Traduction française de l'intervention réalisée en castillan par Richard Neuville à Rosario
IXe rencontre internationale de l'économie des travailleuses et des travailleurs
Rosario - 28 au 30 septembre 2023
« De la lutte de Lip à celle de l'Après M,
50 années de cheminement autogestionnaire en France »
Richard Neuville, Association Autogestion, Francia
Il y a cinquante ans débutait la lutte des travailleurs et des travailleuses de Lip. Elle fut popularisée avec le fameux slogan « On fabrique, on vend, on se paye » décidé par les grévistes. En 1973, 1 200 ouvrières et ouvriers de l’horlogerie à Besançon défièrent l’ordre et la légalité capitaliste des mois durant en menant une lutte « hors la loi ». Celle-ci s' appuya sur une démocratie radicale où le comité d’action des grévistes, l’assemblée générale et les sections syndicales CFDT/CGT articulaient leur intervention, au service de la mobilisation et dans l'objectif de construire le rapport de force. C’est notamment l’assemblée générale des grévistes qui décida le 18 juin de relancer la production pour payer les salaires.
A l'époque, leur lutte eut un retentissement exceptionnel en France mais aussi au niveau international. Elle incarna l’insubordination ouvrière des années 68 et la convergence des combats de cette période. Elle rendit vivante, en pratique, l’idée d’autogestion avec la remise en route de la production de montres et le versement de « payes sauvages » pour financer la grève. Elle fut traversée par l’affirmation féministe, la grève des Lip porta en elle les aspirations d’égalité et d’émancipation.
Si l'exemple de Lip ne fut pas le point de départ d'un processus important de récupérations d'entreprises par les travailleurs et les travailleuses en France, un certain nombre furent récupérées par les travailleurs et les travailleuses par la suite et au début du XXIe siècle. Il y a même eu des accélérations au cours des années 2010 à la suite de la crise financière de 2008 en Europe et tout récemment sous d'autres formes au moment de la pandémie avec la Coop des masques et l'Après M.
Le renouveau de l'idéal autogestionnaire à la fin des années 1960 en France et, surtout, l'expérience Lip en 1973, contribuèrent de manière décisive à remettre l'autogestion dans la perspective révolutionnaire. A la fin des années 70, toutes les organisations de gauche et sociales se réclamaient de l'autogestion et on assista à une montée des luttes sociales auto-organisées (comme celle du Joint français à Saint-Brieuc en 1972, etc.). Mais ce processus ne dura pas longtemps et les espoirs furent rapidement déçus à partir de 1981 et la victoire de la gauche réformiste à la présidentielle.
Après avoir quasiment disparu du discours politique dans les années 1980/1990, le concept d'autogestion retrouva un certain intérêt auprès des associations, des mouvements collectifs ou coopératifs et des travailleur-se-s avec le changement de siècle.
Au début du XXIè siècle, avec la mondialisation capitaliste, des travailleur-se-s s’organisent pour lutter contre les délocalisations de la production et reprennent leurs entreprises qu'ils estiment viables économiquement : ce sont les travailleurs de CERALEP (usine d'isolateurs électriques en céramique) à St-Vallier (Drôme) en 2004, soutenus par toute une ville ; ce furent également les Fonderies de Ploërmel (Bretagne) en 2005, etc. Ces exemples de récupération d'entreprises par les travailleur-se-s montrèrent la voie en s'opposant aux fonds spéculatifs qui ne visaient que la rentabilité à court terme et décidaient de fermer des entreprises au seul motif d'un « coût du travail » trop élevé en France. Ce processus s'accéléra après la crise de 2008.
En France et en Europe, la crise de 2008 entraîna la destruction de plusieurs centaines de milliers d’emplois industriels (269 000 en France selon Alternatives économiques). Pour accentuer les profits, les capitalistes profitèrent de la crise pour délocaliser la production dans l'Est de l'Europe ou dans d'autres continents.
Si des luttes, parfois exemplaires en termes de combativité, furent menées entre 2008 et 2010. Elles furent essentiellement défensives, elles se limitèrent à résister aux « plans sociaux » dictés par la logique actionnariale et à négocier des primes de licenciements. Rarement les questions de propriété (Molex, Goodyear, Continentale) ou de reconversion écologique de la production (comme à Total Dunkerque) ne furent posées. Ce que les travailleurs mexicains obtinrent à El Salto en 2005 après 4 années de lutte était-il possible à Clairoix ? Il s’agit de la même transnationale Continentale et d’une usine de même taille. A aucun moment, les équipes syndicales n’évoquèrent et encore moins élaborèrent de contre-plans ouvriers alternatifs. Dans ce panorama, l’expérience limitée de Philips à Dreux eut au moins un mérite, celui de réactualiser le « contrôle ouvrier » en redémarrant la production pendant deux semaines en janvier 2010.
Mais à partir de 2011, il y eut une nouvelle dynamique avec la lutte Fralib contre la multinationale Unilever (2e groupe agroalimentaire au Monde). Après 1 336 jours de lutte et d'occupation de l'usine à Gémenos (près de Marseille), les travailleurs et les travailleuses sortirent victorieux et purent maintenir l'outil de travail très moderne et entreprendre une diversification de la production avec la création de la coopérative SCOP-TI en 2014. La première rencontre euro-méditerranéenne se déroula en janvier 2014 dans cette usine. Parallèlement et au cours de ces années, d'autres entreprises furent récupérées par les travailleurs et les travailleuses comme l'imprimerie Hélio-Corbeille (Essonne) en 2012 ; l'usine de glaces Pilpa, devenue la Fabrique du Sud à Carcassonne, près de Toulouse en 2013 ; la fabrique de dentelle Fontanilles dans la Haute-Loire (Massif Central) qui existait depuis 160 années fut récupérée en 2012 ; ARFEO fabriquant de matériel de bureau en Mayenne fut reprise en 2013 ; Smart Equipment Technology (SET), dans le secteur de la microélectronique en Savoie en 2012, etc. En quelques années, des dizaines d’entreprises furent récupérées par les travailleur-se-s en France. Il y eut également des échecs comme pour la Papeterie de Docelles dans les Vosges en 2015 ou la compagnie de car-ferries Sea France à Calais (Nord de la France), qui ne put poursuivre son activité sous forme de coopérative, en l'absence de soutien de la SNCF et de l’État français que quelques mois (2012).
Avec la relance économique post-crise financière, les fermetures d'entreprises ralentirent et les luttes pour la récupération de l'appareil de production également. Les nouvelles expériences, dont nous avons présenté quelques exemples lors de la huitième rencontre de Mexico en 2021 : Railcoop, la Coopérative des Masques ou L’après M, se distinguent des précédentes car elles prennent une autre forme. D'abord du point de vue du statut en optant pour la société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) qui intègre plusieurs collèges décisionnels et finasseurs. De fait, les projets ne reposent pas uniquement sur les travailleurs et les travailleuses mais adossés à des collectifs d'usagers, de donateurs, de financeurs publics (collectivités territoriales), etc. et concernent parfois des missions de service public.
La coopérative Railcoop, créé en 2019, se fixe comme objectif d'exploiter des lignes de chemin de fer que l'opérateur historique, la société de chemin de fer français (SNCF), a abandonné au motif qu'elles ne seraient pas rentables économiquement comme la liaison Lyon-Bordeaux, qui traverse tout le Massif Central.
La Coopérative des Masques est créée en mai 2020, notamment sous l'impulsion de l'Union syndicale Solidaires des Côtes d'Armor (Bretagne), pour redémarrer la productions de masques respiratoires qui a été abandonnée en mai 2018 suite à une délocalisation capitaliste en Tunisie par le groupe Honeywell. Moins de deux années plus tard, la pandémie du COVID 19 se propage mondialement. La production de la coopérative débute en octobre 2020 avec une vingtaine de travailleurs et travailleuses mais faute de commandes elle doit cesser son activité en octobre 2022. Les pouvoirs publics, qui ont soutenu la création de la coopérative, font le choix de continuer à acheter des masques chinois. Cette expérience s'avère être un échec pour des raisons d'absence de stratégie industrielle et de politique commerciale des hôpitaux et collectivités. Il s'agit d'une vraie aberration !
Enfin, « L'Après M » est la récupération d'un restaurant fastfood McDonald's dans un quartier populaire de Marseille, dont la liquidation judiciaire fut provoquée par la multinationale et prononcée en décembre 2019. En mars 2020, au début du confinement, les anciens travailleurs réquisitionnent les locaux et créent une plateforme solidaire d'aide alimentaire pour les habitants du quartier. Le 10 décembre 2022, le nouveau restaurant solidaire ouvre ses portes. La coopérative SCIC « L'Après M » emploi 37 salariés. Chaque semaine, elle distribue entre 600 et 1 200 colis alimentaires. Il s'agit d'un vrai projet social et solidaire dans un quartier pauvre de Marseille.
50 ans après, le concept d'autogestion est toujours vivant en France. Modestement, il a même retrouvé un certain élan depuis une vingtaine d'années et pris des formes diverses. Dans la période de mutations importantes que nous traversons, il y aurait urgence pour le mouvement social de se réapproprier ce concept, de réfléchir à des perspectives de luttes offensives qui posent les questions du contrôle ouvrier, de la gestion ouvrière, des contre-plans alternatifs, de la reconversion écologique de l’industrie, de la transition énergétique, etc. La référence à l’autogestion ne devrait pas seulement être portée par certains acteurs sociaux, elle implique une appropriation plus globale pour devenir une « culture qui irrigue la société » pour faire référence au philosophe français Henri Lefebvre, théoricien de l'autogestion, à l'image de la classe ouvrière argentine.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire