes dans le système et luttes contre le système...
La question de l’autogestion dans une société socialiste ; l’autogestion, ce n’est pas seulement la gestion d’une entreprise locale, il faut aussi se donner les moyens de déterminer les grands chois nationaux : cela implique un changement de forme de l’Etat, et son articulation avec les expériences d’autogestion.
Paolo Roberto Leboutte : Il y a deux processus de démocratisation à mettre en œuvre :
- la démocratisation de la politique (budget participatif)
- la démocratisation de la production
Ce sont deux processus de la même importance, qui permettent un passage de la démocratie bourgeoise à la démocratie directe. Cela est possible avec un parti s’identifiant aux travailleurs. Mais dans le secteur économique la situation est très différente : la législation ne permet pas aux travailleurs de pouvoir participer à la gestion des usines, cela se vérifie aussi dans des moments de crise ou dans des secteurs où le capitalisme a peu d’intérêts. Il y a ainsi une possibilité d’autogestion au niveau politique qui est plus développée qu’au niveau économique. Au Brésil, quand la travailleur pratique une autogestion des moyens de production, il s’implique dans le débat politique : ainsi la rupture de la démocratie représentative, et la recherche de la démocratie directe, sont deux facettes du processus d’autogestion. Notre but est de mettre en place des entreprises autogérées, c’est possible au Brésil : on a ainsi une série d’initiatives appelées « économie solidaire » avec des conséquences à tous les niveaux (y compris des cours d’étude sur l’autogestion dans les universités du Brésil !). Il est donc important de soutenir les entreprises en autogestion au Brésil.
A Porto Alegre notamment, il y a un processus autogestionnaire de création de revenus. Il prend deux formes :
- des coopératives autonomes créées par des gens ou des municipalités
- des entreprises en faillite reprises par les salariés Il est donc possible de faire de l’autogestion y compris avec l’existence de la Banque Mondiale et d’entreprises multinationales, le problème principal étant la concentration de la richesse par quelques personnes : il y a nécessité de mieux contrôler les informations, les revenus et le pouvoir. Conclusion : l’autogestion est possible, elle combine démocratie participative et démocratie représentative.
REMARQUES FINALES : RENÉ MOURIAUX
Il ne s’agit pas de conclure mais de tenter de synthétiser les grands axes de la discussion. Celle-ci a porté sur trois points :
1 - la nécessité de comprendre le passé du mouvement ouvrier. 2 - les caractéristiques du monde contemporain. 3 - la démarche autogestionnaire progressive qui suppose trois conditions.
1 - Compréhension du passé :
Si le refus des ravages du libéralisme s’étend et s’intensifie, l’espoir d’un changement de société a disparu. Pour la masse des salariés, le capitalisme apparaît indépassable puisque l’expérience ouverte par la révolution d’octobre 1917 a échoué. A ce fiasco historique, s’ajoutent les diverses défaites de la gauche réformiste dans le monde. Une triple critique du modèle soviétique, des pratiques sociale-démocrates, des renoncements de la deuxième gauche est nécessaire pour construire une autre voie et susciter la confiance dans un processus clairement dégagé des errements anciens.
2 - Caractéristique du monde actuel
Des désaccords existent sur la structuration des sociétés contemporaines avec une approche classiste et une approche réticulaire. Néanmoins, des analyses très proches sont effectuées sur l’évolution du travail (intellectualisation, densification de la compétition, fragmentation de la production, hégémonie de la logique financière), les transformations de l’Etat, la crise du politique, l’unipolarisation des rapports internationaux, la radicalisation du problème écologique.
3 - Perspectives autogestionnaires
Pour éviter la délégation, le substituisme autoritaire, le renoncement cauteleux, le socialisme d’avenir comportera une large part de démocratie participative. La diversité existante des grilles d’analyses et des points de vue imposent la confrontation dans l’élaboration de solutions alternatives aux défis du présent. La recherche ici et maintenant, de pratiques en rupture avec les normes en vigueur est une contradiction à assumer comme telle. Et en même temps il faut chercher à ce que les diverses tentatives communiquent et que la dynamique d’ensemble travaille les conditions d’amplification, la liaison entre démocratie directe et représentation rénovée, propriété publique et capital privé, projet d’entreprise et planification. Bref élaboration démocratique, expérimentation, convergences soutenues par une stratégie de généralisation autogestionnaire.
[1] C’est en septembre 2003 que cette invitation au séminaire et aux deux ateliers organisés sur ce thème lors du Forum social Européen de Paris , Saint Denis et Bobigny a été envoyée par : Les Ateliers pour l’Autogestion (F), Alternative libertaire le mensuel (F),le Autonomie (I), Cercle 25 avril (F), Forum Ambiantalista (I), Observatoire des Mouvements de la Société (F), Politique la Revue (F), Rouge et Vert (F), Veualternativa (E-C).
Lors de la préparation des débats, plusieurs des intervenants sollicités ont souhaités que soient abordés le projet et la stratégie autogestionnaires. Les organisateurs sont trop attachés au respect de la spontanéité pour s’opposer à cette modification des intentions initiales.
[2] Le débat sur les transformations en cours dans le capitalisme est trop riche et trop important pour s’y engager à la légère. Le risque serait ici de minorer celui concurremment nécessaire sur la construction et la généralisation de l’autogestion. Par facilité de langage il m’arrive de désigner l’époque actuelle comme celle du « capitalisme cognitif ». Cela ne signifie nullement que je me retrouve dans les hypothèses qui voudraient que le savoir soit produit en dehors du processus global de la production des biens et des services et qu’il y ait donc lieu de rejeter sans autre forme, les concepts hérités des socialistes et des communistes du XIX° siècle. Certes, comme tout outil, concepts et théories doivent être retravaillés lorsque la matière révèle des propriétés ignorées, des mutations imprévues. Nous sommes en face d’une nouvelle phase du capitalisme -« tardif » disait Ernest Mandel, « en survie » renchérissait Henri Lefebvre- pas d’un nouveau capitalisme. Les interrogations exprimées entre autres par Antonella Corsani ne me paraissent donc pas fondées. « Le capitalisme cognitif : les impasses de l’économie politique » in « Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? » sous la direction de Carlo Vercellone - La Dispute 2002.
[3] « On ne décèle...aucune tendance d’une montée en puissance du modèle cognitif suffisante pour supplanter le modèle actuellement dominant que l’on peut qualifier de néo-taylorien. On assiste au contraire à une articulation entre ces deux modèles. » Michel Husson "Sommes nous entrés dans le « capitalisme cognitif » ? ». Critique communiste n° 169/170.
[4] "L’immatériel". André Gorz. Galilée 2003.
[5] Un Atelier précédent a abordé la définition et la mise en œuvre du projet autogestionnaire donc la stratégie, les acteurs du changement, les formes de la démocratie autogestionnaire, les articulations entre le plan et le marché, l’appropriation sociale, etc.. Comme on pouvait s’en douter, le débat n’est pas clos. Il est vraisemblable que la transition entre la société capitaliste que nous connaissons et celle que nous entrevoyons ne pourra s’accomplir qu’au travers d’une "chaîne de révolution". Mais si le XVIII° et le XIX° siècles nous ont appris ce qu’était la révolution bourgeoise, si le XX° nous a montré ce que n’était pas la révolution socialiste, il reste à concevoir et à réaliser la « révolution de l’autogestion » ou pour le dire autrement l’autogestion de la révolution.
[6] « La connaissance devient un input primordial : sa production et sa détention obéit à des logiques cumulatives qui engendrent des inégalités croissantes entre les individus et les territoires. Dés lors la mondialisation est loin de correspondre à une véritable intégration planétaire des économies aux échanges de biens, de capitaux et de technologies. Elle se traduit en réalité par un processus de polarisation de ces flux entre et à l’intérieur des pays riches de la Triade, selon une logique qui, tout en impliquant certains pays émergents, aboutit pour la plupart des pays à dotations naturelles à une déconnexion forcée, les seuls avantages de ces derniers résidant dans la disponibilité de ressources naturelles ou de main-d’œuvre à bas prix. » El Mouhoub Mouhoud « Division internationale du travail et économie de la connaissance" in "Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? » œuvre citée.
[7] Thomson a annoncé le 3 novembre 2003 la création avec le groupe chinois TLC d’une co-entreprise dont le français ne détiendrait que 33% et serait donc minoritaire, temporairement au moins. La construction et la commercialisation de téléviseurs et de lecteurs de DVD de Thomson sont cédées au nouveau groupe avec notamment les usines situées au Mexique, en Pologne, en Thaïlande. Elles viendront s’ajouter à celles de TLC en Chine, au Vietnam, en Allemagne. TLC-Thomson electronics sera le premier groupe mondial dans sa branche avec 8 % du marché européen, 18 % du marché états-unien et 18 % du marché chinois devenu le 1er marché mondial. A moyen terme la mise en bourse d’une partie des actions détenues par TLC devrait aboutir à un nouvel équilibre entre les deux partenaires. (D’après Le Monde du 4 novembre 2003).
[8] La délocalisation de « matière grise » aura des conséquences sérieuses tant en Occident qu’en Asie. L’Inde forme déjà 260 000 ingénieurs de haut niveau par an. Ceux-ci sont déjà plus nombreux à Bangalore (150 000) que dans la Silicon Valley (120 000). Plus de 200 000 emplois sont menacés en Grande Bretagne. Les services financiers américains prévoiraient de transférer 500 000 emplois à l’étranger d’ici 2008, principalement en Inde. Dans ce pays, les foyers « aisés » représentaient 284 millions d’individus en 2000, soit deux fois plus qu’en 1994-1995. (Le Monde du 9 novembre 2003). Ces mutations sociales font augurer de profondes crises politiques à terme. Ces nouvelles élites seront amenées à réclamer une participation aux pouvoirs politiques. Une crise politique explicite ne manquerait pas alors, de faire apparaître d’autres prétendants, les centaines de millions de paysans sans terre et d’ouvriers sans travail.
[9] « Les salariés utilisant les ordinateurs voient leur travail transformé par les changements organisationnels que facilite l’informatisation. Ils sont plus autonomes et en même temps plus contrôlés. Ils sont soumis à une plus grande pression et aux exigences parfois contradictoires d’organisations complexes. Leur implication personnelle est plus forte. Le niveau scolaire, la qualification, les responsabilités hiérarchiques ou l’ancienneté restent déterminants dans l’accès à l’informatique et encore plus à Internet. Au total, l’informatisation reste largement tributaire des structures sociales préexistantes même si, dans les entreprises fortement réorganisées, les salariés ont, à profil égal, plus facilement accès à l’informatique. » « L’informatisation de l’ancienne économie » in « Economie et statistique » n° 339-340, 2000-9/10 -Michel Gollac et alii.
« ...seules les entreprises ayant simultanément adopté des pratiques de travail flexibles et fortement investi en informatique ont enregistré une forte hausse de la productivité totale des facteurs. En revanche, la mise en œuvre de changements organisationnels sans recours aux nouvelles technologies ou l’informatisation sans réorganisation, ont un impact négatif sur la productivité. » « Le paradoxe de productivité » dans la même livraison de « Economie et statistique ». Philippe Askenazy et Christian Gianella.
[10] Le concept de « travail complexe » est avancé par Marx dans « Le Capital » : ...comparé au travail du fileur, celui du bijoutier est du travail à une puissance supérieure...l’un est du travail simple et l’autre du travail complexe où se manifeste une force plus difficile à former et qui rend dans le même temps plus de valeur ».Une note de bas de page en fait un commentaire rapide. (Œuvres - La Pléiade, tome I, page 749). C’est peut-être dans l’original allemand, rappelé et traduit par Maximilien Rubel (page 1650) que Marx est le plus explicite : « Le travail qui est considéré comme travail supérieur et complexe par rapport au travail simple et moyen, est l’expression d’une force de travail dont le coût de formation est plus élevé, dont la production coûte plus de temps de travail et qui a, par conséquent, une valeur supérieure à celle de la force de travail simple ». Il est sans doute nécessaire de poursuivre l’élaboration du concept alors que les scientifiques, les enseignants, les artistes, sont devenus des acteurs incontournables de la formation de la force de travail du plus grand nombre et donc qu’ils participent ainsi effectivement à la production de la valeur des biens et des services marchands. D’autant que le mode de vie, les rapports sociaux et politiques dans leur ensemble, conditionnent le savoir faire et le savoir être ; non seulement le travail qualifié, complexe se généralise, il est de surcroît un produit social.
[11] « De nombreuses compétences (financières, économiques, sanitaires, environnementales, etc.), qui jusqu’à une époque assez récente entraient dans le champ de la compétence générale des Etats (par application de la « compétence des compétences » qui est l’essence juridique de la souveraineté), sont désormais hors de sa portée parce qu’il n’est possible de les gérer qu’à un échelon plus vaste. »
« Les fondements divers et successifs sur lesquels s’est érigée la souveraineté de l’Etat donnent à voir leur fragilité et, ce faisant perdent leur pouvoir légitimant. Ni Dieu, ni la nature, ni même la raison ne peuvent plus emporter la conviction dès lors que les droits du citoyen si hautement proclamés, ne permettent pas la réalisation des droits de l’homme. Ces derniers s’effritent pour tous ceux qui sont atteints par l’exclusion. Des individus, parfois des fractions des peuples ou des peuples entiers, sont rejetés dans une difficile survie qui est la négation de la vie et la privation des droits réels. L’Etat ne joue alors le rôle attendu que pour un cercle d’individus qui va se rétrécissant et ne correspond plus à l’universel social »
« Affaiblissement des Etats, confusion des normes » Monique Chemillier-Gendreau, in "Le droit dans la mondialisation"- PUF 2001
[12] Je ne vise pas ici ceux qui considèrent que les idées et les lois sont les matrices de toute société. Avec eux c’est un tout autre débat dans le fond, voire dans la forme, qu’il faut mener. Je n’ignore pas la réhabilitation de la « loi », nécessaire dans certains corpus anti-capitalistes. Mais ici, nous sommes souvent confrontés à une posture intellectuelle qui tout en reconnaissant nécessaire l’Autogestion, fait de la « prise du pouvoir » un préalable pratiquement absolu et renvoie celle-là aux lendemains. Au contraire je prétends que non seulement la construction du projet et de l’acteur, mais aussi le contenu et les formes des ruptures, dés à présent réclament une pratique-critique, d’auto-organisation et d’auto-gouvernement.
[13] Henri Lefebvre écrit dans « Sociologie de Marx » (P.U.F. 1974 - page 41) : « la praxis est avant tout acte, rapport dialectique entre la nature et l’homme, les choses et la conscience » mais aussi ( page 49) : « Tout dans le social et l’homme est acte et œuvre. Même la nécessité historique suppose le passage par l’action - la praxis - du possible au réel, et laisse place à l’initiative...La praxis au plus haut degré (créatrice, révolutionnaire) inclut la théorie qu’elle vivifie et vérifie. Elle comprend la décision théorique comme la décision d’action. Elle suppose tactique et stratégie. Pas d’activité sans projet ; pas d’acte sans programme ; pas de praxis politique sans exploration du possible et de l’avenir. ». C’est avec ces significations que j’emploie le terme.
[14] Cf. Samary, Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave, Publisud / La Brèche
[15] Les débats autour des modèles ou de l’expérience ont été trop nombreux pour qu’on les cite ici. L’ouvrage coordonné par Tony Andréani le socialisme de marché à la croisée des chemins (Temps des Cerises), 2004, regroupe quelques textes significatifs. Nous explicitons, quant à nous notre approche dans plusieurs articles sur la question de la citoyenneté et du dépérissement de l’Etat, ou encore de l’articulation de l’individuel et du collectif, notamment dans la revue Contretemps n° 3, février 2002, Dossier Emancipation sociale et démocratie et n° 5, septembre 2002, Propriété et pouvoirs ; voir également les Cahiers de Critique Communiste dirigés par Antoine Artous et Francis Sitel : Marxisme et démocratie, Syllepse 2003
http://www.atelierspourlautogestion.org/
Après le Brésil, c’est en Argentine, que la coopérative a, dans ces dernières années, retrouvé son importance, comme moyen de défense et de lutte. C’est une réponse immédiate, pragmatique, à la logique du profit, qui d’un pays, d’un continent à l’autre, met en concurrence les travailleurs ; les condamnant, ici au chômage et là, à des salaires de misère. La coopérative esquisse l’autogestion dans la production des biens et des services. Le cynisme, la brutalité des financiers, lui donne une pertinence nouvelle. D’autant que dans nombre de pays, la coopérative est restée le recours lorsque la contrainte patronale se fait trop lourde, dans des métiers anciens ou nouveaux.
Mais, aujourd’hui, la coopération, condition de plus en plus nécessaire à la production des biens, des services et des savoirs, ouvre à la coopérative de nouvelles perspectives. Signe encore modeste de l’aspiration permanente des salariés à l’autodétermination, la coopérative de production, dit aussi qu’une autre société est possible ; notamment lorsque ses structures gomment les hiérarchies. Ne contribue-t-elle pas alors à cette nouvelle culture démocratique que nous appelons de nos vœux ?
Ainsi des luttes, des expériences, des conquêtes manifestent non seulement la permanence, mais aussi le renouveau des aspirations à l’autodétermination, à l’autogestion. Il ne s’agit nullement d’une nostalgie passéiste, c’est le produit d’une nouvelle situation. La mondialisation capitaliste réanime d’anciennes contradictions et en provoque de nouvelles. Or s’il existe de nombreux espaces de débats, dans lesquels les événements conduisent à interroger les thèses anciennes, peu s’aventurent à innover, à dégager les avenirs possibles, peu se consacrent au "projet". Quand ils le font, c’est en termes généraux et dans un vocabulaire "scientifique", ésotérique pour un grand nombre. Certes, aux uns et aux autres, à nous mêmes, le siècle écoulé a enseigné la prudence. Mais il faut maintenant en sortir et reprendre l’initiative.
Sans prétendre à quelques-uns et en quelques heures, remplir une telle tâche, nous pouvons néanmoins l’esquisser. Si ce séminaire donne un cadre de références pour le débat et l’initiative autogestionnaires en Europe, nous aurons posé un premier jalon.
C’est dans cette perspective que nous voudrions aborder trois thèmes :
- L’actualité de l’autogestion La transformation des rapports et des institutions politiques, les mutations de la production, tout en aggravant les contradictions sociales, écologiques, idéologiques, ne concourent-elles pas aussi à dégager la possibilité de l’autogestion généralisée, de la république autogérée ? Quelles forces sociales, quelles stratégies permettraient alors d’y parvenir ?
- Pratiques pour de nouvelles institutions démocratiques Les transformations et les contradictions des institutions politiques font apparaître des attentes et des expériences démocratiques nouvelles. Ces structures sont-elles seulement provisoires ou préfigurent-elles les instances d’une nouvelle démocratie ?
- De la coopérative à l’autogestion. La mondialisation accroît les méfaits d’une économie dominée par le profit. Les salariés des entreprises condamnées s’efforcent de les remettre en route ou d’en créer de nouvelles. La coopérative de production n’est-elle pas une forme première d’autogestion ?
LE SEMINAIRE : ACTUALITE DE L’AUTOGESTION
Le texte qui suit a servi à la préparation des diverses interventions du séminaire. Hormis quelques modifications de forme mais aussi l’adjonction des notes en annexe, il est publié dans sa forme originelle. L’intervention orale qui ouvrit le séminaire en donnait un résumé. Cette approche ne prétendait d’aucune façon fonder un consensus. L’un des enjeux de ce débat était précisément de dégager les convergences possibles entre les diverses sensibilités se réclamant de l’Autogestion et plus encore peut-être d’évaluer leur capacité à gérer leurs divergences. Cela est essentiel, car l’Autogestion ne tend pas à l’uniformité mais à la reconnaissance et à l’articulation des différences.
INTRODUCTION MICHEL FIANT
Traiter de l’actualité de l’autogestion, c’est considérer que dans les crises et les béances que provoquent les transformations de la production et des institutions capitalistes, il apparaît des aspirations et des ouvertures qui la rendent concevable et nécessaire. Nous avons à montrer et si possible à démontrer que l’autogestion généralisée, la République autogérée, peuvent définir et structurer un nouveau projet de société. Nous avons constamment à souligner, ce qui dans les pratiques et les revendications des mouvements de contestation -que les causes en soient sociales, politiques, écologiques- exprime les aspirations à l’autodétermination, à l’autogestion. Parce que c’est un trait constant et peut-être pour cela constamment minoré. Parce que c’est plus que jamais, une condition de l’émancipation du plus grand nombre.
Le « mouvement des mouvements », l’altermondialisation, est la première manifestation massive, qui exprime à l’échelle planétaire cette volonté populaire d’autodétermination. Ce mouvement témoigne ainsi de la diversité et de l’intrication des problèmes et des oppositions que soulève le capitalisme globalisé. Mais il n’est pas encore parvenu à construire les concepts, les structures, les stratégies, qui sont indispensables à la synergie, des forces sociales et politiques qui peu ou prou se reconnaissent en lui, pour mettre fin aux méfaits de ce système de domination et d’exploitation des ressources humaines et naturelles.
L’ambition de ces rencontres est de contribuer à la construction de ces outils intellectuels. Nous appartenons ou avons appartenu à des familles politiques différentes, nous provenons de pays différents, mais nous avons en commun la volonté de dépasser le capitalisme, de construire d’autres rapports humains, d’autres institutions, un autre monde. Nous avons aussi en commun l’importance que nous attachons comme moyen et comme fin à l’autodétermination du plus grand nombre, à l’auto-gouvernement, ou pour le dire autrement à l’autogestion. Les formations sociales, les institutions de nos pays sont très comparables, comme nos interrogations, non sur l’Europe des peuples, mais sur celle qu’au nom d’un prétendu libéralisme, les gouvernements en place construisent. Dans ces conditions, la diversité de nos parcours, de nos implications, bien loin de nuire, devrait enrichir nos problématiques respectives, favoriser le dialogue entre nous et avec les diverses composantes de l’altermondialisation.
QUEL MONDE, QUELLE SOCIETE ?
La mondialisation, tendance inhérente au capitalisme, atteint un nouveau stade. Sans engager ici un débat sur la périodisation de ce mode de production, il me semble utile de se positionner dans le débat en cours sur la caractérisation de cette période. Il faut, me semble-t-il, réfuter les thèses [2] selon lesquelles le capitalisme serait entré avec « l’économie de la connaissance » dans une nouvelle et longue ère de développement, de stabilité. Pour autant on ne peut se satisfaire d’une vision du présent comme un développement presque linéaire de ce qui fut au XX° siècle. Des caractérisations comme « néo-tayloriste » [3] ou « super-impérialisme » ne disent que peu de choses sur les conditions actuelles de dépassement, de rupture. Il y a en œuvre des transformations fondamentales et largement irréversibles du procès de travail et de valorisation, des institutions politiques, des formations sociales. La persistance et même l’extension de certaines formes antérieures d’exploitation et de domination ne doivent pas nous dissimuler que prennent forme et force de nouvelles contradictions. La globalisation capitaliste comprise non seulement comme mondialisation mais comme nouvelle phase de « socialisation » -au sens de Marx- pose de redoutables problèmes, mais ouvre de nouveaux possibles. Je n’irai pas jusqu’à dire comme André Gorz [4] que déjà « plusieurs modes de production coexistent ». Mais les prémisses d’une nouvelle société semblent rassemblées, le dépassement de l’ancienne est concevable. Ce sont ces conditions concrètes qui donnent toute son actualité au projet autogestionnaire.
Toute réflexion sérieuse sur le système complexe et contradictoire de rapports sociaux, d’institutions, se développant à l’échelle de la planète, suppose sans doute de reprendre les analyses, de retravailler les concepts. La marchandisation, la financiarisation, la mondialisation, le procès de travail et celui de valorisation, les trames politiques et les structures sociales, tout fait question. Les matériaux pour cette reconstruction ne manquent pas, loin s’en faut, mais les synthèses restent à construire. Elles sont très largement conditionnées par le développement des conflits et des luttes, par l’expérience collective. Ne pouvant ignorer cette nécessité ce séminaire devra donc limiter, relativiser, ses ambitions.
En charge de cette introduction, je m’en tiendrai à trois angles de vue sur la société capitaliste telle qu’elle se présente au début du XXI° siècle. Les transformations du procès de travail, des institutions politiques, des formations sociales me paraissent en effet poser des questions essentielles pour notre débat. [5]
LE TRAVAIL EN QUESTION
L’incontestable transformation du procès de production et notamment du procès de travail dans la dernière partie du siècle passé, fait l’objet d’analyses nombreuses et souvent divergentes. Faisant ici l’économie d’une critique argumentée j’avancerai les propositions suivantes : Le travail immatériel est devenu déterminant pour l’ensemble des procès de production et de valorisation. La conception, la simulation, l’innovation parfois, un travail intellectuel en tout cas, préfigurent chaque moment du processus. Celui-ci suppose une formalisation, une intégration des savoirs, ceux de l’ouvrier, du technicien et de l’ingénieur, dans une démarche souvent plus pragmatique que scientifique. Entre l’homme et la matière s’installe ainsi une nouvelle médiation. C’est manifeste dans les épicentres de la société capitaliste ; c’est déjà perceptible à la périphérie où coexistent les formes les plus archaïques et les plus modernes de travail, donc d’exploitation et de domination. L’image selon laquelle c’est l’occident qui conçoit et le sud qui construit [6] risque en effet de nous dissimuler que les deux pôles sont entraînés dans un même mouvement. Sur le court et moyen terme et au-delà, sans doute n’aurons-nous pas, les mêmes formations sociales. C’est une autre question.
Mais déjà les multinationales transfèrent dans ces nouveaux marchés, leurs capitaux et leurs techniques. Si la main d’œuvre même qualifiée y est très chichement payée, s’il y a des sous-traitants qui pendant un certain temps peuvent maintenir des outils archaïques, le modèle « cognitif » s’impose. Des transferts s’opèrent, des concentrations se font. En Chine [7], en Inde [8], à Singapour, l’informatique et les informaticiens sont de plus en plus présents. Comme les intérêts financiers, les logiques cognitives se mondialisent. Les messages techniques, financiers, politiques véhiculés par les réseaux de télécommunications, transmettent aussi des normes et des représentations. Ce "capitalisme cognitif" n’est pourtant qu’un modèle, un principe d’organisation de la production marchande. Comme le "taylorisme" avant lui, il est à la fois minoritaire et déterminant dans l’ensemble de la production des biens et des services.
La coopération d’une série d’acteurs de divers métiers, souvent de divers continents est requise pour la conception des marchandises, comme pour la mise en œuvre des divers moments de leur fabrication et de leur valorisation. La démarche ne se limite donc pas à l’intégration dans les logiciels du savoir-faire ouvrier ; les salariés sont de façon directe ou indirecte, constamment sollicités. Pour accroître la productivité donc le profit, il faut que tous les acteurs s’impliquent dans le travail commun, en comprennent les finalités, en partagent les modalités. S’il y a peu d’ années encore, Robert Solow s’étonnait que l’informatisation ne semblait pas entraîner de croissance de la productivité, plusieurs études [9] paraissent depuis avoir élucidé le paradoxe. C’est précisément l’organisation de cette chaîne d’échange et de collaboration qui conditionne la productivité d’une machinerie informatisée.
Le savoir se développe ainsi. Nombre de travaux apparemment simples réclame une connaissance de la société, de ses codes, de ses rythmes ; la généralisation de l’enseignement primaire et secondaire est aujourd’hui censée y pourvoir, mais la « quotidienneté » tout encombrée qu’elle soit d’idéologies marchandes et étatiques y contribue et donne à un grand nombre une capacité de dialogue et d’initiative, un savoir-être. Celui-là, souvent nécessaire à la coopération dans les filières de production de biens matériels, est indispensable dans les services aux entreprises et aux particuliers. Les salariés, de toutes les branches et de toutes les qualifications, en nombre croissant, doivent en même temps posséder et croiser un savoir, un savoir-faire, un savoir-être. Cette force de travail qualifiée est le produit de l’enseignement, de l’information, des sciences et des arts et donc des salariés qui s’y emploient ; ce travail est un travail complexe [10]. Elle est aussi le fruit de l’expérience collective et individuelle dans les entreprises, les institutions, la société, c’est une culture, c’est un produit social. Même si elle n’est nullement dépassée, à l’échelle planétaire notamment, la dichotomie entre la connaissance et le travail, c’est-à-dire aujourd’hui entre le capital et le travail, est en question. Ainsi le concept marxien de « général intellect » prend vie sous nos yeux. Mais nul ne garantit, qu’il aura la vie facile !
Ces tendances en œuvre dans les pays où nous vivons et agissons se développent donc de façon contradictoire :
Le savoir, scientifique ou social, en se généralisant se banalise. Les couches techniciennes, elles aussi mises en concurrence avec la main d’œuvre des pays dominés, se retrouvent sous la pression de la flexibilité et de la précarité.
Les frontières entre travail et non-travail deviennent poreuses. Le non-travail est nécessaire à la construction et au développement de la compétence. L’élaboration n’a cure des horaires de travail. Pourtant le Capital, prétend toujours faire du temps la mesure du travail salarié. Avec le "modèle de service", il veut accroître la responsabilisation individuelle. Cela contribue à un climat permanent d’instabilité, voire de culpabilité, dans les entreprises. La réduction de l’effort physique s’accompagne souvent d’une pénibilité accrue du travail.
C’est l’agencement des collectifs de travail qui élève la compétitivité et la compétence globales ; dans leur pratique se construit un savoir collectif qui échappe largement aux états-majors financiers. Les contradictions entre travail concret et travail abstrait, valeur d’usage et valeur d’échange, donc entre travailleurs et patrons, prennent de nouveaux contenus.
LA CRISE DES INSTITUTIONS POLITIQUES.
La démocratie représentative présente tous les symptômes d’une crise systémique. La complexité grandissante des rapports sociaux, la domination du capital financier, concourent à des modifications drastiques des fonctions des institutions nationales ou internationales [11]. Ces modifications rendent de plus en plus fragiles et conflictuelles les régulations sociales et politiques qui deviennent pourtant la principale fonction des Etats.
La représentation en question Les rapports sociaux sont devenus plus complexes. La gestion de la cité, de la société, réclame la mise en cohérence d’intérêts diversifiés souvent contradictoires. L’Etat capitaliste et à sa tête le gouvernement, ont dans ce dessein, deux références majeures, le profit et la stabilité politique et sociale. Pour assurer l’un et l’autre ils doivent tenir compte des attentes populaires, les satisfaire quelquefois, le plus souvent les contenir. Outre les arbitrages entre les divers intérêts capitalistes, ils ont aussi à tenir compte des revendications salariales, féministes, écologistes, humanistes, etc. Dans la plupart des cas les attentes populaires sont déçues. par le contenu de leurs réponses mais aussi par l’absence de dialogue préalable. En effet l’activité de chaque individu se déroule dans des rapports, dans des espaces sociaux différents et diversifiés. L’individu concilie plus ou moins bien ces moments et ces activités. Mais les partis, les syndicats, les associations, des groupes informels, différencient et formalisent les aspirations et les demandes répondant à l’une des facettes de l’existence individuelle. Ce sont ces représentations -le discours et le représentant- qu’il faut convoquer. L’objectif n’est pas seulement la délibération mais aussi l’appropriation par le plus grand nombre des déterminations, des conditions de la vie sociale. Dans les régimes politiques actuels l’absence de ce moment décisif d’une effective démocratie réduit plus encore l’efficience des décisions d’administration. Dans le régime que nous souhaitons il faudrait sans doute à la concertation ajouter l’action, l’expérience collective. Mais ce qui est vrai pour les différentes activités l’est aussi pour les territoires. La façon d’articuler ces moments du processus démocratique, de distribuer et contrôler les responsabilités des différentes institutions, aux différents niveaux territoriaux réclame débats et expériences, mais cela dépasse largement mon propos immédiat.
La démocratie représentative est bien loin de répondre à ces exigences. On s’en remet à des assemblées - souvent lointaines et pressées- pour trancher de questions qui le plus souvent n’ont fait l’objet d’aucun débat et moins encore de mandat, des intéressé(e)s. Ainsi les politiciens et les technocrates, obnubilés les uns et les autres par des enjeux d’appareils et de pouvoir, peuvent à l’infini répéter les mêmes erreurs ou en inventer de nouvelles. Mes critiques visent au premier chef des institutions qui se consacrent à la reproduction du capitalisme. Mais chacun comprend qu’elles pourraient en concerner d’autres.
Le Capital et l’Etat
Avec l’implosion de l’empire « soviétique » se sont effacés des obstacles majeurs à l’expansion mondiale du Capital. Pour un temps au moins le spectre du communisme a disparu. Les peuples ont perdu des espérances, les petits Etats des recours ; même fallacieux ils nourrissaient leurs résistances.
Sous la bannière du libéralisme économique, les grandes puissances capitalistes entreprennent une ultime reconquête qui bouscule ou marginalise les Etats résultant de la grande vague anti-coloniale et ceux qui émergent de la décomposition de l’empire russe. La marchandisation et la financiarisation, l’expansion et la concentration, tout l’arsenal du capital se déploie. Dans chacune des branches de l’industrie et des services se constituent des mastodontes mondiaux. Dans cette compétition, les Etats accompagnent d’abord leurs champions industriels et financiers. Mais le nombre de ceux-ci se réduit. Fusions et acquisitions font que les assemblées générales et les conseils d’administration deviennent cosmopolites. Quelques centaines de groupes mondiaux émergent. Leurs attaches industrielles, financières, politiques sont multiples et leurs orientations, leurs décisions, échappent très largement au contrôle des Etats. Un grand nombre d’accords économiques, de conventions normatives, d’arbitrages interviennent sans l’assentiment de ceux-ci, ni même leur information. Il y a des « lois » qui n’ont plus besoin d’Etat. Soumis aux pressions du marché financier, engagés dans le marchandage politique international, les Etats ont de moins en moins de moyens juridiques ou législatifs de s’opposer - s’ils le souhaitaient- aux exigences du Capital. Il y a d’évidence des moments, des conflits, où ils retrouvent une marge d’autonomie à l’égard des logiques et des pouvoirs dominants à l’échelle planétaire. Mais en règle générale il faut pour amener à résipiscence, telle ou telle multinationale, tel ou tel Etat, de puissantes et durables mobilisations populaires. Les manifestations contre l’invasion de l’Irak, furent sans précédent par leur ampleur et par le nombre de pays où simultanément elles eurent lieu. Elles n’ont pas ébranlé les pouvoirs étatsuniens, faute sans doute de pérennité et donc de structures spécifiques.
Aujourd’hui les Etats occidentaux -capitalistes de constitution - n’ont nulle raison et en tout cas guère de possibilité de récuser la domination mondiale du capital financier. Leur existence n’est nullement menacée, mais leurs fonctions ont changé. Dans les périodes antérieures, ils devaient assurer le développement, la coexistence, les privilèges voire le monopole des capitaux allogènes, donc l’ordre dans le territoire national et l’empire colonial. Maintenant la tâche majeure des Etats est l’ouverture de toutes les frontières aux marchandises et aux capitaux, c’est-à-dire la défense du nouvel ordre mondial. Le conflit larvé entre le gouvernement Bush et certains pays européens n’est pas un conflit entre des impérialismes concurrents, mais porte sur la meilleure façon de gérer l’Empire capitaliste. Les successifs gouvernements étatsuniens prétendent régenter cet empire, cela est évident sous Bush, plus discret mais déjà présent sous Clinton ; les déboires en Afghanistan et en Irak peuvent-ils les conduire à se contenter de l’hégémonie ?
Ainsi, hormis pour quelques fonctions régaliennes, notamment militaires, et un clientélisme favorisant certains groupes amis, le protectionnisme n’a plus guère de raison d’être. Le couple Etat-Capital est toujours inséparable, mais la distribution des rôles n’est plus la même.
Une régulation européenne ?
"Comme tant d’autres choses en Europe après 1945, la "Communauté" fut à la fois créée par et contre les Etats-Unis". Institution modérant les tensions sociales et politiques au cœur du continent, militarisée lors de la « guerre froide », elle affirme à la fin de celle-ci une autre vocation. Le traité de Rome institutionnalise la prééminence du marché, l’économie européenne s’intègre progressivement au grand marché mondial, mais les Etats confortent les institutions communes mises en place L’existence de ces dernières, au moins autant que l’intention, rend concevable l’autonomie politique. La domination des USA est en question, potentiellement au moins. C’est dans cette ambiguïté que se construit et s’élargit l’Union européenne.
Dans cette construction, les Etats abandonnent aux institutions européennes certaines de leurs prérogatives et même des droits régaliens sont délégués. Fruit de compromis incessants, tant sur le fond que sur la forme, les accords européens ne peuvent aboutir que si la négociation est discrète et les textes suffisamment abscons pour autoriser des nuances dans leur interprétation. Dans les conflits permanents qui agitent les instances européennes, la Commission face au Conseil, a une capacité d’arbitrage et de suggestion qui renouvelle la parabole du maître et du serviteur. Les assemblées nationales, issues du suffrage universel n’ont plus qu’une fonction législative subsidiaire. Les avancées de la démocratie représentative sont en question.
Il semble donc que les méthodes de régulation politique, traditionnelles en Europe aient fait long feu. La démocratie parlementaire, instituée à la fin du XIX° siècle, dans une grande partie de l’Europe occidentale permettait de fait une reconnaissance réciproque de l’Etat et du prolétariat. Les partis de gauche et ouvriers faisant preuve de leur fidélité au régime furent progressivement intégrés au dispositif parlementaire et gouvernemental. Leur posture devint ambiguë ; leur représentativité supposant à la fois qu’ils expriment les revendications et les attentes de leur électorat mais aussi qu’ils se portent garants des compromis conclus et donc de la discipline de leurs mandants. Condition de la construction du prolétariat en classe pour soi, ces partis en même temps l’empêchèrent de réaliser son opposition organique au capitalisme. Aujourd’hui les partis de gauche sont affectés par la délégitimation de la démocratie parlementaire, mais aussi par la réduction ou la dispersion de leur base sociale originelle.
Dans la crise larvée qui frappe les démocraties occidentales, nombre de mesures sont expérimentées avant d’apparaître comme de simples expédients. Primauté des exécutifs, compétence restreinte des assemblées élues, bipartisme, partis confinés à leurs fonctions tribunitiennes, tout cela, aux yeux du plus grand nombre, prive les régimes parlementaires de leur légitimité antérieure. La montée de l’abstention dans la plupart des élections en est la traduction. Le maintien de l’ordre ne peut plus reposer essentiellement sur l’intégration démocratique, c’est la coercition, voire la répression, qui devient l’instrument premier de gouvernement. Il y a un basculement à droite d’une grande partie des gouvernements « occidentaux ». La droite « libérale » courtise les populistes. Une nouvelle polarisation sociale et politique s’esquisse sans qu’apparaissent encore de projets et de structures ouvrant une alternative crédible.
Le capital ne pourra pas poursuivre très longtemps dans la voie populiste et réactionnaire illustrée notamment par Bush ou Berlusconi, sans une dictature explicite. Or dans les conditions actuelles, il lui déjà difficile d’obtenir une implication soutenue des salariés dans la production des biens, des services et des savoirs. Car le niveau de vie se détériore pour certains, stagne pour beaucoup et les dysfonctionnements sociaux et politiques se multiplient. En même temps la possibilité en Europe, d’un nouveau compromis social-démocrate achoppe sur l’inexistence, de programme, de base et de mobilisations sociales
Les partis de gauche et d’extrême gauche ne pourront s’en tenir longtemps à des attitudes électoralistes ou proclamatoires. A défaut d’alternative effective aux orientations répressives, aux pulsions régressives, les conditions existent pour un renouveau idéologique et pratique de forces réactionnaires et racistes, redondance du fascisme dans un nouveau contexte. Or la conception et l’appropriation d’un projet alternatif par le plus grand nombre réclament des initiatives et des avancées concrètes, des formes nouvelles de démocratie militante.
LES FORMATIONS SOCIALES
Les transformations du procès de production entraînent une évolution des formations sociales. Les sociétés, les classes, des pays européens, malgré des spécificités durables, sont engagées dans un même mouvement.
Il y a en Europe, une polarisation croissante entre capitalistes et travailleurs. Les classes capitalistes, « mondiales » ou « allogènes », plus puissantes que jamais sont numériquement plus réduites. Les petits propriétaires du commerce et de la terre, très souvent attachés au profit, sont de moins en moins nombreux. Les salariés sont devenus la très grande majorité. Il y a néanmoins une forte interrogation sur les forces sociales capables d’assumer les changements et les ruptures nécessaires, forces qui en tout cas ne paraissent pas pouvoir se limiter au « prolétariat ».
Le vocabulaire que les uns et les autres nous employons - les gens, la multitude, le peuple, le plus grand nombre, le salariat, le travailleur collectif - traduit ces incertitudes. Car ces approximations ne désignent ni des classes, ni des groupes sociaux ; elles ne se référent pas à des espaces de socialisation, à des structures où se confronteraient et se mémorisaient les expériences collectives. Cela renvoie alors au « peuple-événement » de Pierre Rosanvallon ; un peuple mis en mouvement par ses pulsions plus que par la raison. A charge pour les penseurs de lui fournir celle-ci...Le « salariat » voudrait rappeler le « prolétariat », mais un nom ne peut tenir lieu de concept et moins encore suffire à définir, à construire une force sociale. Le salariat c’est « la concurrence des ouvriers entre eux » disait déjà au XIX° siècle le Manifeste communiste. Aujourd’hui, le risque d’une scission entre « la force de travail qualifiée et la force de travail totalement déqualifiée » tant à l’échelle de l’entreprise que de la planète est bien réel. Ce facteur vient s’ajouter à des causes plus anciennes de régression de la conscience de classe. La dispersion des grandes unités industrielles, la diversification des métiers, la désaffection des syndicats et des partis ouvriers, tout cela l’atteint.
Mais le problème n’est pas seulement la classe "pour soi" mais aussi la classe "en soi". Le développement de ces nouvelles couches salariées, que les statisticiens désignent comme « professions intermédiaires », en effet nous interroge. Des salaires plus élevés, des professions plus qualifiées, ne les impliquent pourtant pas dans leur majorité, dans l’exploitation ou la domination capitaliste. Plus dégagés des contraintes économiques et hiérarchiques, ils sont souvent plus sensibles aux contradictions sociétales et environnementales, apportant ainsi à la contestation des dimensions indispensables. Une participation significative de ces groupes sociaux aux conflits et aux luttes anticapitalistes conditionne la constitution d’un nouveau bloc social majoritaire.
En attendant, le mouvement altermondialiste est l’analyseur. Il porte la contestation au niveau planétaire où se tiennent les pouvoirs réels. En même temps les mouvements qu’il rassemble ne s’opposent aux dysfonctionnements, aux dominations, aux exploitations que dans des espaces sociaux spécifiques, parcellaires. Si les hommes et les femmes, engagés dans ces mouvements, sont concurremment ou successivement, présents dans nombre de ces espaces, ils ne se sentent particulièrement impliqués que dans certains d’entre eux. Ce sont alors les méfaits du capitalisme qui sont mis en cause plus que son existence. L’écrasante puissance des pouvoirs dominants, la réelle difficulté à concevoir des réponses globales expliquent très largement cette fragmentation du politique. Les partis de gauche et d’extrême-gauche auraient vocation à proposer de telles réponses. L’implication dans les appareils d’Etat des uns, les postures passéistes des autres, les disqualifient. Est-ce conjoncturel, est-ce organique ?
Pour le dire autrement et schématiquement, la « classe ouvrière » ne doit pas et ne peut plus, prétendre à l’hégémonie et moins encore le « parti ». L’acteur social du changement ne peut se construire, les mouvements sociaux se constituer en force sociale à la dimension des adversaires et des enjeux, sans un projet où chacun reconnaît ses objectifs, comprend et accepte ceux des autres. Le projet ne peut être élaboré, approprié par le plus grand nombre sans la participation et l’expérience, des mouvements sociaux. L’acteur et le projet sont ainsi leur condition réciproque. Comment sortir de cette opposition paradoxale si ce n’est en multipliant les démarches et les structures autogestionnaires, les rencontres et les initiatives des hommes et des femmes militants dans les divers espaces sociaux, dans les diverses formes associatives et politiques. Ainsi l’Autogestion apparaît comme une condition de sa propre généralisation.
EN GUISE DE CONCLUSION
Allant un peu au-delà de l’introduction annoncée, je voudrais souligner ce qui me sépare de beaucoup d’auteurs y compris amis [12]. La plupart, favorables ou sceptiques, traitent des perspectives autogestionnaires, en termes d’institutions et de droit. Cela me paraît important mais second, ce qui en bon français ne veut pas exactement dire secondaire. L’Autogestion, la démocratie autogestionnaire, dans sa genèse comme dans son développement c’est une praxis [13]. Ce sont les rapports sociaux, les sociabilités et les conflits, qu’ils engendrent, qui permettent au plus grand nombre de s’approprier des savoirs, ou plus exactement d’acquérir au travers des expériences collectives et individuelles une capacité à construire un savoir. Il ne s’agit pas que chacun sache tout et de tout décide. Il s’agit dans le travail, dans la politique, dans la vie quotidienne d’apprendre à discerner et analyser, hiérarchiser et articuler, les problèmes, d’apprendre aussi à en débattre et à tester, expérimenter les réponses. C’est avec cette exigence première que l’on peut concevoir, construire, de nouvelles règles sociales. En un mot, pour moi, l’Autogestion c’est une culture. le 30 octobre 2003
HEURS ET MALHEURS DE L’AUTOGESTION
TONY ANDREANI
Qu’est-il arrivé à l’autogestion, qui fut le thème porteur de toutes les aspirations nées du choc idéologique et politique de Mai 1968 et un slogan commun à tous les partis et syndicats de gauche dans les années 70, qui les voient s’y rallier les uns après les autres (tout en lui donnant des contenus très différents) ? “Dernière utopie ”, disait-on volontiers hier. Mais voilà que l’utopie renaît, que beaucoup s’en réjouissent, et que ce qui s’appelle le “ mouvement altermondialiste ” semble bien en être une puissante résurgence.
Mon propos (qui sera aussi une forme d’auto-critique) est que l’autogestion était effectivement une forme d’utopie, et même la forme la plus achevée de l’utopie moderne en ce qu’elle exalte l’autonomie de l’individu et la démocratie contre toutes les formes de collectivisme et d’assujettissement. Utopie réelle, dans la mesure où elle incarne un mouvement profond, irrépressible, de l’histoire contemporaine. Mais utopie, dans la mesure où elle efface les contradictions, et cesse d’avoir une prise sur la réalité. Le problème est alors de la dégager de cette “ gangue idéologique ” pour lui redonner son effectivité.
Ma deuxième observation est que cette utopie, justement parce qu’elle n’a pas su affronter les contradictions qu’elle portait en son sein, s’est facilement retournée en son contraire. Evolution saisissante. Ce qui était un projet anarchiste de gauche, renouant avec une vieille tradition du mouvement ouvrier (le proudhonisme, le communisme libertaire, le syndicalisme révolutionnaire, les conseils ouvriers, etc.) s’est mué chez nombre de ses défenseurs en un projet anarchiste de droite, synonyme de désétatisation, de privatisation, de dérégulation, d’abandon aux forces du marché. Ce qui devait être une réhabilitation de la politique, une exaltation du plan démocratique, est devenu une soumission aux lois de l’économie de marché capitaliste.
Le parcours politique d’un Michel Rocard en est une illustration qui ne manque pas d’étonner. Ce qui était appel à l’autogouvernement des travailleurs est devenu accompagnement social de la gestion capitaliste et participation à la propriété capitaliste (actionnariat salarié). Il est curieux de constater à ce propos l’inversion des rôles entre FO, autrefois championne du dialogue social avec le patronat, et la CFDT, autrefois championne d’une lutte sans merci et tous azimuts sur le terrain de l’entreprise. Je pourrais ajouter d’autres exemples de ce retournement de perspectives. On peut lui trouver toutes sortes d’explications sociologiques et psychologiques, mais on peut penser qu’il avait aussi des racines dans l’idéologie autogestionnaire elle-même. Je vais, faute de temps, m’attacher à trois points, parmi les plus sensibles : le rapport à l’Etat, le rapport à la propriété d’Etat, le rapport au Plan, et les présenter sous forme de thèses.
Thèse 1.
La critique de l’Etat a sapé les fondements de la démocratie. Le nouveau mouvement autogestionnaire ne doit pas détruire l’appareil d’Etat, mais le soumettre à des institutions démocratiques revivifiées.
Le courant autogestionnaire avait deux adversaires majeurs : le Léviathan soviétique et l’Etat gaulliste, un Etat particulièrement fort, pour ne pas dire autoritaire (c’est pourquoi le mouvement autogestionnaire sera, à bien des égards, typiquement français). On s’en prenait d’abord à l’Etat de la domination de classe, et à l’Etat répressif en particulier. Il fallait donc réduire le champ de la loi au profit de règles contractuelles, alléger les contraintes administratives, rendre à la société civile un certain nombre de ses pouvoirs (ce sera par exemple le mouvement des radios libres). Au bout de ce chemin il y aura l’Etat modeste, et finalement l’Etat néolibéral. On s’en prenait à la centralisation étatique, et les autogestionnaires furent des ardents défenseurs de la décentralisation. Ils le sont toujours, prônant la démocratie de proximité, avec cette conversion supplémentaire : la concurrence entre territoires n’est pas une mauvaise chose. Il y avait bien du vrai dans cette critique : la démocratie représentative, mais aussi la démocratie pyramidale de type conseilliste (telle qu’elle fut mis en œuvre notamment en Yougoslavie), privait les individus de leur capacité politique, se retournait en pouvoir d’une oligarchie et d’une technocratie.
En fait, il y avait là une contradiction à prendre à bras le corps : la contradiction entre le sujet politique, en théorie pair parmi les pairs, et l’individu avec ses intérêts particuliers. Or on a voulu évacuer cette contradiction en ne laissant au premier que ses droits individuels (politiques et civiques) au détriment de ses droits sociaux, et en valorisant le second, défenseur de son pré carré. Cela devait aboutir à la démocratie d’opinion, dont Rocard a fait un si grand usage, et à la démocratie de marché, où chacun fait son marché politique, en fonction de ses intérêts. Le système représentatif est devenu plus que jamais cette “communauté illusoire ” dont parlait Marx, et le “ système des besoins ” a été dominé par les groupes les plus fortunés et les plus puissants.
Le nouveau mouvement autogestionnaire, prône, lui, “ l’autogestion des luttes ” et la démocratie participative. C’est bien différent, puisqu’il s’agit au contraire de retrouver une capacité d’analyse et d’intervention politique perdue. Mais je vois un danger qui le guette : déserter le champ de la démocratie représentative au lieu de le reconstruire. Cette démocratie représentative est, certes, bien peu satisfaisante : l’électeur s’abstient ou se fait flouer, et l’on préfère se retourner vers les minorités agissantes ou les “ mouvements sociaux ”. Oui, mais, l’électeur, même inculte, même abusé, même votant pour le Front national, reste un citoyen : c’est le fondement même de la République.
C’est pourquoi la démocratie de participation ne peut être, à mon avis, qu’un troisième pilier, à côté des représentants et des procédures référendaires. Si passionnante que soit l’expérience du budget participatif de Porto Alegre, la plus aboutie en matière de participation populaire, il ne faut pas oublier qu’elle ne mobilise que quelques petits pourcentages de la population, qu’elle reste une manifestation de besoins particuliers, et qu’elle risque toujours d’être affectée par un “ cens social ”, ou, pour le moins, un “ cens culturel ”. Autrement dit elle ne doit pas conduire à faire l’économie d’une transformation profonde des formes de la démocratie représentative, et par suite du rôle de l’exécutif.
Même chose pour la réforme de l’Etat, au sens des administrations. Plutôt que de les remplacer en partie par des organisations issues de la société civile, et financées par l’Etat, mieux vaudrait, la plupart du temps, les replacer sous contrôle démocratique pour éviter que ce soient elles, fortes de leur expertise et de leur pouvoir technocratique, qui imposent leurs décisions : par le haut, en redonnant l’initiative et le pouvoir de choix au parlement et aux ministres (niveau de la démocratie représentative), et en évaluant leur action en fonction des missions qui leur sont confiées ; par le bas (niveau de la démocratie participative), en les soumettant au contrôle et aux demandes des usagers et de leurs associations. Si les administrations ne peuvent être autogérées, puisqu’elles sont chargées d’exécuter des décisions politiques qui devraient être d’intérêt général, un peu de pression autogestionnaire ne leur ferait pas de mal.
Thèse 2.
La critique de la propriété d’Etat a conduit au social-libéralisme. La perspective autogestionnaire ne doit pas détruire la propriété d’Etat quand il s’agit de services publics, mais la démocratiser.
Il s’agissait pour le courant autogestionnaire, dans les années 70, de trouver une troisième voie entre le système soviétique et le capitalisme, mi privé mi-étatique, à la française (c’est pourquoi le parti socialiste sera le lieu de réception politique du courant). Et cette critique a attaqué par le fait même tout le compromis social keynésien, qui s’était mis en place justement sous la houlette de l’Etat interventionniste. Le grand mot d’ordre était : rendre à la “ société civile ” les pouvoirs confisqués par l’Etat. On s’en prenait d’abord à l’étatisation des moyens de production. C’est ici le programme commun qui était visé, puisqu’il reposait sur une large étatisation. La gestion tri-partite des entreprises publiques était mise en cause, car elle déléguait les pouvoirs et parce que l’Etat restait maître du jeu (l’idée rocardienne que les nationalisations doivent se faire non à 100%, mais à 50% ne répond pas seulement à un souci de faisabilité, mais à la volonté de panacher le pouvoir de l’Etat pour le réduire). On n’était pas contre la nationalisation, mais à condition qu’elle corresponde à une redistribution des pouvoirs de propriété entre les l’entreprise et les instances sectorielles, locales, régionales, nationale (Rosanvallon appelait de ses vœux une “ dépropriation ”) et qu’elle s’accompagne d’une démocratisation en profondeur de l’entreprise (conseils d’ateliers, groupes autonomes etc.). Mais ce programme n’a jamais été approfondi et on en est venu à désespérer rapidement de la capacité de l’Etat propriétaire à se dessaisir de ses prérogatives.
Au bout du chemin, on préférera jouer le jeu de l’entreprise capitaliste, qui ne demandait qu’à s’autogérer (à subir le moins possible d’obligations), dans l’espoir que les salariés pourraient mieux y faire valoir leurs droits. De fait l’entreprise capitaliste s’est empressée de détourner à son profit un certain nombre de revendications d’autonomie (ce seront la “gestion participative par objectifs”, les “cercles de qualité”, les “groupes de projet”, plus généralement le “management participatif ”), le tout sous le contrôle de la hiérarchie. Puis on s’est avisé que la mondialisation était incontournable. Dès lors le capitalisme actionnarial ne pouvait être remis en cause, et tout ce qu’il restait à faire était d’y participer pour disposer de contre-pouvoirs. On s’en prenait ensuite à l’Etat providence, considéré comme une vaste machinerie bureaucratique opaque et éloignée des besoins des gens. Dans son livre sur La crise de l’Etat- providence, Rosanvallon proposait de déléguer à des associations (donc à la société civile) nombre de ses fonctions. Mouvement qui, comme on le sait, aura un bel avenir devant lui, l’Etat allant se décharger de plus en plus de ses responsabilités sur elles. Cette critique de la propriété d’Etat et, plus spécifiquement, des services publics, était la porte ouverte au retrait de l’Etat. Or l’autogestion ne peut être la solution s’agissant des services publics. Parce qu’ils fournissent des biens sociaux, nécessaires à l’exercice de la citoyenneté politique, sociale et économique, ils sont de la responsabilité de l’Etat et doivent être distribués selon un principe d’égalité, sous diverses réserves qui visent à éviter un usage trop dispendieux (ils seront alors plus ou moins payants) ou imposé (c’est alors l’égalité d’accès qui importe). Il est nécessaire que l’Etat garde la décision finale, même s’il est aussi nécessaire que les personnels et les usagers aient des voix délibératives (ainsi dans l’exemple des Universités, seuls services publics qui élisent leurs organes de gestion : aller vers une plus grande autonomie ruinerait le principe d’égalité, en les rendant concurrentielles et en partie dépendantes d’un financement privé). C’est pourquoi il faut se méfier de la concession à un tiers secteur (pour l’essentiel des associations partiellement financées sur fonds publics). Beaucoup y voient la seule voie pour que les individus reprennent en main les services aux personnes ou des services locaux dont ils ont besoin.
De fait il y de bonnes raisons d’être à un secteur d’économie solidaire auquel l’Etat délègue nombre de missions de service public, telles que la vie de quartier, l’accueil des jeunes enfants ou l’aide aux personnes âgées, les tâches d’insertion etc. Il ne s’agit donc pas de nier l’utilité de ce secteur qui, autogéré, est aussi une école de démocratie, mais cela ne doit pas conduire l’Etat à ne plus définir des missions et à faire l’économie d’une réforme profonde des services publics. Les services dits de proximité doivent être un plus et non un moins par rapport à des prestations fondées sur le principe d’égalité et d’universalité. Trop d’autogestion finirait ici par entamer ces principes républicains. En somme la contradiction qu’il s’agit non de lever, mais de faire jouer de façon dynamique, est ici la contradiction entre le besoin de communauté (les services publics font communauté nationale) et le besoin d’autonomie (se prendre en charge, satisfaire ses besoins propres).
Thèse 3.
La critique du Plan a abouti à l’autorégulation des marchés. Les entreprises autogérées, dont les formes ne sont encore qu’esquissées, devront être guidées par un plan démocratique.
Les écrits autogestionnaires des années 70 associent autogestion et plan démocratique. Ce vœu restera lettre morte. La propriété publique, qu’on voulait à juste titre rendre plus “ sociale ”, d’une part en faisant intervenir dans sa gestion d’autres acteurs que l’Etat, d’autre part en l’articulant à une planification démocratique et largement décentralisée, fut considérée comme un obstacle à la fois à l’efficacité (l’Etat est un mauvais patron), et à l’internationalisation corrélative de la montée des multinationales. Tout le système public de financement par le crédit fut abandonné au profit des marchés financiers dominés par les investisseurs institutionnels. C’est ce qui a conduit la “ deuxième gauche ”, qui a vaincu les résistances de la “ première gauche ”, a accepter les privatisations, la transformation de la planification en “ régulation ”, et, pour finir, à confier ce qui restait de régulation à des autorités administratives indépendantes. On a bien essayé de sauver quelques meubles en gardant quelques pourcentages d’actions et en privatisant une partie du secteur bancaire en direction des coopératives de crédit (non opéables), mais la logique capitaliste a été la plus forte. Finalement aucun effort sérieux n’a été fait pour trouver des formes de propriété sociale aptes à affronter le défi de la mondialisation et à se passer des marchés financiers.
C’est là que nous en sommes, et là que le mouvement altermondialiste piétine, oscillant entre la recherche d’une régulation plus forte et plus étatique et la recherche de solutions alternatives au capitalisme. Hic Rhodus, hic salta.
Si les services publics doivent rester de la responsabilité de l’Etat (et sa propriété à 100%, du moins au niveau des sociétés mères), on peut rouvrir la perspective d’entreprises publiques, où la puissance publique resterait majoritaire, à condition d’éviter le double écueil d’une tutelle trop étroite et celui d’une carte blanche laissée au management, de mettre en place une participation des personnels qui aille bien au-delà de la loi de démocratisation de 1983, et de reconstituer un pôle public bancaire, pour éviter le plus possible l’appel aux marchés financiers. Mais nous avons les moyens aujourd’hui de penser une autre alternative, sur la base de l’expérience historique accumulée et d’expérimentations récentes, porteuses d’innovations (je pense notamment au commerce équitable et au financement solidaire). Nous disposons de toute une gamme de propositions théoriques : les “modèles” de socialisme autogestionnaire élaborés par des économistes et philosophes. Nous savons qu’il est désormais possible de résoudre le problème du self management dans de très grands groupes d’entreprises, qui peuvent avoir la taille de multinationales : l’organisation en réseau du groupe de coopératives Mondragon en est un exemple pionnier. Nous savons qu’il y a plusieurs possibilités de financement qui se passent des marchés financiers. Je n’ai pas le temps de développer.
Mais je voudrais insister sur le rapport au Plan, plan sans lequel il n’y a plus d’orientations générales décidées en commun, plus de démocratie au sens d’une volonté générale, mais seulement des intérêts particuliers, fussent-ils autogérés, qui s’affrontent sans se combiner en vue d’un intérêt général. La contradiction, qui est au cœur du projet autogestionnaire, est donc ici celle entre l’autogestion des entreprises, c’est-à-dire des collectivités de travail particulières, et ce qu’on appelait l’autogestion généralisée, en fait l’appropriation sociale d’un destin collectif.
Le plan sera un plan sinon impératif, du moins “ programmatique ” dans le domaine des administrations et des services publics, parce que ceux-ci, comme je l’ai dit, sont de l’ordre du collectif, produisent ces biens sociaux qui font collectivité. En revanche le plan ne sera que directif et incitatif dans tous les domaines où il s’agit de respecter les choix privés, où l’on produit donc des “ biens privés ”. On définit un certain nombre de normes qui laissent une grande marge de choix aux travailleurs autogestionnaires. Par exemple on encadre le marché des emplois par non seulement une législation “ sociale ”, mais par des règles générales concernant l’échelle des rémunérations ou les transitions entre deux emplois. Ou encore on fixe des normes environnementales strictes et d’autres qu’on pousse à respecter seulement par des incitations, notamment fiscales. Au-delà on laisse les entreprises se débrouiller comme elles l’entendent. L’autogestion est ainsi une réalité, mais elle cesse d’être essentiellement concurrentielle, elle devient aussi, grâce au plan, coopérative. Bref on passe de l’autorégulation, ou d’une régulation soumise au principe de concurrence, à une véritable régulation collective et démocratique.
En conclusion, l’autogestion a tout l’avenir devant elle à condition qu’elle fasse jouer positivement ses propres contradictions, la première tâche étant de les identifier. Nous devons nous habituer à penser que les contradictions sont le mode normal d’être des individus et des sociétés, et que la démocratie, qui comporte aussi ses contradictions, est une manière de les faire vivre, là où les utopies (je pense aussi bien à l’utopie collectiviste qu’à l’utopie néo-libérale) visent à les plier sur l’une de leurs faces, toujours finalement au profit d’une minorité.
AVOIR DES PRATIQUES AUTOGESTIONNAIRES
BERNARD BIRSINGER Maire de Bobigny
Est-ce possible, aujourd’hui, dans une société mondialisée, où l’on a un capitalisme mondialisé, quand on est maire, quand on est communiste, d’avoir des pratiques radicales, révolutionnaires, autogestionnaires, dans le cadre des responsabilités qui sont les miennes ? Le débat qui se déroule ici est très important ; il renvoie à des concepts qui sont les miens et à un débat de contenu sur la démocratie participative qu’il faut avoir. Est-ce que cette démocratie participative est, pour le capital, un moyen de relooker cette démocratie représentative en crise profonde ? Est-ce le moyen de récupérer la volonté de participer ? Le fait que tout le monde en parle, montre que cette envie de participer et de donner son avis sur l’évolution des choses et sa propre vie, est une aspiration qui ne peut plus être ignorée. En même temps, nous voyons bien aujourd’hui toute une série de tentatives pour essayer de la dévoyer, de la récupérer, de la cantonner au local, avec une « proximité » qui est seulement celle du quartier, alors que dans cette notion de proximité, je mets celle du monde. C’est particulièrement vrai dans une ville comme la nôtre, qui est une ville-monde. On se pose la question d’une autre mondialisation, ici nous travaillons au niveau local, à construire, tout de suite cette mondialisation solidaire.
On voit toute une série de tentatives pour dépolitiser les débats, autour du thème de la gouvernance. C’est le contraire de ce que je mets dans la démocratie participative. C’est à dire, la nécessité de mettre la politique sous contrôle citoyen, donc de changer la politique ; de responsabiliser les personnes, pour augmenter les capacités de réponse de la société aux défis des inégalités sociales et du développement durable de notre planète. Ce que nous voulons essayer de faire ici à Bobigny, avec beaucoup de difficultés et de réflexions, de réussites mais aussi d’échecs, c’est une démarche de transformation sociale. C’est une démarche locale qui vise, dès maintenant, là où nous sommes, à s’attaquer à la concentration des pouvoirs, des savoirs et des avoirs.
C’est clair que si on reste dans les carcans de la démocratie représentative telle qu’elle existe aujourd’hui, il y a très peu de possibilités. Alors peut-on avec ce cadre-là, innover dans des pratiques de démocratie participative, mettre en cause sans attendre ce capitalisme mondialisé et donc miser tout de suite sur l’intelligence des citoyens. Et quand on parle de citoyens dans notre expérience bobilienne, on parle de l’ensemble des usagers de la ville, pas simplement des gens qui habitent la ville, mais aussi des gens qui y travaillent, qui y étudient. Tous nos processus de démocratie participative essaient d’impliquer l’ensemble des usagers de la ville. Comment concrètement pouvons-nous organiser sans attendre le partage de l’information, le partage des décisions, le partage des expertises, le partage de l’élaboration et aussi le partage des avoirs ? Pour moi le débat sur le budget participatif, s’il reste dans les cadres contraignants imposés au budget local, n’a aucun intérêt. L’intérêt c’est un débat politique sur l’utilisation de l’argent bien évidemment au niveau local mais au-delà. Comment cet argent est utilisé dans le monde, comment on produit les richesses dans notre société ? De ce point de vue le Forum social européen est une formidable occasion de mise en réseau de toutes ces expériences. Car cantonnée au niveau local, une expérience de ce type est limitée. Ce que je trouve intéressant dans le Forum social mondial - c’est pour cela que Bobigny participe à tous les réseaux auxquels on peut participer au niveau mondial et au niveau européen - c’est que peut-être l’avenir de l’autogestion c’est justement la mise en réseau de façon à ce que chaque expérience locale, chaque expérience d’entreprise puisse d’une certaine façon devenir une force mondiale, une force globale et que ceux qui sont engagés dans cette démarche sentent cette cohérence. De nombreux Babiliens participent à nos débats, ils se rendent compte aussi de cette possibilité là.
Donc sans attendre comment mettre en place ce partage du pouvoir et comment faire vivre une nouvelle figure de la politique ? Cela implique de remettre en cause les institutions actuelles et de se bagarrer pour des droits nouveaux sans attendre que ces droits nouveaux soient obtenus. Et je crois de ce point de vue qu’il y a à travailler sur des droits de contrôle, sur des droits d’expertise, sur des droits d’information, d’intervention et permettez-moi de vous dire un mot sur une question qui me tient à cœur : puisqu’on parle d’autogestion, c’est la possibilité du droit de vote pour tous les étrangers, notamment au niveau européen, ce qui est loin d’être le cas, à commencer par notre pays. Donc, ici on a essayé de résumer cette démarche en disant : « Babiliens, une ville par tous et une ville pour tous » en considérant que nous sommes confrontés à une très grande complexité, et que nous avons besoin pour régler cette complexité dans notre ville et dans notre société de l’intervention du maximum d’usagers de la ville et de travailler avec l’ensemble des habitants et d’ aller au-delà des cercles habituels c’est-à-dire de solliciter les enfants, de solliciter les jeunes, les étrangers, les quartiers difficiles, d’essayer de multiplier les portes d’entrée.
De ce point de vue quand je parlais d’essayer de trouver des formes nouvelles sans attendre, nous avons mis en place tous les deux ans des assises de la ville qui mobilisent l’ensemble de la population sur une année et qui permettent concrètement d’essayer d’engager une codécision, une co-construction et une délibération nouvelle dans la mesure aujourd’hui où les raisons des abstentions sont pour beaucoup le fait que l’on présente la politique comme seulement réduite au moment du vote, pour un seul choix, pour ou contre un candidat et évidemment sans changement concret dans la vie des gens. Donc comment on construit en permanence le changement avec les gens ? Nous avons trouvé ce système d’assises de la ville qui permette de placer la question de la participation sur un autre terrain. Nous avons aussi réfléchi à ne pas rester cantonner à l’activité de quartier et on a appelé nos comités : « comités d’initiatives citoyennes ». Nous avons instauré dans notre ville un droit de saisine du conseil municipal qui n’existe pas dans la loi et puis comme on est aussi en réflexion sur les questions du contrôle citoyen par rapport aux décisions et aux engagements qui sont pris, a été mis en place lors des premières assises de la ville en 1998 un observatoire des engagements qui est composé de gens très divers, indépendants de la ville, qui établit régulièrement un rapport sur les engagements de la municipalité, qui est distribué dans toutes les boîtes à lettres. Quand on travaille comme ça, c’est un sacré aiguillon pour les élus, pour les techniciens mais aussi pour les citoyens.
On essaie aujourd’hui d’aller plus loin parce que entre le moment où on a démarré avec les limites que pouvait avoir une démarche d’en haut au niveau local, nous sommes aujourd’hui avec des centaines de citoyens qui sont impliqués dans cette démarche. Nous voulons introduire une idée nouvelle, celle de la co-évaluation, de la co-évolution de ces systèmes-là. Nous engageons tout un débat sur : « comment nous concevons nos 4es assises et comment nous concevons l’ensemble de nos outils de participation avec tous ceux qui sont déjà impliqués dans ces processus. Autre idée : c’est que la démocratie participative c’est forcément de l’action sinon, et nous sommes en permanence à nous interroger sur ça, c’est la gestion de l’existant avec le risque de jouer au niveau local le rôle d’amortisseur du capitalisme et donc d’essayer de faire en sorte que le lien soit toujours fait entre le local, le général et le mondial. Ainsi le budget participatif a été accompagné d’une pétition qui a été portée à Matignon sur la nécessité d’avoir une autre fiscalité et d’autres finances pour notre ville. Ainsi, nous avons fait une « consult-action » - nous avons mélangé consultation et action - sur le projet de requalification urbaine. Si vous ne connaissez pas Bobigny, vous avez peut-être eu du mal à trouver les lieux, etc. Vous sentez que nous avons besoin de faire ce travail sur les questions de requalification urbaine. Dix milles personnes ont rempli un questionnaire qui a été porté par 500 personnes de Bobigny, questionnaire élaboré collectivement sur les grands partis pris et stratégie urbaine de cette ville, sur son avenir. Mais ça n’a pas été simplement pour dessiner le visage futur de la ville mais pour revendiquer un droit à la ville et donc comment en permanence nous avons conjugué trois idées : changer la ville, changer la vie, changer la politique.
Enfin, dernière idée, c’est que pour moi, la démocratie participative implique non pas une opposition à la délégation, parce que la délégation doit exister, mais pose la question de revoir en profondeur la notion même de délégation. Aujourd’hui cette délégation a été confisquée, appropriée par quelques-uns. Il s’agit d’inventer une nouvelle république citoyenne participative, autogestionnaire. Donc on imagine avec les citoyens - et c’est le débat de l’Europe aujourd’hui avec la constitution européenne - qu’on imagine donc avec les citoyens des institutions nouvelles au service de cette démocratie participative et de l’intervention consciente de chaque citoyen sur tous les sujets les concernant, du quartier à l’organisation mondiale du commerce. Cela pose la question du rôle des assemblées délibératives par rapport aux exécutifs, des droits d’intervention dans les entreprises - parce que faire ça dans la ville, si on ne peut pas intervenir et qu’on laisse les actionnaires décider, c’est voué à l’échec - sur la question du cumul des mandats, de la parité et qu’on soit beaucoup plus contraignant que ce qui a été fait en France - par exemple parce qu’on est toujours avec 12 % de femmes à l’Assemblée nationale - sur les modes de scrutin.
Pour conclure définitivement, je peux vous dire que ça marche, que c’est un travail énorme, qu’on peut avoir du monde dans ces processus. Les assises de Bobigny, c’est chaque fois entre 6.000 et 8.000 personnes de Bobigny, sur une population de 45.000 habitants, qui participent, personnellement j’y ai beaucoup appris sur ma ville, que c’es très efficace, que les gens sont intelligents et que c’est une façon nouvelle à partir de la ville de fabriquer du commun et d’une certaine façon de renouer avec le côté originel du communisme, cette capacité à construire du commun. Mais vraiment le postulat de départ, c’est de considérer que les citoyens sont conscients, intelligents et peuvent tout de suite changer la donne et donc l’élu que je suis n’est plus un représentants mais un interlocuteur passager qui essaie, à l’endroit où il est, de favoriser ce partage du pouvoir, cette autogestion au quotidien. Je peux vous dire que depuis que je suis maire, depuis que je fais de la politique, j’ai changé dans mon comportement, les techniciens de la fonction publique ont changé et les citoyens ont changé parce que évidemment c’est exigeant pour eux aussi. Je trouve que c’est un moyen très subversif et très radical de remettre en cause le capitalisme mondialisé, de construire un autre monde. Tout ça pour dire que je partage complètement cette conclusion : que l’autogestion, c’est avant tout une culture, comme cela a été dit dans la dernière phrase de l’intervention de Michel Fiant.
L’AUTOGESTION, CONDITION INDISPENSABLE MAIS INSUFFISANTE DE LA TRANSFORMATION SOCIALE
STÈPHEN BOUQUIN Maître de conférences en sociologie, Université Picardie Jules Verne
I. L’AUTOGESTION FACE AUX PROBLÉMES CONTEMPORAINS DU TRAVAIL, DE LA POLITIQUE, DE LA SOCIÉTÉ.
Sur les transformations du procès de travail, les institutions politiques et des formations sociales en général, je voudrais dire trois choses à partir du texte de Michel Fiant :
le travail salarié change mais il demeure une activité contrainte qui se déroule sous l’emprise du capital et qui permet une extorsion de survaleur. C’est là l’invariant. L’autogestion trouve certainement plus de point d’appui aujourd’hui que dans un procès de travail taylorien classique. (d’accord avec Michel Fiant sur ce point sauf sur travail « immatériel », mais ce n’est pas essentiel dans ce débat). En effet, la dissociation entre l’opération et l’opérateur (le salarié) se poursuit. Les machines tournent 24h sur 24h, les robots aussi, les systèmes de contrôle sont semi-automatisés tandis que les systèmes informatisés permettent d’organiser et de surveiller en temps réel l’ensemble du process productif. L’individu au travail n’est plus qu’un maillon d’une chaîne de valeur. Les impératifs techniques de la division du travail tendent à se réduire, laissant davantage de latitudes à une division sociale du travail dont la finalité est de subdiviser un salariat sociologiquement majoritaire. Cette division sociale prend la forme d’une segmentation horizontale et verticale : CDI, CDD, intérim mais aussi ethnicisation et division sexuelle du travail ; jeunes nomades et anciens sédentaires ou encore la division entre unités de production (grandes, petites, donneuses d’ordre et sous-traitantes). Dans les années 70, l’autogestion couronnait en quelque sorte l’alternative au travail taylorien qui défendait l’enrichissement des tâches de travail, la polyvalence et la reconnaissance des savoirs-faire ouvriers. Le management a su habilement récupérer cette revendication, en la limitant à l’atelier, au périmètre immédiat du travail. Le management participatif, les cercles de qualité et les méthodes post-tayloriennes furent « vendues » de cette manière. Le capital pilote la production par l’aval (le marché, le client) et par le truchement de la gouvernance d’entreprise qui permet d’orienter les décisions avec une prise de capital de 15% (les effets de « pyramides »). Dans certains cas, le capital serait même prêt à laisser les collectifs de travail se débrouiller sans management. Dans le projet un peu caricatural de l’entreprise sans usines, les usines sont externalisées et peuvent être des PME de type familiales, des coopératives de techniciens ou de chercheurs free-lance. Peu importe. Au vu du degré de socialisation du travail ( le « travailleur collectif » de Marx s’incarne dans la « chaîne de valeur »), la question qui apparaît en filigrane est donc bien la socialisation du capital et pas seulement l’autogestion de la forme-valeur du travail.
Pour résumer : l’autogestion est à la fois plus facile à partir du développement des forces productives (dont l’humain) et plus difficile comme pratique dissociée d’une transformation générale des rapports sociaux. J’illustre cela avec le fait suivant : tous les jours, Renault fait circuler 3000 poids lourds sur les autoroutes européennes pour acheminer non pas des pièces et des composants mais des voitures à destination des concessionnaires. Il est évident que ces 3000 poids lourds n’appartiennent pas à la même entreprise ... L’autogestion de l’une d’entre elles n’a donc pas de sens tant que demeure dominante la logique de maximalisation du profit. Elle peut seulement avoir un sens pour des entreprises produisant à petite échelle pour un marché local et devra donc signifier son caractère limité mais parfois exemplaire d’un autre mode de production.
La crise des institutions politiques.
Il s’agit d’une crise de la légitimité de l’Etat en tant que garant de l’intérêt général. Il s’agit donc de la crise d’une mystification ; y compris de « l’Etat providentiel » qui ne l’a jamais été pour les peuples colonisés ni pour les couches surexploitées (femmes, immigrés) et qui cessait très vite de l’être dès que les enjeux socio-politiques ne le rendait plus utile (fin de la bipolarisation est-ouest). Cette crise est désormais manifeste mais prend plusieurs visages : abstention massive, explosions sociales mais sans suite, atomisation et repli communautaire. L’Etat répond aux revendications sociales par la responsabilisation des individus et de la « société civile » (auquel les entreprises ou le capital ne feraient plus partie). Les droits sociaux tendent à devenir conditionnels, dépendant du comportement « civique » de l’individu (pas de droits sans obligations/devoirs). L’idéologie communautariste développée notamment par Amitaï Etzioni (USA) répond au problème que le néo-libéralisme ne sait pas résoudre, à savoir une société de marché ne peut pas tenir ensemble. Mais la solution d’Etzioni est régressive : la reconnaissance de toutes sortes de communautés doit répondre au besoin d’identités collectives, de lien social. C’est la problématique de Durkheim, d’installer par en-haut une solidarité là où l’anomie se développe. Ces communautés sont donc à la fois dépolitisées, dissociées de la représentation politique (le quartier, l’église, le club de loisirs) tandis que les communautés essentialisées (les communautés gay et lesbienne, afro-américaine, latino, etc. peut prétendre à une voix au chapitre mais sous forme de lobbying et de consultation). Fait significatif : la démocratie pour les communautariens, c’est permettre à ces communautés de prendre en charge une partie des tâches d’entretien du quartier, du bloc de logements sociaux, de la voirie, etc. Dès lors que les besoins de financement restent hors du champ de la délibération, le budget participatif servira à impliquer et associer ces communautés à la gestion de la pénurie et l’autogestion de la pauvreté. On comprend mieux pourquoi les experts de la Banque Mondiale à se prononcent pour l’utilisation de la méthode de Porto Alegre comme partie intégrante de la méthode de « gourvernance ouverte ».
Les formations sociales
Je ne reprendrai pas dans ce dernier point abordé par Michel Fiant, la question du sujet historique, de la classe salariée mais plutôt un des traits majeurs de l’évolution des formations sociales capitalistes, des centres impérialistes comme de la périphérie. Je pense ici à la polarisation sociale qui se hisse à des niveaux jamais égalés auparavant. Cette polarisation se traduit d’abord sur le plan territorial avec le développement de friches industrielles de la taille de régions entières, une désertification sociale y compris dans les pays du centre, et donc des populations reléguées dans la catégorie des surnuméraires. Cette polarisation, c’est aussi un exode rural massif avec une croissance explosive des villes de pays du tiers monde. Les quelques îlots de prospérité sont noyés dans un océan de misère. On connaît le tableau, il ressemble fort au bouleversement social que nous avons connu en Europe au XIXe siècle. Mais aujourd’hui, il touche toutes les parties du globe dont chaque partie devient plus interdépendante de l’autre. Les millions de personnes peuvent voir de leurs propres yeux, tant dans les pays où l’économie s’est affaissée (Argentine) que dans les pays ou le capital se retire pour implanter ailleurs que sa logique systémique est contraire au bien-être de la majorité sociale. Ce constat est à la base d’une prise de conscience massive qui débouchera immanquablement sur une critique du système et pas seulement de ses méfaits. Mais cette critique ne peut se limiter à l’autogestion de la précarité, de la pénurie, à une économie sociale gérant les restes tombant de la table du grand festin ! En d’autres mots, la terre peut-elle tourner autour de deux soleils à la fois ? Non, la question est donc : comment frapper jusqu’au cœur du système ?
II - PROCESSUS CUMULATIF ET IMPORTANCE DE LA RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE
En suivant le raisonnement de Michel Fiant, on serait tenté de croire que l’autogestion se trouverait au bout de deux chemins qui convergent : d’une part, nous avons le chemin des évolutions techniques et sociales, des rapports sociaux, d’autre part, celui des aspirations à l’auto-détermination présentes dans les mobilisations sociales. La jonction entre le possible et le nécessaire n’est certainement pas acquis d’avance, Michel Fiant n’est pas sans doute partisan de ce fatalisme historique. Même si elle ne doit pas y commencer, la jonction doit se conclure sur des terres non-capitalistes, faute de quoi, l’autogestion aboutit à l’auto-exploitation. Cela étant, dans l’optique développé par lui, on ne voit plus très bien où se situe de point de basculement entre l’accumulation d’expériences, notamment au travers les luttes, leur auto-organisation démocratique au sein de syndicats ou de collectifs, et l’expropriation des expropriateurs, des capitalistes. Point de rupture ni de révolution. « l’autogestion, dans sa genèse comme dans son développement, c’est une praxis » nous dit Michel Fiant. Je veux bien, exit le grand soir, mais alors, sans césure, où est encore le tempo ? Croire que « l’autogestion serait le moyen de sa propre généralisation », c’est très sympathique par rapport aux opprimés et aux exploités, qui n’auraient plus besoin d’un parti-guide, ce parti d’avant-garde d’abord pédagogue du prolétariat puis ensuite dictateur sur ce prolétariat. Mais dire cela, c’est aussi sous-estimer l’adversaire et croire qu’il se laissera déshabiller petit à petit. Je caricature, mais je ne sais pas lire le texte de Michel Fiant autrement que de cette façon : d’abord on lui enlève ses chaussures dans certaines usines, puis dans on lui enlève ses chaussettes dans d’autres filiales, puis on lui attache les pieds par le contrôle du système bancaire, et pendant ce temps-là, ses mains continuent à faire comme avant, notre adversaire continue à siffloter en comptant ses billets tout en gardant ses yeux rivés sur l’écran où défilent les résultats boursiers de l’étranger. On ne saurait supposer résolu un problème qui ne l’est jamais spontanément : la contre-offensive, la contre-révolution. Bref, l’autogestion ne se suffit pas. Je prendrai trois exemples pour en faire la démonstration certes un peu rapide. En même temps, ces trois exemples montrent aussi que l’autogestion, le contrôle ouvrier sur la production n’exigent pas forcément un degré de développement culturel ou technologique extraordinaire et qu’il devrait donc aujourd’hui être admis que l’on ne saurait en faire l’économie, à aucun niveau du processus de résistance et de mobilisation.
L’autogestion peut apparaître, même dans une société semi-féodale
De 1945 à 1947, le Japon traverse une crise de régime. La classe ouvrière s’organise, le nombre de syndiqués passe de quasiment zéro en 1945 à 4,8 millions en trois ans. Les premiers mois après la défaite, le capital (les Zaibatsu) mène une grève de l’investissement, mettant en panne le système de production et de distribution. Face à cette grève du capital, des conseils ouvriers relancent la production dans nombre de secteurs ? Les premiers à le faire sont les travailleurs de la presse, se servant d’un quotidien pour d’emblée diffuser et propager cette méthode de lutte. Les tactiques de contrôle ouvrier sont reprises à peu près partout. Les collectifs de travailleurs maîtrisent et déterminent dans une large mesure les conditions de travail, les cadences et dans certains cas, les choix de production. Dans la chimie, les collectifs décident de réorienter la production sur les engrais. En effet, la pénurie alimentaire menace et conduit à la constitution d’un Conseil Démocratique Alimentaire organisant l’approvisionnement sur une base locale et régionale avec 1,5 millions de volontaires. Le premier mai 1946, deux millions de personnes manifestent. L’autorité américaine décide alors de frapper vite et fort : sous son impulsion, le gouvernement applique 1). une réforme agraire rendant l’accès aux terres possibles à l’ensemble des serfs et coupe ainsi l’herbe sous les pieds de la base sociale du PC ; 2). elle reconnaît le fait syndical en entreprise mais organise la scission de la nouvelle fédération Sanbetsu en faveur de syndicats d’entreprise ; 3) des élections sont rapidement organisées ne laissant pas le temps aux forces de gauche de se constituer une base suffisamment organisée (SD 18%, PC 3,8%) ; 4) elle réprime massivement les associations et structures qui portant la vague ouvrière ; 5). Dès les années 50, le MITI élabore une philosophie managériale basée sur des cercles de qualité, sur la responsabilisation de petites unités productives par rapport aux tâches de contrôle qualité et maintenance.
Le management n’a donc pas attendu la publication de l’ouvrage de Boltanski et Chiapello pour organiser la récupération de la contestation, l’absorption de la démarche autogestionnaire dans une optique néo-corporatiste ...
L’autogestion soluble dans l’idéologie : l’Iran en 1979-1980.
En 1979, lors de la révolution iranienne, la production sous contrôle ouvrier des raffineries de pétrole n’a pas empêché le processus thermidorien de s’achever très rapidement. Les pratiques autogestionnaires furent simplement « islamisés », intégrés dans le nouveau régime de la République islamique avec son économie « islamique ». La guerre fut, de façon bien classique aussi, le moment où ce processus thermidorien pouvait s’achever via la ferveur patriotique tandis que sur le front arrière, la répression touchait des milliers de militants de gauche et une division traditionnelle du travail était de retour pour assurer une production maximale. Cette expérience historique démontre aussi que les pratiques d’autogestion furent solubles dans la théorie étapiste stalinienne selon laquelle la révolution est « d’abord » anti-impérialiste, ce qui implique une alliance avec les forces de la bourgeoisie nationaliste, et seulement lorsque la première étape sera achevée, la révolution pourra devenir socialiste. En Iran, pour le Tudeh (PC) il y avait même trois étapes, d’abord le renversement du Chah, en alliance y compris avec des courants monarchistes, puis nationale-démocratique, en alliance avec les courants bourgeois et religieux. Puis seulement bien après, l’étape populaire-démocratique. Outre le Tudeh, les Fedayins et les Moujahedins reconnaissaient également le gouvernement nommé par Khomeini et le clergé chiite. Par conséquent, les shoras (conseils ouvriers) d’Abadan et de Téhéran tout comme les paysans occupant collectivement les terres, étaient tiraillés entre la sainte-alliance anti-imperialiste et le rejet des bandes armées islamistes pasdarans qui venaient islamiser l’autogestion.
L’autogestion ne porte pas le coup de grâce (Venezuela)
Au Venezuela, le coup manqué du 12 avril 2002 contre Chavez a été suivi d’une vague d’occupations d’usine. En décembre 2002, le lock-out patronal touche en particulier le PDVSA, compagnie pétrolière réalisant 75% des exportations du pays et fournissant 50% des revenus de l’Etat. On, le sait, la campagne de sabotage patronal, que les médias français ont présenté comme une « grève générale » contre le « régime autoritaire » de Chavez, a été mise en échec par une mobilisation massive de la population vénézuélienne, et notamment des travailleurs du secteur pétrolier. Ce sont eux qui ont réparé ou remplacé les installations sabordées par les directeurs et les techniciens hauts gradés de l’industrie. Dans toutes les raffineries, les travailleurs ont occupé les lieux et, d’une façon organisée et méthodique, ont rétabli le fonctionnement normal des installations. Ceci a été accompli sous le contrôle démocratique des salariés eux-mêmes et sous la direction de leurs représentants directs, élus et révocables à tout moment. La PDVSA est la cinquième entreprise industrielle du continent latino-américain et figure parmi les cinquante entreprises les plus importantes au monde. Son fonctionnement implique une technologie très moderne. L’expérience du contrôle ouvrier au Venezuela indique le moyen par lequel on pourrait sortir du chaos économique et de la régression sociale qu’impose le capitalisme aux peuples du monde entier. Un an plus tard, Chavez a « nettoyé » la PDVSA en licenciant 12 000 directeurs et techniciens saboteurs, mais il cherche à les remplacer par une autre structure hiérarchique proche de celle qui existait auparavant. Cette politique ne peut qu’affaiblir le processus révolutionnaire en cours alors que l’expérience du contrôle ouvrier pendant le lock-out patronal a démontré que les salariés n’ont nullement besoin d’une caste de gérants imposés de l’extérieur. Les méthodes de gestion démocratique et socialiste utilisées pour contrer la campagne de sabotage devraient être légalisées et étendu aux autres branches du secteur public. Mais le jeu équilibriste de Chavez ne peut durer éternellement. Aucun compromis avec la réaction n’est possible. A deux reprises, les masses ont repoussé la menace réactionnaire. Tôt ou tard, la classe capitaliste tentera de repasser à l’offensive. Déjà, les propriétaires terriens conservent leurs terres et leur pouvoir, les entrepreneurs continuent à saboter l’économie. Les grandes familles accumulent les dollars dans les banques étrangères, la pauvreté reste importante et le chômage se développe. Si la lutte actuelle n’aboutit pas à un changement améliorant le quotidien pour des millions de gens, une lassitude s’installera et les éléments les plus radicaux se trouveront isolés. La réaction pourra alors reprendre le dessus.
Conclusion :
On pourrait répéter les exemples démontrant que le processus autogestionnaire, aussi large et massif qu’il ait pu être dans ces conditions données, n’a pas permis de combler les manquements ou de surmonter les erreurs politiques. Dans les deux cas cités, le Japon et l’Iran, la mobilisation insurrectionnelle ou révolutionnaire n’a pas abouti. A nouveau, cette question se pose avec acuité au Venezuela.
Ce qui pose la double question, celle d’une force politique ou du parti et celle du pouvoir, ou de l’Etat. Je ne ferai qu’effleurer cette vaste problématique en disant qu’il ne s’agit pas de livrer ici un plaidoyer pour la caricature du parti léniniste d’avant garde mais de souligner l’importance d’une force politique révolutionnaire et de masse, respectant la démocratie au sein de ce mouvement social réel et force de proposition en son sein et sur l’Etat, qu’il faut à la fois, à chaque moment, porter à son point le plus avancé la mobilisation, en faveur d’un changement de régime, avec certainement des formes transitoires - un nouveau gouvernement s’appuyant sur et appuyé par le mouvement social - puis, à partir d’une situation de double pouvoir, agir à partir de nouvelles institutions émergeant du mouvement qui s’appuient sur ces mobilisations et dont les décisions demeurent contrôlés par lui.
QUOI ET COMMENT PRODUIRE
FRANCO RUSSO, Animateur du forum ambiantalista
Deux points importants pour l’autogestion :
1) la nécessité d’un mouvement d’expérimentation des productions sociales : comment produire au-delà des règles du marché ? C’est une question qui n’a pas encore de solution : quoi produire ? Comment ? Avec quelles ressources ? On a assisté sur ce plan à l’échec du capitalisme réel, qui a fait comme le capitalisme avec des entreprises centralisées.
2) le rôle de la gestion démocratique des entreprises pour éliminer les hiérarchies. Mais le problème ici n’est pas seulement la démocratisation de la vie productive mais aussi l’amélioration de la qualité des processus de production, on ne peut plus penser à une production détruisant les ressources : il faut intégrer dans notre problématique la question de la manière de produire (qui ne se résume pas au souci de l’environnement), Marx avait déjà posé la question du type de production.
On peut avancer vers ces objectifs avec deux axes :
1) un lutte politique et sociale contre le marché, il faut lui opposer une gestion démocratique des biens sociaux. Le mouvement ouvrier avait imposé que ces biens reviennent aux citoyens, il faut empêcher le capital de se les approprier.
2) expérimenter une gestion sociale des biens communs (eau, terre...), qui permette de prendre conscience de l’utilisation des ressources naturelles. Par exemple, en Italie nous avons des projets « par le bas » en coopération avec des municipalités (exemple : la gestion de l’eau à Rome, contre la volonté de privatisation), la recherche d’autres formes d’énergie à expérimenter, des expériences sur l’occupation des maisons (au bénéfice des jeunes, des immigrants...) : il y a une volonté de rompre les barrières et de produire de nouvelles expériences. Tout cela pose la problème de la manière dont on utilise les ressources, et de montrer ce que sont les biens universels.
(notes de Q.D)
CULTURE, INSTITUTIONS, DROITS :
CATHERINE SAMARY
Le texte que Michel Fiant nous a proposé pour introduire les débats de cette rencontre conclut sur l’idée que les institutions et les droits sont « un aspect important, mais second ”, par rapport au développement d’une « praxis, d’une culture autogestionnaire ». C’est un point d’accord possible, substantiel s’il s’agit de souligner le sens profond des mouvements « autogestionnaires », formes d’auto-organisation dont la diffusion large peut irriguer et transformer la société toute entière. Il n’y a pas de projet émancipateur sans une telle dimension. Les limites de cette « culture » sont certainement à la racine des échecs passés, autant que son déploiement conditionne des succès à venir. Mais c’est aussi un jugement discutable qui est sous-tendu dans son texte par une présentation à mon sens unilatérale des potentialités émancipatrices offertes par le capitalisme actuel. De façon générale, qu’il s’agisse des résistances dans/contre le système, de l’explication des échecs passés, ou de la mise en œuvre de nouveaux projets autogestionnaire, je voudrais au contraire souligner, en peu de temps et d’espace, l’importance des droits et institutions pour que se déploie la libre initiative... ou au contraire pour comprendre les obstacles dressés par les régimes oppresseurs (qu’ils soient capitalistes ou se réclament du socialisme) contre les mouvements émancipateurs qui pourraient/ pouvaient les subvertir.
« Le mauvais capitalisme chasse le bon » a écrit quelque part Robert Boyer : il tirait les leçons de ses propres espoirs illusoires que de la crise capitaliste des années 1970, et de l’essoufflement (du point de vue capitaliste) du taylorisme et du fordisme, émergeraient de nouveaux modes de régulation incorporant les aspects les plus progressistes des « modèles » japonais et rhénan - avec leur appel à la qualification et à la sécurité de l’emploi comme mécanismes d’amélioration de la qualité et de la productivité. Tout cela recouvre des droits de propriété protégés par des institutions qui se sont mondialisées et font obstacle à toute transformation de l’autogestion « en culture », ou bien qui enserrent ces cultures partielles dans des champs clos. Autrement dit, il est juste et fécond comme le propose Michel Fiant de rechercher les potentialités nées dans le capitalisme actuel et qui en saperont la force en étant autant de points d’appui pour « penser » et vouloir une autre société. Mais il faut mesurer l’ampleur des obstacles qui se dressent sur ce cheminement. La « flexibilité » imposé du « temps » qui divise et rend précaires les rapports de force collectifs, la distance entre les proclamations de libertés et droits et la réalité des exclusions ; le nombre croissant de travailleurs pauvres au niveau de vie indigne rendant les luttes difficiles ; mais aussi la puissance des institutions de cette mondialisation - des multinationales, aux organisations financières et commerciales, en passant par l’OTAN et l’Union européenne elle-même, comme vecteur du nouvel ordre productif régressif, alors que les forces syndicales ont été largement intégrées à cet ordre ou encore incapable d’y résister à l’échelle requise.
Penser les potentialités sans mesurer tous ces obstacles, c’est s’aveugler sur les ruptures « de système » nécessaires pour que puisse se déployer une mobilisation « auto-gestionnaire » digne de ce nom, capable de subordonner l’économie aux décisions et choix humains démocratiques. Certes, on peut s’entendre, contre toute logique d’une simple attente du « grand soir », sur le caractère essentiel d’une ‘« culture » autogestionnaire avant même qu’elle ne puisse se consolider par un changement de pouvoir - mais aussi pour que le nouveau pouvoir ne dégénère pas. L’expérience brésilienne de Porto Alegre montre à la fois l’importance d’une accumulation d’expérience d’auto-organisation dans les quartiers avant que ne mûrissent les conditions d’une majorité locale impulsant la nouvelle expérience de budget participative ; elle souligne les marges possibles d’apprentissage dans/contre le système. Mais là aussi surgit très vite le rôle clé des institutions et des droits, soit dans le sens de la conquête et de l’extension des formes de gestion participative démocratique (rôle du Parti des travailleurs... utilisation de diverses formes d’institutions pour permettre le débat et la circulation des projets, etc.) ; mais aussi, en sens inverse pour limiter l’extension de ces formes : rôle de l’Etat au plan fédéral (des contraintes budgétaires et légales imposées) - et au-delà, rôle du FMI et de ses pressions pesant sur le gouvernement actuel.
L’expérience des ruptures avec le capitalisme et de la Yougoslavie autogestionnaire prolonge les mêmes réflexions, dans un sens dual. D’un côté, on ne peut comprendre les sources de la victoire antifasciste et de la résistance des partisans titistes à Staline sans mesurer la force de la mobilisation populaire dans la lutte antifasciste, les fonctions de dualité de pouvoir des comités de libération nationale. De l’autre, on ne peut comprendre ni l’extension de cette auto-organisation, ni ses limites, sans mesurer le rôle institutionnel du Parti communiste et de l’armée. De même dans les réformes qui verront l’introduction de différents systèmes d’autogestion : on peut, à chaque étape souligner les mouvements et contradictions surgis d’en bas, suscitant les réformes d’en haut [14]. Mais à nouveau, le rôle de l’Etat et du parti, des institutions économiques et juridiques - donc les droits reconnus et limités vont contenir l’expérience autogestionnaire dans des limites étroites, tout en la stimulant partiellement. A nouveau une analyse qui omet l’articulation entre « culture », institutions et droits - répression, expérience et conscience - passe à côté de l’essentiel.
Si l’on tire le bilan des autres pays dits socialistes, loin de toues vision fataliste du passé, on doit souligner la réalité des bifurcations possibles que furent les grandes mobilisations s’engouffrant dans les failles de l’appareil d’Etat-parti pour réduire l’écart entre droits proclamés et réalité - et la répression/ canalisation bureaucratique de ces mêmes mouvements par les institutions « réellement existantes », en 1956 (Hongrie, Pologne, Chine), en 1968 (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne), tournant des années 1970 en Pologne...
En bref, derrière le double échec du passé dit socialiste et d’un capitalisme dont les prétentions d’efficacité et de démocratie sont chaque jour démenties, il y a l’oppression et la révolte des êtres humains. Le projet autogestionnaire est possible et nécessaire car on peut cerner dans l’histoire réelle des deux systèmes du XXème siècle, des moments clés de montée des aspirations autogestionnaires et contestatrices - au tournant des années 1960 avec la France, le Mexique, le Portugal, le Chili... mais aussi la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Pologne... On a vu de part et d’autre, la répression et le démantèlement de ces contestations à la fin des années 1970, suivi par l’offensive néo-libérale et impérialiste dans le monde, enfin le basculement des sphères dirigeantes des appareils communistes et syndicaux vers les privatisations maffieuses. C’est bien l’étouffement des aspirations les plus progressistes qui a marqué l’échec des pays dits socialistes autant que la crise capitaliste des années 1970- et à nouveau, après plus de 20 ans de « réponses » néolibérale, la crise de légitimité du consensus de Washington. Il y a donc bien un enjeu de rapports de forces et de « politique » au sens le plus complexe face à des résistances de la part de pouvoirs socio-politiques dominants. Il n’y a aucune raison de penser malheureusement que le « nouveau capitalisme » dresse et dressera moins d’obstacles au déploiement de mouvements émancipateurs et subversifs - même si « le besoin » d’un autre monde, d’un autre ordre social possible, est de plus en plus évident.
Résistances altermondialistes, droits et institutions
La globalisation croissante des résistances va devoir de plus en plus chercher des réponses aux problèmes rencontrés : la dialectique des mobilisations et de la conquête de droits, reposera à chaque étape l’enjeu des institutions : celles qu’il faudra remettre en cause et celles qu’il faudra transformer radicalement ou inventer pour subordonner l’économie à des choix humains, à des critères écologiques et sociaux. Du local au planétaire, en passant par le « national » et le régional, il faudra bien inventer la manière d’assurer une cohérence de droits sociaux et démocratiques, individuels et collectifs, à différents niveaux où les décisions prises seront les plus efficaces - du point de vue des populations concernées. Si les mots sont discrédités, les droits universels reconnus dans le contexte d’un autre rapport de force, ne le sont pas ; mais ils sont désormais soumis à de majeures régressions. Dans une « démocratie » de fait censitaire et oligarchique le système développe les inégalités sociales, de genre, de nations, sans être même plus prêt à satisfaire les besoins élémentaires (l’accès au logement, à l’eau, aux connaissances, à l’éducation, aux transports, à la culture...). Ce qui fait débat : c’est l’articulation élus/mouvements extra-parlementaires, constituante /auto-organisation populaire qui a manqué dans toutes les révolutions qui ont échoué. La démocratie radicale sera la force de la révolution à venir - ses insuffisances ont été la faiblesse de celles du passé. Y compris pour protéger des conquêtes issues de la démocratie : le bilan des expériences comme celle du Chili d’Allende, montre qu’au sommet des mobilisations populaires en faveur de la satisfaction des besoins fondamentaux, il faudra à la fois cristalliser dans une nouvelle Constituante la légitimité des droits humains reconnus et défendre les conquêtes révolutionnaires par l’extension radicale de l’auto-organisation de masse : il faut rendre difficile, coûteuse une répression frontale. Il faudra propager et rendre attractifs les nouveaux acquis, tendre à les populariser notamment vers les populations des pays dominants : c’est là (aux Etats-Unis en premier lieu, dans les pays de l’alliance atlantique) que la contre-révolution doit être rendue illégitime et désarmée, politiquement.
Le mouvement altermondialiste qui se développe exprime des exigences fondamentales pour un projet autogestionnaire, sans avoir forcément la possibilité ou la volonté de nommer les adversaires ou les buts avec des mots tels que capitalisme ou socialisme que l’histoire a brouillés. Mais dans les faits, dans les valeurs, dans les procédures, ce qui est fondamentalement porté par ces mouvements, sont des idées simples et subversives : l’économie recouvre des choix de société ; le profit et le marché ne sont pas des réponses efficaces à la satisfaction de besoins fondamentaux et de droits universels ; ni le marché, ni les Etats, ni les experts ou les partis ne doivent remplacer le rôle clé des choix individuels et collectifs de priorité et valeurs à mettre au cœur des institutions et des droits défendus...
Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas besoin d’un certain marché, d’une certaine monnaie, d’un certain Etat, de partis politiques et de syndicats, d’institutions économiques... mais ils doivent être des instruments de la démocratie et du jugement direct des êtres humains, et non étouffer ceux-ci.
Une autre notion fondamentale qui progresse est celle de « biens universels », faisant partie du patrimoine (de la propriété) de la planète et que l’on doit effectivement gérer et s’approprier de façon universelle. En font partie la science, les acquis de la connaissance, l’eau, la planète elle-même et sa nature. Leur sont associés des droits universels, qui doivent être gérés sans la dictature des critères de profits et de marché que l’on veut nous imposer dans la construction européenne. Il faut donc des moyens institutionnels pour protéger et gérer ce patrimoine et l’étendre pour le bien de tous, en fonction de droits collectifs d’en bénéficier. Les alternatives à inventer sur ce plan, ne relèvent pas d’une simple « culture » d’autogestion, ni de réponses évidentes. Et il serait trop facile, mais malheureusement inefficace, de dire qu’il suffit de détruire tout ce qui existe, et de s’en remettre à la spontanéité de l’auto-organisation éclatée.
Le mouvement réel des luttes inventera bien des possibles, et nulle avant-garde auto-proclamée n’a de « vérité » à imposer. Mais la mise à plat et la confrontation des projets alternatifs et de leur évolution, tirant les leçons des expériences accumulées et des échecs est aujourd’hui essentielle. Elle impose de mettre l’accent sur les responsabilités politiques de partis et Etats qui ont sciemment brimé et réprimé les mouvements d’émancipation, et de réfléchir aux moyens (en termes de droits reconnus et d’institutions) pour préserver au contraire la pérennité de tels mouvements. Cela concerne tous ceux et celles pour qui le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. Rendons hommage à Rosa Luxembourg, qui, dès 1918 avait critiqué la suppression par les bolcheviks des formes de représentation parlementaire et la limitation du pluralisme - sans pour autant remettre en cause la portée des soviets et conseils ouvriers ou de quartiers. Il y a une réflexion très importante à mener sur la combinaison des formes de démocratie participative et représentative avec la subordination des exécutifs aux élus et le contrôle des élus par la société, avec la prise en compte des liens complexes dans nos sociétés entre l’individuel et le collectif, exprimant les diverses facettes des individus et de leurs aspirations. Il faut également intégrer au débat la lutte consciente contre les risques de bureaucratisation (comme une certaine rotation des tâches, la formation et la remise en cause des privilèges de fonction, le non cumul des mandats, la distinction partis syndicats, la discussion sur les écarts de revenus, etc.). La culture, les aspirations autogestionnaires seront rendues crédibles ( donc plus durable et profonde) par leur enracinement dans des droits reconnus, une autre organisation du temps de travail, de formation et de loisir incluant le partage des tâches ingrates ; l’ensemble doit permettre l’exercice réels de ces droits assortis de moyens financiers et de supports technologiques et médiatiques pour assurer la circulation des informations et des débats, combiner décentralisation et coordination [15]...
Mais sans rapport de forces social et politiques, tout cela restera débat en chambre, utopique au sens d’impossible. Alors que « l’utopie réelle » est nécessaire contre le désordre mondial et ses régressions sociales. Une utopie, au sens de ce qui n’existe pas (encore) mais que le mouvement social (« le mouvement des mouvements », dans sa diversité) perçoit comme possible à partir du réel. Une utopie qui peut se réaliser si ces mouvements trouvent les formes politiques (au sens riche et large du terme) de leur expression et les moyens de cristalliser les droits auxquels ils aspirent...
SE TOURNER VERS L’AVENIR
PATRICK VIVERET
Comme ce séminaire s’appelle "actualité de l’autogestion", je préfère aborder des problèmes renouvelés par rapport à ce qui était le débat dans les années 1970, même s’il y a dans ce débat des éléments toujours actuels. Mais faute de temps, je ne les aborderai pas. Il y a trois éléments tournés vers le présent et l’avenir, qui me semblent fondamentaux, pour interroger cette actualité de l’autogestion.
Le premier, qui était déjà présent dans les années 1970, mais qui a pris entre temps une importance beaucoup plus forte, c’est l’ampleur des enjeux écologiques. Nous voyons aujourd’hui clairement, que le mode de croissance dans lequel nous sommes, est un mode de croissance insoutenable pour l’ensemble de la planète. L’application d’un indicateur comme l’empreinte écologique, fait clairement apparaître, qu’à supposer que l’ensemble de la planète adopte aujourd’hui notre mode de production productiviste (qui est celui des pays occidentaux), il nous faudrait dors et déjà deux planètes, et demain trois, quatre, cinq planètes, pour traiter la nature des ressources nécessaires à ce type de mode de production et de consommation, et d’autre part en éjecter les déchets. Nous avons un mode de production qui est insoutenable. Ce qui fait que l’humanité a un rendez-vous majeur, avec le risque que sa propre niche écologique, devienne sinon invivable, crée des perturbations massives.
Il y a une deuxième question qui ne se posait pas dans les mêmes termes à l’époque, même si la critique du stalinisme réel, du communisme réel, du socialisme réel, était fortement portée par les courants autogestionnaires. Il s’est passé en temps l’effondrement du communisme réel. Cette question est fondamentale, car plus le mouvement altermondialiste est important, plus il a des responsabilités historiques, qui ne sont plus simplement du côté de la résistance et de la protestation (même si ces responsabilités sont considérables), mais aussi des responsabilités du côté de la construction d’alternatives à l’échelle mondiale. Plus ce mouvement a des responsabilités, plus il doit s’interroger sur la nature des alternatives qu’il entend promouvoir. Quels sont les contenus à ces autres mondes possibles ? Il faut nous poser les questions sur les précédentes tentatives d’alternatives au capitalisme (et plus singulièrement, la plus spectaculaire, qui a été celle du communisme réel) ont échoué.
Or nous avons ici deux questions extrêmement importantes. L’une qui est le rapport au pouvoir et au système de dominance. C’est-à-dire le fait que si le néo-capitalisme ou le néo-impérialisme est une des formes de dominance dans l’histoire de l’humanité, il n’est pas la seule. La dominance et l’oppression ont commencé bien avant le capitalisme. L’un des points de débats que le féminisme a justement pointé à travers la question du patriarcat, montre à ’évidence qu’il y a des formes de dominance qui sont antérieures au capitalisme. Et d’autre part, le capitalisme n’est pas la seule forme de dominance. (...) et curieusement les mouvements alternatifs au capitalisme ont été capables, si l’on peut dire, d’inventer d’autres formes de dominance et parfois à certains égards pires que celles mêmes du capitalisme. De la même façon qu’il y a des formes de dominance dans l’ordre du sens identitaire, dans l’ordre du religieux, dans l’ordre de systèmes théocratiques qui montrent que la question même qu’un mouvement intermondialiste qui réactualiserait des perspectives autogestionnaires, peut se poser : c’est celle de l’altermondialisation citoyenne qui se fixe comme objectif la lutte contre toutes les formes d’oppression et de dominance.
L’objectif même d’une auto-émancipation de l’humanité, et ceci ne se borne pas à la lutte contre les formes de dominance spécifiques au capitalisme ou au néo-impérialisme - ça c’est un enjeu qui est, tout à fait capital, y compris pour la façon dont ce mouvement avance et dans son propre élargissement et dans une radicalité qui ne soit pas superficielle. Dans son élargissement parce ce que ça veut dire que si la lutte est contre toutes les formes de dominance et d’oppression nous devons tout aussi bien prendre en charge, tant dans nos combats que dans nos alternatives, la question des autres formes de dominance que celles du capitalisme. Pour ne prendre qu’un seul exemple la question chinoise est une question que nous devons clairement intégrer dans ces luttes-là, de la même façon que la question des luttes contre les différentes formes d’intégrisme.
D’autre part, nous devons et c’est mon troisième point - peut-être, je pense, celui sur lequel nous devons réfléchir avec une exigence renouvelée, c’est qu’entre les risques écologiques d’une part et les risques que font poser la convergence entre la mutation informationnelle et la révolution du vivant qui ouvre d’un côté des perspectives positives considérables du point de vue d’une logique d’émancipation mais qui créent aussi des risques sur la substance même de l’humanité qui sont infiniment plus graves que ceux que par exemple le capitalisme industriel avait fait peser, qui étaient des risques considérables du point de vue de la misère, de la déshumanisation.
Mais là, lorsque vous avez la possibilité de ce que l’on commence à appeler la post-humanité c’est-à-dire cette espèce de fusion de moins en moins fantasmatique entre l’intelligence artificielle et la vie artificielle (André Gorz, dans son dernier livre, l’Immatériel, a superbement mis en évidence ce risque là), c’est la substance même de l’humanité qui est en cause et à ce moment-là le lien entre les risques écologiques et le risque que l’humanité en finisse prématurément avec sa propre aventure, soit par auto-destruction collective, soit par mésusage de la révolution du vivant, pose de façon renouvelée la question de l’auto-gouvernance de l’humanité par elle-même.
Il y a là une vraie question autogestionnaire pour l’humanité elle-même, mais elle change la donne même du rapport au politique. Parce que le mode traditionnel du politique sous différentes formes - c’était vrai de la cité grecque, de la tribu, de l’Etat, de l’empire, etc. - c’était face à l’une des questions les plus difficiles de l’humanité qui est le rapport à sa propre violence, la difficulté qu’a l’humanité à construire des rapports inter-humains qui ne soient pas des rapports violents. L’essentiel du processus politique avait été d’externaliser la violence inter-humaine. On pacifiait ou on civilisait une communauté politique, quelle que soit sa forme, entre externalisant la violence sur l’extérieur - l’étranger, l’infidèle, le barbare étaient les boucs émissaires commodes de cette situation.
Or, à l’évidence, lorsque nous nous trouvons dans l’espace mondial nous n’avons plus sous la main des boucs émissaires de type extra-terrestre qui nous rendent ce service là, c’est-à-dire qu’il y a bien une question liée au problème de la barbarie. Mais cette barbarie n’est pas extérieure, c’est une barbarie intérieure. Lorsque nous prenons le problème de l’émancipation et de l’auto-gouvernance à l’échelle de l’humanité elle-même, l’humanité est certes menacée mais elle est menacée principalement par sa propre inhumanité - et là je trouvais que dans le texte très stimulant de Michel Fiant il y a une question fondamentale qui me semble devoir être beaucoup plus traitée dans les années à venir que nous ne l’avions traitée dans les années 70, c’est le rapport entre ce qu’il appelle le savoir, le savoir-faire et le savoir-être. Parce que l’une des questions que le capitalisme, même sous sa forme globalisée, ne sait pas et ne peut pas traiter, c’est précisément la question du savoir-être et plus l’économie de la connaissance, plus de l’économie immatérielle créent des conditions d’abondance, de richesse potentielle et de richesse tout autant matérielle qu’immatérielle, plus la question de l’abondance se pose et plus l’impossibilité, la pauvreté du modèle capitaliste de développement de répondre à la question du savoir-être, c’est-à-dire du développement dans l’ordre de l’être et pas simplement du développement dans l’ordre de l’avoir, est une question qui devient alors à ce moment une question politique de toute première importance, ce qu’on pourrait appeler la question « anthropolitique », celle-là même qu’Edgar Morin, à travers le débat sur une politique de l’homme, avait commencé de poser. Elle est aujourd’hui la question centrale qui est devant nous.
Quand on prend les grands problèmes mondiaux, que ce soient les grands problèmes sociaux, culturels, économiques ou écologiques, pour l’essentiel ces grands problèmes viennent de postures de dominance et d’oppression et ces postures de dominance et d’oppression sont elles-mêmes liées à la peur, le retour de ce que Recht avait appelé la « peste émotionnelle » est un des problèmes majeurs de notre temps et nous ne pouvons traiter cette peste émotionnelle que si on travaille sur la question de la sagesse au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire de la capacité des êtres humains à produire aussi de l’auto-détermination de leur propre vie et à ce moment-là il y a une tension dynamique qui n’est plus simplement la tension entre le local et le global - qui reste tout à fait fondamental - mais qui est la tension dynamique entre le personnel et le mondial. A Porto Alegre par exemple, il y a eu un début de séminaire qui depuis s’est considérablement développé, sur le rapport entre transformation personnelle et transformation sociale, c’est-à-dire la capacité, la question de la praxis et la question de la culture c’est la question de la posture de vie.
Nous ne pouvons sortir des logiques de violence et des logiques de rivalité qui sont directement liées au couple de la peur et de la domination que pour autant que nous pensons l’auto-détermination de notre propre vie et cette question personnelle est celle-là même que l’humanité, comme collectivité confrontée à la question de l’auto-gouvernance, doit même se poser.
Voilà très brièvement trois questions qui me semblent liées au cœur même de la problématique autogestionnaire mais qui sont renouvelées dans la période historique dans laquelle nous rentrons.
GESTION OU CONTROLE ? EMILIO TADDEÎ (CLACSO)
Je fais partie d’un réseau qui travaille sur l’autogestion sociale en Amérique Latine, en particulier en Argentine. Le contexte actuel se caractérise par :
- un nouveau cycle de luttes sociales (cf. Bolivie)
- un processus d’occupation d’usines
En Amérique Latine les dégâts de la réforme néolibérale ont provoqué la formation d’espaces de souveraineté populaire non mercantiles : il y a ainsi eu l’articulation de mouvements sociaux qui expérimentent des formes de démercantilisation de la vie (avec l’apparition du concept de « territorialisation sociale » : une appropriation sociale du territoire liée aux nouveaux rapports sociaux). Exemples : les pratiques du MST, les expériences productives brésiliennes, les projets des chômeurs en Argentine. Le mouvement d’occupation des usines, conjugue trois objectifs : occuper / résister / produire. Ce mouvement existe depuis deux ou trois ans en Argentine, il est apparu au moment de la crise économique de destruction des forces productives. Ce mouvement qui se développe prend la forme d’une gestion directe par les travailleurs du fait de la faillite des entreprises endettées ; souvent il y a eu des volontés d’expulsion de la police, mais en même temps une résistance très forte des travailleurs soutenus par d’autres secteurs sociaux. Ce phénomène n’est pas nouveau en Argentine, il a déjà eu lieu au cours des années 1960-1970 à propos d’usines textiles, de fabriques pétrolières, ... le mouvement d’occupation d’usines concerne 120 entreprises et 10000 travailleurs. Ce processus entraîne un débat sur le contrôle par les ouvriers, il explique le modèle coopératif adopté par certaines usines, même si cela présente des difficultés juridiques pour le contrôle ouvrier. On a ainsi un débat coopérativisme / contrôle ouvrier dans un contexte d’abandon des entreprises par l’Etat et les capitalistes. En général l’occupation d’usines touche des petites entreprises qui ne sont pas au cœur de l’accumulation du capital, et qui subissent les conséquences de la crise financière. Cette gestion ouvrière directe provoque en même temps un effervescence de débats politiques, qui en retour renforce cette expérience : nous sommes dans une période où se créent des forces sociales, et aussi des mécanismes de solidarité qui dépassent l’entreprise, une période de convergence avec d’autres mouvements sociaux (chômeurs, assemblées populaires...). C’est une expérience encore très limitée, mais elle propose un défi pratique du point de vue du contrôle des entreprises et d’une alternative concrète de souveraineté populaire. Sa caractéristique principale c’est le processus d’assemblées, une dynamique d’assemblées qui pose la question du besoin d’autogestion et de pluralité politique (c’est-à-dire un espace d’hétérogénéité politique) comme centre de construction des résistances au néo-libéralisme.
(notes de Q.D)
SUR L’ACTUALITÉ DE L’AUTOGESTION
PIERRE ZARKA (Animateur de l’Observatoire des mouvements sociaux)
Je prendrais le point de vue des organisations politiques revendiquant la transformation révolutionnaire de la société et négligeant la dimension autogestionnaire que celle-ci appelle. Il y a incontestablement une peur devant la perte de pouvoir, pas obligatoirement dans un sens inavouable mais dans un sens de perte de contrôle de la situation que cela suppose. Et cette peur découle d’un défaut d’analyse quant à l’obstacle que représente cet accaparement de pouvoirs au regard de ce que devient la société.
Pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, les conditions de production des biens matériels ont reposé essentiellement sur la force musculaire et la dichotomie entre travail de conception et travail d’exécution. Cela a favorisé une matrice pour une dissociation entre direction et exécution. Nombre d’historiens, se réclamant du marxisme, comme le britannique Perry Anderson, considèrent que, sans bien évidemment en faire une vertu, les rapports de domination ont joué un rôle dans la mobilisation nécessaire à certains stades de développement de la société. Par exemple, ce ne sont pas les contrées qui ont le plus longtemps résisté au servage qui se sont par la suite, le plus développées.
Pour aller vite, disons que là où tout change aujourd’hui, c’est que la matière grise et les différentes facettes de la personnalité notamment les capacités d’initiatives individuelles et de mise en relations deviennent des forces productives. La révolution scientifique et technologique, informationnelle entraîne une intellectualisation croissante du travail. Mais ce phénomène ne se limite pas à la qualification. Il a de profondes conséquences : la part de choix à faire, c’est-à-dire de décisions à assumer, la part d’initiative et de prise de responsabilités se sont accrues même pour le travail ouvrier.
Allons au plus vite, de plus en plus, le travail requis fait appel à toutes les caractéristiques de l’individu, y compris psychiques, comme ne témoigne d’ailleurs la politique managériale des entreprises ou les entretiens d’embauche. Lors de ces derniers, il est clair que tous les candidats ont la même qualification, et, au-delà des aspects d’intégration, la différence se fait sur les capacités à faire face à l’imprévu, l’esprit d’initiative, la capacité à créer des liens avec d’autres métiers qui ont un autre langage, etc. .Autant de caractéristiques acquises « hors travail » et « hors études ». Il y a là, de fait, la reconnaissance d’un accroissement du rôle de l’individu, de l’unité de son activité et de son autonomie comme facteur d’efficacité. Jean Gandois autrefois président du CNPF, qu’on ne peut qualifier de subversif, a écrit sur les limites du taylorisme et plaidé pour sa transformation en atelier flexible « permettant au métier de mieux pouvoir s’exprimer ». Les parts de conception et d’exécution s’entremêlent de plus en plus. Le recours à la politique managériale, ce qu’ont été « les cercles de qualité » et les tentatives qui leur ont succédé est de manière non avouée, la reconnaissance non seulement que l’on ne mobilise plus les énergies sur la base de et de la dépossession, mais qu’il existe -sans vouloir plagier Raffarin- un savoir « d’en bas », dont les décideurs ne peuvent se passer.
La notion d’expert est de plus en plus contestée lorsqu’elle est affirmée au détriment d’une intervention plus collective. Cela ne veut pas dire qu’aucune dissociation n’est maintenue, mais elle est moins due à l’évolution des forces productives qu’à la manière dont le capitalisme réadapte sans cesse ces dissociations, nourrit un néo-taylorisme souvent au détriment de la qualité du travail aux dires même de la littérature patronale.
Cette réalité favorise de nouvelles attentes concernant les rapports entre individu et collectif et stimule le désir de créativité qui existe en chaque individu en l’exploitant, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire aussi en la développant. On me dira que tout cela est contradictoire avec ce qu’est le capital, c’est bien pourquoi, je pense qu’il y a une crise de la production des biens matériels et culturels, du travail et de ses instruments de domination. Crise ne voulant pas dire pourrissement mais perte de stabilité et d’efficacité.
Cette réalité se retrouve dans des bouleversements de comportements : le mouvement d’émancipation des femmes face à la domination masculine, la perte de l’autorité paternelle, les rapports au sein du couple... participent de la même poussée de l’autonomisation des personnes. On peut bien sûr retrouver dans d’autres périodes historiques des éléments de ces mouvements. Mais qu’ils convergent en faisceaux poussant vers l’autonomie des personnes, modifiant dans ce sens les comportements et les représentations mentales est à relever quand on sait qu’historiquement, la culture politique, même démocratique, en Europe repose au contraire sur des rapports d’autorité, des sentiments d’appartenance impliquant un minimum de discipline grégaire.
La vie politique traditionnelle repose sur des rapports et des représentations largement emprunts de dépossession et de domination. La mobilisation collective des énergies ne laisse guère de place à la créativité de l’individu. On y retrouve les rapports inégalitaires sur lesquels repose le fonctionnement de la société : rapports de commandements qui ont présidé à une certaine efficacité et rapports de substitution : toute structure parle, agit voire pense à la place de celles et ceux qu’elle est chargée de représenter. Elles partent du principe que les détenteurs du savoir doivent guider le peuple jugé ignorant les conditions de son bonheur : c’est vrai des mouvements chrétiens et paternalistes, de la social-démocratie et de la culture bolchevique ou de ce qui en découlait qui considèrent ces mêmes exploités comme unilatéralement sous l’influence de l’idéologie bourgeoise. Or, problème : pour être créatif, l’individu ne peut le faire que dans le cadre d’un collectif.
Conjugué avec l’impuissance des politiques à résoudre les problèmes soulevés par le mouvement social, avec la faillite des grands récits collectifs du XX° siècle, l’immobilisme de la politique au regard des transformations des attentes conduit à reproduire une dissociation du social et du politique. Cette situation débouche sur une forte ambivalence. Le refus de la dépossession et de l’hétéronomie, la conceptualisation des règles en dehors de soi conduit aujourd’hui à une crise institutionnelle à peu près dans tous les pays d’Europe.
Je voudrais en prendre deux aspects en général trop souvent jugés unilatéralement et négativement : les manifestations de non-participation, d’abstentions pas uniquement devant une élection. Est-on absolument sûr qu’il n’y a strictement rien de positif dans les motivations de tels comportements ? N’y a-t-il pas non seulement une forme de protestation devant les choix offerts, mais une méfiance envers une conception du collectif qui dépossède et qui aliène, une aspiration à être davantage partenaire que représenté ? Je pense aussi à ce que l’on appelle « les actes d’incivilités ». Loin de moi d’en faire la forme aboutie de la contestation de l’ordre établi, mais pour autant, est-on sûr qu’au-delà de tout ce que l’on peut dire de juste sur la qualité des liens sociaux, qu’il n’y a pas là une demande de trouver sa place dans la société et que celle-ci n’y répond que par la soumission à un cadre coercitif ? Et que cette aspiration ne parvient pas à être formulée en termes politiques ?
Dans ces deux exemples, il y a des attentes nouvelles d’appropriation. Cela veut dire qu’il faut savoir saisir le paradoxe qui se cache dans le résultat désastreux des forces institutionnelles en 2002 en France et qui pourrait bien survenir en Allemagne. Le dépassement d’un fonctionnement hétéronome est posé face à chaque institution. Il y a donc un dépérissement de l’Etat qui n’est pas d’essence libérale mais peut se traduire par un transfert progressif de pouvoirs vers l’exercice de la citoyenneté. Et il ne s’agit ni d’une mode ni d’une dimension morale, la faillite du modèle bolchevique dépassant le cadre de la répression brutale.
Mais la tentation est grande alors soit de se passer de l’institutionnel soit de continuer à déposer à son guichet ses demandes. L’attente autogestionnaire est là, mais pour l’instant, elle n’inclut pas la totalité de la sphère du politique, quand elle ne la considère pas comme naturellement nocive, sauf à considérer que la démarche autogestionnaire se limite à l’élaboration d’objectifs mais n’inclut pas la sphère institutionnelle qui demeure vécue comme immuablement extérieure à ce processus. Il y a un risque réel de réduire la démarche autogestionnaire au petit et à l’immédiat et à renoncer à être un instrument de maîtrise de l’infiniment grand.
Cela dit, la caractéristique principale des mouvements porteurs d’une certaine dynamique se traduit par une recherche d’autonomie et par une manière elle-même de plus en plus autonome de l’exprimer. En trois décennies, nous sommes passés de mouvements caractérisés par la prédominance des appareils et un comportement à leur égard délégataire, à l’apparition durant les années quatre-vingt de coordinations dans un corps de métiers si syndiqué que le sont les cheminots, puis en 1995 l’assemblée générale est devenue le personnage principal, non plus en opposition au syndicat mais en utilisant ses capacités d’organisations, d’informations et de négociations. Le tout au détriment du « leader », de la confiance acquise une fois pour toute et par là même des coordinations du type 1995, dépassées par le rôle d’élaboration de l’assemblée générale.
La question a rebondi au printemps dernier à propos de la conduite du mouvement. Les acteurs du mouvement social trouvent des formes d’interventions qui les affranchissent de la tutelle d’organisation. C’est sur cette base que se re-légitime l’action militante. Le FSE auquel nous participons, sans l’idéaliser, en est un exemple. Ces mouvements ainsi conçus, ne se contentent ni de la protestation, ni de « faire pression » sur les gouvernements. Mais ils entendent de plus en plus faire jeu égal avec la sphère du politique. Incontestablement, il faut y voir la défiance à l’égard du politique. Mais n’y voir que cela, sans percevoir la recherche de ne plus limiter son champ de responsabilité, serait court.
En ce qui concerne le mouvement altermondialiste : la démocratie participative qui reste encore à mieux définir, apparaît comme le seul moyen d’intervenir dans un espace qui n’est pas couvert pas le suffrage universel. La mondialisation qui a été pendant des années un obstacle aux mobilisations s’est retournée en avantage : ceux qui luttent en ce domaine sont conduits à se passer de délégation à l’égard d’institutions qui n’existent pas.
Au fond, la question qui tenaille désormais chaque mouvement est celle du pouvoir : entendez tous les pouvoirs nécessaires à la maîtrise de son propre devenir. Ce qui, renvoie à une culture de ruptures évoquée par d’autres et à ce que les luttes malmènent le fonctionnement ordinaire des institutions quelles qu’elles soient et quel que soit leur degré de démocratisation, tant elles seront toujours en contradiction avec les avancées de l’initiative individuelle, ce qui implique de se changer soi-même et sa culture au fur et à mesure que l’on change le monde. Il ne s’agit pas simplement « d’aller du local au global », mais que depuis chaque « local » on conçoive le global et on se conçoive soi-même dans ce global. Ni le charisme ni le mode de l’incarnation, formes muettes de dépossessions ne peuvent se substituer à cet effort de production collective de connaissance.
Connaître chaque élément de la société ne garantit pas d’en comprendre le fonctionnement. Les organisations détentrices de ce type de pouvoir symbolique devraient être interpellées et revoir ce qu’elles sont afin de lever les blocages d’accès au politique qu’elles constituent même si c’est malgré elles. Il ne s’agit pas seulement de favoriser des expériences de démocratie participative mais d’en faire une stratégie de transformation de la société.
LE DÉBAT
Christian Delarue : Je suis syndicaliste dans la Fonction Publique d’Etat. La question de la haute fonction publique d’Etat pose plusieurs problèmes :
- Quel plafond salarial ?
- quelle intervention des usagers ?
- le paritarisme : ne devrait-il pas être modifié si la gauche revient au pouvoir ?
- la question du « pantouflage » Ces passages dans le privé, avec retours dans le service public favorisent des réformes favorables au capital.
Isaac Joshua : Un point important et unanime : l’autogestion est plus une culture qu’une orientation politique, c’est une forme d’éducation populaire des travailleurs. Le problème fondamental de l’autogestion c’est l’Etat, on ne peut pas se contenter de le subvertir par le bas ; or l’Etat n’est pas neutre et n’est pas simplement un outil, c’est un Etat qui a une nature de classe, qui est hostile à l’autogestion. Ainsi le premier problème des autogestionnaires ce n’est pas l’autogestion elle-même, c’est plutôt le problème de la prise du pouvoir politique : la question du rôle des organisations politiques est donc posée, il ne faut pas seulement changer à la base mais aussi faire une nouvelle République. La Constitution de la 5e République réduit la participation populaire et la démocratie.
Sylvie Constantinou : Je travaille dans l’économie solidaire. Ici on veut défendre absolument l’Etat ; or, dans l’économie solidaire c’est l’Etat qui est un obstacle, il se considère comme seul détenteur de l’intérêt collectif. Le projet de l’économie solidaire ce n’est pas seulement le développement social, c’est un vrai projet autogestionnaire (coopératives, etc...) qui s’oppose à l’opacité des décisions dans les entreprises.
Gilbert Marquis : Ce que j’ai entendu jusque-là ne correspond pas à ce que je conçois comme étant l’autogestion. Il n’y a pas autogestion s’il n’y a pas synergie entre l’autogestion à la base et la prise du pouvoir : il y a nécessité d’un plan qui ne peut être mis en place par le capitalisme. L’Etat n’est pas neutre, il doit devenir favorable à l’autogestion et refléter la mise en place de l’autogestion dans la société (de plus, il peut y avoir aussi une crise politique sans lien immédiat avec un problème d’autogestion).
L’autogestion fait référence à trois expériences :
- les communautés agraires pendant la révolution espagnole : c’est un mouvement de masse de restructuration de la société.
- la Yougoslavie : là c’est un processus de résistance à Staline et au mouvement communiste international ; en 1950, Tito décide de s’appuyer sur la démocratie de masse, en donnant les usines aux ouvriers : élections des contremaîtres ; des chefs d’équipe, des directeurs...
- la dialectique révolution / autogestion à la base : ce sont les décrets-lois du gouvernement Ben Bella en Algérie, le gouvernement doit s’appuyer sur la base pour faire réussir ses perspectives et pour cela il stimule le processus autogestionnaire.
Ce serait donc une erreur de détacher le processus politique du processus d’expropriation du capital.
Catherine Samary : Deux points sont restés implicites :
Quand on parle d’autogestion, on parle de quoi ? Il ne faut pas renvoyer la question des pratiques ou des expériences autogestionnaires aux « lendemains qui chantent », mais ça pose le problème des limites de ces expériences dans le capitalisme. Il y a donc nécessité d’une lutte contre le capitalisme dans son aspect international, mais aussi par rapport aux institutions nationales : à un moment donné, ces institutions bloquent les ingérences dans la propriété capitaliste ; il faut donc articuler luttes dans le système et luttes contre le système...
La question de l’autogestion dans une société socialiste ; l’autogestion, ce n’est pas seulement la gestion d’une entreprise locale, il faut aussi se donner les moyens de déterminer les grands chois nationaux : cela implique un changement de forme de l’Etat, et son articulation avec les expériences d’autogestion.
Paolo Roberto Leboutte : Il y a deux processus de démocratisation à mettre en œuvre :
- la démocratisation de la politique (budget participatif)
- la démocratisation de la production
Ce sont deux processus de la même importance, qui permettent un passage de la démocratie bourgeoise à la démocratie directe. Cela est possible avec un parti s’identifiant aux travailleurs. Mais dans le secteur économique la situation est très différente : la législation ne permet pas aux travailleurs de pouvoir participer à la gestion des usines, cela se vérifie aussi dans des moments de crise ou dans des secteurs où le capitalisme a peu d’intérêts. Il y a ainsi une possibilité d’autogestion au niveau politique qui est plus développée qu’au niveau économique. Au Brésil, quand la travailleur pratique une autogestion des moyens de production, il s’implique dans le débat politique : ainsi la rupture de la démocratie représentative, et la recherche de la démocratie directe, sont deux facettes du processus d’autogestion. Notre but est de mettre en place des entreprises autogérées, c’est possible au Brésil : on a ainsi une série d’initiatives appelées « économie solidaire » avec des conséquences à tous les niveaux (y compris des cours d’étude sur l’autogestion dans les universités du Brésil !). Il est donc important de soutenir les entreprises en autogestion au Brésil.
A Porto Alegre notamment, il y a un processus autogestionnaire de création de revenus. Il prend deux formes :
- des coopératives autonomes créées par des gens ou des municipalités
- des entreprises en faillite reprises par les salariés Il est donc possible de faire de l’autogestion y compris avec l’existence de la Banque Mondiale et d’entreprises multinationales, le problème principal étant la concentration de la richesse par quelques personnes : il y a nécessité de mieux contrôler les informations, les revenus et le pouvoir. Conclusion : l’autogestion est possible, elle combine démocratie participative et démocratie représentative.
REMARQUES FINALES : RENÉ MOURIAUX
Il ne s’agit pas de conclure mais de tenter de synthétiser les grands axes de la discussion. Celle-ci a porté sur trois points :
1 - la nécessité de comprendre le passé du mouvement ouvrier. 2 - les caractéristiques du monde contemporain. 3 - la démarche autogestionnaire progressive qui suppose trois conditions.
1 - Compréhension du passé :
Si le refus des ravages du libéralisme s’étend et s’intensifie, l’espoir d’un changement de société a disparu. Pour la masse des salariés, le capitalisme apparaît indépassable puisque l’expérience ouverte par la révolution d’octobre 1917 a échoué. A ce fiasco historique, s’ajoutent les diverses défaites de la gauche réformiste dans le monde. Une triple critique du modèle soviétique, des pratiques sociale-démocrates, des renoncements de la deuxième gauche est nécessaire pour construire une autre voie et susciter la confiance dans un processus clairement dégagé des errements anciens.
2 - Caractéristique du monde actuel
Des désaccords existent sur la structuration des sociétés contemporaines avec une approche classiste et une approche réticulaire. Néanmoins, des analyses très proches sont effectuées sur l’évolution du travail (intellectualisation, densification de la compétition, fragmentation de la production, hégémonie de la logique financière), les transformations de l’Etat, la crise du politique, l’unipolarisation des rapports internationaux, la radicalisation du problème écologique.
3 - Perspectives autogestionnaires
Pour éviter la délégation, le substituisme autoritaire, le renoncement cauteleux, le socialisme d’avenir comportera une large part de démocratie participative. La diversité existante des grilles d’analyses et des points de vue imposent la confrontation dans l’élaboration de solutions alternatives aux défis du présent. La recherche ici et maintenant, de pratiques en rupture avec les normes en vigueur est une contradiction à assumer comme telle. Et en même temps il faut chercher à ce que les diverses tentatives communiquent et que la dynamique d’ensemble travaille les conditions d’amplification, la liaison entre démocratie directe et représentation rénovée, propriété publique et capital privé, projet d’entreprise et planification. Bref élaboration démocratique, expérimentation, convergences soutenues par une stratégie de généralisation autogestionnaire.
[1] C’est en septembre 2003 que cette invitation au séminaire et aux deux ateliers organisés sur ce thème lors du Forum social Européen de Paris , Saint Denis et Bobigny a été envoyée par : Les Ateliers pour l’Autogestion (F), Alternative libertaire le mensuel (F),le Autonomie (I), Cercle 25 avril (F), Forum Ambiantalista (I), Observatoire des Mouvements de la Société (F), Politique la Revue (F), Rouge et Vert (F), Veualternativa (E-C).
Lors de la préparation des débats, plusieurs des intervenants sollicités ont souhaités que soient abordés le projet et la stratégie autogestionnaires. Les organisateurs sont trop attachés au respect de la spontanéité pour s’opposer à cette modification des intentions initiales.
[2] Le débat sur les transformations en cours dans le capitalisme est trop riche et trop important pour s’y engager à la légère. Le risque serait ici de minorer celui concurremment nécessaire sur la construction et la généralisation de l’autogestion. Par facilité de langage il m’arrive de désigner l’époque actuelle comme celle du « capitalisme cognitif ». Cela ne signifie nullement que je me retrouve dans les hypothèses qui voudraient que le savoir soit produit en dehors du processus global de la production des biens et des services et qu’il y ait donc lieu de rejeter sans autre forme, les concepts hérités des socialistes et des communistes du XIX° siècle. Certes, comme tout outil, concepts et théories doivent être retravaillés lorsque la matière révèle des propriétés ignorées, des mutations imprévues. Nous sommes en face d’une nouvelle phase du capitalisme -« tardif » disait Ernest Mandel, « en survie » renchérissait Henri Lefebvre- pas d’un nouveau capitalisme. Les interrogations exprimées entre autres par Antonella Corsani ne me paraissent donc pas fondées. « Le capitalisme cognitif : les impasses de l’économie politique » in « Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? » sous la direction de Carlo Vercellone - La Dispute 2002.
[3] « On ne décèle...aucune tendance d’une montée en puissance du modèle cognitif suffisante pour supplanter le modèle actuellement dominant que l’on peut qualifier de néo-taylorien. On assiste au contraire à une articulation entre ces deux modèles. » Michel Husson "Sommes nous entrés dans le « capitalisme cognitif » ? ». Critique communiste n° 169/170.
[4] "L’immatériel". André Gorz. Galilée 2003.
[5] Un Atelier précédent a abordé la définition et la mise en œuvre du projet autogestionnaire donc la stratégie, les acteurs du changement, les formes de la démocratie autogestionnaire, les articulations entre le plan et le marché, l’appropriation sociale, etc.. Comme on pouvait s’en douter, le débat n’est pas clos. Il est vraisemblable que la transition entre la société capitaliste que nous connaissons et celle que nous entrevoyons ne pourra s’accomplir qu’au travers d’une "chaîne de révolution". Mais si le XVIII° et le XIX° siècles nous ont appris ce qu’était la révolution bourgeoise, si le XX° nous a montré ce que n’était pas la révolution socialiste, il reste à concevoir et à réaliser la « révolution de l’autogestion » ou pour le dire autrement l’autogestion de la révolution.
[6] « La connaissance devient un input primordial : sa production et sa détention obéit à des logiques cumulatives qui engendrent des inégalités croissantes entre les individus et les territoires. Dés lors la mondialisation est loin de correspondre à une véritable intégration planétaire des économies aux échanges de biens, de capitaux et de technologies. Elle se traduit en réalité par un processus de polarisation de ces flux entre et à l’intérieur des pays riches de la Triade, selon une logique qui, tout en impliquant certains pays émergents, aboutit pour la plupart des pays à dotations naturelles à une déconnexion forcée, les seuls avantages de ces derniers résidant dans la disponibilité de ressources naturelles ou de main-d’œuvre à bas prix. » El Mouhoub Mouhoud « Division internationale du travail et économie de la connaissance" in "Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? » œuvre citée.
[7] Thomson a annoncé le 3 novembre 2003 la création avec le groupe chinois TLC d’une co-entreprise dont le français ne détiendrait que 33% et serait donc minoritaire, temporairement au moins. La construction et la commercialisation de téléviseurs et de lecteurs de DVD de Thomson sont cédées au nouveau groupe avec notamment les usines situées au Mexique, en Pologne, en Thaïlande. Elles viendront s’ajouter à celles de TLC en Chine, au Vietnam, en Allemagne. TLC-Thomson electronics sera le premier groupe mondial dans sa branche avec 8 % du marché européen, 18 % du marché états-unien et 18 % du marché chinois devenu le 1er marché mondial. A moyen terme la mise en bourse d’une partie des actions détenues par TLC devrait aboutir à un nouvel équilibre entre les deux partenaires. (D’après Le Monde du 4 novembre 2003).
[8] La délocalisation de « matière grise » aura des conséquences sérieuses tant en Occident qu’en Asie. L’Inde forme déjà 260 000 ingénieurs de haut niveau par an. Ceux-ci sont déjà plus nombreux à Bangalore (150 000) que dans la Silicon Valley (120 000). Plus de 200 000 emplois sont menacés en Grande Bretagne. Les services financiers américains prévoiraient de transférer 500 000 emplois à l’étranger d’ici 2008, principalement en Inde. Dans ce pays, les foyers « aisés » représentaient 284 millions d’individus en 2000, soit deux fois plus qu’en 1994-1995. (Le Monde du 9 novembre 2003). Ces mutations sociales font augurer de profondes crises politiques à terme. Ces nouvelles élites seront amenées à réclamer une participation aux pouvoirs politiques. Une crise politique explicite ne manquerait pas alors, de faire apparaître d’autres prétendants, les centaines de millions de paysans sans terre et d’ouvriers sans travail.
[9] « Les salariés utilisant les ordinateurs voient leur travail transformé par les changements organisationnels que facilite l’informatisation. Ils sont plus autonomes et en même temps plus contrôlés. Ils sont soumis à une plus grande pression et aux exigences parfois contradictoires d’organisations complexes. Leur implication personnelle est plus forte. Le niveau scolaire, la qualification, les responsabilités hiérarchiques ou l’ancienneté restent déterminants dans l’accès à l’informatique et encore plus à Internet. Au total, l’informatisation reste largement tributaire des structures sociales préexistantes même si, dans les entreprises fortement réorganisées, les salariés ont, à profil égal, plus facilement accès à l’informatique. » « L’informatisation de l’ancienne économie » in « Economie et statistique » n° 339-340, 2000-9/10 -Michel Gollac et alii.
« ...seules les entreprises ayant simultanément adopté des pratiques de travail flexibles et fortement investi en informatique ont enregistré une forte hausse de la productivité totale des facteurs. En revanche, la mise en œuvre de changements organisationnels sans recours aux nouvelles technologies ou l’informatisation sans réorganisation, ont un impact négatif sur la productivité. » « Le paradoxe de productivité » dans la même livraison de « Economie et statistique ». Philippe Askenazy et Christian Gianella.
[10] Le concept de « travail complexe » est avancé par Marx dans « Le Capital » : ...comparé au travail du fileur, celui du bijoutier est du travail à une puissance supérieure...l’un est du travail simple et l’autre du travail complexe où se manifeste une force plus difficile à former et qui rend dans le même temps plus de valeur ».Une note de bas de page en fait un commentaire rapide. (Œuvres - La Pléiade, tome I, page 749). C’est peut-être dans l’original allemand, rappelé et traduit par Maximilien Rubel (page 1650) que Marx est le plus explicite : « Le travail qui est considéré comme travail supérieur et complexe par rapport au travail simple et moyen, est l’expression d’une force de travail dont le coût de formation est plus élevé, dont la production coûte plus de temps de travail et qui a, par conséquent, une valeur supérieure à celle de la force de travail simple ». Il est sans doute nécessaire de poursuivre l’élaboration du concept alors que les scientifiques, les enseignants, les artistes, sont devenus des acteurs incontournables de la formation de la force de travail du plus grand nombre et donc qu’ils participent ainsi effectivement à la production de la valeur des biens et des services marchands. D’autant que le mode de vie, les rapports sociaux et politiques dans leur ensemble, conditionnent le savoir faire et le savoir être ; non seulement le travail qualifié, complexe se généralise, il est de surcroît un produit social.
[11] « De nombreuses compétences (financières, économiques, sanitaires, environnementales, etc.), qui jusqu’à une époque assez récente entraient dans le champ de la compétence générale des Etats (par application de la « compétence des compétences » qui est l’essence juridique de la souveraineté), sont désormais hors de sa portée parce qu’il n’est possible de les gérer qu’à un échelon plus vaste. »
« Les fondements divers et successifs sur lesquels s’est érigée la souveraineté de l’Etat donnent à voir leur fragilité et, ce faisant perdent leur pouvoir légitimant. Ni Dieu, ni la nature, ni même la raison ne peuvent plus emporter la conviction dès lors que les droits du citoyen si hautement proclamés, ne permettent pas la réalisation des droits de l’homme. Ces derniers s’effritent pour tous ceux qui sont atteints par l’exclusion. Des individus, parfois des fractions des peuples ou des peuples entiers, sont rejetés dans une difficile survie qui est la négation de la vie et la privation des droits réels. L’Etat ne joue alors le rôle attendu que pour un cercle d’individus qui va se rétrécissant et ne correspond plus à l’universel social »
« Affaiblissement des Etats, confusion des normes » Monique Chemillier-Gendreau, in "Le droit dans la mondialisation"- PUF 2001
[12] Je ne vise pas ici ceux qui considèrent que les idées et les lois sont les matrices de toute société. Avec eux c’est un tout autre débat dans le fond, voire dans la forme, qu’il faut mener. Je n’ignore pas la réhabilitation de la « loi », nécessaire dans certains corpus anti-capitalistes. Mais ici, nous sommes souvent confrontés à une posture intellectuelle qui tout en reconnaissant nécessaire l’Autogestion, fait de la « prise du pouvoir » un préalable pratiquement absolu et renvoie celle-là aux lendemains. Au contraire je prétends que non seulement la construction du projet et de l’acteur, mais aussi le contenu et les formes des ruptures, dés à présent réclament une pratique-critique, d’auto-organisation et d’auto-gouvernement.
[13] Henri Lefebvre écrit dans « Sociologie de Marx » (P.U.F. 1974 - page 41) : « la praxis est avant tout acte, rapport dialectique entre la nature et l’homme, les choses et la conscience » mais aussi ( page 49) : « Tout dans le social et l’homme est acte et œuvre. Même la nécessité historique suppose le passage par l’action - la praxis - du possible au réel, et laisse place à l’initiative...La praxis au plus haut degré (créatrice, révolutionnaire) inclut la théorie qu’elle vivifie et vérifie. Elle comprend la décision théorique comme la décision d’action. Elle suppose tactique et stratégie. Pas d’activité sans projet ; pas d’acte sans programme ; pas de praxis politique sans exploration du possible et de l’avenir. ». C’est avec ces significations que j’emploie le terme.
[14] Cf. Samary, Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave, Publisud / La Brèche
[15] Les débats autour des modèles ou de l’expérience ont été trop nombreux pour qu’on les cite ici. L’ouvrage coordonné par Tony Andréani le socialisme de marché à la croisée des chemins (Temps des Cerises), 2004, regroupe quelques textes significatifs. Nous explicitons, quant à nous notre approche dans plusieurs articles sur la question de la citoyenneté et du dépérissement de l’Etat, ou encore de l’articulation de l’individuel et du collectif, notamment dans la revue Contretemps n° 3, février 2002, Dossier Emancipation sociale et démocratie et n° 5, septembre 2002, Propriété et pouvoirs ; voir également les Cahiers de Critique Communiste dirigés par Antoine Artous et Francis Sitel : Marxisme et démocratie, Syllepse 2003
http://www.atelierspourlautogestion.org/
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