A l'occasion du 40 e anniversaire de l'expérience de LIP, nous reproduisons cet entretien avec Charles Piaget réalisé en 2007 par Bernard Ravenel pour Mouvements.
Par
Bernard Ravenel
Retour sur la lutte de l’usine Lip en 1973, ses expériences de pouvoir ouvrier et son rêve autogestionnaire.
- Mouvements : Vous avez été dans les années 1970 le principal dirigeant de la célèbre lutte des Lip. Quel a été votre itinéraire auparavant ? Charles Piaget : Je n’avais aucune prédisposition pour devenir un militant, mon père était un artisan horloger qui voyait plutôt d’un mauvais œil le syndicalisme. J’avais quatorze ans quand il est mort. J’ai ensuite été recueilli par une famille d’adoption, j’ai appris la mécanique et je suis allé travailler. C’était au lendemain de la guerre. À l’époque, d’ailleurs, j’étais très admiratif des États-Unis. L’Amérique, c’était un peu mon rêve, et je n’aspirais qu’à me marier et avoir des enfants. C’est au boulot que les choses ont commencé à changer. Je suis arrivé chez Lip en 1946.
Certes, faisant partie des ouvriers professionnels dans la mécanique, je n’étais pas parmi les plus malheureux. Toutefois, c’est en circulant que je me suis rendu compte de la condition des OS, pour beaucoup des femmes soumises toujours aux mêmes cadences et toujours au même geste toute la journée. Et puis, chaque début d’année, le patron licenciait. Il embauchait en septembre pour les coups de bourre, puis il licenciait. En général, les conditions de vie à cette époque étaient assez difficiles. Il y a eu des grèves nationales par exemple sur les problèmes de retraites. Chez Lip, il ne sortait que 30 à 40 personnes sur 1200. Ceux qui sortaient étaient fichés, appelés par les chefs, sommés de s’expliquer… Un jour, des jeunes ont réclamé un salaire plus convenable, ils m’ont un peu poussé dans l’escalier pour être leur porte-parole.
Le syndicalisme avait perdu de son aura, les délégués n’étaient pas pris au sérieux car on ne les voyait jamais. C’était un peu le vide, alors je me suis mouillé avec un autre collègue. On a fini par emporter le morceau et gagner une prime. C’est ensuite que quelqu’un du syndicat CFTC est venu pour me proposer d’être candidat aux élections. J’ai fini par dire oui, mais en queue de liste. Seulement j’ai été élu parce que bon nombre des autres devant moi ont été rayés. J’ai donc fait mon expérience avec les délégués et j’ai trouvé cela catastrophique. Des réunions, encore des réunions mais jamais d’action par rapport au patron, un patron puissant et aucune force construite de l’autre côté. C’est alors qu’avec un ou deux jeunes qui étaient sur la même liste, nous avons commencé à réfléchir. Nous avons alors imaginé de bâtir un contre-pouvoir qui se mettrait en place grâce à une technique nouvelle. Nous pensions nécessaire d’avoir beaucoup plus d’informations, de chercher dans les lois ce qui pouvait mettre Fred Lip mal à l’aise. Nous avons peu à peu remporté des premières victoires, mais nous avons mis dix ans pour construire un contre-pouvoir qui ait de l’allure. Je crois pouvoir dire que nous étions prêts en 1968…
M : Pourquoi la CFTC ? Était-ce le seul syndicat dans l’entreprise ? Vous-même étiez-vous influencé par le christianisme ?
C.P. : Mon beau-frère avait été permanent de la CFTC.
Nous avions des discussions, j’étais quelquefois réticent, mais ma femme
était catholique, moi pas trop mais la CGT était à mon avis trop
marquée par le Parti communiste. C’est comme cela que je me suis
retrouvé à la CFTC, qui est devenue ensuite la CFDT en 1964.
M : Vous n’avez pas participé à d’autres mouvements catholiques ?
C. P. : Si, après que j’ai été élu délégué du personnel,
l’ACO (Action catholique ouvrière) est venue me voir et j’ai participé
quelques années à un groupe ACO. Puis il y a eu la guerre d’Algérie qui
nous a beaucoup marqués. Il y a un journaliste, Robert Barrat, qui est
venu faire une réunion sur la guerre d’Algérie. La réunion a été
interdite, il a fallu nous retrouver dans un grenier. Il nous a expliqué
des choses qui m’ont bouleversé. Il y avait alors un petit parti qui
s’appelait l’UGS (Union de la gauche socialiste), un copain de l’ACO m’y
a amené. Je n’y allais pas pour faire de la politique mais pour
l’Algérie. Puis l’UGS s’est lancée dans l’aventure du PSU…
M : On en reparlera. Comment le patron a-t-il réagi à la mise en place de ce contre-pouvoir ?
C. P. : Dès qu’un délégué prenait une certaine
importance, il tentait de le déstabiliser et de le conduire à la
démission. Pendant les réunions, il traînait dans la boue ceux qui
s’opposaient à lui. De temps en temps, la méthode d’élimination du
délégué passait au contraire par une promotion. Nous avons tenté
néanmoins de rester unis, soudés collectivement même si c’était un petit
groupe. Nous avons préparé minutieusement l’action en 1968. Pendant le
week-end du 13 mai, nous savions que l’action générale pouvait s’engager
dès le lundi matin et nous voulions que cela se fasse de façon très
démocratique.
M. : Vous seriez parmi les rares que 1968 n’a pas surpris…
C. P. : Bien sûr que nous avons été surpris car nous ne
pensions pas que le réveil serait de cet ordre-là. Mais quand nous avons
vu que cela se précisait, nous avons sauté sur l’occasion ; de plus,
avec les copains de la CGT, nous travaillions toujours ensemble. Le
patron avait tenté de nous diviser en nous proposant des avantages pour
nous la CFTC puis la CFDT ; nous avons toujours refusé. Pourtant, quand
on est arrivés devant l’usine vers six heures du matin, tout notre plan
était préparé pour faire voter la grève. Vers six heures trente, nous
avons vu arriver un groupe de gros bras de la CGT qui a voulu barrer la
porte. Nous leur avons dit qu’il n’en était pas question et que la grève
se déciderait démocratiquement dans l’usine. Ils ont fini par se
retirer. Les gens sont entrés, ils se sont réunis au restaurant. Nous
avons fait des propositions en étant le plus objectif possible, puis
nous avons voulu donner la parole aux travailleurs présents. Dans un
premier temps en assemblée générale, ils ne l’ont pas prise. Nous avons
alors constitué des groupes plus restreints pour discuter. Enfin, vers
onze heures trente, il y a eu le vote en pleine connaissance de cause et
immédiatement la prise en charge collective de l’occupation de l’usine
avec des commissions, une élaboration sérieuse des revendications. Nous
avons eu alors une occupation dynamique qui a été le prélude du
mouvement de 1973.
M : On sent une insistance sur la peur qui existait avant 1968. Était-ce spécifique à Lip ?
C. P. : Dans l’horlogerie mécanique, seuls les
professionnels jouissaient de certains espaces de liberté. Notre droit
de circulation était réduit, mais il existait car il fallait aller d’une
machine à une autre. Cela explique que les premiers délégués ont été
des professionnels du bas. Ceux du haut étaient beaucoup plus
individualistes et imbus d’eux-mêmes. Les autres travailleurs, eux, ne
pouvaient quasiment pas lâcher la machine, il y avait comme une chaîne
invisible qui les y attachait. Leur espace de pensée et de mouvement
était on ne peut plus réduit. Les horlogers étaient courbés sur leur
établi, leur espace de mouvement était de 25 centimètres, et ils avaient
interdiction de parler, même de murmurer quelque chose à leur voisin.
L’assujettissement était constant. De plus, le chef était présent et
parlait d’un prêt ou d’une prime possible qui dépendait de ta souplesse
d’échine. Tout cela ne donnait pas envie de se rebeller ni même d’élever
la voix. Nous l’avions peut-être mal mesuré car, du côté de la
mécanique, nous étions – nous, les professionnels – majoritaires.
Compte tenu de la difficulté de communication, chaque délégué était
astreint, à l’heure du casse-croûte, à l’écoute des groupes qui se
formaient naturellement. Nous donnions aussi des informations,
répondions aux questions. Nous nous retrouvions pour rapporter
fidèlement ce qui s’était dit dans ces groupes informels. À la fin du
boulot, nous disposions au mieux de quatre à cinq minutes avant que les
gens ne soient montés dans les cars. Les gens se sauvaient ; pour les
atteindre par tracts, il fallait des textes très courts, en gros
caractères. C’est tout de même ainsi que nous avons construit ce
contre-pouvoir.
M : Entre 1968 et 1973, comment avez-vous maintenu une mobilisation et une mémoire ?
C. P. : Tout de suite après 68, le patron a compris que
quelque chose avait changé dans son usine. Il a fait quelques manœuvres
d’approche pour tenter d’amadouer le groupe CFDT. Il nous avait demandé
de lui expliquer ce que nous souhaitions en matière de démocratie dans
l’entreprise. Nous avions fait un texte pour dire ce qui devait changer.
En fait, cela ne l’intéressait pas ; il avait fait venir des gens
notamment de Paris, pour nous parler des transformations du taylorisme.
Il nous avait aussi fait remarquer qu’il n’y avait pas beaucoup de
jeunes parmi les délégués, ce qui était vrai. Il avait donc proposé
d’augmenter, ce qui était d’ailleurs illégal, le nombre de membres du
comité d’entreprise en y mettant des jeunes. En fait, il proposait cela
parce qu’il pensait avoir un certain nombre de jeunes à sa main à la
suite d’une campagne de la direction envers eux. Il avait même organisé
un concours pour les jeunes avec deux voyages à New York pour ceux qui
auraient proposé le meilleur logo en vue d’une campagne de promotion. Il
y a eu parmi nous un grand débat, certains voulaient refuser en se
servant de la loi. Moi, j’ai proposé que nous le prenions au mot ; il y a
donc eu une élection au comité d’entreprise pour les jeunes et, au bout
de treize mois, tous ceux qui avaient été élus étaient devenus membres
de la CFDT. Quand le patron a vu ça, il a repris le chemin de la
répression. Il a déposé à l’inspection du travail un projet de
restructuration du département mécanique en supprimant tout un secteur.
Comme par hasard, les principaux leaders étaient dans ce secteur.
M : Dont vous-même.
C. P. : Absolument, mais, moi, il m’a offert une
promotion en me nommant chef d’atelier. Cela a provoqué un clash car
j’ai été sensible à cette promotion parce que le travail m’intéressait,
alors qu’auparavant je disais aux copains de se méfier de ce type de
propositions et que nous pensions qu’un chef d’atelier ne pouvait être
délégué syndical. D’une certaine façon le contre-pouvoir a fonctionné à
mon égard et m’a obligé à me déterminer. Après plusieurs nuits blanches
et des discussions avec ma femme, j’ai décidé que, pour la première
fois, un chef d’atelier serait en même temps délégué syndical. Les
copains m’ont dit : « Vas-y ! C’est dangereux, mais il faut essayer si
tu restes fidèle à tes convictions. » Nous avons passé une année entière
de lutte pour faire céder le patron sur la suppression du secteur
concerné. Ce fut une action extraordinaire, il n’y avait pas de grève
mais quand la direction tentait de déménager une machine, tout le monde
se mettait autour de celle-ci. Nous devions venir surveiller la nuit.
Une nuit ils avaient réussi à apporter deux machines sur le quai, nous
sommes allés les chercher et les avons réinstallées. Toute l’usine s’y
est mise, nous avons raconté tout cela dans un petit livre [1].
Par la suite, le patron a été désavoué par le nouveau propriétaire de
la majorité des actions et il a été remercié. Deux ans après
commençaient les événements de 1973.
M : On arrive donc au célèbre conflit
des Lip qui a mobilisé toute la France et qui a été caractérisé par la
prise de contrôle de l’entreprise par les salariés…
C. P. : Contrairement à ce que beaucoup ont cru, rien
n’était dû au hasard ou à la spontanéité. Ce qui s’est passé était le
fruit d’un travail progressif de quinze ans pour construire un
contre-pouvoir. Il y avait un long « avant-73 ». Il y a eu aussi la
conséquence des pratiques qui avaient été les nôtres après 68. Cela a
facilité la constitution de commissions autonomes qui prenaient à cœur
leur travail. L’assemblée générale était le lieu où se définissaient nos
objectifs généraux et la déontologie du mouvement, où nous discutions
des pièges à éviter. Tout cela a permis un conflit participatif
extraordinaire. Nous avions juré de ne pas recommencer comme en 68, où
la CGT nous avait incités à fermer l’entreprise au monde extérieur.
Cette fois, nous avons décidé de tout ouvrir. On pouvait venir à
l’usine, assister aux assemblées générales, aux commissions. Les
journalistes pouvaient circuler comme ils voulaient. Aussitôt, cela a
permis une certaine popularisation locale et régionale de la lutte.
Enfin, lorsque nous nous sommes emparés du stock et que nous avons
relancé nous-mêmes la production, notre lutte a pris une dimension
nationale.
M : Comment se sont comportés les partenaires syndicaux ?
C. P. : Il y a d’abord eu la réaction de la CFDT
nationale. Quand le comité d’action s’est créé et que le conflit a pris
une certaine ampleur, nous avons reçu un coup de fil de Jacques
Chérèque, qui était le secrétaire général de la métallurgie CFDT. Il
nous a dit que l’expérience de ces comités d’action n’avait pas été
bonne dans le passé. Nous lui avons proposé d’envoyer quelqu’un. Il a
donc envoyé Fredo Coutet, un autre secrétaire de la métallurgie, qui est
resté une semaine et qui est reparti en disant que c’était fantastique
et que le comité d’action était absolument nécessaire. Chérèque nous a
rappelés en disant que son envoyé était enthousiaste mais que lui-même
continuait d’être très méfiant. En ce qui concerne la CGT, la section de
l’entreprise était dans le coup, mais l’union locale a tenté de
contrôler un peu plus. Plus tard quand il y a eu l’occupation et la
production organisée par nous-mêmes, c’est la fédération CGT qui est
arrivée et qui a créé des problèmes. Ils voulaient faire des réunions
dans les bureaux pendant la journée alors que nous avions décidé de ne
jamais réunir les syndicats dans la journée pour être tout le temps avec
les gens dans les commissions et au boulot. Ils nous ont tout de même
imposés dans la journée des séances épuisantes où ils essayaient de tout
remettre en cause. On a compris alors qu’ils tentaient de reprendre le
contrôle par le dessus car ils n’avaient aucune possibilité de le faire
par le bas. Nous avons alors dit que nous ne nous réunirions plus que la
nuit. Ils ont alors compris que nous étions irrécupérables et ils n’ont
plus tenté alors d’influencer que la section CGT. Ce qui fait qu’il y a
eu progressivement séparation des objectifs de la lutte. Du coup, une
part importante des adhérents CGT nous a rejoints, d’autres n’ont pas
adhéré à la CFDT mais n’ont plus suivi que le comité d’action.
M : Finalement, comment s’est terminé le conflit ? Quels résultats concrets et comment les analysez-vous ?
C. P. : En fait, il y a eu deux conflits. Le premier
s’est terminé en mars 1974 après un an de lutte : tous les travailleurs
ont été réembauchés. Et puis il y a eu un deuxième conflit qui s’est
terminé en 1980 par la mise en place légalisée de six coopératives
comportant en tout 250 salariés – sur 850. Ensuite, pour les autres qui
étaient restés dans le conflit (environ 400) la municipalité de Besançon
en a embauché un certain nombre (une trentaine), et il y a eu beaucoup
d’accords de préretraite. Un certain nombre a été embauché sur la place
de Besançon pour trois mois pour attendre la préretraite. Et finalement
personne n’est resté sans rien. Les six coopératives ont tenu l’une
trois ans, les autres entre huit et douze ans. Actuellement, trois
d’entre elles, devenues entre-temps des entreprises de type SA ou SARL
employant environ une petite centaine de salariés, restent en activité.
M : Pourquoi cette différence entre la
fin du premier conflit, qui fut un succès, et celle du second conflit,
qui apparaît beaucoup plus problématique ?
C. P. : Effectivement, si le premier conflit fut un
succès total, par contre il en fut tout autrement du second. J’explique
le changement par la nouvelle situation créée à partir de 1974 par le
choc pétrolier, la crise et en conséquence la nouvelle orientation des
pouvoirs publics aidés par l’élection de Giscard d’Estaing à la
présidence de la République en 1974. À partir de ce moment, il a été
décidé de ne plus aider les entreprises en difficulté. Il fallait purger
le système. Je me souviens qu’à l’époque il y avait des centaines
d’entreprises occupées pour défendre l’emploi. Nous les retrouvions dans
la coordination des luttes que nous avions montées et Giscard laissa
courir et pourrir. Voilà pourquoi notre conflit fut très long, très
difficile et se termina par le bricolage dont j’ai parlé.
M : Quelles leçons principales tirez-vous de cette énorme expérience ?
C. P. : La première, c’est qu’il faut du temps pour
bâtir quelque chose. On ne peut être des Don Quichotte, on ne peut pas
attaquer un pouvoir fort sans avoir construit quelque chose à
l’intérieur qui s’adresse dans le même temps à l’extérieur. Dans le
conflit de 73, nous avons fait une popularisation formidable, nous
allions à la porte de toutes les usines de la région. La deuxième leçon,
c’est qu’on ne fait rien avec une poignée de militants. Il faut en
finir avec cette conception de groupes d’avant-garde qui seraient
séparés de la masse. Nous n’avons pas réussi pleinement à l’éviter, mais
nous l’avons tout de même réussi dans une large mesure. La troisième
leçon, c’est qu’il n’y a pas de fatalité. Face à un groupe suisse qui
était devenu propriétaire de l’entreprise et qui avait décidé de
licencier et de démanteler, certains pensaient qu’on ne pouvait pas
faire grand-chose. Même à la CFDT on se demandait où nous nous
embarquions. Enfin, quand le combat est engagé, il faut le mener
résolument avec toutes ses forces.
M : Le conflit Lip de 73 a fonctionné comme un symbole pour l’extrême gauche post soixante-huitarde. Comment s’est-elle comportée ?
C. P. : Heureusement, il y avait une section PSU à
l’intérieur de l’entreprise avec des gens expérimentés qui tout à la
fois travaillaient et étaient syndicalistes. Cela a aussi permis
d’éviter une utopie excessive qui aurait pu conduire à la rupture au
sein du mouvement. On a tout vu passer, il y en a un qui est venu nous
dire qu’il ne fallait plus jamais travailler, d’autres nous ont expliqué
que nous étions le fer de lance de la révolution. Nous avons pris tout
cela calmement, nous souhaitions le brassage d’idées, mais cela ne
modifiait pas nos objectifs, il ne devait pas nous faire déraper. Nous
n’avions pas l’intention de nous proclamer en avant-garde d’un
changement complet de société. Il est vrai que certains se sont laissés
étourdir, mais très majoritairement, c’est la raison qui a dominé.
M : Vous-même avez-vous été changé par ce conflit ?
C. P. : Oui et non ! Pas tant que ça ! Cela faisait des
années que nous cherchions à nous informer sur toutes les expériences de
lutte, les raisons de leurs succès et de leurs échecs. À l’intérieur de
la section syndicale nous avons fait effort pour ne pas nous monter la
tête. Moi, d’ailleurs, j’ai été interdit de parole deux fois par les
copains car j’avais dérapé dans des interviews. Bien sûr que nous avons
appris, mais ça n’a pas été pour nous une révolution. Par contre, pour
beaucoup de gens, ça a été une véritable révolution dans leur tête. Ils
se sont trouvés immergés d’un coup dans une multitude de problèmes et
ont appris beaucoup sur le fonctionnement de la politique et du
syndicalisme.
M : Revenons au PSU, quel a été son apport dans votre itinéraire ?
C. P. : Pour moi, il a été très important. Nous nous
sommes toujours conduits comme des syndicalistes, pas comme des hommes
politiques, mais nous avons bénéficié d’une réflexion infiniment plus
riche grâce aux discussions avec les copains du PSU de Besançon et aussi
avec les dirigeants nationaux qui venaient nous voir. Cela nous a
considérablement aidés dans l’action.
M : Qu’est-ce que votre expérience vous a appris sur les comportements au sein de la classe ouvrière ?
C. P. : J’ai bien sûr connu du bon et du moins bon, mais
nous nous sommes rendus compte que des changements inimaginables
étaient possibles. Il y avait des gens chez nous que les militants
avaient classés comme des indécrottables. Ils avaient une telle carapace
extérieure que nous les considérions comme dangereux et qu’on ne
pouvait rien faire avec eux. Pourtant certains parmi ceux-là nous ont
rejoints et ont montré une générosité extraordinaire. Nous avons vu
jouer des valeurs chrétiennes et des valeurs socialistes. Toujours
est-il que nous avons été étonnés de la conversion d’un certain nombre
de gens. Cela montre que la nature humaine est plus complexe qu’on ne
croit.
M : Vous parlez de valeurs chrétiennes et socialistes et significativement pas des communistes…
C. P. : Le communisme, pour nous, c’était une idée
indispensable. Nous savions que l’URSS était très loin de ce que nous
désirions, mais en même temps, elle était là, ce fut tout de même
longtemps un phare. Les communistes au début nous impressionnaient
beaucoup par leur organisation et leur discours. Mais, peu à peu, ils
nous ont moins impressionnés car nous nous rendions compte que leur
discours était mécanique. Les copains de la CGT, ils lisaient un papier
avec des phrases toutes faites. Cela dit, les communistes restaient des
partenaires indispensables et incontournables. À l’extérieur, on nous
demandait d’ailleurs comment nous faisions pour nous entendre, pour
faire que tout le monde ou presque participe. Nous nous sommes demandés
si nous avions des conditions très particulières ou si tout le monde
avec un certain travail pouvait faire comme nous. Nous avons plutôt
considéré, même s’il y avait quelques circonstances particulières, que
notre expérience était exportable à peu près n’importe où.
M : Vous avez été des pionniers en matière d’autogestion, quelles leçons en tirez-vous ?
C. P. : Je dois bien reconnaître que, sur le plan
théorique, j’avais un peu de mal à m’y retrouver. Quand je lisais les
différentes thèses A, B, C, D… dans le PSU sur l’autogestion, j’essayais
de les comprendre mais ça ne passait pas facilement.
M : La discussion portait notamment sur le problème du contrôle.
C. P. : J’allais y venir, le contrôle ouvrier, le
pouvoir ouvrier… Il y avait un copain à l’union locale CFDT qui était
féru de cela et qui nous faisait des discours. On l’admirait sans tout
comprendre. Et puis nous avons été comme Monsieur Jourdain, nous
n’avions pas très bien compris la théorie, mais on a fait sur place une
expérience de pouvoir ouvrier. C’est quand nous avons fait de la
pratique que cela s’est illuminé dans nos têtes. La théorie, cela dit,
est nécessaire quand elle est issue de pratiques. Nous nous sommes donc
rendus compte que le pouvoir ouvrier permettait de concevoir un
socialisme qui ne serait pas un étatisme. En cela nous nous
différencions du communisme. L’expérience coopérative nous a aussi
montré que ce n’était pas simple et que l’homme ne change pas d’un coup,
mais nous avons fait l’expérience que c’est possible. Nous avons aussi
expérimenté des contrôles ouvriers à l’intérieur de la coopérative, cela
permettait d’apporter des critiques par rapport au fonctionnement dans
les deux sens, les ouvriers par rapport aux chefs, les chefs par rapport
aux ouvriers. Je ne sais pas si nous aurions pu au bout du compte mieux
réussir, car l’environnement était très difficile, mais je ne suis pas
extrêmement content car je pense que nous aurions tout de même pu faire
beaucoup plus.
M : Au cours de ces dernières décennies
se sont affirmées de nouvelles idées portées par des mouvements sociaux
ou politiques. Je veux parler de l’écologie et du féminisme en
particulier. Selon vous, ont-elles apporté quelque chose à la lutte
ouvrière ?
C. P. : Sur les femmes, c’est net. À Lip, on l’a vu [2].
Les hommes, même s’ils font des efforts, sont incapables de voir les
particularités qui font que les femmes sont plus exploitées. Il est donc
nécessaire qu’il y ait un « groupe femmes » qui approfondisse et
rappelle sans cesse ce problème. Peut-être qu’un jour il y aura une
sorte d’automatisme chez les hommes pour comprendre les problèmes des
femmes, mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Quant à l’écologie, à la
fin des années 1960, on a rencontré des gens qui expliquaient les
problèmes et il faut en tenir compte. Mais ils étaient un peu farfelus.
Et puis, nous étions préoccupés essentiellement par l’emploi, et les
travailleurs étaient complètement au centre de la lutte. Aujourd’hui,
les rapports des forces entre ces différentes contradictions se sont
modifiés. Il y a une sensibilité écolo qui est capable de rassembler
beaucoup de gens, y compris sur des problèmes mondiaux, un peu aussi
comme ATTAC. Certes, la classe ouvrière doit rester au centre, même s’il
faut relativiser, mais il faut prendre en compte l’importance des
forces productives directement en contact avec l’économie capitaliste.
Mais, aujourd’hui, le travailleur a peur. Il est difficile de le
mobiliser. C’est très difficile dans l’entreprise car on a peur, y
compris pour l’entreprise elle-même, et le patron n’est plus forcément
l’ennemi car il est soumis à plusieurs logiques et il faut aussi sauver
l’entreprise.
M : Au fil de ces décennies, est-ce
qu’il vous semble que la classe ouvrière a beaucoup changé au point
qu’elle n’est plus au centre de la dynamique sociale ?
C. P. : Je ne suis pas capable de répondre à cela. Ce
que je peux dire au contact de nombre de travailleurs et aussi par le
fait que je milite avec des chômeurs, c’est que toute une culture s’est
perdue. La dominante libérale est passée comme un rouleau compresseur
sur les entreprises. Il y a des zones industrielles entières qui sont
devenues des déserts syndicaux. Pas un tract n’y est distribué, il n’y a
plus que la parole du patron qui passe. Pourtant, ici ou là,
sporadiquement, il y a tout de même des choses qui demeurent, des idées
qui passent et qui font éclater des coups de colère. Pour autant, ce
n’est pas vraiment construit. Le syndicalisme n’est plus présent que
dans une minorité d’entreprises et il a d’une certaine façon peur, il se
contente de gérer de façon défensive, il n’est plus en position
d’attaque. Les travailleurs ont la peur au ventre, ils ne veulent pas
risquer de perdre leur emploi. En gros, on peut estimer que deux
réalités coexistent. La domination libérale d’une part et d’autre part
le sentiment sous-jacent que cette société n’est pas acceptable, sans
savoir pourtant ce qu’il faudrait faire.
M : Pensez-vous que le travail reste l’élément central de l’identité de l’individu ?
C. P. : Je ne peux pas répondre exactement. En tout cas
elle a certainement diminué. Il y a moins de grandes concentrations
ouvrières, moins d’OS. Mais ceci est contrebalancé par l’augmentation de
l’intensité du travail. On charge la bourrique de plus en plus pour le
même temps de travail. Il y a moins de casquettes ou de travail sale,
mais il y a une très forte intensité et beaucoup de stress.
M : Vous militez maintenant à AC ! en
défense des chômeurs. Comment voyez-vous cette réalité relativement
nouvelle par rapport aux années 1970-1980 qu’est le chômage de masse ?
C. P. : Aujourd’hui, la grande majorité des chômeurs se
moque de la droite et de la gauche qui, estiment-ils, les ont
abandonnés. Le chômeur est rivé sur son quotidien : demain, quelle
facture pourrai-je payer ? Que faire pour s’en sortir ?, etc. Il y a une
crise très forte de la conscience politique. Il faut donc un lent
travail pour mobiliser les exclus. On va dans les quartiers, les ANPE,
on distribue des tracts simples, on fait un petit journal, on cause
beaucoup, en particulier avec ceux qui viennent au local avec des idées
toutes faites, ou des principes, contre la société, contre les
travailleurs immigrés qui « nous prennent notre travail ». Ils peuvent
être des proies faciles pour Le Pen. Il y a vraiment des dégâts
considérables dans leur conscience. Quand on distribue des tracts dans
leur quartier, ils ont des réflexions du genre : « Ah ! On s’intéresse à
nous ! » On est presque mal car certains refusent le tract : « Non,
laissez-moi ! De toute façon, personne ne s’occupe de nous… » Il y a
vraiment un gros travail à faire, un travail en particulier contre les
idées lepénistes. Mais on doit les laisser dire tout ce qu’ils ont sur
le cœur. Ça ne signifie pas les justifier, mais on ne peut penser qu’ils
sont méchants…
M : Précisement, comment vivez-vous
l’évolution de la CFDT qui a été votre syndicat et votre instrument de
lutte ? En particulier, que pensez-vous de son abandon de la thématique
de l’autogestion ?
C. P. : L’évolution de la CFDT me fait peur. Pour moi,
ça ne colle pas. Sur l’autogestion, je n’ai pas d’idées précises, mais
je ressens cet abandon comme très important. Maintenant j’ai
l’impression que nous avons affaire à un syndicalisme très « club de
gauche » qui a voulu élaborer des stratégies d’accompagnement pour
résister à la mondialisation, entraîné par une passivité sur le terrain,
par une désaccoutumance de la lutte. Ce qui m’inquiète, c’est que le
syndicalisme ouvrier traditionnel n’est plus vraiment présent alors
qu’il était au cœur des luttes de l’après-guerre. Il y a bien des
nouvelles forces qui émergent là où la nouvelle économie fait
particulièrement mal (autour de l’écologie, sur le logement, pour les
sans-papiers et sur le chômage), mais est-ce que ces luttes sont les
prémices d’une société nouvelle, alors que le syndicalisme est plutôt
absent ? Je m’interroge beaucoup, surtout quand je vois la classe
ouvrière beaucoup plus sensible et perméable au discours patronal, par
exemple contre les charges salariales ou quand il fait croire que
l’adversaire est loin en Asie, en Pologne, mais plus du tout ici… Ce qui
domine, c’est un sentiment d’interrogation sur la société dans laquelle
on vit en se demandant jusqu’où ça va aller.
M : Cela fait plus de 50 ans que vous
êtes dans le combat ouvrier et pendant ce demi-siècle des événements ont
dû bouleverser votre vie et votre perception du monde. On pense aux
événements de portée mondiale comme « 68 », l’effondrement du communisme
« réel » mais aussi l’évolution de la classe ouvrière elle-même. On
pense aussi aux événements « particuliers », comme la fin du PSU, la
régression « politique » de la CFDT, en particulier sur l’autogestion,
la déception vis-à-vis de la gauche au pouvoir depuis Mitterrand, sans
oublier tous les efforts pour faire oublier ou remettre en cause tout un
précieux patrimoine constitué par le mouvement ouvrier de ce XXe
siècle… Alors, gardez-vous l’espoir ?
C. P. : Je n’ai pas perdu l’espoir. C’est vrai, nous
sommes en face d’une contre-révolution très puissante, mais ce ne sont
que des hommes qui la mènent, et l’espoir, même si ce n’est pas simple,
est toujours possible. Il est possible de commencer un long travail, car
ces hommes qui mènent cette contre-révolution libérale ont peur de la
transparence, des fenêtres, de ce qui arrive. Ils préfèrent l’ombre. Ils
ont peur aussi car chaque élection ou presque montre le mécontentement.
C’est à nous de mettre la lumière et d’amener modestement notre apport
contre cette nuisance inadmissible, en nous appuyant sur la Déclaration
des droits de l’homme, contre cette insupportable concentration des
richesses. Il faut se lever contre cette nuisance. Il faudra du temps,
mais à l’échelle de l’histoire peut-être pas beaucoup. Le libéralisme
actuel ne règne que depuis deux décennies. Et, en même temps, on est
pressé car les dégâts sont là, pour les hommes et les femmes
d’aujourd’hui.
S’il y a en partie une espérance perdue, c’est parce que nous avons fait
une erreur collective. Sur l’économie administrée, là il y avait erreur
de notre part, même si nous n’étions pas communistes. Le problème de la
gestion de l’entreprise reste posé. Je crois toujours à l’autogestion,
même si j’en suis un peu distancié face à la réalité actuelle, avec
l’actuel désert des idées sur le terrain. Mais je crois vraiment qu’elle
sera toujours un désir profond, celui de conduire sa vie. Le jeune par
rapport à ses parents et plus tard quand il travaille, il s’étonnera de
ne pas être informé, d’être cantonné dans un coin, d’être dirigé par
d’autres, etc. Il ne l’acceptera plus comme avant…
Propos recueillis par Bernard Ravenel
Voir aussi : http://liplefilm.com
Bibliographie sommaire
Ch. Piaget, Lip, Postface de Michel Rocard, Lutter Stock, 1973.
Collectif, Lip : affaire non classée, Postface de Michel Rocard, Syros, 1975.
Bernard Ravenel
Pourquoi ce texte?
Évoquer Charles Piaget, lui donner la
parole, c’est inévitablement faire reémerger la lutte des « Lip », ces
ouvriers et ouvrières de l’horlogerie de Besançon qui, en 1973-1974, par
leur lutte, déchaînent les passions. Menacés de licenciement, ils
décident pour se défendre de prendre directement en main le contrôle des
cadences, ensuite de séquestrer les administrateurs de l’entreprise
dans le but de leur soutirer l’information qu’ils leur dissimulent sur
les suppression d’emploi à venir. Après l’intervention de la police et
la libération des otages, les ouvriers prennent le contrôle de l’usine,
décident de continuer à fabriquer des montres et de les vendre. Ils
entendent ainsi défendre collectivement leur outil de travail menacé de
fermeture.
« C’est possible, on produit, on vend, on se paie. » C’est un événement
politique. La France – et pas seulement – tourne les yeux vers Besançon.
Lip devient, sur initiative ouvrière, « maison de verre » où tout est
discuté et décidé en assemblée générale, où tout le monde extérieur peut
venir voir, entendre, discuter. Au cœur de ce mouvement sans précédent,
Charles Piaget, l’un des animateurs de la section CFDT – qui partage
avec la CGT la représentation du personnel (50-50). C’est aussi un
militant connu de l’Action catholique ouvrière et du groupe PSU de
l’entreprise. Pour les médias, il va être – souvent contre son gré –
identifié aux « Lip » qui ont mené la plus « extraordinaire » lutte
sociale des années 1970. Mais, au-delà de l’événement « ponctuel » que
représente ce conflit inédit, ce qui frappe, c’est sa non-spontanéité,
ou plus exactement sa maturation souterraine méthodique, culturelle en
quelque sorte. Le conflit, avec toutes ses caractéristiques spécifiques,
sa durée, est le produit patient à la fois d’une pratique syndicale
particulière, d’une culture soucieuse de faire participer l’ensemble du
personnel, culture issue à la fois du christianisme social (à travers
l’ACO, la CFTC devenue CFDT), du socialisme démocratique et, plus
récemment, du souffle de Mai 68. Le tout porte un nom : autogestion. En
quelque sorte, Lip devient une sorte de laboratoire grandeur nature pour
mettre en œuvre une stratégie autogestionnaire fondée sur le contrôle,
l’unité des forces populaires, la transparence à partir des décisions,
toutes prises en assemblée générale.
Charles Piaget a été, comme il le dit souvent, « pris dans l’engrenage »
d’une lutte à laquelle il a contribué fortement mais toujours à travers
une démarche collective approfondie au niveau de son syndicat, de son
organisation politique et surtout du collectif ouvrier rassemblé en
assemblée générale et en commission. Son itinéraire personnel est
exemplaire du courant du mouvement ouvrier qui tenta de dépasser par le
combat permanent et par la réflexion sur ce combat les limites du
socialisme français au XXe siècle, qu’il soit d’inspiration communiste
ou d’inspiration social-démocrate.
Il aura connu les défaites, les faillites et les impasses du mouvement, y
compris de son courant autogestionnaire. Mais, en même temps il a mené –
et mène toujours – un combat plus moderne que jamais : celui de
l’individu et du groupe qui, contre toutes les oppressions, entendent
prendre en main et construire leur propre avenir.
A l’occasion de la sortie en salles du documentaire "Les Lip,
l’imagination au pouvoir" de Christian Rouaud, reparution de l’entretien
paru dans Mouvements en mars 2000.
Notes
[1] PSU, « Un an de lutte chez Lip », supplément à Critique Socialiste (Revue théorique du PSU), n°5, 1971.
[2] PSU, « Lip au féminin », Critique Socialiste, n°5, 1971.
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