Dans leur préface, Richard Neuville et Nils Solari, reviennent, entre autres, sur la situation en Argentine dans les années 2000, le « Que se vayan todos ! », les expériences des entreprises récupérées par leurs travailleurs (ERT). Ils soulignent qu’Andrés Ruggeri et l’équipe Facultad Abierta livrent « une
version distanciée du phénomène, en présentant à la fois ses conquêtes
et ses réussites, mais surtout, sans oublier d’énoncer l’ensemble des
contraintes et des contradictions qui le traversent ». Ils parlent des « Rencontres internationales de l’économie des travailleurs », de la nécessité des échanges et des transmissions d’expérience, « Car
les mouvements de reprise d’entreprises se déploient non seulement dans
la pratique, mais ils sont également porteurs de théorie »…
Andrés Ruggeri titre son introduction « Douze ans après », soulignant le temps non éphémère, la durée des expériences. Lire son introduction publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse : introduction-du-livre-dandres-ruggeri-occuper-resister-produire-autogestion-ouvriere-et-entreprises-recuperees-en-argentine/
Il
souligne les limites, les contradictions, les apports des ERT, les
soutiens reçus. L’auteur parle aussi de travail autogéré, de modèle
possible pour une société plus juste et plus humaine…
Dans ce livre, « Nous
tentons de le faire suivant une perspective qui n’idéalise pas ces
expériences mais qui tâche de comprendre aussi bien la complexité que
les sacrifices, les problèmes, les difficultés et même les échecs, de la
construction d’unités économiques qui non seulement génèrent de
l’emploi et permettent de faire vivre ceux qui les font fonctionner jour
après jour, mais qui permettent également de créer des formes de
gestion collective, démocratiques, justes et par dessus tout, dénuées
d’exploitation. Des choses qui, comme le comprendra aisément le lecteur,
ne sont nullement faciles ».
Des
entreprises, des luttes de travailleurs et de travailleuses, des
incursions dans la propriété privée des moyens de production, garder du
travail, son travail et… des espoirs « de changement social inimaginable ». Andrés Ruggeri explique ce que la dénomination ERT met en évidence : « la récupération d’une source de travail perdue n’aurait pu se faire en l’absence de lutte » et propose une définition : « unités
économiques passant d’une gestion capitaliste à une gestion collective
des travailleurs, une identité particulière et précise »…
L’auteur
parle, entre autres, de la formation des premières coopératives
ouvrières, du soutien social, du viol du droit de propriété, des
entrepreneurs et des juges, de la précarité juridique, du contexte et de
l’hégémonie des politiques néolibérales, des luttes ouvrières et des
conflits sociaux en dehors des espaces de travail, des secteurs
économiques concernés, par les récupérations, du profil général de la
force de travail concernée, des lieux d’implantation…
Il insiste sur la situation souvent désastreuse des machines et des installations, l’histoire de ces entreprises « issues
de firmes prises en tenaille entre les conditions macroéconomiques
néolibérales et les manœuvres de leurs propres entrepreneurs pour sortir
du négoce industriel à coûts réduits et avec d’importants profits
spéculatifs »,
le faible niveau de capitalisation, l’absence de fonds de roulement
permettant le fonctionnement, les ambiguité du travail à façon (« l’entreprise devient de fait une partie externe du processus de travail de l’entreprise à laquelle elle semble vendre un service »), de déficience de qualification…
Andrés Ruggeri revient sur la notion d’autogestion (« nous nous référons à la
gestion d’une unité économique par les travailleurs, sans capitalistes
ni gérants, qui développent leur propre organisation du travail sous des
formes non hiérarchiques »), sur le coopérativisme, sur « la résistance créative des travailleurs »,
l’économie sociale ou solidaire, l’autogestion dans l’histoire du
mouvement ouvrier, les coopératives de consommation, les expériences
durant la guerre civile en Espagne, l’usine horlogère Lip, les processus
en Yougoslavie, les antécédents en Argentine…
J’ai particulièrement apprécié le chapitre « Occuper et résister »,
la description des difficultés et des tentatives de répression, le rôle
de la conflictualité dans l’unification des travailleurs et
travailleuses, dans la reconfiguration des relations et dans la
réorganisation des processus de travail après la récupération,
l’invalidation des hiérarchies et la « nouvelle égalité », la place des
assemblées générales, le changement des « subjectivités », la mise en
crise des pratiques syndicales hégémoniques…
L’auteur parle aussi du défi « à
préserver et à développer des logiques internes de rationalité
autogestionnaires même lorsque le produit du processus doit se plier aux
règles de la concurrence », de propriété sociale, des débats entre augmentation du revenu et amélioration des conditions de travail, du « paradoxe de la croissance sans accumulation »,
de la notion d’auto-exploitation, de reconnaissance des engagements et
des responsabilités, de rotation des postes, de démocratisation de
l’organisation du travail, de liberté personnelle, de dignité des
travailleurs et des travailleuses, des assemblées de base, de changement
de perception que les « travailleurs ont d’eux-même », de technologie et d’innovation sociale (la technologie n’est pas neutre), de ruptures réelles avec le statu quo… et de politique et de stratégie…
« Il
s’agit d’un processus dont le potentiel et les conséquences ouvrent la
voie à une alternative à l’économie capitaliste, une possibilité qui est
toujours sur le fil du rasoir évidemment, mais dont il faudra voir
jusqu’où elle parvient. Surement beaucoup plus loin que ce que les
travailleurs ont obtenu jusqu’à maintenant et que ce que beaucoup
d’entre eux n’osent imaginer »
Voici
donc un livre très riche et passionnant, grâce à la mise en perspective
de l’environnement socio-économique, les descriptions des luttes et des
difficultés, l’exposé des contradictions de ces expériences et des
positionnements des travailleurs/travailleuses. L’auteur, sans donner
des couleurs irréelles, montre, par des allers et retours entre
pratiques et théorie, les difficultés et les possibles. Des expériences
qui devraient être étudiées par celles et ceux qui se revendiquent de
l’auto-émancipation…
Au delà des difficultés et des limites, les travailleurs et les travailleuses des ERT montrent « l’énorme potentiel de création d’une nouvelle logique de gestion collective de l’économie »
En complément possible :
Ve rencontre de l’Économie des travailleuses et des travailleurs : ve-rencontre-de-leconomie-des-travailleuses-et-des-travailleurs/
Richard Neuville : Les entreprises récupérées par les travailleurs au Brésil : les-entreprises-recuperees-par-les-travailleurs-au-bresil/
José Luis Carretero Miramar : Usines récupérées et autogestion dans la nouvelle réalité espagnole : usines-recuperees-et-autogestion-dans-la-nouvelle-realite-espagnole/
Catherine Samary : Autogestion et pouvoir/s… : autogestion-et-pouvoirs/
André Henry : L’épopée des verriers du pays noir : loccupation-et-lautogestion-demontrent-que-lon-peut-se-passer-des-patrons/
Karl Marx /Friedrich Engels : Propriété et expropriations. Des coopératives à l’autogestion généralisée : remettre-en-cause-le-sacro-saint-principe-de-la-propriete-patronale/
Coordination Lucien Collonges (collectif) : Autogestion hier, aujourd’hui, demain : ce-qui-auparavant-paraissait-souvent-impossible-souvent-savere-tres-realiste/
Andrés Ruggeri : « Occuper, résister, produire »
Autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine
Traduction de l’espagnol (Argentine) par Nils Solari
Editions Syllepse, http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_631-occuper-resister-produire.html, Paris 2015, 194 pages, 15 euros
Didier Epsztajn
Lire la préface de Richard Neuville et Nils Solari sur le site de l'association pour l'autogestion :
http://www.autogestion.asso.fr/?p=5098
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire