Par Richard Neuville
Quinze années après le début des expériences
post-néolibérales en Amérique latine, les consultations électorales de cet
automne en Bolivie, au Brésil et en Uruguay revêtaient un enjeu important pour
la continuité des processus de transformation sociale. Confrontées à une
offensive de la droite, qui s’est notamment traduite par sa victoire dans les
grandes villes lors des élections municipales au printemps dernier en Equateur
et une tentative de déstabilisation au Venezuela, la gauche latino-américaine allait-elle
consolider ses positions après ses victoires au Salvador et au Chili début
2014 et fin 2013 ? Les résultats des élections du mois d’octobre semblent
avoir apporté un élément de réponse. Evo Morales a été réélu pour un troisième
mandat en Bolivie, le Parti des travailleurs a remporté une quatrième victoire
consécutive au Brésil et le Frente Amplio (Front large) se trouve en position
favorable pour obtenir un troisième mandat en Uruguay. Objectivement et
indépendamment de la caractérisation de cette gauche et des politiques
distinctes dans ces trois pays, l’usure du pouvoir ne se traduit pas encore
totalement au niveau électoral et les résultats démontrent plutôt une
consolidation malgré un recul en termes de voix particulièrement marqué au
Brésil. Dans les trois pays, les électorats des candidat-e-s sortant-e-s se
sont fortement mobilisés pour assurer la continuité mais ces victoires sont
probablement plus fragiles qu’il n’y paraît.
Bolivie : une majorité consolidée pour poursuivre la transformation du pays
Le 12 octobre, Evo Morales et le Mouvement vers le
socialisme (MAS) ont stabilisé leurs positions. Elu au premier tour, avec 61%
des voix (-3 points par rapport à 2009), le président a remporté une large
victoire et continue de disposer d’une large majorité à la Chambre des députés
et au Sénat. En effet, le MAS a obtenu 84 sièges de députés (-4) sur 130 et 25
de sénateurs (-1) sur 36, soit une majorité des deux tiers des sièges dans les
deux assemblées nécessaire pour entreprendre des réformes constitutionnelles.
Le MAS l’emporte dans huit départements sur neuf, seul le Beni reste acquis à
l’opposition.
En Bolivie, la droite défaite en 2008, à l’issue
d’une tentative de déstabilisation de trois années et un travail de sape
incessant au sein de l’assemblée constituante, n’est pas parvenue à se
réorganiser (ses leaders les plus violents se sont réfugiés à Miami). Divisée,
elle n’obtient que 33,5% des voix. Ses candidats, Samuel Doria Medina (Unité
démocrate) et l’ex-président 2001-2002, Jorge Quiroga Ramírez (Parti
démocrate-chrétien), obtiennent respectivement 24.49% et 9.07% des voix.
Les
autres candidatures d’opposition, du centre-gauche et écologiste, Juan del
Granado (Mouvement sans peur - MSM) et Fernando Vargas (Parti Vert de Bolivie),
qui avaient quelques illusions, ne franchissent pas la barre des trois pour
cent, indispensable pour leur légalisation. Ils obtiennent sensiblement le même
score, 2,72% et 2,69% et leurs partis ne disposeront que d’un poste de député
chacun. Lors des élections municipales de 2010, après avoir rompu avec le MAS,
le MSM avait remporté les villes de La Paz et d’Oruro et il escomptait un
meilleur résultat. Le second, affilié au niveau international à Global Greens,
avait constitué une alliance avec, d’une part, des organisations indigènes
autrefois soutiens d’Evo Morales, le Conseil national d’Ayllus et Markas de
Qullasuyu (CONAMAQ) et la Confédération des peuples indigènes de Bolivie
(CIDOB) et d’autre part, le collectif citoyen de Cochabamba et le regroupement
politique pour la défense du parc national Tipnis. Cette candidature entendait
capitaliser la mobilisation et le soutien liées aux incidents de Tipnis en
opposition au projet de route de 300 kilomètres, financé par des investissements
publics brésiliens, dont le tracé initial fut finalement annulé en octobre 2011
suite à la marche des opposant-e-s jusqu’à La Paz.
Au
lendemain de ces élections, force est de constater que les oppositions ne sont
pas en mesure de freiner le « grand pas en avant » engagé en Bolivie
depuis 2005. Le pays a été moins pénalisé que ces voisins par le retournement
de conjoncture et la baisse des cours des matières premières, le PIB a été
multiplié par trois en neuf ans, les mesures de redistribution sociale ont
permis de réduire la pauvreté de 36% en 2005 à 20% en 2014, la modernisation du
pays est notable avec la construction de nombreuses infrastructures nécessaires
au désenclavement du pays le plus pauvre d’Amérique du sud, même si elle se
heurte à des oppositions comme dans le cas Tipnis. Pour autant, à l’image de
ses voisins, il est confronté à des contradictions avec le développement des
politiques extractivistes[1]. Le
pays détient notamment 80% des ressources en lithium et envisage de les
exploiter mais ne maîtrise pas la technologie et a dû faire appel aux chinois
pour la construction d’une usine de batteries.
Les
résultats montrent que les électeur-trice-s ont largement plébiscité les
changements entrepris en Bolivie par Evo Morales et Álvaro García Linera et
ceux-ci disposent des coudées franches pour poursuivre la transformation
économique, sociale et politique du pays jusqu’en 2019.
Brésil : une victoire étriquée et un prochain
mandat délicat
Le 26 octobre, Dilma Rousseff, candidate de la
coalition « Avec la force du peuple » a été réélue présidente du
Brésil avec 51,64 % des voix face à son adversaire de droite, Aécio Neves, Parti de la
social-démocratie brésilienne (PSDB), à la tête de la coalition
« Transformer le Brésil », qui a recueilli 48,36 %. Cette élection a été acquise de haute
lutte, grâce à une forte mobilisation des réseaux du Parti des travailleurs. En
quatre années, Dilma Rousseff aura perdu 4,5 points et 1 125 000
voix. Le 5 octobre, lors du premier tour, elle était arrivée en tête avec 41,59
% (-5,3%) en devançant son adversaire du second tour de 8 points (33,55 %)
contre 14 points lors de la précédente consultation face à José Serra (PSDB).
Par rapport à l’élection de 2010, le candidat de droite a recueilli 7,3
millions de voix supplémentaires au second tour. Il apparaît qu’Aécio Neves a engrangé près des trois quarts
des voix de Marina Silva, candidate du Parti socialiste brésilien (BSB)
« Unis pour le Brésil » qui préconisait une politique économique plus
libérale et moins interventionniste, elle avait obtenue 21,32 % au premier
tour.
Largement distancée, Luciana Genro, Parti socialisme
et liberté (PSOL) arrive en 4e position avec 1,6 million de voix et
un taux de 1,55%. Elle devance nettement les autres candidats de la gauche
radicale, José Maria de Almeida, Parti socialiste des travailleurs unifié
(PSTU, qui n’a recueilli que 0,09 % des voix et Mauro
Luís Iasi, Parti communiste brésilien (BCB) 0,05 %, les trois organisations n’avaient pas
trouvé d’accord pour cette élection.
Il convient de noter que la participation entre les
deux tours a baissé de 2,4 millions de votant-e-s (2,5 points) et que les votes
nuls et blancs ont également décru, respectivement de 2,1 points et 1,13. Ces
paramètres mériteraient probablement une analyse plus fine mais ils expriment
indubitablement une certaine défiance vis-à-vis du système politique.
Nul doute que les mobilisations de protestation du
printemps et de l’été 2013 auront pesé sur le scrutin. Les revendications pour
le transport gratuit, l’amélioration des services publics de la santé et de
l’éducation et la démocratisation du système
révèlent un malaise profond au regard des politiques conduites[2].
La consultation organisée par le « Mouvement pour un plébiscite populaire »,
initiée par le Mouvement des sans terre (MST), a remporté un succès
non-négligeable puisque 7,7 millions de citoyen-ne-s y ont participé début
septembre. Elle démontre amplement la nécessité d’engager un processus
constituant pour changer des institutions et le système politique qui ne sont
plus adaptés à la réalité brésilienne. Si on y ajoute les protestations contre
le coût de l’organisation de la Coupe du monde de football et des Jeux
olympiques de 2016, la contestation contre les orientations politiques est
ascendante, elle ne repose plus sur les organisations sociales classiques et
emprunte un nouveau répertoire d’actions. Ces contestations dénotent la
faiblesse de politiques de redistribution sociale dans un pays qui demeure un
des plus profondément inégalitaire et que la Bolsa familia ne saurait
masquer. Elles révèlent également l’abandon des couches moyennes de la
population, celles qui étaient autrefois la base sociale du PT.
Plus généralement, le modèle économique
« néo-développementiste » a
conduit à privilégier l’agro-business au détriment de la réforme agraire et
l’exploitation des ressources naturelles au détriment de la préservation de la
biodiversité. Le net ralentissement économique puis la récession (la croissance
est passée de 7,5% en 2010 à -0,8% en 2014) et l’augmentation de l’inflation
pèsent sur l’activité malgré un faible taux de chômage de l’ordre de 5% et des
augmentations de salaire dans le secteur public. Le prochain mandat de Dilma
Rousseff s’annonce particulièrement délicat. Début novembre, sur les conseils
du FMI, elle a annoncé la mise en œuvre d’une politique d’austérité pour
juguler l’inflation. Le progrès social risque bien d’en faire les frais.
Uruguay : enracinement de la gauche et
inflexions prévisibles
Le 26 octobre, Tabaré Vázquez et le Frente Amplio
(FA) sont arrivés largement en tête lors du premier tour des élections
générales[3].
Le candidat a obtenu 47,81 % des voix, soit un score quasi-identique avec celui
de son prédécesseur Pepe Mujica en 2009 (47,95%) et, ce alors que toutes les
diverses enquêtes prédisaient un score oscillant entre 42 et 44%, ce qui n’a manqué de déclencher
une polémique importante à l’encontre des instituts de sondage et de la presse
acquise à la droite.
Le FA a obtenu une courte majorité absolue à la
Chambre des députés (50 sièges sur 99 (égale à la précédente législature) et
l’obtiendra au Sénat en cas de victoire au second de la présidentielle (En
Uruguay, le vice-président siège au Sénat), Il détient 15 sièges (-2) sur 30.
Le FA est en tête dans treize départements sur dix-huit. Les rapports de force
internes sont plutôt en faveur d’un renforcement des positions de la gauche au
sein de la coalition dans les deux chambres, avec notamment six sièges de
sénateur-trice-s pour le Mouvement de participation populaire (organisation du
président sortant) et trois pour le Front Liber Seregni face aux partis
socialiste et communiste mais le pouvoir du président est important.
Leurs deux opposants de droite, les
« héritiers » Luis Alberto Lacalle Pou du Parti national et Pedro
Bordaberry du Parti Colorado, ont obtenu 30,88 % et 12,89 %[4].
Leurs partis, qui ont dominé la vie politique en Uruguay pendant un siècle
trois quarts (ils ont été créés la même année, en 1836 et ont gouverné en
alternance le pays jusqu’en 2004), ils ont obtenu respectivement 32 (+2) et 13
(-4) sièges de députés et 10 (-7) et 5 (=) sénateurs.
Les autres formations n’ont recueilli que très peu
de suffrages, Pablo Mieres et le Parti indépendant (Centre) qui espéraient un
bon score, n’obtiennent que 3,09 % des suffrages, 3 (+1) sièges de députés et 1
(+1) de sénateur. L’unité populaire (coalition de 6 petites organisations
d’extrême gauche dont certaines ont quitté le FA) obtient le modeste score de 1,13
% et 1 (+1) poste de député conquis à Montevideo. Le Parti écologiste radical
intransigeant (si, si, cela existe…), opposé au projet d’exploitation minière
dans le centre du pays et au développement des plantations d’eucalyptus pour
alimenter les énormes papeteries à capitaux finlandais, ne recueille que 0,75 %
des voix, enfin le Parti des travailleurs (formation trotskyste orthodoxe ayant
refusé d’intégrer l’Unité populaire) n’obtient que 0,13 %.
Le président sortant, Pepe Mujica, termine son
mandat avec un taux de popularité jamais égalé dans l’histoire de l’Uruguay. Il
aura marqué son empreinte par l’adoption de mesures sociétales comme le mariage
pour tous, la légalisation de l’avortement (seul état en Amérique du Sud) et
celle de la marijuana. Mais aussi par un engagement personnel en faveur des
expériences autogestionnaires, en impulsant la création d’un fond spécifique d’aides aux entreprises récupérées et
la résolution de la question de la sécurité juridique relative aux
expropriations. Par contre, il aura poursuivi l’orthodoxie financière et
économique de son prédécesseur et probable remplaçant, Tabaré Vázquez. Le pays a été moins touché par le ralentissement
économique, observable en Argentine, au Brésil et surtout au Venezuela. Pour la
onzième année consécutive, la croissance a été positive (4,4% en 2013) et les
prévisions indiquent 2,8% pour 2014. La présidence de Tabaré Vázquez marquera
probablement des inflexions et il n’est pas exclu que les lois sur l’avortement
et la marijuana soient remises en cause.
« Fin d’étape
héroïque » et processus de lulización de la gauche
latino-américaine[5]
Les évolutions en cours en Amérique latine ne
peuvent se mesurer à l’aune des résultats électoraux de ces trois pays car il
faudrait notamment prendre en compte les crises en Argentine et au Venezuela,
fussent-elles de nature différente, mais qui pèsent sur l’avenir du
sous-continent. Pablo Stefanoni parle de « fin d’étape héroïque » et
de lulización de la gauche latino-américaine, résultant de la crise
vénézuélienne qui a laissée le champ libre au Brésil pour s’imposer
définitivement comme leader régional avec son modèle économique
« néo-développementiste » en lien avec les entreprises
supranationales[6]. Si
les expériences développées depuis quinze ans peuvent être caractérisées de post-libérales,
en rupture avec le consensus de Washington, au regard de l’intervention des
états et la mise en œuvre de réformes structurelles importantes concourant à un
développement économique et au progrès social, elles ont été également victimes
de la crise du centre du capitalisme. Le retournement de la conjoncture se
traduit par un ralentissement économique qui pèse indéniablement sur les choix
politiques.
La perspective du socialisme du XXIe siècle, concept
jamais réellement défini, s’est envolée avec la mort d’Hugo Chávez et la
Bolivie, l’Equateur et le Venezuela ont perdu le monopole idéologique au sein
de l’Union des nations d’Amérique du sud (UNASUR). Et, l’Amérique du sud risque
d’être confrontée dans les prochaines années à une nouvelle droite capable de
combiner le populisme sécuritaire, le libéralisme culturel et un visage social.
La gauche latino-américaine a combiné l’augmentation
de l’exploitation des ressources naturelles et les politiques sociales dans le
cadre du consensus « néo-développementiste » mais ces politiques ont
généré un accroissement des conflits environnementalistes (Argentine, Bolivie,
Brésil, Equateur et Pérou). La re-primarisation des économies, l’influence
croissante chinoise, la construction d’infrastructures et l’exploitation des
ressources dans des zones protégées (Tipnis, Yasuni) provoquent de plus en plus
de débats. Le développement important de la culture du soja en Argentine,
Brésil et au Paraguay, impulsé par la demande asiatique, ont transformé
profondément la production agraire et la vie rurale dans ces pays. Si les
politiques sociétales ont évolué avec l’adoption de mesures en faveur de l’égalité
des sexes en Argentine, le mariage pour tous au Brésil et en Uruguay comme
évoqué plus haut, Evo Morales et Rafael Correa s’opposent farouchement à toutes
ces mesures et l’avortement n’est toujours pas légalisé en Argentine et au
Brésil.
Au regard du contexte global, les victoires des
partis sortants dans les trois pays évoqués apparaîtront fragiles, bien qu’à
des degrés divers, si les gouvernements respectifs n’entreprennent pas des
politiques de transformation plus audacieuses, en rupture avec le modèle capitaliste et productiviste.
La désillusion est très forte au Brésil, elle pourrait se traduire par des
alternances de droite dans plusieurs pays au cours des prochaines années.
D’autant que force est de constater que la gauche radicale dans ces différents
pays ne parvient pas à percer électoralement et ne se trouve pas en mesure de
capitaliser les mécontentements. Elle pourrait cependant avoir un rôle
important à jouer dans les mobilisations qui ne manqueront pas de surgir.
Richard
Neuville
Article rédigé pour Rouge et Vert - Novembre 2014
[1] Relire à ce sujet, Richard Neuville, « Bolivie : Un
type de développement aux conséquences environnementales prévisibles », Rouge
& Vert n° 275, Mai 2008, p. 23. Consultable également sur :
[2] Paulo Marques, « Le Brésil
indigné » Rouge & Vert n° 366 – Juillet 2013, p.6-9. Consultable
également sur : http://alterautogestion.blogspot.fr/2013/07/le-bresil-indigne.html
[3] Le Frente Amplio est une coalition composée d’une
trentaine d’organisations politiques et d’assemblées du centre-gauche à
l’extrême gauche, elles-mêmes constituées en regroupements en interne. Il a
créé en 1971 et plusieurs fois refondé, il rassemble notamment le Mouvement de
participation populaire (constitué d’ex-Tupamaros) principale organisation, Le
Parti socialiste, le Parti communiste, le Parti socialiste des travailleurs
(IVe Internationale), le Front Liber
Seregni, etc. Il entretient des relations étroites avec la centrale syndicale
unique, le PIT-CNT.
[4] Leurs familles occupent des postes de dirigeants
depuis des décennies et ont occupé la charge de président de la République.
[5] Lulización en référence à l’influence exercée Lula.
[6] Pablo Stefanoni,
« la lulización de la izquierda latinoamericana”, Brecha, Montevideo,
Octubre 2014, p.34-35.
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