M. Colloghan

jeudi 19 mars 2009

Amérique Latine : Résistances au modèle de libre-échange

Richard Neuville *

Pour José Seoane et Emilio Taddei, coordonnateurs de l’observatoire social de l’Amérique Latine (OSAL), l’apparition d’un « nouvel internationalisme » lié à l’émergence et la consolidation du « mouvement altermondialiste » ont marqué de manière profonde et singulière l’expérimentation des mouvements sociaux et populaires en Amérique Latine et dans les Caraïbes. Dans ce changement, les forces sociales et politiques de la région - particulièrement au Brésil - ont joué un grand rôle dans la gestation du projet de forum social mondial (FSM). Parallèlement, et en relation avec le processus du FSM, le continent a également été traversé par une autre expérience de convergences en opposition à l’initiative des Etats-Unis de soumettre les pays de la région à l’ALCA. (Aire de libre-échange des Amériques)

La coordination des résistances au néolibéralisme et à la militarisation de la région a également contribué à définir une autre forme « d’intégration ». Le congrès des peuples, la journée de lutte pour le droit à l’avortement en Amérique latine, la coordination latino-américaine des organisations de paysans ont joué un grand rôle dans la mobilisation et la mise en échec de l’ALCA lors du sommet de Mar del Plata en Argentine en novembre dernier. Il s'agit d'une victoire importante contre le mode de domination des EUA. Certes, le gouvernement états-unien n'a pas dit son dernier mot mais cette victoire partielle intervient dans un contexte politique inédit en Amérique du Sud.
La recherche d’une « Autre Amérique » sous la référence de l’intégration des peuples a été un facteur de conflits sociaux, de crises politiques et de transitions qui se traduisent par des changements de gouvernements. La victoire récente d’Evo Morales en Bolivie symbolise à elle seule ce changement. C’est le résultat le plus significatif de cette résistance à l’hégémonie nord-américaine.
Face à cette résistance des peuples à l’ALCA, qui est relayée par les nouveaux gouvernements de centre-gauche et de gauche, comme ceux du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) et du Venezuela (qui a intégré le Mercosur en décembre), les Etats-Unis tentent de négocier des accords bilatéraux dans toute l’Amérique Latine. Ils y sont parvenus avec le Chili et en Amérique Centrale avec la signature de l’accord DR-CAFTA (Costa Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras et Nicaragua) et la République Dominicaine. Ils tentent également d’imposer des traités de libre-échange aux pays andins (Colombie, Equateur et Pérou) supposés plus serviles. Mais le calendrier électoral engage les gouvernements à différer les signatures.
Pour l’instant, seul le président péruvien, Alejandro Toledo - qui n’a aucune chance d’être réélu tant il est discrédité - a signé un accord avec les Etats-Unis. Au Pérou, le militaire nationaliste Ollanta Humala, qui bénéficie du soutien de Chávez, a vu sa popularité dans les sondages progresser rapidement ces dernières semaines. Son ralliement à un programme social lui permet d’entrevoir une victoire. Ce serait un changement important dans un pays où le mouvement social est très affaibli et où sévit une brutale répression.
- En Equateur, les mobilisations des communautés indigènes, à l’origine de la chute de Lucio Guttierez, continuent de réclamer une assemblée constituante et l’annulation du contrat pétrolier avec OXY. Dans ce pays, les élections législatives et présidentielle auront lieu en octobre 2006 et aucun accord bilatéral n’a pour l’instant été signé.
- En Colombie, les négociations se poursuivent mais sans accord pour l’instant. Là encore et malgré une répression terrible, il y a des mobilisations importantes organisées par les mouvements paysans et indigènes contre ce traité avec l’occupation de terres dans le département de Cauca et des actions conjointes d’étudiants et de professeurs contre la privatisation des universités. Néanmoins, Alvaro Uribe, Président de la république, bénéficie encore d’une grande popularité. Il semble que la signature du traité de libre-échange soit simplement reportée car l’élection présidentielle est prévue en mai. Le Plan Colombia, censé lutter contre le narcotrafic et les guérillas continue d’avoir de tragiques conséquences (séquestrations, disparitions, déplacements de familles) pour les populations et n’a pas d’autre objectif que de préserver les intérêts économiques et géostratégiques nord-américains. (Voir article ci-contre) Les militaires et les paramilitaires continuent leurs incursions en Equateur et au Venezuela, ce qui est source de conflits avec les états voisins.
- Face à l’offensive états-unienne, le gouvernement vénézuélien tente de promouvoir l’ALBA (Alternative Bolivarienne pour les Amériques) et renforce ses capacités militaires en créant la réserve militaire et les gardes territoriaux. L’achat d’avions et de bateaux à l’Espagne n’a fait que renforcer la crise avec les Etats-Unis. La victoire des bolivariens aux élections municipales et législatives - après le retrait des partis de l’opposition qui ont dénoncé des irrégularités qui n’ont pas été entérinées par les observateurs étrangers - ont permis de consolider le pouvoir du gouvernement. Celui-ci a entrepris différentes expropriations d’entreprises agroalimentaires et des redistributions de terres. Le Venezuela a été reconnu en octobre par l’UNESCO comme territoire libéré de l’analphabétisme. Il a intégré officiellement le Mercosur en décembre dernier et il a signé un accord avec le MST (Mouvement des sans terre) brésilien pour échanger des semences. Enfin le Venezuela a joué un rôle essentiel dans la mise en échec de l’ALCA.
- Au Brésil, le cycle d'accumulation des forces sociales s'est achevé et les mouvements sociaux (MST et CUT), bien que critiques, appuie le gouvernement et s'engageront dans la campagne pour la réélection de Lula. Cette campagne sera menée par la gauche du PT et Lula possède des chances sérieuses d'être réélu. Pour une partie des mouvements sociaux, rien ne serait pire qu'un retour de la droite au pouvoir car celle-ci modifierait sensiblement les rapports de force en Amérique Latine. Cependant, le MST fait l’objet d’une répression, 4 militants ont été condamnés à 10 ans de prison. La proposition de loi réglementant le port d’armes a été repoussée par 64 % des votants. Ces derniers mois, il y a une reprise des luttes syndicales pour modifier la loi du pétrole, pour augmenter le salaire minimum et pour la réduction du temps de travail. Il y a eu une mobilisation importante contre l’ALCA. Enfin, le gouvernement s’est inspiré du gouvernement argentin en décidant le gel de la dette.
- Au Paraguay, la situation n’évolue guère malgré les résistances. Les réductions budgétaires dans l’éducation et la santé ont provoqué des protestations importantes. De même, la résistance paysanne et indigène s’est organisée contre la loi sur le statut des communautés indigènes. L’armée n’a pas hésité à persécuter et à assassiner quelques leaders. Les propriétaires terriens ont demandé à l’armée d’occuper les campagnes pour éviter les occupations. Parallèlement, un détachement de l’armée américain, sous couvert de manœuvre, procède à la remise en état d’un aéroport tout près de la triple frontière. Il s’agit ni plus, ni moins que de créer une base US supplémentaire.
- En Argentine, Kirchner a remporté les élections législatives et possède de fortes chances d'être réélu en 2007. Il a consolidé son pouvoir et notamment au sein du parti péroniste. La gauche (en Argentine, entendre l'extrême gauche) reste extrêmement divisée et n’existe plus électoralement. Kirchner poursuit une politique d'équilibre entre la défense des intérêts de la bourgeoisie (en particulier les entreprises exportatrices) et une partie du mouvement social de tradition péroniste comme les syndicats (y compris la direction de la CTA). Il mène une politique de division au sein du mouvement social qui apparaît affaibli. Il est parvenu à diviser les mouvements de piqueteros (chômeurs) et des entreprises récupérées en négociant avec certains et en réprimant les plus radicaux. Des luttes sur les salaires ont été menées récemment par les syndicats dans les secteurs public et privé pour réclamer une part des bénéfices engendrés par la reprise économique qui a frôlé les 9 % en 2005. Par contre, Kirchner mène une politique extérieure plus audacieuse. Il s'est aligné sur Chávez par rapport à l'ALCA et il a renforcé les échanges avec le Venezuela.
- Au Chili, la Concertación a obtenu la majorité à l’assemblée et au sénat et Michelle Bachelet a été brillamment élue à la présidence de la République. Elle va devoir régler le dossier des indiens Mapuches qui au sud du pays ont renforcé leurs actions. Pour l’instant, c’est l’incertitude concernant le conflit avec la Bolivie mais la présence de l’ancien président lors de l’investiture d’Evo Morales laisse augurer la recherche d’une solution. Au niveau social, le Chili reste marqué par une faiblesse des luttes. Pourtant, le modèle libéral n’a cessé de renforcer les inégalités et le programme de la Concertación ne laisse pas entrevoir une inflexion aux niveaux économique et social.
- Enfin, en Bolivie, les victoires du MAS (mouvement vers le Socialisme) aux législatives et d'Evo Morales à la présidence de la République sont un évènement considérable dans un pays qui a été constamment dominé par la caste possédante et l’élite conservatrice. Elle est le résultat d’un cycle de luttes de 6 années et d’accumulation de forces qui ont fait chuter 2 présidents et remis en cause des contrats de concession de l’eau et du gaz avec les multinationales. Il s’agit également de la victoire d’un instrument politique s’appuyant sur une organisation communautaire et territoriale inédite.
Evo Morales bénéficie d'un soutien très important de Chávez. Comme ce dernier l’avait fait, il va convoquer l'assemblée constituante en juillet prochain et du résultat de cette consultation dépendront beaucoup. Pour la gestion des hydrocarbures, sa marge de manœuvre va être étroite. Il n’engagera pas de nationalisations sans indemnisation comme le réclame certains mouvements sociaux mais il va négocier avec les multinationales pour que les ressources restent la propreté du peuple bolivien et pour que l'Etat obtienne des participations importantes dans l'exploitation. Reste la question de l'accès à la mer qui fait l'objet d'un conflit avec le Chili. La Bolivie aura besoin d'un engagement du Brésil et de l'Argentine pour parvenir à une solution. Au niveau social, le Venezuela va partager son expérience des missions de santé et d’éducation.


Dans ce contexte politique et social inédit pour l’Amérique Latine, le FSM de Caracas - qui aura surtout été celui des Amériques - aura permis de renforcer ce nouvel internationalisme et de renforcer les échanges entre les mouvements sociaux du Nord et du Sud du continent. Il aura également permis de débattre sur les alternatives possibles à l’image du processus en cours au Venezuela et l’ALBA face à au mode de domination états-unien et à l’ALCA.


* Animateur de la commission internationale des Alternatifs
Article rédigé pour Rouge et Vert (11/02/2006)

Sources :
- Seoane, José - Taddei, Emilio, Cartografia de las resistencias y desafios de la Otra América posible, OSAL, N°18, septiembre-diciembre 2005, Buenos-Aires, p.119.
- Entretien de Rouge et Vert avec Emilio Taddei, OSAL / CLACSO, le 29 janvier 2006 à Caracas.
- Entretien de Rouge et Vert avec Fernando Ramon Bossi, Congreso de los pueblos bolivarianos, le 3 février 2006 à Caracas.

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