M. Colloghan

samedi 27 février 2010

Autogestion contre spéculation

Par Ivan du Roy (28 février 2006)

Les Sociétés coopératives de production (Scop) remettent l’économie au service de l’homme. Les salariés sont même propriétaires de l’entreprise et se répartissent les bénéfices. Incroyable, non ? Reportage auprès de salariés qui ont temporairement échappé aux griffes du capitalisme financier.

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

En apparence, c’est une entreprise comme les autres. Dans un vaste et bruyant hangar, des ouvriers en bleu de travail soudent, martèlent et poinçonnent des plaques d’acier. Les lourds casques de soudeurs reflètent les étincelles bleutées des chalumeaux. Hommes et machines transforment patiemment le métal en énormes tuyaux pour souffleries ou assemblent de complexes structures d’acier que transportent ensuite de puissants chariots élévateurs. Metaclim, installée à Dieppe (Seine-Maritime), est une PME de 27 salariés spécialisée dans l’acoustique industrielle. Elle est l’une des rares héritières, avec l’usine Alpine de Renault et quelques autres PME locales, de l’histoire industrielle de la ville. Comme au Havre, voisine d’une centaine de kilomètres, les chantiers navals occupaient jadis une place importante, aux côtés de la pêche à la coquille Saint-Jacques. Désormais, la « capitale du cerf-volant » se tourne vers le tourisme et la municipalité mise plutôt sur des aménagements balnéaires que sur l’activité industrielle. En quoi Metaclim diffère-t-elle d’une entreprise de métallurgie classique ? Les salariés sont propriétaires de leur boîte. Délocalisations et licenciements boursiers y sont impossibles et le travail y est mieux rémunéré que le capital. Metaclim est une Scop : une société coopérative de production. Il en existe 1600 en France, représentant 35 000 emplois.

Holding contre salariés

Metaclim et ses salariés sont en quelque sorte des survivants. Le capitalisme financier a bien failli avoir leur peau. « En 2000, l’entreprise a été rachetée par une holding de financiers. Quinze mois plus tard, nous étions en redressement judiciaire. Les nouveaux actionnaires avaient réussi à creuser un déficit de quatre millions de francs », raconte Hervé Neveu. Il était alors directeur technique. Aujourd’hui, à 58 ans, ce dieppois de naissance est « PDG » de la Scop. « Nous étions intimement convaincus de la fiabilité de notre activité. Si on a perdu de l’argent, c’était à cause d’erreurs de gestion, voir d’abus. Des frais engagés par la holding ne correspondaient pas à l’activité de l’entreprise ». Ni lui, ni ses futurs associés ne connaissaient le mouvement coopératif. Informée de la situation par le Tribunal de commerce, Sylvie Nourry (1), permanente de l’Union régionale des Sociétés coopératives (qui couvre l’Île-de-France, la Haute-Normandie et la région d’Orléans), se rend sur place. Son rôle est d’étudier la possibilité d’une reprise de l’activité économique sous forme de Scop et, si les salariés sont d’accord, de les aider à monter le projet. « Avant de faire une offre de reprise en société coopérative, nous menons un travail d’audit : nous épluchons les comptes, rencontrons les personnes, étudions le potentiel du marché, explique-t-elle. Une fois ce travail accompli et si l’équipe adhère au projet, une offre de reprise est proposée au tribunal. Nous aidons les salariés à concevoir le montage financier. La reprise concerne en général une partie de l’activité de l’entreprise et une partie de l’emploi ». Mais attention, cela ne marche à tous les coups ! « Sur dix entreprises avec lesquelles nous avons un contact, tout juste deux font l’objet d’une offre. Pour les autres, soit elles ne sont pas intéressées par le statut, soit elles ne remplissent pas les conditions de viabilité », poursuit Sylvie Nourry. « Cette absence de viabilité du projet constitue le plus fort taux d’échec : des machines obsolètes, une équipe qui ne s’entend pas, l’absence de clients. Dans un secteur comme la confection par exemple, il y a beaucoup d’emplois à sauver mais la concurrence internationale empêche toute viabilité ». Au final, c’est le tribunal de commerce qui accepte, ou pas, le projet de reprise en Scop.

Metaclim franchit cet ultime obstacle. Vingt-sept salariés sur trente-deux se lancent dans l’aventure. Dix-huit d’entre eux décident de devenir « associés » : de prendre une participation financière dans la société. La mise de départ minimale correspond à environ un mois de salaire. L’obstacle financier que cela peut représenter pour des revenus modestes est comblé par la possibilité de payer cette participation sur cinq ans et de bénéficier de prêts individuels à 0%. 35 000 euros sont ainsi réunis. Les outils financiers dont s’est doté le secteur de « l’économie sociale » pour soutenir les sociétés coopératives - prêts et subventions - viennent compléter cet investissement pour créer un fonds de roulement. « Les Metaclim » deviennent officiellement sociétaires de leur entreprise le 21 juillet 2000. « Nous sommes partis de rien. Six ans après nous pouvons être satisfaits de cette reprise. Les cinq exercices passés en Scop sont positifs », constate fièrement Hervé Neveu. « Nous avons remboursé nos emprunts, investi dans du nouveau matériel et créer une nouvelle activité, le département de tôlerie, grâce à l’achat d’une poinçonneuse. En 2005, notre chiffre d’affaire s’élève à 1,75 millions d’euros ».

Salaires équitables

En cinq ans, Metaclim a réalisé 400 000 euros de bénéfices. Ceux-ci ne sont pas partis dans la poche de lointains et anonymes actionnaires. 45% sont réinvestis dans le fonds de développement de l’entreprise. La même part est redistribuée à tous les salariés, en fonction du nombre d’heures travaillées, quelques soient le statut et la responsabilité. « Sur cinq ans, chaque salarié, de la femme de ménage au directeur, a touché environ 10 000 euros en plus de son salaire », précise Hervé Neveu. Les 10% restants sont répartis entre les sociétaires, en fonction du nombre de parts du capital qu’ils possèdent. C’est le Conseil d’administration qui fixe la répartition (2). Il est élu par les salariés associés. « Le CA se compose de huit personnes, deux par corps d’activité », détaille le PDG. L’autre grande spécificité de la société coopérative, c’est là démocratie d’entreprise qu’elle implique. Car chaque associé dispose d’une voix, quel que soit le nombre de parts qu’il détient. La transparence est donc obligatoire ! La grille des salaires, fixée par le CA, est d’ailleurs connue de tous et l’écart entre le plus bas et le plus élevé va de un à deux.

Tout n’est pas forcément idyllique. « Nous sommes toujours confrontés à une insatisfaction salariale. Pourtant, depuis la reprise en Scop, les salaires ont augmenté en moyenne de 18%. Heureusement que nous n’avons pas fait d’exercice déficitaire ! Certains salariés ne raisonnent pas encore en terme de responsabilité collective et ne s’impliquent pas forcément davantage », regrette Hervé Neveu. Il tente de convaincre ceux qui ne sont pas encore devenus sociétaires à le faire. Peut-être sont-ils encore échaudés par les années difficiles. La confiance demande du temps et la barrière qui sépare ouvriers et cadres ne s’affranchit pas du jour au lendemain. « Même si on est content de se partager la galette, sur certains plans cela reste une société traditionnelle avec ses insatisfactions et ses prises de bec », prévient Bruno. Responsable de production, son bureau fait office de frontières entre l’atelier ou s’activent les cols bleus, et l’encadrement, territoire des cols blancs. Mais pas question, pour lui, de revenir en arrière. « Aujourd’hui, je viens ici sans craintes. Ce sera dur de retrouver une société traditionnelle où on nous cache tout, où on nous répond « de quoi je me mêle ? » quand nous posons des questions. Et je crois que l’on est plus sérieux que dans une société traditionnelle. Si c’était à refaire, je le referai Mais c’est du boulot ! ».

De la métallurgie au multimédia

Si c’était à refaire, les fondateurs d’Oonops, dans le 11ème arrondissement de Paris, n’hésiteraient pas non plus une seconde. Et pourtant, Isabelle, François, Nicolas et les autres travaillent dans un tout autre secteur que les métallos dieppois. Dans leurs locaux, les étincelles des soudures laissent la place aux pixels, et le martèlement des tôles au calme bourdonnement des disques durs. Leur domaine n’est pas l’acier ou la chaudronnerie mais la conception de site internet et de solutions informatiques. Bref, le multimédia. Les huit salariés d’Oonops, tous des « bacs +5 », ingénieurs, ou sociologue et philosophe de formation arrivé un peu par hasard à l’informatique, ont un point commun avec ceux de Metaclim. Malgré une activité florissante, ils ont failli se retrouver au chômage en 2002 à cause des égarements financiers de leur dirigeant. « Nous ne connaissions rien des comptes. Nous étions au courant de l’argent qui entrait - c’est nous qui facturions les prestations et devis aux clients - sans savoir ce qui se passait ensuite. On voyait les huissiers débarquer presque chaque mois », se souvient Isabelle Jousselin, responsable clientèle à Oonops.

Leur PDG, l’un des anciens co-fondateurs de Cap Gemini (une des grandes entreprises pionnières dans le conseil en services informatiques), est emporté par un cancer. « Nous avons découvert un monceau de cadavres dans les placards. L’Urssaf n’avait pas été payée depuis des années. Le PDG était criblé de dette. La boîte a été liquidée par le tribunal de commerce un matin. L’après-midi, nous enterrions le patron », raconte la trentenaire. Les actionnaires, qu’ils n’avaient jamais vus avant, se manifestent. « Des actionnaires corses, et d’autres, qui nous ont fait des propositions en or. Nous sentions bien que ce qui les intéressait, c’était de récupérer les clients, de mettre la main sur les solutions techniques puis de liquider la boîte. Parallèlement, les gros clients dont nous gérions les sites n’avaient pas intérêt à ce que la société disparaisse ». Que faire ? Accepter les propositions des financiers ou reprendre l’activité en créant sa propre structure ? « Nous avions l’équipe. Plusieurs clients se disaient prêts à nous suivre. Sur le papier, ça fonctionnait. Le seul élément qui manquait, c’était le patron. Pendant quinze jours, nous avons fonctionné collectivement, à huit personnes engagées dans le projet. Sur chaque décision, nous votions ». Le principe de fonctionnement était posé, l’équipe s’entendait bien, il manquait juste le statut. C’est le futur gérant de la Scop, François Mellan, qui met l’idée sur la table. « Je m’intéressais à ce que faisait Guy Hascoët, qui était à l’époque secrétaire d’Etat à l’économie solidaire. C’est comme ça que j’ai découvert les Scop. Le statut convenait globalement à tout le monde. Ce qui est bien, c’est que les responsabilités sont partagées. Ailleurs, règne la culture du secret qui procure probablement aux dirigeants une jouissance du pouvoir. Je me suis proposé comme gérant car j’étais celui qui avait le moins peur d’aller en prison », sourit-il. Aidé par un comptable à la retraite, ils fignolent leur projet et prennent contact avec l’Union régionale des sociétés coopératives. « En Scop ou pas, monter une entreprise est une grosse galère, soupire Isabelle. L’Union régionale nous a assuré une banque, le Crédit Coopératif. Il nous en fallait une seconde. Nous avons démarché la Bred. Mais le conseiller ne savait même pas ce qu’était une Scop. Finalement, ça a été la BNP ». Les structures de l’économie sociale, dont est censée faire partie la Bred, peuvent se révéler aussi frileuses que les bonnes vieilles banques capitalistes...

« Une autre économie est possible »

En 2005, le chiffre d’affaire d’affaire d’Oonops s’élève à 550 000 euros. Ils travaillent pour de grandes entreprises comme Véolia - « En plus on travaille pour de gros groupes qui ne sont pas du tout dans notre logique, qui ne redistribuent pas leurs bénéfices », culpabilise un peu Isabelle -, ou pour le Conseil général du Val-de-Marne et les Verts européens. La chambre régionale de l’économie sociale (CRES) leur a aussi commandé un film présentant l’économie sociale et solidaire. « Trois ans après, nous sommes très bénéficiaires. Nous comptons huit salariés dont un contrat en alternance. Quatre sont associés. Les bilans, les comptes, les résultats : tout est transparent », se réjouit l’ancienne sociologue devenue responsable clientèle. « Le mode de gouvernance et le modèle économique nous correspondent mieux. Je suis plus proche du modèle économique de l’artiste, de l’électron libre. Bosser de nouveau pour un patron qui empoche tous les bénéfices, je ne l’envisage pas ». Un point a cependant créé un désaccord dans l’équipe : l’égalité des salaires pour tous, à laquelle tient François Mellan, le gérant. Difficile de faire passer cette idée à certains surdiplômés, dotés d’expériences et d’ancienneté face aux nouveaux venus, récemment embauché. La répartition décidée par le CA reflète cette logique, bien éloignée de celle qui guide les entreprises capitalistes : la moitié des bénéfices sont versés au fonds de réserve de la Scop et l’autre moitié répartie entre tous les salariés. La rémunérations des parts sociales, les dividendes, est fixée à... 0%. Fonctionner en coopérative reste un travail de tous les instants. « Que ça marche sur le papier ne suffit pas. C’est un groupe humain. Demain, si nous embauchons une secrétaire, les autres associés seront-ils d’accord pour qu’elle devienne elle aussi associée ? », s’inquiète aujourd’hui François Mellan. Avec l’augmentation du nombre d’associés - signe que les affaires marcheront - le noyau dur des fondateurs d’Oonops risque avec le temps de devenir minoritaire dans l’entreprise qu’ils ont créé. « C’est le jeu. Il faut accepter cette idée et la faire accepter », répond sans hésitation le gérant. « Le but est de montrer qu’une autre économie est possible, même sur le terrain concurrentiel. La démocratie en entreprise, ça peut marcher, et ne prend pas tant de temps que ça. »

Ivan du Roy
(1) Lire aussi le débat sur l’économie sociale dans la rubrique Rencontres.

(2) Le statut Scop fixe une fourchette pour la répartition des bénéfices : entre 25% et 84% du résultat pour les salariés, entre 16% et 75% pour les réserves de l’entreprise, entre 0% et 33% pour les dividendes.
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Les Scop en chiffres et en Europe

1597 sociétés coopératives rassemblaient 35 353 salariés, en France, en 2004. Les deux principaux secteurs concernés sont le BTP et les services intellectuels. En moyenne, 48% des bénéfices sont reversés aux salariés, soit 6 617€ sur cinq ans par salarié. La France reste en retard vis à vis de ces voisins européens : l’Allemagne compte un peu moins de coopératives de production (1500) mais elles représentent 300 000 salariés ; il en existe 9000 en Italie (250 000 salariés), 14 000 en Espagne (170 000 salariés) et 2500 en Pologne (130 000 salariés).

Deux siècles d’Histoire

En 1791, un patron philanthrope britannique, Robert Owen, met en pratique la redistribution équitable des bénéfices dans sa filature et accorde une place centrale à l’éducation des ouvriers. Face à l’essor de la révolution industrielle et du capitalisme moderne, les ouvriers britanniques s’organisent en coopératives. La première est fondée en 1844 par des tisserands à Rochdale près de Manchester : la société des Equitables pionniers. Les principes adoptés inspireront le mouvement coopératif dans toute l’Europe : la démocratie (un homme égale une voix), la ristourne (redistribution des profits à ceux qui participent à l’activité et pas aux détenteurs du capital), la libre adhésion et l’éducation apportée aux adhérents. Parallèlement, les premières coopératives de crédit, qui évitent aux paysans de s’endetter auprès des banques en cas de disette, voient le jour en Rhénanie. En France, la lente industrialisation et la persistance de petits ateliers favorisent l’émergence de coopératives de production. « L’association », regroupant des corps de métiers, apparaît comme une manière d’échapper au salariat. Le mouvement coopératif connaît ses heures de gloire : « A chacun selon ses besoins », lance Etienne Cabet après la révolte des Canuts à Lyon ; Proudhon planche sur l’idée de « banque du peuple » ; Louis Blanc tente d’institutionnaliser les associations ouvrières ; la féministe Flora Tristan parcourt la France industrielle pour fonder son « union ouvrière ». En 1920, la France compte 4000 sociétés coopératives regroupant 6 millions de coopérateurs. Charles Gide, co-fondateur, entre autre, de la Ligue des droits de l’homme, prône sa « République coopérative ». Mais le mouvement coopératif n’échappe pas aux divisions et à la lutte que se mènent révolutionnaires et réformistes. Il est combattu par les totalitarismes, en Allemagne, en Italie et en URSS. Après-guerre, « l’économie sociale » renaît avec les « communautés de travail » dans la région de Valence, ou les expériences d’autogestion mises en oeuvre à Marseille dans les entreprises dont les dirigeants ont collaboré. Après Mai 68, la forme coopérative s’étend aux métiers de la culture. Puis la domination du capitalisme financier, l’individualisation, l’avènement de la grande distribution réduisent la coopération à sa portion congrue, même si nombre de structures (société de crédits, mutuelles, coopératives agricoles) sont censées en être les héritières. Symbole de ce déclin, La Verrerie ouvrière d’Albi inaugurée par Jaurès en 1896 a été rachetée par Saint-Gobain un siècle plus tard. Mais l’histoire n’est pas terminée : chaque crise sociale et économique s’est traduite par un regain de coopération...

Plus d’infos :

Les Coopérateurs, deux siècles de pratiques coopératives, Patricia Toucas, Editions de L’Atelier, 430p, 50€

L’économie sociale de A à Z, Hors série pratique d’Alternatives Economiques, 9,5 €

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