mercredi 9 avril 2025

L’« Économie des travailleur-se-s », un réseau international et un concept en construction…


Le réseau international de l’« Économie des travailleur-se-s » est né en 2007 à l’initiative de chercheur-se-s de l’université de Buenos Aires qui avaient suivi-e-s et accompagné-e-s le processus de récupération d’entreprises par les travailleur-se-s (ERT) en Argentine à partir de 2002. Impliqué-e-s dans un soutien actif aux travailleur-se-s des entreprises récupérées en Argentine, au travers des tâches de documentation, de recherche, de réflexion sur ce processus, ces chercheur-se-s souhaitaient dépasser le strict travail académique. 

 

Avec la mise en place du programme Facultad abierta (Faculté ouverte) au sein de l'université de Buenos Aires, ils/elles développèrent des actions de coordination, de conseil, de formation en enquêtant sur la gestion ouvrière d'unités productives abandonnées par les patrons. Convaincu-e-s de la nécessité de confronter les différentes analyses sur ces expériences, celles des travailleur-se-s impliqué-e-s et celles d’universitaires (également travailleur-se-s), ils/elles créèrent un réseau pour débattre de l’orientation des luttes dans une perspective de changement du système des relations sociales, politiques, économiques en vigueur dans le monde entier.

Ce fut l’esprit qui anima la convocation de la première rencontre internationale, intitulée « L’Économie des travailleur-se-s : autogestion et répartition de richesses », tenue en juillet 2007 à l’université de Buenos Aires. À cette occasion, il fut décidé d’organiser des rencontres Internationales de l’ « Économie des travailleurs-ses » tous les deux ans.

 

Un outil d’articulation entre la réflexion théorique et la pratique

Les rencontres s’articulent comme un espace de débat entre des travailleur-se-s, des syndicalistes, des militant-e-s sociaux et politiques, des intellectuel-le-s et des universitaires sur les problèmes et les potentialités des expériences rencontrées par les travailleuses et les travailleurs. Elles sont basées sur l’autogestion et la défense des droits et des intérêts de la population qui vit de son travail, dans les conditions actuelles du capitalisme mondialisé néolibéral. Dans ce type de rencontre, les expériences d’autogestion générées par les travailleurs sud-américains et européens, comme les entreprises récupérées, les mouvements coopératifs de travailleur-se-s, les expériences de contrôle ouvrier et de cogestion, l’économie solidaire et les autres luttes pour l’auto-organisation du travail et l’autogestion de l’économie définissent les axes de débat. Ces expériences impliquent de rediscuter et de repenser les problèmes nouveaux et anciens de la classe ouvrière, en les actualisant dans le contexte d’hégémonie néolibérale mondiale.

À partir de 2014, les rencontres régionales inaugurèrent une délocalisation des lieux de débats en les transférant des universités vers des lieux de production autogérés (usines Fralib devenue SCOP-TI, Textiles Pigüé, Vio-Me, RiMaflow). Mais surtout elles permirent une plus grande diversité des acteurs de l’autogestion.

Ce n’est pas totalement un hasard si ce réseau est né en Amérique latine. Il y a d’abord, les programmes universitaires qui cherchent à articuler la réflexion théorique et la pratique en associant les travailleur-se-s et l’engagement de chercheur-se-s dans le suivi des processus. Selon l’expression de Pablo Peláez et d’Emiliano Balaguer, universitaires argentins il s’agit d’articuler « la science des travailleur-se-s et les travailleur-se-s de la science ». En articulant l'échange entre le monde universitaire engagé avec ces luttes, les travailleur-se-s et les militant-e-s sociaux, les rencontres de « l’Économie des travailleur-se-s » tentent d'aborder ces questions et de mettre en débat la lutte des travailleurs et des travailleuses dans les différents contextes nationaux, régionaux et internationaux.

Elles cherchent ainsi à créer un espace de débat qui se développe à partir des perspectives des expériences d'autogestion économique des travailleurs. Les entreprises récupérées, les expériences autogestionnaires du travail, les coopératives, les mouvements de travailleurs organisés syndicalement, les travailleurs ruraux, les mouvements sociaux, les courants politiques et intellectuels, certains syndicats ont contribué au développement de ces rencontres.

 

Des rencontres de l’Économie des travailleur-se-s  pour confronter les expériences

La première rencontre organisée par le réseau réunit 300 participant-e-s de 15 pays d’Amérique latine, d’Europe et d’Afrique, avec une prépondérance d’universitaires argentin-e-s, brésilien-ne-s, mexicain-e-s et uruguayen-ne-s.

Elle fut suivie en août 2009, toujours à Buenos Aires, par une nouvelle rencontre intitulée « L’Économie des travailleur-se-s - Autogestion et travail face à la crise globale ». Entre les deux rencontres, la crise de 2008 était intervenue et avait particulièrement affecté les pays du centre du capitalisme (plus particulièrement les États-Unis et l’Europe) et elle eut pour conséquences la fermeture de milliers d’entreprises et le licenciement de millions de travailleur-se-s dans le monde.

La IIIe rencontre se déroula en juin 2011 à Mexico, elle permit d’élargir, à la fois, la participation des mouvements sociaux et la composition du comité organisateur, et ainsi renforcer le caractère international du réseau.

La IVe rencontre se déroula en juillet 1013 à João Pessoa au Brésil, elle était intitulée : « Alternatives autogestionnaires et travail face à la crise économique globale ». Elle acta l’organisation de rencontres régionales au cours des années intermédiaires et la tenue des rencontres en dehors des locaux des universités.

C’est ainsi que furent organisées les premières rencontres européenne les 31 janvier et 1er février 2014 dans les locaux de Fralib (alors en lutte et processus de récupération) à Gémenos1, sud-américaine en octobre dans l’usine Textiles Pigüé en Argentine2 et nord et centre américaine en novembre dans l’université ouvrière de Mexico dans un contexte de luttes importantes contre la répression des mouvements sociaux. Ces rencontres contribuèrent au renforcement des réseaux régionaux, même si l’européen, à l’image d’autres réseaux du vieux continent, demeure résolument en construction.

La Ve rencontre organisée en juillet 2015 dans l’État de Falcón au Venezuela fut marquée par l’empreinte de la crise politique vénézuélienne mais permit cependant la confrontation d’une plus grande diversité d’expériences3.

La VIe rencontre internationale de l’Économie des travailleur-ses fut organisée dans les locaux de l’usine récupérée, les Textiles Pigüé dans la Pampa (Argentine) du 30 août au 2 septembre 20174.

Elle faisait suite aux IIe rencontres régionales qui s’étaient déroulées au cours de l’automne 2016 à Montevideo pour l’Amérique du Sud, à Mexico pour l’Amérique du Nord et centrale et à Thessalonique pour la région euro-méditerranéenne dans l’usine VioMe5. Des nouveaux axes de débat furent intégrés : « l’économie des travailleur-ses dans une perspective de genre(s) »

Au cours de l’automne 2018, les IIIe rencontres sud-américaines et nord-centre-américaines furent organisées respectivement à Santiago du Chili et à Mexico. La rencontre euro-méditerranéenne fut reportée au printemps 2019, elle se tint dans la banlieue de Milan du 12 au 14 avril au sein des locaux de l’entreprise récupérée RiMaflow, en lien avec le réseau italien FuoriMercato6.

La VIIe rencontre fut organisée au sein de l'École Nationale Florestan Fernandes (ENFF), l'école des cadres du Mouvement des sans-terre (MST) à Guararema, au nord de São Paulo au Brésil7. Ce choix n'était pas dû au hasard, le réseau entendait exprimer physiquement sa solidarité avec le mouvement social brésilien rudement attaqué par le pouvoir depuis l’élection de Jair Bolsonaro. Le réseau s'élargit à d’autres modes de production autogérés (économie populaire) et d’autres secteurs d’activité (travailleur-se-s ruraux-rurales). L’assemblée des femmes fut renforcée avec la structuration d'un réseau spécifique intégré. L'organisation de sessions de formation sur une semaine fut décidé sous l'égide de l' internationale d'autogestion et de déclinaisons par pays.

Dans le contexte de pandémie, la VIIIe rencontre internationale prévue physiquement à Mexico se déroula sous forme de conférences en virtuel, réparties entre fin août et fin octobre 2021, sous l'égide d'universitaires de l'Université nationale autonome de Mexico (UNAM) et de responsables du Syndicat mexicain des électriciens (SME), gestionnaire de coopératives. Elle fut d'une grande richesse tant du point de vue de la qualité des témoignages et des réflexions, que de la diversité des intervenant-e-s. Suite à l'annulation des rencontres régionales à l'automne 2020, cette VIIIe édition démontra la vitalité du réseau international et notamment son ancrage en Amérique Centrale et du Sud après 14 années d'existence8.

La IXe Rencontre internationale du réseau de « l’économie des travailleuses et des travailleurs » organisée à Rosario (Argentine) fin septembre 2023, consolida encore davantage le réseau international avec la volonté de renforcer les réseaux régionaux. Dans un contexte capitaliste radicalisé et répressif, les perspectives peinent à s'esquisser, le réseau poursuit néanmoins son activité. Et, selon les mots de son coordinateur, Andrés Ruggeri, le réseau « cherche à coordonner les actions, la solidarité et la lutte pour une économie des travailleur-se-s basée sur l'autogestion ». Pour autant, il n'est pas encore parvenu à se doter d'une coordination internationale permanente9.

À l'automne 2024, les 4e rencontres régionales se sont tenues : l'européenne en octobre organisée à Barcelone par la Confédération générale du travail (CGTe)10 et l'autre qui a réuni les deux réseaux des Amériques dans La Rioja (Argentine) en novembre11. En 2025, la Xe rencontre internationale devrait être organisée dans un contexte de montée de l'extrême droite et de mutation profonde du capitalisme.

Après presque deux décennies d'existence, le réseau de l’Économie des travailleurs-ses s’est étoffé et diversifié. De réseau universitaire à l’origine, il est parvenu au fil des rencontres à agréger de nombreux acteurs de l’autogestion. La transition entre un réseau international et la constitution d’un « mouvement autogestionnaire mondial » susceptible d’avancer sur une réflexion stratégique face au modèle de domination capitaliste reste à élaborer. Le réseau de « l’Économie des travailleur-se-s » se veut également un outil de solidarité avec les luttes de la classe ouvrière et des peuples du monde. L'Association Autogestion et l'Union syndicale Solidaires, référents français du réseau, ont participé aux principales rencontres depuis 2014.

Richard Neuville

https://alterautogestion.blogspot.com/

Mars 2025

Article rédigé pour la revue "Adresses" "Internationalisme et démocratie, n°11, Avril 2025, p.60-63, Ed Syllepse, Adresses "Internationalisme et démocratie

1 Benoît Borrits, « Rencontres « L’économie des travailleurs » : un essai à transformer », Association Autogestion, 5 février 2014, https://autogestion.asso.fr/rencontres-leconomie-des-travailleurs-un-essai-a-transformer/ ; Richard Neuville, "Rencontre européenne « L’économie des travailleurs » dans l’entreprise Fralib", Contre Temps, n°22 - Eté 2014, p.99-103.

2 Richard Neuville, « L’économie des travailleur-se-s », une rencontre sud-américaine porteuse de perspectives », Association Autogestion, 4 novembre 2014, https://autogestion.asso.fr/leconomie-des-travailleur-se-s-une-rencontre-sud-americaine-porteuse-de-perspectives/

3 Richard Neuville, "Rencontre européenne « L’économie des travailleurs » dans l’entreprise Fralib", Contre Temps, n°22 - Eté 2014, p.99-103.

4 Benoît Borrits et Richard Neuville, « 6e Rencontre internationale de l’Économie des travailleurs-ses : Vers la constitution d’un mouvement autogestionnaire mondial ? », Association Autogestion, 11 septembre 2017, https://autogestion.asso.fr/6e-rencontre-internationale-de-leconomie-des-travailleurs-ses-vers-la-constitution-dun-mouvement-autogestionnaire-mondial/

5 Benoît Borrits et Richard Neuville, « Succès de la IIe rencontre euro-méditerranéenne de l’« Économie des travailleur-se-s » à Thessalonique », Association Autogestion, 24 novembre 2016, https://autogestion.asso.fr/succes-de-la-iie-rencontre-euro-mediterraneenne-de-l-economie-des-travailleur-se-s-a-thessalonique/

6 Benoît Borrits, Bruno Della Sudda, Christian Mahieux et Richard Neuville, « Rencontre euroméditerranéenne du Réseau de « l’économie des travailleur.ses », une autre Europe ? », Association Autogestion, 25 avril 2019, https://autogestion.asso.fr/rencontre-euromediterraneenne-du-reseau-de-leconomie-des-travailleur-ses-une-autre-europe/

7 Alexandra Cretté, Marion Décavé et Richard Neuville, « Économie des travailleur-se-s : une VIIe rencontre sous le signe de la résistance et des alternatives », Association Autogestion, 10 octobre 2019, https://autogestion.asso.fr/economie-des-travailleur-se-s-une-viie-rencontre-sous-le-signe-de-la-resistance-et-des-alternatives/

8 Patrick Le Tréhondat et Richard Neuville, « Économie des travailleur-se-s : une VIIIe rencontre internationale en virtuel », Association Autogestion, 2 décembre 2021, https://autogestion.asso.fr/economie-des-travailleur-se-s-une-viiie-rencontre-internationale-en-virtuel/

9 Patrick Le Tréhondat et Richard Neuville, « Économie des travailleur-se-s : une VIIIe rencontre internationale en virtuel », Association Autogestion, 2 décembre 2021, https://autogestion.asso.fr/economie-des-travailleur-se-s-une-viiie-rencontre-internationale-en-virtuel/

10« IVe Rencontre européenne de l'économie des travailleuses et des travailleurs », Alter Autogestion, Février 2025, https://alterautogestion.blogspot.com/2025/02/ive-rencontre-europeenne-de-leconomie.html

11 « IVe Rencontre latino-américaine de l'économie des travailleuses et des travailleurs », Alter Autogestion, Février 2025, https://alterautogestion.blogspot.com/2025/02/ive-rencontre-latino-americaine-de_22.html

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