Nouveaux documents soviétiques sur l'écrasement du Printemps de Prague de 1968-1969
Par Vladimir-Claude Fišera*
En 2010 est paru
à Moscou en 2000 exemplaires seulement mais sans même que cette quantité
ridiculement chiche soit sérieusement distribuée, un énorme recueil de
documents en russe intitulé La crise tchécoslovaque 1967-1970 dans les
documents CC du PCUS[1]
bénéficiant du moment où Medvedev avait prise sur le pouvoir. Ce recueil est
très sélectif, occultant entre autres le rôle décisif du KGB et de son chef
Andropov, comme j'ai pu le montrer dans un article[2]. Par
contre, on y mentionne pour la première fois les réactions soviétiques au
mouvement social, à savoir aux syndicats devenus autonomes et aux conseils
d'entreprise constitués à la base dans un tiers des entreprises[3].
Il s'agit d'une
campagne d'envergure engagée après l'invasion soviétique du 21 août 1968,
pendant la dernière période du gouvernement de Dubček, avant sa destitution par
la force en avril 1969. Sont ciblés le mouvement syndical, notamment les
mineurs, sidérurgistes et métallurgistes qui avaient pris la défense du
mouvement étudiant et de ses grèves contre l'occupation ainsi que leur porte-parole
de fait, Josef Smrkovský, membre le plus radical du Comité Exécutif du
Praesidium (l'équivalent du Bureau Politique / BP) du Comité Central / CC du PC
Tchécoslovaque / PCT et vice-président de l'Assemblée Fédérale, bête noire des
Soviétiques. La direction suprême soviétique chargée des relatons avec les pays
satellites et leurs partis, à savoir Katouchev et Roussakov, relayée par les
émissaires de la direction des "syndicats" soviétiques
manoeuvre à Prague avec les anciens dirigeants brejnéviens du syndicat officiel
ROH, emmenés par un vieux cadre stalinien, ex-social-démocrate, Erban.
Comme le
montre un rapport de Roussakov du 29 janvier 1969, ils disposent de l'aide dite
"confidentielle" du président de la république Svoboda et d'un
dirigeant minoritaire du PCT, brejnévien caché, Štrougal. Leurs buts déclarés
sont d'empêcher le vote imminent de la loi sur l'entreprise qui a l'aval des
syndicats et qui légaliserait les conseils d'entreprise, d'interdire ces
derniers et de changer la direction des syndicats.
Le 25 février, le
BP soviétique, par le truchement de son ambassadeur, exige de la direction
tchécoslovaque de remettre à plus tard le vote de la loi expurgée de ses
provisions sur les conseils et de purger la direction des syndicats. Avec son
double jeu habituel, le BP joint à cette injonction un post-scriptum, chargeant
l'ambassadeur de dire "au seul Husák", leur homme-lige,
déguisé jusqu'en avril - quand il renversera Dubček - en centriste loyal, que
les instances slovaques qu'il dirige prennent "une position dure"
sur ce sujet afin de ne pas permettre l'adoption de cette loi. Dans leur
message, les Soviétiques dénoncent la "syndikalizatsia" des syndicats
(au sens russe de « profsoïouzy » / "unions
professionnelles"), c'est-à dire leur autonomie en matière de
fonctionnement interne, leur libre orientation en matière économique et sociale
et, singulièrement, l'orientation autogestionnaire du ROH.
Alexander Dubcek |
Le 5 mars ils
interviennent auprès de Dubček et de la direction du PCT pour s'opposer
ouvertement au projet de loi. Ils craignent tellement une "déviation
yougoslave" qu'ils envoient le 11 mars "aux directions des
CC" des partis-Etats est-allemand, hongrois, polonais, bulgare et mongol
une "information" à remettre par les ambassadeurs aux
secrétaires généraux en personne. Elle contient deux documents largement
consacrés à ce sujet. Il s'agit, d'une part, de l'adresse en question
concernant le projet de loi. Elle est marquée "pour le Praesidium"
et remise à Dubček, à son premier ministre Černík et à Husák (l'homme fort du
parti slovaque) et à ses amis faux centristes et vrais comploteurs contre
Dubček. Smrkovský, pourtant membre du comité exécutif de ce même Praesidium et
enfant chéri des syndicats et de l'opinion publique, est systématiquement tenu
à l'écart dès novembre, comme le sont les complices déclarés des Soviétiques,
même ceux qui figurent encore au Praesidium. On y dit que le projet de loi en
général, et en particulier la légalisation et la généralisation de "conseils
d'entreprise ou de soviets de travailleurs" (sic) et "leurs
droits énormes en matière de gestion priveraient le PCT de son rôle dirigeant
dans l'économie de la société". Pour Moscou, ce projet "menace
les fondements de l'économie socialiste", conduisant à "imposer
la propriété de groupe (...) », réduisant au minimum le rôle de l'Etat
dans la direction de l'économie.
Cette information
aux chefs des pays satellites inclut d'autre part une "adresse"
à Dubček également rédigée le 5 mars et dont la teneur avait été communiquée
aux destinataires du document précédent ainsi que, cette fois, aux ultras de la
direction (les agents de Moscou Bilak, Indra, Lenart, Jakeš), mais toujours pas
à celui qui en est la cible principale au niveau de la direction, à savoir
Smrkovský. On y dénonce le manque de contrôle du PCT sur les syndicats et
organisations de masse, "surtout sur les organisations de jeunesse",
ce qui, d'après Moscou, conduit à ce projet de loi "anti-socialiste"
qui doit être combattu "avant le congrès (imminent, V.F.) des syndicats".
Le texte affirme qu'après le "danger de droite" dénoncé en
novembre et en janvier, c'est maintenant le "danger de gauche qui est
le danger principal dans les réunions, en particulier celles des associations
professionnelles des intellectuels, dans les congrès de branche des syndicats[4]
et dans les organes des médias".
Effectivement, de
décembre 1968 à avril1969 quand Dubček est renversé par les affidés de Moscou
dirigés en sous-main par l'agent "dormant" Husák, la polémique
des occupants soviétiques ne s'en prend plus au "révisionnisme de
droite" (dont sont taxés en général les intellectuels réformateurs)
mais à "l'opportunisme et au révisionnisme de gauche", à ces
"tentatives anarcho-syndicalistes". C'est ainsi que le
rapporte encore en 1986 --alors que Gorbatchev est au pouvoir en URSS depuis
plus d'un an et lance les "kooperativy", nouveau type de
propriété - l'historien officiel (tchéco) slovaque, spécialiste bien "cadré"[5] des
relations soviéto-tchécoslovaques, Jaromír Slušný dans la revue historique
officielle de son pays. Pour preuve, il cite la Pravda de Moscou du 4
mars 1969 qui publie, à la veille du congrès du syndicat unique tchécoslovaque
ROH non encore "normalisé", un article intitulé "La
lutte de V.I. Lénine contre l'anarcho-syndicalisme" d'un certain
S.Titarenko qui affirme que les "idées des forces de droite"
sur l'"indépendance" des syndicats ne sont que la reprise des
idées de l'"opposition ouvrière" (les guillemets entourant les mots
indépendance et opposition ouvrière sont de Titarenko,V.F.). Ce sont là, selon
ce dernier des idées "ouvertement ennemies et anti-socialistes". Pour
lui et à travers lui pour la direction soviétique s'exprimant officiellement
par la Pravda, les entreprises ne sauraient devenir "la
propriété des collectifs de producteurs" car ce serait le "retour
" vers ... "le capitalisme".
Et c'est bien la
suspension sine die de la discussion du projet de loi sur l'entreprise qui sera
une des toutes premières mesures prises par Štrougal au nom du gouvernement
tchèque[6] après le
17 avril, date de la chute de Dubček. C'est ce même Štrougal qui avait fait
encercler ce jour-là le Château de Prague, siège du pouvoir par ses hommes de
la police politique - qu'il connait bien pour avoir été ministre de l'intérieur
et chef de la "milice populaire" quelques années avant le Printemps
de Prague et ce, pour s'assurer que le CC du parti démette bien Dubček qui,
comme les conseils, luttait à mains nues. Il faudra attendre le 5 mai 1972 pour
que le Conseil Central des syndicats "normalisé" condamne les
conseils d'entreprise comme "passage à la liquidation de la propriété
sociale globale".
On voit bien
que le rejet absolu des conseils de travailleurs est une des pièces centrales
du modèle soviétique dont les Tchécoslovaques voulaient se libérer en 1968-1969
et qui leur a été réimposé de force, déconsidérant gravement à l'avenir les
idées d'émancipation sociale.
*Vladimir-Claude Fišera, historien, politologue, slavisant, professeur émérite aux universités de Portsmouth, Syracuse France et Strasbourg. Auteur de nombreux ouvrages sur les pays slaves.
[1] Coll. éd. ROSSPEN et Fondation Eltsine, 1152 pages.
[2] "Quand Moscou entrouvre ses
dossiers ..." in Bulletin, Amitié Franco-Tchécoslovaque,
2012, n°5, pp. 2012.
[3] Voir là-dessus V.C.Fišera, Prague, la révolution
des conseils ouvriers 1968-1969, Seghers/Laffont, "Mouvements pour
l'autogestion en Europe du Centre et de l'Est" in collectif Lucien
Collonges, Autogestion, hier, aujourd'hui et demain, Syllepse, 2010 et
"Le printemps et l'automne autogestionnaire de Prague" in sld.
Guillaume Davranche, L'autogestion, une idée toujours neuve, éd.
Alternative Libertaire, 2010.
[4] On fait allusion ici sans les nommer aux récents
congrès des mineurs et des métallurgistes, V.F.
[5] "kadrovan", nomenklaturé/sélectionné.
[6] La partie tchèque du pays concentrant 90% des
conseils d'entreprises.
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