M. Colloghan

mardi 3 janvier 2017

Un processus continu de récupération d’entreprises en Argentine



Par Richard Neuville

Depuis 2003, nous rendons compte des résultats des enquêtes réalisées dans le cadre du programme interdisciplinaire Facultad Abierta de l’université de Buenos Aires[i]. Celui-ci se destine à l’étude des expériences des entreprises récupérées par les travailleur-e-s (ERT) en Argentine[ii]. Publiée en mai 2016[iii], la 5e enquête dresse un état de la situation, pointe les évolutions entre décembre 2013 et mars 2016 et s’attache plus particulièrement à analyser les premières conséquences des politiques mises en œuvre par le gouvernement de Mauricio Macri[iv]. En juillet 2016, nous rendîmes compte des difficultés auxquelles les ERT sont confrontées avec les hausses des prix de l’énergie décrétées par le nouveau pouvoir d’orientation ultralibérale[v]. Dans cet article, nous présentons l’actualisation des données et des caractéristiques générales du processus et nous concluons par les défis que les ERT vont devoir relever dans le nouveau contexte politique.


Poursuite du processus
En mars 2016, il existait 367 ERT actives en Argentine qui occupaient 15 948 travailleur-se-s. Depuis la clôture de l’enquête précédente en décembre 2013, 43 entreprises ont été récupérées et 6 ne sont pas parvenues à consolider le processus. Ce premier indicateur démontre que la récupération et la consolidation d’entreprises autogérées se poursuivent à un rythme soutenu depuis la crise de 2008. Parmi les ERT en activité, le total de récupérations postérieures à 2009 est désormais plus important que celui de celles issues de la crise de 2001, période communément identifiée au mouvement des ERT en Argentine. De même, le taux d’ERT n’ayant pas pu se consolider est bien moindre que celui observé pour les entreprises classiques, y compris les PME, puisqu’il est de 10% contre plus de 50% pour les entreprises classiques après 4 années d’activité, selon des sources du ministère du travail[vi].


Les récupérations d’entreprises n’auront donc pas été un processus éphémère puisqu’il se maintient dans la durée (15 années si on n’excepte les quelques récupérations réalisées au cours des années 90). La récupération en autogestion des entreprises, que les patrons ferment ou abandonnent, est clairement perçue comme une alternative viable par les travailleur-se-s argentin-e-s pour préserver la source de travail. Cette réalité corrobore les déclarations de José Abelli en 2009 : « Aujourd’hui, quel que soit l’endroit dans le pays, lorsqu’une entreprise ferme, les travailleurs brandissent le drapeau de l’autogestion. C’est le grand acquis de la lutte de la classe ouvrière argentine »[vii] ou d'Andrés Ruggeri en 2014 lors de la rencontre européenne de l’Économie des travailleur-se-s : « l’aspiration à la démocratisation de la production et à la redistribution des richesses est inscrit dans l’ADN des travailleurs »[viii].


Des répartitions territoriale et sectorielle relativement constantes
En termes d’implantation géographique, il existe peu de différences avec les périodes précédentes, hormis un nouvel accroissement du nombre d’entreprises dans la ville de Buenos Aires. Un peu plus de la moitié des ERT se situe dans l’aire métropolitaine de Buenos Aires (189), zone qui occupe la moitié des travailleur-e-s concerné-e-s (7 781). Un peu plus de 80% des ERT se trouvent dans la région de la Pampa (299)[ix]. Pour autant, comme nous l’écrivions précédemment, le processus couvre l’ensemble du pays : Nord-Est (28), Patagonie avec les grandes entreprises de céramique (23), Cuyo Centre-ouest (15) mais seulement deux dans le Nord-Ouest.

Par secteur d’activité, la proportion des entreprises industrielles diminue du fait de l’accroissement des entreprises de service. La métallurgie reste le principal secteur (20%) mais diminue proportionnellement puisqu’elle représentait 29% des ERT en 2004. De même, elle demeure le secteur qui concentre le plus grand nombre d’emplois (presque 20%). Elle devance notamment l’industrie de la viande qui occupe plus de 2 000 ouvriers, soit 13%, suivent ensuite les secteurs de l’imprimerie (9,5%), l’alimentation (9%), le textile (7,5%) et la construction (6,5%).

D’une manière générale, les ERT restent majoritairement des PME puisqu’elles occupent en moyenne 43,4 travailleurs, ce chiffre est en légère baisse par rapport aux relevés antérieurs (44,3 en 2004, 45,6 en 2010).


Évolution générale du processus
Depuis les premiers cas de récupération survenus au début des années 90, suivis par le boom à la fin de la décennie et lors de la crise de 2001, les ERT n’ont cessé de croître en quantité et en diversité. A l’exception de la période de redressement économique (2005-2008) au cours de laquelle il y a eu une décélération temporaire, il est possible de parler d’un processus continu. Á partir de 2008, les chercheurs observent un rythme soutenu et régulier de conflits et de récupérations. Même s’il reste inférieur à celui de la période 2001-2003, il approche une moyenne annuelle d’une vingtaine de cas. Depuis 2012, les récupérations se réalisent principalement dans des secteurs hors-industrie, touchés par une forte précarité, une faible implantation syndicale ou qui sont vulnérables aux changements technologiques.

Depuis 2008, les nouveaux cas de récupération s’élèvent à 156 contre 133 toujours en activité pour la période de crise 2001-2004. Avec l’accession à la présidence de Macri, le niveau de conflictualité sociale est croissant face aux fermetures d’entreprises avec parfois des occupations mais pour l’instant il est prématuré d’évoquer une évolution de tendance.

Depuis son origine, la récupération des entreprises en gestion ouvrière constitue une réponse à la gestion patronale qui a recours aux liquidations d’entreprises, à l’enlèvement des machines et aux faillites frauduleuses sous prétexte de coût trop élevé des emplois, de sureffectifs et de faibles capacités productives. Pour les chercheurs, l’existence des entreprises récupérées résulte « également du contexte macroéconomique, qui est influencé par les politiques publiques, ce qui ne signifie pas pour autant que les ERT se forment à partir des politiques impulsées par l’État ». Ils indiquent que l’attitude du pouvoir : « peut rendre les conditions de récupération et de consolidation plus difficiles, c’est particulièrement le cas depuis décembre 2015 avec le retour de politiques néolibérales qui se traduisent par une tentative d’asphyxie avec les hausses ciblées des prix de l’énergie, el tarifazo[x] », des vétos systématiques sur les lois d’expropriation, l’arrêt des achats aux coopératives, une offensive judiciaire, le renforcement de la répression et la vente des locaux à des investisseurs pour empêcher les récupérations par les travailleur-se-s.

La comparaison entre l’évolution annuelle du PIB et le nombre de récupérations d’entreprises entre 2000 et 2015 confirme un constat empirique des observateurs du processus. Sans surprise, l’année 2002 concentre à la fois le plus grand nombre de récupérations (49) et la baisse la plus importante de l’activité économique (-10%) ; les plus faibles taux de récupération (entre 11 et 13), qui se situent entre 2005 et 2007 et 2010 et 2011, coïncident avec des hausses élevées du PIB oscillant entre 8 et 9,5% ; de même, la quantité annuelle de récupérations augmentent (entre 20 et 26) au cours de l’année 2009 et entre 2012 et 2015 qui connaissent des hausses de PIB relativement faibles, entre 0,1% à 2,9%.


Consolidation et cessation d’activité des entreprises récupérées
Pour la première fois, les chercheur-se-s ont comptabilisé l’ensemble des ERT, récupérées depuis 2002 et pas uniquement celles qui ont pu poursuivre leur activité. L’intérêt est notamment d’évaluer le taux de pérennisation des ERT.

Depuis 2002, le nombre global d’ERT en Argentine s’élève donc à 411 au total, dont 367 étaient en activité ou en processus de récupération en autogestion en mars 2016. Le total d’ERT, qui n’a pas pu franchir l’étape de consolidation, celles qui ont dû fermer ou qui ont été expulsées, s’élève à 43 unités entre 2002 et début 2016, soit 10,67%, ce qui correspond à un taux d'échec relativement faible.

Les causes de fermeture n’ont pas fait l’objet d’une étude approfondie ou tout au moins toutes les données n’ont pas pu être vérifiées. Néanmoins, pour la majorité des fermetures (28), elle est intervenue au cours de la période de plus forte croissance de l’économie argentine (2005-2009). 20 d’entre elles ne sont pas parvenues à se consolider en tant qu’entreprise, tandis que pour les 8 autres les raisons sont principalement d’ordre judiciaire.

Pour les 5 ERT, ayant cessé leur activité au cours de la dernière période (2014-2016), les raisons résultaient de décisions de l’État (généralement du pouvoir judiciaire), qui ont compliqué le développement d’un projet productif. Elles ne dépendaient pas de la volonté des travailleur-se-s ou d'un motif économique.


D’une manière générale, les auteurs observent qu’il y a une « proportion inverse entre la quantité de récupération d’entreprises et de cessation d’activité : en période de croissance économique, il y a moins de cas de récupération et un taux de cessation plus important et, à l’inverse, dans les périodes de fort taux de récupération, il y a une plus faible proportion de cessation d’activité ».

Sans analyse approfondie des circonstances particulières des fermetures, les rapporteurs avancent cependant des éléments d’explication. La première est liée à la précarité et à la massivité des processus de récupération autour de la crise de 2001, la faible consolidation de mécanismes légaux et de dispositifs publics qui permettaient aux travailleur-se-s de préserver leurs entreprises. Ainsi, il est logique que parmi les 150 ERT issues de cette période critique, il y ait eu plus de cas qui ne purent se consolider ou résister au marché, face à des décisions judiciaires ou y compris à se maintenir en tant que collectif de travailleur-s-es. Parallèlement, la « perception d’une amélioration économique peut avoir contribué à une moindre résistance dans une période apparaissant comme plus favorable pour accéder au marché du travail ». De la même manière, un contexte économique et social plus critique « peut influer sur le soutien à la lutte ouvrière pour la récupération et la préservation des emplois ». En ce sens, les politiques publiques et l’accumulation d’expérience de la part des travailleur-se-s et de leurs organisations peuvent contribuer à consolider les ERT. Mais cette dernière analyse était valable dans le contexte politico-économique existant jusqu’en décembre 2015, elle devra donc être confrontée à la nouvelle réalité politique argentine.


Caractéristiques de la période 2014-2016
Au cours de la période 2014-2016, la tendance globale observée lors des deux enquêtes précédentes s’est maintenue puisque 43 nouveaux cas de récupération ont été enregistrés. Par rapport au précédent relevé de fin 2013 où la tendance était au développement à l’intérieur du pays, cette fois-ci les nouvelles ERT sont de nouveau majoritairement concentrées dans l’aire métropolitaine de Buenos Aires puisqu’elles représentent 56% des cas et 68% des travailleur-se-s.

La répartition par secteur d’activité montre une grande diversité mais également une concentration dans l’industrie de l’alimentation (8), l’imprimerie (7), la métallurgie (8) et la gastronomie (6). Il convient d’observer que la récupération des restaurants (phénomène postérieur à 2009) se poursuit au rythme des années précédentes et que celui-ci reste soutenu dans l’imprimerie (phénomène historique), la Red Gráfica Cooperativa[xi] fédère dorénavant 35 coopératives.

Le nombre de travailleur-se-s concerné-e-s par les nouvelles récupérations entre décembre 2013 et mars 2016 s’élève à 2 077, auquel il faut ajouter 400 postes de travail créés dans les autres ERT. Le niveau de conflictualité pour les récupérations reste élevé, tout comme la durée moyenne d’occupation précédant la reprise d’activité qui demeure relativement constante depuis la crise de 2001[xii]. Pour différentes raisons et circonstances, de nombreux conflits se prolongent, ainsi les travailleur-se-s de l’imprimerie Vulcano n'ont pu récupérer leurs usines qu'à l'issue de 16 mois de lutte.


Un contexte politique préoccupant
Le climat politique des mois qui ont précédés l’élection présidentielle de 2015 et l’installation d’un gouvernement d’orientation néolibérale a eu des répercussions sur la réalité socio-économique. Le contexte des premiers mois de 2016 s’est avéré plus compliqué pour les luttes et a préfiguré des difficultés accentuées pour la récupération et la consolidation des entreprises en autogestion ouvrière.

Pour les auteurs du rapport, la situation est clairement « préoccupante et le pouvoir a engagé une offensive contre les ERT sur plusieurs fronts, sans que l’on sache si elle est clairement planifiée ou uniquement justifiée par des principes idéologiques ». Le gouvernement donne clairement des « signaux de tolérance aux entrepreneurs qui liquident les entreprises et aux juges pour attaquer les ERT existantes et celles en cours de processus de récupération ». De plus, il supprime le peu d’outils publics destinés à les soutenir et appose son veto sur les lois d’expropriation.

L’élément le plus notable est le tarifazo car il rend plus vulnérable l’activité productive des ERT qui sont contraintes de réduire le niveau des revenus des travailleur-se-s ou, dans le meilleur des cas, les investissements. Par ailleurs, le gouvernement développe un discours de l’entreprenariat et de l’économie sociale dans une version néolibérale, en recherchant un accord avec certaines ONG pour créer une « économie pour les pauvres » dans le but de contribuer à accentuer une pression sur les salaires et la relation de dépendance mais surtout de contenir socialement les secteurs exclus.

En Argentine, les entreprises récupérées et d’autres expériences de travail autogéré ont permis d’esquisser une alternative au chômage et à la précarisation. Elles constituent de fait une alternative pour affronter les conséquences des politiques néolibérales mais également une autre manière de produire, sans patrons. L’action du gouvernement vise à la rendre irréalisable mais il devra pour cela vaincre la résistance des travailleur-se-s devenu-e-s acteurs-trices de leur destin en occupant, en résistant et en produisant par le moyen de l’autogestion. Indubitablement, l’expérience acquise et l’accumulation de forces seront des atouts pour résister à cette offensive.

Richard Neuville (Décembre 2016)



[i]               Voir le site du programme Faculta Abierta : http://www.recuperadasdoc.com.ar/

[ii]              Voir notamment les différents articles et les synthèses des rapports en français : Richard Neuville, "Eléments saillants du IVe relevé des entreprises récupérées en Argentine", Mai 2014. Consultable sur : http://alterautogestion.blogspot.fr/2014/05/elements-saillants-du-ive-releve-des_10.html ; « Plus de 60 entreprises récupérées en trois ans en Argentine », Avril 2014 : http://www.autogestion.asso.fr/?p=4227 ; « Les entreprises récupérées par les travailleurs en Argentine », Septembre 2012 : http://www.autogestion.asso.fr/?p=2071 ; synthèses en français des rapports des enquêtes de 2004 et de 2010 : http://www.autogestion.asso.fr/wp-content/uploads/2012/10/argentine-ERT-2.pdf , http://www.autogestion.asso.fr/wp-content/uploads/2012/10/Argentine-ERT3.pdf ; « Argentine : les entreprises récupérées se consolident ! », Rouge & Vert, n°318, Janvier 2011, p.13-16 ; « Consolidation des entreprises récupérées », in Autogestion : l’Encyclopédie internationale, Syllepse / Association pour l’autogestion, Novembre 2015, P.145-153, Consultable sur : http://alterautogestion.blogspot.fr/2011/01/argentine-les-entreprises-recuperees-se.html ; « Argentine : entreprises récupérées », « Synthèse du deuxième rapport sur les entreprises récupérées par les travailleurs de l’Université publique de Buenos Aires », Rouge et Vert n°241, juin 2006, p14-16. Consultable sur : http://alterautogestion.blogspot.com/2009/03/argentine-entreprises-recuperees-2.html ; « Argentine : Entreprises récupérées ou « autogérées », janvier 2004, Rouge et Vert n° 206, juin 2004, p.8-13. Consultable sur : http://alterautogestion.blogspot.com/2009/03/argentine-entreprises-recuperees.html

[iii]              Las empresas recuperadas por los trabajadores en los comienzos del gobierno Macri – Estado de la situación, Cuadernos economía de los trabajadores, Centro de Documentación de Empresas Recuperadas, Callao Cooperativa Cultural, Mayo de 2016, 44p. Les précédentes enquêtes furent publiées en 2003, 2005, 2010 et 2014.

[iv]              Après douze années de kirchnerisme (2003-2015), le candidat néolibéral d’Alianza Cambiemos, Mauricio Macri, a remporté l’élection présidentielle en Argentine en novembre 2015.

[v]               Richard Neuville, « Les entreprises récupérées menacées par la politique de Macri », Association autogestion, Juillet 2016, http://www.autogestion.asso.fr/?p=6184 & http://alterautogestion.blogspot.fr/2016/07/les-entreprises-recuperees-menacees-par.html


[vii]             Abellí, José, « Empresas recuperadas », article du 27/02/2009, consultable sur le site OSERA : http://www.iigg.fsoc.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/Abelli.pdf

[viii]             Richard Neuville, « Rencontre européenne « L’économie des travailleurs » dans l’entreprise Fralib », Contre Temps, n°22 - Eté 2014, p.99-103. Consultable également sur :
http://alterautogestion.blogspot.fr/2014/07/rencontre-europeenne-leconomie-des.html ; Andrés Ruggieri, Occuper, Résister, Produire - Autogestion ouvrière et d’entreprises récupérées en Argentine, Syllepse, Avril 2015 ; "Récupérations d'entreprises en Argentine - Entretien avec Andrés Ruggeri", Contre Temps, n°22 - Eté 2014, p.109-113.

[ix]              La Pampa regroupe les provinces de Buenos Aires, La Pampa, Santa Fe et Córdoba et correspond au centre-ouest du pays. 

[x]               Cf. Richard Neuville, « Les entreprises récupérées menacées par la politique de Macri », Association autogestion, Juillet 2016, http://www.autogestion.asso.fr/?p=6184

[xi]              Richard Neuville, « Red Gráfica cooperativa », un réseau pour s'émanciper des lois du marché », Décembre 2014 : http://www.autogestion.asso.fr/?p=4773 ; Autogestion : l’Encyclopédie internationale, Syllepse / Association pour l’autogestion, Novembre 2015, p.185-188.


[xii]             La durée des conflits sur la période (2010-2013) était de 335 jours contre 249 jours précédemment.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire