Traduit de
l'espagnol (Équateur) par Robert March
La « révolution citoyenne » en Équateur est l'un des
symboles des expériences post-néolibérales sud-américaines et le gouvernement
de Rafael Correa est souvent évoqué comme une référence par de nombreuses
gauches européennes. Les prochaines élections présidentielles auront lieu dans
ce pays le 17 février 2013, dans une conjoncture politique où l'opposition
conservatrice a été incapable de présenter une candidature unique et alors que
le gouvernement conserve une très forte avance dans les enquêtes d'opinions,
mais avec une baisse notable après 6 ans de pouvoir. Il y a deux ans, nous
avions établit un premier bilan critique de l'expérience équatorienne au cours
d'une conversation avec l'intellectuel et ex-président de l'Assemblée
constituante, Alberto Acosta (1).
Ce dernier est désormais candidat à la
présidence au nom de l'Unité Plurinationale des Gauches [Unidad Plurinacional
de las Izquierdas], coalition qui regroupe une dizaine d'organisations allant
du centre-gauche à la gauche radicale, dont Pachakutik (parti indigène
considéré comme le bras politique de la Confédération des
nationalités indigènes d’Équateur - CONAIE) et le Movimiento Popular
Democrático, d'origine maoïste et possédant une implantation syndicale notable
(en particulier dans le secteur de l'éducation). L'occasion pour ContreTemps de poursuivre la conversation et le débat
fraternel que nous avions initiés et de comprendre les évolutions en cours au
sein du champ politique équatorien.
Critiques de gauche à la « Révolution citoyenne »
F. Gaudichaud : Alberto, nous sommes au cœur d'un
processus politique et électoral national en Équateur avec la tenue des
élections présidentielles en février prochain. Tu as été une figure éminente de
l'Alianza País [la coalition qui a porté Rafael Correa au pouvoir en 2007],
ministre de l’Énergie et des Mines, président de l'Assemblée constituante, et
tu prends maintenant la tête d'une candidature d'opposition de gauche au
gouvernement du président Rafael Correa. Que s'est-il passé ? Comment
expliquer cette situation et ta propre trajectoire personnelle ?
A.
Acosta : Le gouvernement de Rafael Correa ressemble fort aujourd'hui à un
mauvais conducteur de bus... un conducteur qui met son clignotant à gauche
alors qu'en réalité il tourne à droite. Le gouvernement de Correa n'a
maintenant plus rien d'un gouvernement de gauche, rien a fortiori d'un
gouvernement révolutionnaire et moins encore d'un gouvernement « des citoyens ».
C'est un gouvernement qui a perdu sa boussole en chemin et qui prétend
maintenant détruire l'une des plus importantes conquêtes de notre histoire
récente, la constitution de Montecristi, approuvée par la majorité du peuple
équatorien en septembre 2008. Les violations de cette constitution par le
gouvernement du président Correa sont multiples et je pourrai passer des heures
à les exposer.
C'est le même
président qui, il y a quatre ans, défendait cette constitution en la présentant
comme « la meilleure du monde » et en affirmant qu'elle durerait
« trois cents ans », qui déclare aujourd'hui qu'elle définit trop de
droits, qu'elle est « hyperprotectrice » et qu'il faut donc la
modifier. Ne dirait-on pas le discours que tiennent les gouvernements
néolibéraux pour remettre en cause des lois contraignantes parce qu'elles
garantissent les droits des citoyens et des consommateurs ? Correa s'est
converti en un personnage qui ne veut plus défendre une constitution que lui
même a contribué à élaborer et à approuver. Telle est l'évolution actuelle du
gouvernement équatorien.
F. G. : Mais sur la scène internationale et dans les
rangs d'une grande partie de la gauche de nombreux pays, en particulier en
France, on le présente comme un gouvernement progressiste, conséquent,
réformateur, en action. Le gouvernement de la « révolution
citoyenne » apparaît comme porteur d'une changement social, qu'on pourrait
qualifier de « post-néolibéral ». Il est vrai, et j'ai pu le
constater ici à Quito comme ailleurs dans le pays, qu'il y a eu des avancées
concrètes dans plusieurs domaines : une réforme progressiste de la
fiscalité, des progrès sociaux réels et visibles, des politiques publiques à
l'attention des secteurs les plus pauvres, de grands travaux d'infrastructures,
en particulier dans les régions les plus délaissées par l’État (une partie de
la région côtière ou amazonienne...)
A. A. :
Les réformes que tu évoques sont bien réelles. Si on devait comparer le
gouvernement Correa à ceux qui l'ont précédé, on conclurait qu'il est certainement
meilleur, mais les précédents étaient si mauvais que cette comparaison
s'apparente à une insulte. Si tu me demandes si le gouvernement de Correa est
meilleur que celui de Gustavo Noboa, celui de Lucio Gutiérrez ou d'autres du
même style, je te répondrai oui, mais je te demanderai à mon tour : quel
en est le mérite ? Nous qui nous sommes engagés dans le projet de
changement, qui était à l'origine celui de l'Alianza País, nous ne voulions pas
seulement que le gouvernement soit meilleur, mais qu'il transforme aussi les
structures du pays, qu'il engage une véritable révolution démocratique fondée
sur la participation citoyenne. Avec l'Unité plurinationale (UP) nous défendons
aujourd'hui un programme où le gouvernement doit prendre ses décisions de façon
démocratique, participative, consensuelle, et qui rejette la personnalisation
du pouvoir, l'autoritarisme et le caudillisme qui caractérisent le gouvernement
actuel.
F. G. : On peut lire sous la plume de certains auteurs
de la gauche critique vis-à-vis de Correa, que ce gouvernement aurait des
« traits autoritaires ». En quoi cela te paraît-il justifié alors que
la « révolution citoyenne » se manifeste par un processus électoral
démocratique et une dynamique sociale qui a même ouvert des instances de consultation
de la population ?
A. A. :
C'est vrai qu'il y a eu de nombreux épisodes électoraux et des référendums au
cours de ces dernières années, mais les élections ne garantissent pas la
démocratie. Rappelons-nous ces tyrans et ces dictateurs qui organisent des
élections, des plébiscites pour accréditer une légitimité
institutionnelle. Cela dit, je suis loin
de remettre en cause les processus électoraux auxquels ont participé nos
citoyens, mais je dis que cette démocratie devrait notamment se préoccuper de
donner aux opposants, pour présenter leurs positions, un même accès aux moyens
d'information que celui dont dispose le gouvernement, et se demander si
l’utilisation de l'appareil d’État par le parti au gouvernement ne rend pas
illégitime le processus électoral. Notre projet va au-delà de la démocratie
représentative et des plébiscites, où les moyens de l’État sont utilisés de
façon disproportionnée pour formater l'information adressée aux citoyens. Je
vais être direct : il n'y a plus aujourd'hui, dans ce gouvernement, la
moindre forme de décision impliquant les citoyens. C'est pourquoi nous exigeons
une démocratie radicale. Je peux te paraître utopique, mais si tu vivais ici à
longueur d'année, tu verrais combien la propagande gouvernementale est caricaturale
et combien, comme l'avaient théorisé il y a longtemps déjà des intellectuels
antifascistes de l’École de Francfort comme Adorno et Horkheimer, « la propagande manipule les hommes. En criant
" Liberté ! ", elle se contredit elle-même. »
Dit autrement, le mensonge est inhérente à la propagande. C'est ce qui permet
que tant de droits constitutionnels soient bafoués, même les plus fondamentaux,
comme le droit au travail ou le droit à la protestation, pourtant reconnus dans
notre constitution.
Pour illustrer
les violations du droit du travail, je te donnerai l'exemple du décret
présidentiel 813 qui stipule « l'achat de renoncements obligatoires »
pour les fonctionnaires. Cela a produit une logique perverse de licenciements
qui a déjà exclu du service public des milliers de fonctionnaires et qui
continue à sévir. Aucun gouvernement néolibéral ne s'était permis de procéder
de la sorte au licenciement massif de fonctionnaires. Autre exemple, il y a un
peu plus d'un an, le président Correa a mis son veto à la loi sur le commerce
de détail qui garantissait à tous les commerçants concernés – qui sont la
majorité – la sécurité sociale et d'autres avantages. Et son gouvernement, tout
comme les autorités locales, continue à s'en prendre aux travailleurs informels
dans la rue en confisquant leurs marchandises, en contradiction avec la
constitution. En ce qui concerne le droit de protestation, il y a actuellement
plus de deux cents dirigeants populaires poursuivis et même accusés de
« sabotage » et de « terrorisme », en application de lois
qui datent des gouvernements oligarchiques, alors que notre pays n'est pas
touché par le terrorisme. Le droit de s'opposer est bafoué et il y a dans les
prisons équatoriennes plus d'une dizaine de jeunes détenus sans justification
légale. Voilà des faits qui démontrent que nous n'avons plus à faire à un
gouvernement révolutionnaire et, j'irai jusqu'à dire, même pas un gouvernement
de gauche.
De quelle
révolution parlons-nous ? Les droits régissant l'autonomie des pouvoirs
locaux et la décentralisation sont systématiquement bafoués. Nous sommes
résolument favorables à un retour en force de l’État, alors qu'il a été réduit
à sa plus simple expression après quasiment trois décennies de néolibéralisme,
mais nous ne voulons pas que cet État restreigne les compétences des
départements et des municipalités, comme c'est le cas aujourd'hui où il les
écrase dans un nouveau processus de centralisation. Le gouvernement de Correa
met en place un État hobbesien qui
remet en cause les droits civiques. Un État qui, entre autres incongruités,
édicte l'interdiction de boire une bière ou une bouteille de vin le dimanche.
Tu considères que ces faits sont le propre d'un gouvernement
révolutionnaire ? Moi je pense que c'est plutôt caractéristique d'un gouvernement
de nature conservatrice.
« Socialisme du XXIe siècle » versus
« extractivisme du XXIe siècle »
F. G. : Alors pour toi, et l'alliance que tu
représentes dans ces élections, ce gouvernement aurait vraiment cessé d'être un
gouvernement « de gauche » ?
A. A. :
En Équateur, nous voyons notre Président et ses ministres entonner tous les
samedis le « Hasta siempre
Comandante Che Guevara », mais nous voyons aussi qu'il n'y a pas de
réforme agraire, alors que notre constitution interdit les latifundiums, l'appropriation
et la privatisation de l'eau. Le Président en personne a dit et répété en de
multiples occasions, qu'il ne croit pas à la réforme agraire parce que – comme
pourrait le déclarer n'importe quel propriétaire d'hacienda équatorien –
« distribuer la terre, c'est distribuer la misère ». La concentration
des terres en Équateur est très forte (l'indice de Gini est de 0,81). Celle de
l'eau l'est encore plus (les petits paysans représentent 86 % des
exploitations irriguées et ne contrôlent que 13 % de l'eau d'irrigation,
et les grands propriétaires terriens en contrôlent 64 % alors qu'ils ne
représentent que 1 % des exploitations). C'est un pays où la terre et
l'eau sont concentrées entre très peu de mains tandis que plus 50 % des
indigènes, en majorité paysans, ont des conditions de vie misérables. Ce que je
dis n'est pas contradictoire avec l'existence de progrès dans divers domaines.
Mais cela tient aussi au fait que ce gouvernement est celui qui dispose des
plus grandes ressources budgétaires de toute l'histoire de l’Équateur grâce,
entre autres, à la manne pétrolière liée à l'augmentation du prix du brut sur
le marché international. C'est ainsi qu'il a pu développer une politique
d'assistance – mais pas de transformation – qui a fait basculer un certain
nombre de secteurs sociaux dans ses réseaux clientélistes. Il y a des
contradictions considérables dans cette politique et la concentration de la
richesse entre très peu de mains est difficile à justifier pour un gouvernement
qui, au pouvoir depuis six ans, se prétend « révolutionnaire ».
Ainsi,
10 % des entreprises contrôlent 90 % de la distribution. La plupart
des activités économiques sont très concentrées : 81 % du marché des
boissons non alcoolisées est contrôlé par une seule entreprise ; de même,
une entreprise possède à elle seule 62 % du marché de la viande ;
cinq exploitations (aux mains de trois propriétaires) contrôlent 91 % du
marché du sucre ; deux entreprises 92 % du marché de l'huile ;
deux entreprises encore 76 % du marché des produits d'hygiène ; et je
pourrais allonger la liste avec d'autres secteurs de la production et de la
distribution. Les profits des cent premières entreprises ont progressé de
12 % entre 2010 et 2011 et atteignent le montant astronomique de presque
36 milliards de dollars. Il faut aussi souligner que les bénéfices des
entrepreneurs ont crû de 50 % entre 2007 et 2011, plus que durant les cinq
années précédentes sous un gouvernement néolibéral... Il est vrai que, par
disposition constitutionnelle, la banque et les banquiers ne peuvent plus
détenir d'actifs autres que ceux qui relèvent de leurs activités spécifiques,
mais cela n'a pas empêché la croissance soutenue des bénéfices des banques
privées. Pour l'exercice 2011, compte tenu de la liquidité de l'économie équatorienne,
le secteur bancaire a accru ses bénéfices de 52,1 % par rapport à l'année
antérieure. De janvier à décembre 2011, la banque privée a enregistré des
bénéfices supérieurs à 400 millions de dollars. Au cours des cinq années du
gouvernement de Rafael Correa, la moyenne annuelle de ces bénéfices avoisine
les 300 millions. Curieusement, plus de 40 % des dépôts à vue et à
échéance fixes de la COFIEC,
une entité financière de l’État, ont été déposés au Banco de Guayaquil, qui
était présidé par Guillermo Lasso jusqu'à ce qu'il
se porte candidat aux prochaines élections, banque qui a par ailleurs le
privilège de faire partie de celles qui gèrent le « bono de desarrollo
humano » [une aide financière de l’État pour les familles nécessiteuses].
Il faut voir
jusqu'où s'étend le pouvoir des grands groupes capitalistes équatoriens :
la constitution de Montecristi interdit la culture des transgéniques dans notre
pays et Correa se propose aujourd'hui de l'autoriser en réformant la
constitution. Dans l'intérêt de qui ? Il existe une entreprise nationale
qui représente Monsanto en Équateur, qui contrôle 62 % du marché de la
viande et qui pourrait en être la grande bénéficiaire. Les chiffres que
j'avance sont des données officielles provenant des services de l’État. Si certains
analystes politiques – ici ou au-delà de nos frontières – s'entêtent à
caractériser ce gouvernement comme un gouvernement « de gauche »,
cela ne fait qu'illustrer la situation déplorable où se trouve la gauche à
l'échelle internationale. Quand ce gouvernement s'emploie à élargir
l'extraction pétrolière à de nouveaux territoires et développer à grande
échelle l'industrie minière, plutôt que de parler de « socialisme du XXIe
siècle », il faudrait parler de l'« extractivisme du XXIe
siècle ». Au lieu de transformer l'économie nationale en un système de
production dynamique qui crée des emplois et exporte des produits à valeur
ajoutée, ce qui diminuerait la dépendance vis-à-vis du capital transnational,
ce gouvernement reste dépendant des transnationales et fournit ses ressources
naturelles pour répondre aux exigences du marché capitaliste mondial. Tu crois
vraiment qu'on peut penser construire le socialisme en fournissant au système
capitaliste global les matières premières comme le pétrole et les minerais, en
alimentant, qui plus est, leurs opérations spéculatives ?
F. G. : Certes. Mais nous savons aussi qu'un petit pays
dépendant et sous-développé comme l’Équateur doit utiliser ses ressources
naturelles pour répondre aux immenses besoins sociaux et à la pauvreté que lui
a laissés en héritage la « longue nuit néolibérale ». Quelles sont
tes propositions pour lutter contre l'« extractivisme » et comment
construire une alternative populaire et démocratique à ce modèle de
développement incontestablement prédateur et insoutenable ?
A. A. :
Avec la gauche qui est en dehors du gouvernement de Rafael Correa nous pensons
qu'il est indispensable d'être clair sur la question de l'extractivisme et que
cela exige une politique sans ambiguïté. Il faut d'abord mettre de l'ordre dans
la maison. La production de pétrole de l’Équateur se fait à un coût social et
environnemental très élevé. Nous exportons du pétrole et nous importons des
dérivés du pétrole. En 2011, nous en avons importé pour 4 millions de dollars.
C'est beaucoup d'argent, je dirais même beaucoup trop. Un pays qui extraie du
pétrole mais doit en importer des dérivés vit dans une situation absurde. Il
faut engager une politique de modernisation des infrastructures de raffinage,
ce qui passe par la réhabilitation et
l'augmentation des capacités de la raffinerie nationale d'Esmeraldas. On aura
certainement besoin d'une autre raffinerie et il faudra réexaminer ce qui a été
fait avec la raffinerie du Pacifique. Si la poursuite de ce projet s'avère
correspondre aux
besoins du pays, alors il faudra s'assurer que l'erreur dans le choix de sa
localisation n'affecte pas gravement l'environnement. Ce gouvernement est en
place depuis six ans. Qu'en est-il de la nouvelle raffinerie ? Et de la
remise en état de celle d'Esmeraldas ? Rien n'a été fait.
Mais le
problème est plus grave encore. Nous brûlons les dérivés du pétrole, y compris
ceux que nous importons, pour produire de l'électricité. En six ans, la
construction de centrales hydroélectriques a très peu avancé. On continue à ne
pas exploiter correctement l'énergie solaire ni la géothermie. On a un peu
avancé dans l'énergie éolienne mais la politique menée ne permet pas une
utilisation performante de cette énergie. En matière fiscale, le gouvernement a
engagé des réformes importantes mais très insuffisantes. Non seulement le taux
d'imposition en Équateur (14 %) est bien inférieur au taux le plus élevé
des pays de la région (22 %) mais, en outre, l'évasion fiscale s'élève
encore à 40 %. Ceux qui possèdent le plus devraient être ceux qui paient
le plus d'impôts, surtout si on considère le niveau de concentration économique
que je viens de décrire. Si la pression fiscale atteignait chez nous le niveau
actuel de la Bolivie,
nous aurions les ressources suffisantes pour financer les investissements et les dépenses publiques, sans miser sur des
projets extractivistes comme ceux de la méga-industrie minière, qui se
font au prix d'une irresponsabilité écologique
effarante pour les générations futures et ne remplissent même pas les objectifs
économiques qu'on leur attribue. En Europe, la pression fiscale est supérieure
à 40 %, aux États-Unis elle atteint 36 % et quelque 50 % dans un
pays comme la Suède. Et
même si les impôts ont augmenté sous ce gouvernement, je réitère ma question :
tu penses que ce gouvernement est révolutionnaire ? Faire des réformes,
c'est corriger les défauts du système en vigueur, mais être révolutionnaire
c'est donner le pouvoir à d'autres acteurs.
Le pari de l'Unité plurinationales des Gauches
F. G. : Quel programme défendez-vous collectivement
face à cette situation ? Tu peux nous présenter l'Unidad Plurinacional et
les perspectives concrètes que vous avancez ?
A. A. :
L'Unidad Plurinacional de las Izquierdas (Unité plurinationale des gauches) est
née comme réponse à un gouvernement qui s'éloigne de ses principes fondamentaux
et en vient à violer systématiquement la constitution. L'UP a commencé à
regrouper divers secteurs progressistes et des mouvements sociaux pour faire
face aux agressions du gouvernement. Notre première apparition collective s'est
faite à l'occasion de la consultation populaire organisée par le Président en
2011. Les forces regroupées aujourd'hui dans l'UP se sont rassemblées dans la
campagne « Cette fois-ci, c'est Non monsieur le Président » qui
s'adressait aux citoyens avec un message très clair : cessez vos pratiques
autoritaires, monsieur le Président, nous n'acceptons pas que vous
instrumentalisiez la justice contre l'indépendance des pouvoirs de l’État.
Quelques mois plus tard, nous avons adopté une plate-forme en douze points et
c'est ce qui nous a servi de référence pour organiser la mobilisation populaire
lors de la « marche pour la vie, l'eau et la dignité des peuples ».
Cette mobilisation a été un succès important pour les mouvements sociaux qui
ont su résister aux provocations, à la répression et à la contre-manifestation
organisée par le gouvernement de Correa, comme avait pu le faire son
prédécesseur, Lucio Gutiérrez.
En août 2012, l'UP s'est engagée
dans un processus insolite en Équateur, l'organisation de primaires pour
désigner son candidat à l'élection présidentielle et six pré-candidats, dont
moi-même, ont fait campagne dans tout le pays. Alors que j'avais été choisi
comme candidat pour l'élection de 2013, le Conseil national électoral (CNE), un
organisme dont on serait en droit d'attendre une totale indépendance vis-à-vis
de l’État, a mis en cause les accords qui officialisaient l'appartenance à l'UP
de ses deux principales composantes politiques, Pachakutik et le MPD (Mouvement
populaire démocratique). Il faut dire qu'aussi bien le Président que les
porte-parole du CNE sont liés au parti officiel, dont le président est un
ancien ministre de Correa et le vice-président un politique au service de
l'actuel chancelier de la
République. Nous sommes retournés à la rencontre des citoyens
pour recueillir les signatures nécessaires et montrer une nouvelle fois au
gouvernement que nous ne nous laisserions ni intimider, ni bâillonner. Cet obstacle surmonté, nous avons déposé nos
candidatures le 13 octobre 2012. Notre rassemblement a permis la constitution
de 34 listes sur les 36 possibles aux niveaux national, provincial et des
citoyens de l'étranger, à quoi s'ajoute, bien sûr, la candidature à l'élection
présidentielle.
Actuellement,
nous sommes engagés avec la société civile et les mouvements sociaux organisés
dans l'élaboration d'un programme de gouvernement, ce qui passe par des
rencontres avec les citoyens d'un bout à l'autre du pays et le tissage
d'innombrables formes de soutien à notre politique, qui est très proche des
positions fondamentales que défendait à l'origine la révolution citoyenne.
Curieux paradoxe, non ?
F. G. : Malgré tout, les sondages et les enquêtes
d'opinion indépendantes témoignent que Rafael Correa bénéficie toujours d'une
popularité très forte, même après ces années au pouvoir. N'aurait-il pas été
plus efficace politiquement d'essayer de regrouper une gauche radicale au sein
d'Alianza País (AP) et d'essayer de disputer à Correa l'hégémonie sur la
majorité des classes populaires, en formulant des propositions alternatives en
tant qu'aile gauche de l'AP ?
A. A. :
C'est effectivement une question que je pourrais inclure dans un livre que
j'écrirai un jour sous le titre « Réflexions post-mortem »... Comme
nous tous mortels, cher ami, j'ai commis beaucoup d'erreurs dans ma vie et j'en
commettrai sans doute d'autres. Penser aujourd'hui que j'aurais dû rester à
l'intérieur de l'AP, pour m'y battre contre un régime de plus en plus
autoritaire et un dirigeant qui, faisant
peu de cas de la démocratie interne, se transforme en caudillo, c'est soutenir
une option vaine. Non, nous sommes là, engagés avec les uns et les autres dans
une dynamique d'opposition de gauche à un gouvernement qui prétend être ce
qu'il n'est pas.
F. G. : Pour pouvoir construire une alternative
radicale de gouvernement et un pouvoir démocratique contrôlé « par en
bas », nous savons bien qu'il est nécessaire de forger des espaces
politiques en s'appuyant sur les secteurs populaires mobilisés et organisés.
Quels sont vos rapports avec les mouvements sociaux ?
A. A. :
Nous sommes en excellente relation avec les mouvements sociaux qui subissent
aujourd'hui les attaques du gouvernement. En les agressant, en les
criminalisant, en essayant de les diviser et de les contrôler, le gouvernement
commet une des plus graves erreurs historiques. Si c'était la droite qui
l'emportait en février, ce que je ne souhaite pas, l'affaiblissement de la
capacité de résistance acquise historiquement par les mouvements sociaux serait
l'héritage le plus désolant que lui laisserait ce gouvernement. Tu conçois
qu'un gouvernement qui se dit révolutionnaire, au lieu de renforcer les
organisations sociales et de donner plus de pouvoir aux citoyens, s'attache à
les affaiblir ?
F. G. : Si on compare la situation du mouvement social
– notamment le mouvement indigène – avec les grandes luttes contre le
néolibéralisme des années 1990-2000, on ne peut que souligner une certaine
démobilisation, une certaine apathie, une fragmentation. Des sociologues (et
des proches de Correa) réfutent l'accusation que le gouvernement aurait
affaibli le mouvement social. Ils font plutôt valoir que les luttes auraient
atteint une fin de cycle ascendant et que, par ailleurs, avec sa politique
post-néolibérale, le gouvernement a su répondre à nombre de revendications
portées par les mobilisations collectives de la période précédente.
A. A. :
Tu crois que c'est une question de fin de cycle si les dirigeants les plus
critiqués du mouvement indigène, un Antonio Vargas en Amazonie ou un Miguel
Lluco dans la région centrale, jouent le rôle de rempart du parti officialiste
au sein du mouvement indigène ? Si les agents de ce gouvernement
s'emploient à acheter les communautés indigènes à coups de chèques provenant de
la rente pétrolière ? S'il y a plus de deux cents dirigeants de mouvements
sociaux poursuivis sous l'accusation de sabotage et de terrorisme dans un pays
dont nous savons tous que n'existe plus aucun groupe armé depuis des
années ? Pour ma part, j'ai la conviction que nous avons à faire à une
stratégie gouvernementale pour intimider, diviser et affaiblir les mouvements
sociaux.
Quelles perspectives écosocialistes en Equateur?
F. G. : Si nous nous plaçons maintenant dans une
perspective stratégique plus large, disons à moyen ou long terme, crois-tu
qu'il est possible de construire une perspective post-néolibérale, avec des
objectifs anticapitalistes et écosocialistes clairs, dans la situation que
connaît l’Équateur aujourd'hui?
A. A. :
Non seulement je le crois possible, mais je le crois aussi indispensable. Sinon
il n'y aura pas d'avenir pour notre pays, pas d'avenir pour la démocratie, pas
d'avenir pour une vie digne. Je dis que c'est indispensable parce que nous
devons avancer dans une voie alternative pour transformer la société. En
Équateur, comme dans d'autres pays de la région, nous faisons face à une
situation post-néolibérale, mais pas post-capitaliste. Cela doit être très
clair pour nos amis de l'étranger. Nous considérons très positivement le fait
que notre pays ne soit plus sous la coupe du Consensus de Washington, mais il y
a maintenant d'autres contraintes qui viennent de la Chine, principalement en
matière de crédits. Le problème tient au montant des crédits accordés par la Chine et à leur importance
pour notre pays. C'est une question d'un grand intérêt. C'est pourquoi avec
l'UP nous avons proposé de compléter et d'actualiser l'audit de la dette
extérieure et nous nous engageons à inclure dans cet audit les crédits accordés
par la Chine et
tout autre crédit qui pourrait être contracté. Il n'est pas non plus superflu
de parler des conditions de ces crédits qui ont trait aux gisements de pétrole,
aux gisements de minerai, aux grandes infrastructures, et qui sont des crédits
à des taux d'intérêt très élevés (des prêts à plus de 9 % pour le
financement du méga-projet [hydroélectrique] de Sopladora).
Il faut
reconnaître à ce gouvernement des avancées par rapport aux précédents, mais
quels changements structurels réels se sont-ils produits au cours de ces six
années ? Pour ce qui est de la structure des importations et des
exportations, il n'y a pas de changement. Au contraire, on a laissé croître
rapidement le déficit commercial hors pétrole, qui atteint près de 8 milliards
de dollars. Le gouvernement essaie maintenant de prendre quelques mesures, avec
lesquelles je suis d'accord, mais elles sont insuffisantes parce qu'elles ne
touchent pas à la structure économique, ni au modèle d'accumulation, ce que le
Président reconnaît lui-même. Je voudrais aussi relever des questions sur
lesquelles l'échec du gouvernement de Correa est patent, par exemple celle de
la production. Non seulement il n'y a pas de changement structurel, mais le
pays reste dépendant des matières premières, la logique de la dépendance se
maintient et nous gardons une économie de rentiers et d'oisifs où les
investissements productifs sont dérisoires. L'échec est général. C'est encore
vrai en ce qui concerne la sécurité des citoyens, la lutte contre la violence
et la criminalité. Les indices dans ce domaine ont connu une croissance
vertigineuse. Il est vrai que si l'augmentation de la violence et de
l'insécurité ne relève pas de la seule responsabilité du gouvernement – je
pense au crime organisé à l’échelle mondiale – la carence de réponse de
l'exécutif en la matière n'en est pas moins indiscutable.
F. G. : Quelles seraient les conditions minimales pour
engager un processus démocratique permettant de passer de la dynamique actuelle
d'ordre post-néolibérale à une dynamique anticapitaliste post-extractiviste ?
A. A. :
Pour élaborer une feuille de route permettant un changement réel du système
dans une conjoncture comme la nôtre, nous pouvons nous appuyer résolument sur
la constitution de Montecristi. Elle dispose de plusieurs points-clé : d'une
part, une série de droits qui dessinent le pays que nous devons construire –
notre projet de vie en commun et le modèle de société future ; de l'autre,
et pour donner réalité à cet objectif, il faut construire des institutions qui
garantissent les droits des citoyens, à l'opposé des attaques contre les
institutions auxquelles s'est livré le gouvernement ces dernières années. La
constitution interdit, par exemple, la concentration des terres dans le
latifundium et l'appropriation de l'eau. Cela devrait obliger un gouvernement
qui se veut cohérent avec le mandat constitutionnel à redistribuer la terre et
l'eau. De même, notre constitution énonce des obligations spécifiques relatives
à la souveraineté alimentaire. Ce n'est pas une question anodine dans la mesure
où tout modèle de production agricole applicable à notre pays devrait être
pensé dans le contexte de la souveraineté alimentaire. Mais c'est
contradictoire avec la politique actuelle liée aux bio-carburants et aux
semences transgéniques, que le gouvernement veut introduire.
Ce qu'il nous
faut en réalité, au contraire, c'est une véritable réforme agraire, une
politique qui réponde aux besoins des petites et moyennes entreprises dans les
campagnes comme en milieu urbain, des coopératives, des associations, des
communautés et tous ces projets associatifs et communautaires qui sont
aujourd'hui marginalisés. Le minimum qu'aurait pu faire ce gouvernement,
c'était de mettre toute cette économie populaire et solidaire sous la
responsabilité du ministère de l’Économie et pas de celui de l'Insertion
sociale comme c'est le cas actuellement. Les petites et moyennes entreprises
génèrent 76 % de l'emploi en Équateur et les petites entreprises qui
représentent 95 % de l'ensemble des établissements ne participent qu'à
hauteur de 16 % dans les activités de commerce à l'échelle nationale.
Telle est la réalité du pays. Les changements réels n'ont pas eu lieu.
F. G. : Et le projet de construire le « Buen
Vivir » [le Bien vivre] et le Sumak
Kawsay, dont se réclament aussi bien
des dirigeants importants du gouvernement (tels René Ramirez) que l'opposition
de gauche, il s'inscrit dans cette perspective ?
A. A. :
Avec la politique actuelle du gouvernement, il est impossible de parvenir au
Buen Vivir. On va en sens inverse et le « mal vivir » [le mal vivre]
s'aggrave. Si tu ajoutes que la politique du gouvernement a généré beaucoup de
rancœur et d'angoisse chez les citoyens, nous allons vers un pays où le
« mal vivir » va de pair avec une situation qui laisse beaucoup à
désirer d'un point de vue démocratique.
F. G. : Si, comme c'est le plus probable, Rafael Correa
est réélu à la Présidence
en février 2013, comment conçois-tu, avec l'alliance que tu représentes, le
nouveau cycle politique qui s'ouvrira alors en Équateur ?
A. A. :
Espérons d'abord que la droite sera battue... C'est vrai que Rafael Correa
bénéficie d'une forte popularité, si on en croit les sondages, mais il ne faut
pas oublier que lors de la consultation populaire de mai 2011, alors que sa
popularité approchait les 80 %, il n'a recueilli que 47 % des votes.
Quoi qu'il en soit, l'avenir pour la gauche politique et sociale équatorienne
sera dans la poursuite des luttes. Nous savons que notre action ne s’arrêtera
pas avec les élections et c'est pourquoi nous avons dit que le problème ne se
limite pas à gagner contre Correa. Gagner les élections est important mais pas
ce n'est pas suffisant, parce que notre but est de transformer notre pays.
* Interview
réalisée à Quito par Franck Gaudichaud, membre de la rédaction de ContreTemps et du collectif editorial de
www.rebelion.org. F.
Gaudichaud vient de coordonner le livre collectif : Amériques latines. Émancipations en construction, Paris, Syllepse, 2013 (Cf. :
www.franceameriquelatine.org/spip.php?article1134)
(1) « Équateur : un gouvernement de
rupture ? Entretien avec Alberto Acosta », ContreTemps, N°8, 2010, pp. 65-74. Lire également : F.
Gaudichaud, « Équateur. De la « révolution citoyenne » à la transformation
sociale ? », Inprecor, n°541-542
septembre-octobre 2008 (en ligne sur : http://orta.dynalias.org/inprecor/home).
Texte paru dans
ContreTemps N° 16 - 1er trimestre 2013 -
Nouvelle série
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