Bus d'ABC Coop - Colonia del Sacramento |
Par Richard Neuville
La
ville de Colonia del Sacramento est surtout connue pour la richesse
de son patrimoine historique, qui lui a permis d'être classée au
patrimoine mondial de l'UNESCO en 1995. Elle fut fondée en 1680 par
les portugais et appartint successivement au Portugal, à l'Espagne
et au Brésil avant de devenir le chef-lieu de département de
Colonia lors de l'indépendance de l'Uruguay en 1825. Plus ancienne
ville de l'Uruguay, elle a la particularité d'être située au
sud-ouest du pays, sur la rive septentrionale du Rio de la Plata en
face de Buenos Aires, à une heure de traversée en car-ferry. Outre
son caractère touristique dû à son charme architectural et
urbanistique, elle est également une ville de transit entre Buenos
Aires et Montevideo. Au hasard des déambulations dans le
centre-ville, l'oeil du visiteur ne manque pas d'être interpellé
par la vision d'autobus rouge et noir ornés d’énormes
inscriptions latérales « GESTIÓN OBRERA » desservant la
ligne qui relie le centre historique et le quartier Real San Carlosi.
Rue des Soupirs - Colonia del Sacramento |
L'histoire
d'ABC coop débute en septembre 2001 quand les premiers signes de la
crise économique argentine se répercutent dans le pays voisin. Les
propriétaires endettés décident d'abandonner purement et
simplement l'entreprise. L'Uruguay est entré en récession et alors
que de l'autre coté du Rio de la Plata, les travailleurs argentins
entreprennent la récupération d’entreprises abandonnées par les
patrons pour reprendre la production, les autocaristes d'ABC décident
de les imiter. Risquant la perte de leur emploi, ils organisent des
assemblées pour débattre de leur avenir et décident d'assumer la
gestion de leur entreprise. Pour Luis Rivas, « la tâche la
plus difficile était d'expliquer aux travailleurs que l'unique
sortie était de s'organiser et de mettre en marche les moyens de
production et que nous pouvions faire mieux que le patron si nous en
étions convaincus »ii.
Cette
même année, sous l'égide du ministère du Travail, un accord est
conclu avec le patron qui prévoit la cession de trois véhicules et
des installations jusqu’en 2006 en compensation des salaires
impayés. Ce ne fut pas facile car cet accord pouvait créer un
précédent comme l’explique Luis Rivas : «
Nous représentions un risque imminent pour les intérêts du
patronat car nous pouvions être un exemple pour les autres
travailleurs en montrant que nous pouvions mieux gérer l'entreprise.
Pour cette raison, il était nécessaire de nous éliminer ».
Rue du centre historique de Colonia del Sacramento |
Une lutte permanente contre la collusion entre les pouvoirs publics et les entreprises
Si dans
un premier temps, l'affrontement a eu lieu avec l'ancien
propriétaire, après 2001 la coopérative a dû livrer une bataille
féroce avec les autres entreprises de transport de la ville. En
défendant et en appliquant un « tarif populaire », ABC
Coop s'est opposé systématiquement à toute augmentation de tarifs
préjudiciable pour la population de Colonia. Comme celle-ci dépend
d'une décision consensuelle prise entre les différentes parties, le
serice de la mairie et les entreprises, depuis des années ABC Coop
bloque toute possibilité d'augmentation.
Ce
statu
quo
aurait d'ailleurs causé un préjudice à l'entreprise COTUC, qui
assurait un service depuis 30 ans dans la ville et qui maintenait des
relations étroites avec la Mairie. En faillite, COTUC a créé une
nouvelle entreprise Sol Antigua SA, qui a immédiatement obtenue la
concession de trois lignes alors qu'ABC Cooperativa continue de
n'assurer qu'une seule ligne. A chaque fois qu'elle a tentée de
développer ses services, elle en a été empêchée par la
municipalité. Luis Rivas : « Nous étions dans une
guerre contre l'entreprise privée contre laquelle nous étions en
concurrence, une entreprise de 30 ans, amie du pouvoir politique qui
ensemble cherchaient notre disparition ».
En
2009, avec l'appui de la Banque de développement du Venezuela
(BanDes), ABC Coop a pu acquérir un nouveau véhicule et a sollicité
l'attribution de la ligne du quartier El General. Mais alors que la
principale entreprise concurrente, sous une autre dénomination, ne
proposait aucune amélioration de service, celle-ci a tout de même
obtenu le marché. Depuis, ABC Coop ne cesse de dénoncer le copinage
et le favoritisme illicite de la municipalité accordés à Sol
Antigua et continue de revendiquer l'attribution de cette ligneiii.
La même
situation s'est répétée en 2012, quand ABC Coop a postulé lors de
l'attribution de la ligne inter-cités reliant Carmelo à Colonia,
distante de 80 kilomètres auprès du département. Bien que seule
entreprise à se présenter, elle a été récusée sans aucun motif
recevable.
La démocratie ouvrière en action
Tous
les samedis, les travailleurs se réunissent en assemblée générale
pour débattre collectivement du fonctionnement de l'entreprise. Tous
les aspects de la vie de l'entreprise sont débattus, cela va des
horaires de service à la maintenance des véhicules ou la gestion
des fonds à l’organisation des repas. Désignés par vote, les
postes de direction et de secrétariat de la coopérative sont
révocables à chaque assemblée. En cela, ABC Coop se distingue des
autres coopératives de transport de l'Uruguay, généralement gérées
par un conseil directeur qui ne se réunit pas plus d'une fois par an
avec les employés pour les informer de la situation de l'entreprise.
Selon Luis
Rivas : « Dans nos assemblées, il n'y a pas d'un coté
les camarades qui informent et de l'autre ceux qui écoutent. Les
moindres propositions sont débattues et adoptés par vote. C'est
l'expression même de la démocratie ouvrière, où les camarades
sont convaincus que tous contribuent à la résolution des
problèmes ». A l'issue de chaque assemblée, les responsables
sont chargés de mettre en œuvre les résolutions.
ABC Coop a
instauré une rotation des fonctions : production, direction,
administration. L'entreprise a également créé une école de
conduite d'autobus qui forme à la fois les nouveaux travailleurs de
la coopérative et ceux se destinant à travailler pour d'autres
entreprises de transport.
Tout un
symbole, les bus sont numérotés en référence à d’illustres
personnalités ou mouvements révolutionnaires, ainsi « 17 »,
le « 26 », le « 28 », etc. en références à
la révolution d’octobre, au mouvement du 26 juillet (guérilla
cubaine), à l’année de naissance du Che. Le prochain sera le
« 43 »
en mémoire au nombre d'étudiants disparus de l'école normale
d'Ayotzinapa (Etat de Guerrero au Mexique) le 26 septembre 2014iv.
Contre tous
les pronostics, ABC Coop est parvenu à relever le défi et sous
gestion ouvrière, elle a pu rembourser les dettes laissées par le
patron à la mairie et régler les cotisations dues à la Banque de
Protection sociale. La coopérative a augmenté les salaires qui se
situent à 50 % au-dessus de la moyenne nationale et à créer de
nouveaux postes de travail. De neuf, leur nombre est passé à quinze
en 2013, soit un effectif proportionnellement supérieur de 50 % à
celui d'une entreprise classique. Toujours selon Luis Rivas :
« En période de crise, ABC Cooperativa démontre que la
coopérative peut continuer à investir et à créer des emplois ».
Comme
il n'existe pas de syndicat d'autocaristes à Colonia, les
travailleurs d'ABC ont sollicité l'aide de l'UNOTT (Union nationale
des travailleurs du transport) et celle de deux coopératives
d'omnibus de Montevideo pour d’acquérir de nouveaux véhicules à
un coût moindre. Cette solidarité a pris fin quand ABC Cooperativa
a été expulsé de la centrale syndicale unique (PIT-CNT) pour avoir
critiqué la politique gouvernementale soutenue par la centrale
syndicale.
A
l'opposé de la tendance générale des entreprises de transport qui
ont supprimées les postes de contrôleurs en confiant cette tâche
aux conducteurs, ABC Coop maintient deux travailleurs dans chaque
autobus. Il ne s’agit pas seulement d’éviter d’augmenter le
nombre de chômeurs mais de maintenir une qualité de service à la
population permettant d'être disponible et d'orienter les passagers
pendant que le chauffeur se concentre sur la conduite.
En
2006, ABC Coop a concrétisé sa volonté d’ouverture en direction
de la population en créant un centre culturel dans un quartier de la
périphérie et en installant une radio communautaire, Iskra 102,9
FMv.
Bus d'ABC Coop - Colonia del sacramento |
Avec
ses succès et ses difficultés, l'expérience d'ABC Coop, sous
gestion ouvrière depuis plus d'une décennie, met en lumière un
horizon possible pour la lutte des mouvements sociaux des transports,
à l'image de celle qui s'est propagée dans de nombreuses villes au
Brésil en juin 2013 contre l'augmentation des tarifs vi.
Elle pose la question de l'expropriation du transport collectif en le
retirant à l'initiative privée pour le transférer sous le contrôle
des travailleurs et de la population à des services publics et/ou
des coopératives. Le transport collectif représente un marché
énorme dans toute l'Amérique latine, qui reste essentiellement
contrôlé par les entreprises du secteur privé et qui génère des
profits élevés et une grande corruption avec l'assentiment des
pouvoirs publics. De plus, ce secteur, constitué en puissant lobby,
exerce une influence énorme dans la vie sociale et politique à tous
les échelons. Dans le sous-continent, le secteur coopératif y
détient une part infime et en Uruguay, il n'existe que deux autres
entreprises récupérées de transport collectif à Montevideo :
Raincoop et Copay mais elles ne sont pas guidées par le même combat
de classe.
Richard
Neuville
Article rédigé pour le site de l'Association pour l'autogestion
ii
« Entrevista a los obreros de la
cooperativa de transports ABC Coop – Gestión obrera – de
Colonia de Sacramento (Uruguay », Mars 2009,
iii
Voir le blog de
la coopérative : http://abc-coop-gestionobrera.blogspot.fr/
iv
Luis Rivas, “Trabajadores de Gestión Obrera ABC solidarios con la
causa por los 43 de Ayotzinapa”, Journal La Izquierda diario,
Décembre 2014.
v
« La historia de
la ABC Cooperativa », Janvier 2013.
vi
« ABC
Cooperativa: empresa de ônibus gerida por seus trabalhadores »,
5 octobre 2014,
http://passapalavra.info/2014/10/99976
Pour en savoir plus sur les entreprises récupérées en Uruguay
- Gabriel
Burdín, “La autogestión en Uruguay: Economía social y empresas
sin patrones”, Brecha, 30
Agosto de 2013.
http://brecha.com.uy/index.php/politica-uruguaya/2371-la-autogestion-en-uruguay
- Pablo
Guerra, “Promoción del empleo autogestionado en empresas
recuperadas: El caso de desarrollo (FONDES) en Uruguay”, Quebec
2014: Cumbre internacional de
cooperativas.www.sommetinter.coop/files/.../2014_35_Guerra.pdf
- Pablo
Guerra, “Autogestión empresarial en Uruguay - análisis de caso
del FONDES”, Facultad de Derecho – Universidad de la República,
Septiembre 2013. www.fder.edu.uy/publicaciones/dt1.pdf
- Juan
Pablo Martí, Florencia Thul y Valentina Cancela “Las empresas
recuperadas como cooperativas de trabajo en Uruguay: entre la crisis
y la oportunidad”,
Montevideo,
marzo de 2013. www.fcs.edu.uy/.../Marti_Thul_Cancela%20Historia
- Anabel
Rieiro, « Representación y democracia: sujetos colectivos en
el campo de la autogestión”, in
OSERA n°7, 2012.
- Raúl
Zibechi, “Una década de fábricas recuperadas: Reinventar la vida
desde el trabajo”, Programa de las Américas, 3 noviembre de 2010.
http://www.cipamericas.org/es/archives/3515
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