Fathi Chamkhi -Photo RN 08/2012 |
La
dette constitue, depuis la seconde moitié du 19ème
siècle, la pierre angulaire de la domination étrangère en
Tunisie ; en ce sens, elle est une donnée fondamentale
de son histoire contemporaine. Elle y joue un rôle antinational,
antidémocratique
et antisocial !
Cette
domination a fini par pousser les classes populaires à la révolte.
Il ne leur a fallu que 29 jours pour venir à bout du dictateur,
garant de la stabilité de l’ordre capitaliste, il leur faut
maintenant en finir avec le régime de domination lui-même, pour
pouvoir disposer librement d’eux-mêmes et libérer leur propre
avenir.
Mais,
un an et demi après la fuite du dictateur, la tâche s’avère
aussi complexe que difficile du fait, notamment, de la faiblesse de
la conscience en soi des classes opprimées, de l’émiettement des
organisations révolutionnaires, de la virulence de l’ennemie de
classe et de l’importance des intérêts économiques et
stratégiques en jeux et qui dépassent largement le cadre de la
Tunisie.
- La dette rime avec domination colonialiste
La
dette constitue l’un des piliers du régime de domination ;
elle est le couteau sous la gorge qui oblige la Tunisie à se
soumettre aux intérêts du capital globalisé et de la finance
mondiale. Briser le mécanisme de la dette constitue donc l’une des
tâches révolutionnaires essentielles sur la voie qui mène au
dépassement de l’ordre de domination capitaliste établi.
1864-1881 :
La dette comme préalable à la colonisation
La
révolte populaire de 1864 contre la décision du Bey de doubler
l’impôt, et la féroce répression qui s’en suivit, ont aggravé
les problèmes de trésorerie de l’Etat beylical. Après avoir
conduit la Tunisie à la ruine, le régime beylical se tourna vers
les créanciers étrangers, notamment français, pour se financer.
En
1869, les créanciers étrangers, profitant de la première crise de
la dette en Tunisie, ont mis en place une ‘Commission financière’
tripartite (française, italienne et britannique), qui a soumis les
finances de l’Etat à leur contrôle direct.
1881-1856 :
La colonisation : un régime de domination d’exploitation et
de pillage
Un
demi-siècle avait été suffisant pour que la Tunisie tombe, comme
un fruit mûr, entre les mains de l’impérialisme français. La
dette a été le principal outil économique de ce processus
colonial.
De
1881 jusqu’en 1956, l’Etat français s’est approprié la
Tunisie pour le compte du capital français. L’administration
coloniale qu’il a mise sur place avait pour mission essentielle :
le maintien par la force armée de l’ordre colonial, l’aménagement
de l’espace local et l’organisation de la société selon les
besoins de l’exploitation et le pillage capitalistes. Le coût
financier du régime colonial a été entièrement porté à la
charge de la Tunisie. La société colonisée paye les frais de sa
propre exploitation.
- Échec du processus de décolonisation
1956-1987 :
tentative de transition nationaliste démocratique
Le
nouvel Etat, issu d’un long processus historique combinant lutte
politique, voire armée, et négociations, s’était attelé au
‘parachèvement de la souveraineté nationale’ :
promulgation du ‘Code du statut personnel’ en 1956, proclamation
de la république en 1957, émission d’une monnaie nationale en
1958, création de la BCT (Banque centrale de Tunisie) et du dinar et
promulgation d’une constitution en 1959, évacuation de la base
militaire française de Bizerte en 1963, promulgation de la loi dite
de l’évacuation agricole en 1964 et de l’adoption de mesures
économiques d’inspiration socialistes.
Cette
volonté manifeste d’indépendance a été assez souvent une source
de tensions, plus ou moins violents avec l’Etat français :
- D’abord, lors de la création de la BCT et du dinar ;
- Ensuite, lors de la demande de rétrocession des terres agricoles que les colons s’étaient appropriés en masse sous le régime colonial. La manière dont cette question fut réglée illustre bien les limites des revendications nationalistes du pouvoir petit bourgeois local. En effet, face aux atermoiements, voire le refus, de l’Etat français de donner satisfaction à Bourguiba, ce dernier a fini par accepter les conditions françaises : acheter progressivement les terres tunisiennes avec l’argent de la dette qu’il lui accorde.
- Ou bien encore en février 58, lorsque l'armée française a lancé un raid aérien sur la ville frontalière de Sakiet Sidi Youssef en représailles contre le soutien de la Tunisie aux combattants algériens du FLN. Le bilan fut de 75 morts et 148 blessés parmi les civils, dont une douzaine d'élèves d'une école primaire ;
- Enfin, lors de la crise de l’été 1961, autour de la base navale militaire que l’Etat Français a maintenu à Bizerte, qui s’est transformée en conflit armée qui a entraîné la mort d’un millier de personnes, notamment des civils tunisiens et l’évacuation de cette base par l’armée française le 15 octobre 1963.
Malgré
cette tension, l’Etat tunisien n’a jamais réellement remis en
cause la soumission de la Tunisie à l’ancienne métropole
coloniale. Ces rapports dominant/dominés sont rebaptisés ‘rapports
d’amitiés et de coopération’ ; l’Etat français fournit
l’aide financière et économique, d’une part, et l’Etat
tunisien sollicite, à son tour, cette aide pour les besoins du
développement national, d’autre part.
Bourguiba
a toujours cru à l’idée que la Tunisie ne peut pas se développer
sans l’aide financière et économique de la France et de
l’occident en général ! Dans son esprit, le maintien de ‘rapports
étroits’ avec l’ancienne métropole coloniale, voire leur
renforcement, n’est pas en contradiction avec le processus de
parachèvement de la décolonisation. C’est ce qui explique le fait
que malgré sa volonté manifeste d’indépendance nationale, il
s’est peu à peu accommodé de la tutelle de l’Etat français.
Après
1956, la dette reprend du service sous une nouvelle forme ! Elle
n’est plus gérée directement par l’Etat colonial, mais devient
du ressort de l’Etat national. D’un outil de mise en valeur
coloniale au profit du capital français, elle se transforme en outil
présumé du financement du développement. Cette légitimation a été
assurée, en grande partie, par l’économie du développement, qui
a souvent servi de couverture idéologique au néocolonialisme.
Selon
cette théorie, la Tunisie souffre d’un mal chronique dû à une
carence en épargne locale. De ce fait, elle est incapable de
financer elle-même son propre développement. La dette est présentée
comme étant le remède idéal au mal du ‘sous-développement’ !
Entre
1956 et 1987, le coût de la dette demeure supportable ; les
transferts nets financiers1
au titre de la DEPMLT (dette extérieure publique à moyen et long
terme) ont été positif pour la Tunisie d’environ 5 MD (milliards
de dinars2).
Enfin, tout au long de cette période elle la dette a gardé un rôle
économique relativement limité, et par conséquent n’a pas
beaucoup pesé sur la nature du financement global de l’économie
locale. Mais, son rôle politique consistait surtout à garder
l’économie tunisienne dans l’orbite de celle de la France.
Au
cours des années 60’, et surtout les années 70’, le processus
de ‘transition nationale démocratique’ a commencé à montrer
des signes évidents d’essoufflements. Cette tendance s’est
confirmée par la suite, suscitant du même coup les tensions
sociales et accélérant les dérives dictatoriales et la
dégénérescence bureaucratique de l’Etat bourguibien :
répression violente de la première tentative de grève générale
nationale en 1978, de la ‘révolte du pain’ en 1984, suite à la
première tentative de mise en place d’une politique d’austérité
néolibérale et mise sous scellée de la centrale syndicale ouvrière
en 1985, etc.
La
crise s’est transformée, au cours de la deuxième moitié des
années 80’, en faillite du système, sous l’effet combiné de
ses propres contradictions, inhérentes à sa nature de classe petite
bourgeoise d’un pays sous domination impérialiste, et des
pressions qu’exerce la mondialisation capitaliste néolibérale.
Face
à cet échec, la bourgeoisie locale jette l’éponge et passe les
commandes aux IFI3
et à la CE4.
Dans le nouveau contexte de la mondialisation capitaliste
néolibérale, le capital global use, de plus en plus, d’armes
économiques dans sa guerre contre les peuples du sud mais aussi, de
plus en plus, contre ceux du Nord. La dette devient un outil
économique et politique majeur de domination, de pillage et
d’exploitation à l’échelle planétaire.
La
période qui s’étend de janviers 1984 (révolte du pain) jusqu’au
7 novembre 1987 (coup d’Etat de Ben Ali) a été déterminante pour
l'évolution économique, sociale et politique de la Tunisie durant
le quart de siècle suivant. La faillite du modèle capitaliste
dépendant et planifié par un Etat-patron a été sans appel.
Une
position rentière et un endettement extérieur appuyés par une
orientation économique semi-libérale, ont permis à ce modèle de
connaître, durant les années 70, une relative prospérité. Mais,
sa crise globale a mis à nu les limites du système, et l’incapacité
de la bourgeoisie locale et de sa bureaucratie d'Etat à rompre les
liens de domination.
Durant
période décisive, le rôle des classes populaires et, plus
particulièrement, celui de la classe ouvrière n’a pas été
décisif. Ce fut le cas aussi des organisations politiques de gauche.
La bourgeoisie locale a pu donc troquer avec les forces impérialistes
son maintien au pouvoir, contre le peu de souveraineté nationale qui
a été arraché si durement depuis 1956.
Le
maintien du régime capitaliste dépendant en Tunisie, et sa
restructuration au profit des transnationales et de la finance
internationale, a nécessité l’élargissement et
l’approfondissement de la nature dictatoriale du régime, qui a été
rendu possible grâce au coup d’Etat de 1987.
1987-2010 :
la recolonisation de la Tunisie
Profitant
de la faillite de la transition nationaliste démocratique, les IFI
et la CE ont imposé la dictature des marchés en Tunisie :
austérité pour les classes populaires et profit maximum pour le
capital mondial et son auxiliaire local. Concrètement cela signifie
la capitulation politique de la bourgeoisie locale, la
réappropriation coloniale d’un pan entier de l’économie
tunisienne et la saignée du corps social. Au cours des 23 dernières
années, Ben Ali a
été le chien de garde de cette économie.
Sur
le plan économique, la restructuration capitaliste néolibérale de
l’économie locale a permis un élargissement sans précédent de
la sphère de l’économie coloniale. Sur les 8107 entreprises5
actives dans les secteurs de l’industrie et des services en 2011,
51% sont plus ou moins sous le contrôle direct du capital mondial.
21,3% d’entre-elles ont un capital à 100% étranger et emploient
35% de l’ensemble des actifs occupés dans les deux secteurs. Le
capital français vient largement en tête avec 42,4% des entreprises
totalement étrangères opérant en Tunisie, ensuite le capital
italien avec 26,4%, viennent après le capital allemand (6,4%) et
belge (5,9%). Ils détiennent à eux quatre, 81,1% du capital
étrangers opérant en Tunisie dans l’industrie et les services.
Leur spécialisation est la sous-traitance, notamment, dans les
activités du textile et du cuir et les activités mécaniques et
électriques. Cette économie coloniale orientée presque
exclusivement vers le marché extérieur, a réalisé 63,4% de la
valeur totale des exportations dites ‘tunisiennes’ au cours des
sept premiers mois de 2012. La Tunisie est une affaire juteuse pour
le capital étranger : coûts d’exploitation réduits au
maximum et bénéfices exonérés à 100% de l’impôt avec liberté
de leur transfert total vers le pays d’origine.
Les
conditions d’existence, de stabilité et d’extension de
l’économie coloniale en Tunisie sont la cause de graves problèmes
politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux.
Pour cacher ce drame social et écologique, beaucoup de subterfuges,
de parades et de stratagèmes sont mis en œuvre :
- D’abord, la propagande du régime qui vante les mérites d’une économie dynamique, ouverte et qui réalise une moyenne de croissance de 5% depuis le début de la contre-révolution capitaliste néolibérale en 1987. Ce discours, qui focalisait sur les performances en termes de compétitivité, d’ouverture et de croissance économique, a été relayé à l’extérieur par les représentants des intérêts impérialistes, notamment la CE et les IFI.
- Ensuite, la propagande du régime qui avait réussi à diffuser l’image d’un pays stable, sûre et moderne. Elle fut facilité par la faiblesse de la contestation sociale du régime, le soutien quasi inconditionnel de la bureaucratie syndicale à la dictature, l’acceptation de la quasi-totalité de l’opposition politique de la perspective d’une transition démocratique lente et négociée du pouvoir politique et l’image d’un pays stable, où se rendent chaque année des millions de touristes européens, dans une ‘région à risque’.
- Enfin, la gravité de la crise sociale et environnementale est astucieusement occultée par des statistiques falsifiées, et un discours officiel qui proclamait son attachement aux droits de l’Homme et aux acquis sociaux (éducation, santé, logement, droits des femmes…).
Quand
Ben Ali a pris le pouvoir en 1987, la Tunisie avait une dette
d’environ 5 MD, quand il en a été chassé, elle devait plus de 30
MD. Les flux financiers totaux au titre de la dette, qui ont transité
à travers une administration locale corrompue, ont atteint 150 MD6.
A quoi a servi tout cet argent ?
La
dette sert exclusivement les intérêts de l’économie coloniale
qui lui assure des flux suffisants de devises étrangères7
pour garantir, notamment : le paiement du service de la dette,
le financement du rapatriement des dividendes réalisés sur le
marché local, le paiement des infrastructures et des importations
d’équipements et de matières premières nécessaires au bon
fonctionnement de cette économie et le financement du pouvoir
despotique.
Entre
1987 et 2010, les transferts nets financiers, au titre de la seule
DEPMLT, a été négatif de plus de 7 milliards de dinars. Autrement
dit, la Tunisie a remboursé plus qu’elle n’a reçu. Elle a été
exportatrice nette de capitaux d’emprunts. En conséquence, l’Etat
s’est vu contraint d’affecter une partie, sans cesse croissante,
de ses recettes fiscales au paiement du service de la dette.
Cet
endettement
n'a
pas
amélioré
les
conditions
de
vie
de
la
grande
majorité
des
tunisiens,
et
la
fortune
colossale accumulée
par
le clan
Ben
Ali
en
23
ans
de
pouvoir
démontre
que d'importants
détournements
ont
été
effectués
avec
la
complicité
de certains
créanciers.
A cela
s'ajoute
tous les
remboursements
effectués
par
la Tunisie
sur sa dette
extérieure
publique.
La
charge financière de remboursement de cette dette est
essentiellement supportée par les seules classes laborieuses, sans
pour autant qu’ils puissent bénéficier de l’argent de cette
dette. La régression de la Tunisie de la 78ème
place en 1993 à la 94ème
en 2011 dans le classement mondial selon l’IDH8
le confirme. Mais,
l’aspect le plus manifeste de cette régression sociale est sans
conteste l’extension de la pauvreté,9
du fait notamment, de l’aggravation de la crise de l’emploi10
et de l’érosion du pouvoir d’achat des masses populaires.
Le
17 décembre 2010, un drame personnel met le feu aux poudres. Les
masses déshéritées font ‘une irruption violente dans le domaine
où se règlent leurs propres destinées’ en prenant magistralement
de court le pouvoir politique, ses commanditaires étrangers et
l’élite locale. La première révolution tunisienne est en marche.
Cette
tendance à la précarisation contraste avec l’accroissement
substantiel des revenus du capital, dopés par un système combinant
libéralisme économique , dictature politique, et enrichissement
rapide et illicite d’un certain nombre de familles liées au couple
présidentiel.
La
crise sociale s’aggrave à partir de 2008, du fait des retombées
de la crise financière internationale. Les prix des produits de
consommation courante connaissent alors une hausse significative,
accentuant par la même les effets désastreux de la politique
d’austérité et la soumission des services publics à la
logique marchande.
Cette
situation déclenche plusieurs mouvements sociaux, un peu partout
dans le pays, notamment dans le bassin minier de Gafsa, où toutes
les villes, plus particulièrement celle de Redeyef, s’insurgent
durant plusieurs mois.
La
révolution se nourrit aussi de la crise politique, résultat de 23
ans de dictature. A la fin de son long règne, Ben Ali avait réussi
à confisquer toutes les libertés et à corrompre la quasi-totalité
de ses adversaires politiques. Les perspectives d’un
assouplissement politique paraissent tout aussi improbables. A cela
s’ajoute une dérive mafieuse du pouvoir sous l’impulsion des
clans constitués autour des deux familles Ben Ali et Trabelsi
(famille de l’épouse du dictateur). Dans toutes les classes
sociales, notamment les plus déshéritées, la dégénérescence
mafieuse des clans Ben Ali/Trabelsi est autant exaspérante
qu’humiliante pour des masses populaires et une jeunesse accablées
par la crise sociale. Mais, pour elles, l’heure de la délivrance a
sonné !
- 17 décembre 2010-25 février 2011 : la première révolution tunisienne
Ce
n’est pas la première fois que les masses populaires se révoltent
en Tunisie11,
mais c’est la première de leur histoire qu’ils réclament et
obtiennent, toutes et tous unis dans un mouvement révolutionnaire,
la chute du pouvoir12.
Cette
révolution n’est pas la conséquence d’une quelconque crise
économique. L’économie locale a même réalisé une croissance
économique de 3,7%, et ce malgré une conjoncture économique
mondiale défavorable, notamment dans la zone euro, principal
partenaire économique de la Tunisie. Elle est avant tout le retour
de manivelle de l’économie coloniale qui surexploite la société,
pille ses ressources naturelles et rapatrie la totalité des profits.
Seul,
un pouvoir despotique est capable d’imposer un tel régime à un
peuple. L’idéologie, seule, ne suffit pas. Ici, comme disait
Gramsci : ‘Le pouvoir ne dirige pas, il domine, il règne en
maitre absolu’.
Avec
la chute de Ben Ali, l’économie coloniale perd un allié
stratégique. Mais, elle n’entend pas se laisser déposséder de
ses intérêts, loin s’en faut ! Pour les forces impérialistes
il faut d’urgence contenir le processus révolutionnaire grâce au
maintien des structures et des mécanismes de la domination.
Autrement dit, de la dictature !
Une
nouvelle fois, la dette est l’outil idéal pour maintenir la
Tunisie en laisse. Avec une corde au cou, il est plus facile
d’étouffer toute velléité de rupture avec l’ordre dominant !
Pour brouiller les pistes, ils réussissent, non seulement, à faire
porter toute la responsabilité de la crise à Ben Ali et à son
clan, mais, surtout, à se présenter comme le ‘sauveur suprême’
de la Tunisie.
Durant
plus de deux décennies, le pouvoir despotique a servi d’écran de
fumée, derrière lequel opérait tranquillement l’économie
coloniale, après la révolution, ce pouvoir est devenu son bouc
émissaire.
La
première mesure politique de la contrerévolution fut le maintien en
place du gouvernement du dictateur et le contrôle direct de la BCT
par les IFI, pour tenir le couteau sous la gorge de la révolution.
Le soir même de la fuite de Ben Ali, un haut responsable de la
Banque Mondiale, ancien ministre de celui-ci, est parachuté à la
hâte à partir de Washington. Le décret de sa nomination est paru
au journal officiel du lundi 17 janvier 2011 avec le décret qui a
instauré le couvre-feu en Tunisie13 !
Aussitôt, il affirme que : "
La Tunisie s'acquittera de ses dettes (…) dans les délais14".
Pourtant,
la révolution venait de révéler que la Tunisie était très
intoxiquée par la dette ! Deux options s’offrent alors à
elle : d’une part, celle que rend possible la révolution, qui
consiste à commencer d’urgence une cure de désintoxication,
d’autre part, celle que défend le nouveau gouverneur de la BCT ;
à savoir le maintien de la soumission au diktat impérialiste, qui
consiste à poursuivre dans la même voie de l’endettement.
Au
cours de 2012, année mise sous le signe de la ‘transition
démocratique’ et la ‘réalisation des revendications de la
révolution, le gouvernement détourne 2,5 MD de l’argent public,
via le budget de l’Etat, pour payer la dette de la dictature. Dans
le même temps il ne consacre que 0,7 MD au développement régional,
1,2 MD à la santé publique, 0,8 MD à l’emploi et la formation
professionnelle et 0,6 MD pour les affaires sociales.
En
fait, tous les gouvernements
qui se sont succédé
au pouvoir depuis le 14 janvier, qu’ils soient autoproclamés ou
bien issu des élections du 23 octobre, se sont attachés à faire du
remboursement de la dette du dictateur leur priorité. L’ANC
(Assemblé
Nationale
Constituante),
issue
elle aussi des
mêmes élections,
a,
à son tour,
validé
le
budget
qui oriente l’équivalent du cinquième des
recettes de l’Etat
au paiement
de la dette.
Cette
décision, en plus du fait qu’elle prive la Tunisie de moyens
financiers très précieux à un moment très critique de son
histoire, aggrave son endettement extérieur. En fait, la Tunisie n’a
pas de quoi payer la dette. Alors, elle doit s’endetter davantage.
Il est clair que le gouvernement local n’a pas la permission de
chercher d’autres alternatives. Les emprunts nouveaux correspondent
exactement au montant du déficit budgétaire record de 2012 ;
soit 6,6% par rapport au PIB.
De
plus, reconnaître
la dette du dictateur, en décidant de poursuivre son remboursement
et d'emprunter davantage, ne constitue pas seulement un acte
antinational, antidémocratique, une complicité de fait avec la
dictature et la reconnaissance de ses crimes, mais renforce, du même
coup, la soumission de la Tunisie aux diktats des puissances
impérialistes.
Enfin,
la poursuite du paiement de la dette maintient l'Etat dans la logique
de l'ajustement structurel et de la mondialisation capitaliste
néolibérale et l’oblige de rester dans la logique de l'austérité
et de la priorité donnée aux intérêts capitalistes étrangers.
Enfin,
nous comprenons mieux maintenant pourquoi, depuis la chute de Ben
Ali, tous les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir ont été
d’accord sur un principe : le caractère intangible, voire
sacré de la dette extérieure, même quand elle est le fait de
dictature. Cette règle ne figure nulle part, pourtant elle se place
au-dessus de toute autre considération !
Nous
comprenons aussi que le fait d’accepter de se plier à cette règle
inique, on doit se soumettre à tout le reste. Dans le cas de la
Tunisie postrévolutionnaire, cela explique pourquoi tous ces
gouvernements continuent d’appliquer à la lettre les directives de
la CE et des IFI. Deux faits confirment cette affirmation :
- D’une part, le lancement de négociations secrètes avec la CE, depuis février 2012, en vue d’aboutir rapidement à une ‘zone de libre-échange complète et approfondie’. Ces négociations sont menées, côté tunisien, selon les pratiques de l’ancien pouvoir ; c’est-à-dire dans le dos du peuple tunisien. Le libre-échange n’est qu’une partie d’un plan plus général contenant en tout 11 points. Du côté européen, cette nouvelle offensive impérialiste européenne contre la Tunisie a reçu l’aval du Parlement européen le 10 mai 2012.
- D’autre part, des discussions sont en cours avec le FMI15 pour la mise en place en Tunisie d’un nouveau plan d’ajustement structurel et d’un plan d’austérité, qui sont voulus, là aussi, complets et approfondies.
Face
à la faillite globale du régime et son rejet par la révolution,
les forces impérialistes ayant à leur service les nouveaux laquais,
n’ont de réponses que l’austérité et le libre-échange, à la
manière de la médecine populaire de jadis qui avait pour remède
universel de saigner le patient, parfois jusqu’à la mort ! Il
est temps de nous débarrasser définitivement de ce régime ;
les masses populaires et la jeunesse nous ont ouvert la voix, à nous
de leur éclairer le chemin qui mène vers la liberté.
Dans
l’immédiat, il est primordial, pour ouvrir des perspectives
réelles devant le processus révolutionnaire, de lutter pour :
- La suspension immédiate du remboursement de la dette extérieure publique accumulée sous le régime de la dictature (avec gel des intérêts) ;
- la mise en place d'un audit de cette dette, qui devra associer des représentants de la société civile et des experts internationaux indépendants, pour permettre de faire la lumière sur la destination des fonds empruntés, les circonstances qui entourent la conclusion des contrats de prêts, la contrepartie de ces prêts (les conditionnalités) ainsi que leurs impacts environnementaux, sociaux et économiques.
- L’annuler la dette odieuse que déterminera l’audit de la dette.
Tunis,
le 10 septembre 2012
Fathi
Chamkhi
Universitaire,
porte parole de RAID (ATTAC-CADTM) Tunisie
1 Le
solde des entrées nettes de capitaux
d’emprunts est le résultat des emprunts nouveaux ou bien tirages
(côté entrée en +) moins le paiement du service de la dette (côté
sortie en -).
2 1
dinar vaut actuellement 0,5 euro
3 Institutions
financières internationales
4 Commission
Européenne
5 10
employé-e-s et plus
6 Environ
100 milliards de dollars américains
7 Le
dinar tunisien est une monnaie locale, non échangeable à
l’extérieur
8 Indice
de développement humain élaboré par le PNUD
9 L’actuel
gouvernement provisoire reconnaît un taux de 25% de personnes
vivant en-dessous du seuil de pauvreté, alors que la dictature
prétendait que la pauvreté ne touchait que 3,8% de tunisiens.
10 Un
taux de chômage persistant élevé à environ 15% couplé à une
extension phénoménale du sous-emploi qui concerne environ 60% des
actifs occupées.
11 La
dernière révolte remonte à 1984 ; plus connue sous le nom de
‘révolte du pain’
12 En
plus de la chute du dictateur, la révolution obtient l’interdiction
du parti au pouvoir (RCD) et l’abrogation de la constitution
13 Il
est toujours en vigueur !
14 Conférence
de presse du 21 janvier 2011
15 Fonds
monétaire international
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