M. Colloghan

lundi 5 novembre 2012

Entre ombres et lumières, une révolution en marche ?

Par Didier Epsztajn
Contre l’usage du neutre-masculin-grammatical-imposé et l’invisibilisation des femmes, nos amiEs québécoisEs emploient une graphie plus explicite et mettent un E (par exemple : salariéEs). J’adopte la même démarche.


Je reprend comme titre, celui de l’introduction des auteurs. Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde partent du contexte et soulignent deux éléments « d’un coté, l’ensemble des particularités de ce pays provenant de son héritage historique et, de l’autre, la dynamique du contexte géopolitique dans lequel il se trouve inséré ».


Deux points me semblent importants dans la démarche des auteurs :
a) L’histoire n’est pas finie, elle reste toujours ouverte au non-advenu. « De la même manière, pour chacunE d’entre nous, il y a la possibilité de peser sur le cours de l’histoire, puisqu’elle ne cesse d’être ré-entérinée au présent à travers les dires que nous proférons, les faits et gestes que nous posons, les décisions que nous prenons ; de la même manière, il y a une façon de lire l’histoire, qui se refuse de la considérer comme quelque chose d’inéluctable, c’est-à-dire se refuse à l’interpréter seulement à l’aune de ceux et celles qui en tirent profit aujourd’hui et s’acharnent à nous la présenter en fonction de leurs intérêts bien comptés ». Les auteurs font référence à Walter Benjamin et ses propositions de lecture à « rebrousse-poil ».


b) Hégémonie. Après avoir présenté le concept d’hégémonie qui permet de « penser la lutte sociale et politique comme une lutte de longue haleine », les auteurs soulignent ce que cela entraîne en termes de revalorisation du « politique » ou de « stratégie révolutionnaire ». Au passage, ils critiquent, à juste titre me semble-t-il, la conception décontextualisée et « déracinée de tout soubassement économique », j’aurais écrit matériel, d’auteur-e-s comme Ernesto Laclau ou Chantal Mouffe.

Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde questionnent : « Qu’est-ce gagner la bataille de l’hégémonie, sinon se donner les moyens de construire peu à peu un pouvoir contre-hégémonique alternatif à celui des classes dominantes, sinon de renforcer chaque fois davantage le pouvoir des classes populaires au sein de la société entière sur le mode organisationnel, matériel , social, politique, culturel ? » Ils en déduisent pour le processus révolutionnaire : « ce n’est qu’en poussant plus loin encore les réformes sociales et démocratiques en cours et en gagnant ainsi un appui grandissant auprès des couches populaires, que la révolution bolivarienne se donnera le plus de chances de résister efficacement aux pressions grandissantes de la droite et des États-Unis ».
Cette façon d’aborder les choses me semble plus pertinente que les débats entre « réforme » et « révolution » tels qu’ils étaient (sont encore) posés très abstraitement.

Les auteurs annoncent « tenter de faire la généalogie de cette révolution, d’en retrouver le fil, d’en montrer les dynamiques internes et les tensions, les possibles dépassements et d’en déchiffrer les énigmes ». La démarche d’exposition cherche « à faire apparaître avec minutie la dynamique sociale et politique à l’œuvre ainsi que les contractions qui la hantant ». Tensions et contradictions contre les lectures lisses et unilatérales des réalités sociales, y compris dans certains courant de la gauche radicale.

Les présentations et les analyses des auteurs sont plus qu’à la hauteur de ces ambitions.
Et cet essai devrait « aider tous ceux et celles qui, sans tomber dans la nostalgie de modèles à suivre, continuent à chercher dans les arcanes de l’histoire des  »étincelles d’espérance » et des faits têtus nous montrant, en cette ère de cynisme et de désarroi généralisés, les chemins d’authentiques transformations révolutionnaires. N’en avons nous pas grandement besoin ? ».
1 : Les traces de l’histoire lointaine : le spectre de la dépendance
2 : L’histoire proche, là où tout se noue : l’impossible démocratie
3 : De la victoire à la crise (1999-2003)
4 : La difficile bataille pour l’hégémonie : Venezuela, terre de missions (2003-2007)
5 : La révolution bolivarienne sous tension (2007-2012)

Les quelques points abordés ici sont une invitation à lire, diffuser et discuter ce livre nécessaire. Un remarque complémentaire, je n’ai pas essayé de retraduire les éléments et les pages enthousiastes sur certains processus, ni sur l’ensemble des potentialités ouvertes par la révolution bolivarienne. Il ne faudrait pas non plus prendre prétexte des points les plus critiques exposés ci-après, pour oublier les avancées, les progrès, les modifications sociales au Venezuela. Je partage, avec les auteurs, un positionnement général en faveur de la révolution bolivarienne, et sur son nécessaire approfondissement.

Le maldéveloppement. « Ces réalités si contrastées, ces traits contradictoires de misère et d’opulence, ce  »maldéveloppement » si présent, peuvent être difficiles à comprendre et risquent d’apparaître a priori comme de véritables énigmes, à moins justement qu’on se replonge dans l’histoire, en y repérant depuis ses origines mêmes quelques-uns des facteurs ou des paramètres qui n’ont cessé depuis de peser lourd dans on développement ». Sur ce point, la présentation des auteurs me semble très complète et multi-causale (empire espagnol, guerres d’indépendance, caudillos ou place de la rente pétrolière).

Pétrole. « il a structuré et déstructuré en profondeur l’économie du Venezuela, favorisant la monoproduction et organisant – sur le mode de l’inégalité grandissante – toute l’économie pour le meilleur et pour le pire ». La question de l’utilisation de la rente pétrolière est une question politique, la rente est une ressource non-neutre socialement et une source de corruption et de conflits. « A moins de changer les traditionnelles règles présidant à son utilisation (et de rompre avec les liens de la dépendance inégale l’unissant à l’économie-monde), il reste à la source d’une série de déséquilibres et de distorsions passablement problématiques, tant au niveau économique que social et écologique ! » Ou pour le dire autrement, il n’est pas possible de construire de nouveaux rapports sociaux sur la base de la domination de la rente pétrolière dans l’économie.

Entre mâchoires de la dépendance économique et de la dépendance géopolitique, des défis, « quatre questions clefs ». « a) Quel projet économique à moyen et à long terme permettrait au Venezuela de se sortir de la monoproduction pétrolière ainsi que de l’économie rentière (argent facile, corruption, endettement) ? – b) Quel projet social permettrait la  "démarginalisation" des secteurs populaires et leur intégration pleine et entière à la vie citoyenne du pays ? – c) Quel projet politique permettrait de construire à la fois les mouvements sociaux libérés de tout clientélisme, et une direction politique véritablement unificatrice ? – d) Quel projet de politique internationale pourrait mettre en échec non seulement les politiques impériales US, mais encore leur opposer des options viables faisant avancer la solidarité des peuples, à commencer en Amérique latine ? ».

Appareil d’État et mobilisations. Utiliser l’appareil de l’État est une chose mais quels développements peut-on espérer en dehors « d’appuis populaires suffisamment mobilisés ». Les auteurs montrent la place « d’une nouvelle politique d’inclusion », de mesures favorisant « un processus ascendant de mobilisation populaire ». Le gros de la nouvelle Constitution est celle d’un régime présidentiel fort avec l’ajout « d’espaces démocratiques complémentaires ». Ils soulignent aussi « la reconnaissance des droits des peuples autochtones » et la limitation de ceux-ci, et complètent sur la réforme de la sécurité sociale, la réforme syndicale (« avec le danger d’un nouveau type de subordination politique ») puis le « virage des 49 mesures » (2001), indéniable tournant à gauche de la politique gouvernementale « tendant à faire converger le discours politique radical tenu par le président avec une intervention économique plus soutenue, mais en n’y parvenant que par le biais de méthodes très directives, quasi conspiratives, dans la mesure où toutes ces lois ont été concoctées par un cercle très restreint de conseillers proches du président et annoncées à la manière d’un coup de tonnerre ». J’ai notamment apprécie les pages sur le coup d’État, les mobilisations populaires et la grève du pétrole.

Processus. Au delà des réformes, Hugo Chavez « n’en a pas moins touché à deux piliers majeurs de la politique vénézuélienne : la gestion de sa richesse pétrolière et l’orientation de sa politique étrangère ». Du point de vue du processus, c’est la période 2003/2007 qui semble la plus riche avec l’élargissement des mobilisations et la mise en place des « missions ». Au passage, les auteurs interrogent « comment peut-on raisonnablement penser lutter contre la pauvreté de manière durable, si l’emploi – et surtout l’emploi assuré et permanent – ne se développe pas ? ». Les missions ne sont pas réponses techniques, elles visent à « stimuler la mobilisation sociale », mission sur la santé en privilégiant la médecine préventive et communautaire, alphabétisation, « Mercal » soit la mise sur pied d’un réseau de magasins de distribution alimentaire de produits de base à des prix subventionnés, mission Habitat, etc. Les auteurs discutent de la place des femmes dans les mobilisations populaires et indiquent « il n’y a pas eu de la part du gouvernement Chavez de volonté manifeste de s’attaquer frontalement au fonctionnement patriarcal de la société vénézuélienne ».

L’exemple des conseils municipaux illustre bien les contradictions entre mobilisations locales mais sans moyens financiers autonomes et volonté d’intégration à la gestion de l’État. « On retrouve ici, apparaissant de manière exemplaire, un problème décisif touchant au devenir de la mobilisation populaire et qui renvoie à l’ensemble de la question de la démocratie participative. Car à quoi donc les missions ont-elles donné naissance, sinon à l’établissement d’un espace de négociation et de pouvoir entre des organisations populaires et des représentantEs du gouvernement ! Avec à la clef d’inévitables interrogations concernant les limites de leurs attributions respectives : Quel lien ont-elles avec les municipalités ? Quelles relations entretiennent-elles avec l’État central ? Quel type de coordination peuvent-elles avoir entre-elles ? Quelle hiérarchie de décisions l’emporte ? Autant de questions soulevées par l’existence de ce nouveau pouvoir populaire en marche et que le gouvernement n’osera aborder que par le biais, ne parvenant jamais à se résoudre à lui accorder une véritable autonomie ! ». Or une réelle autonomie de gestion nécessite un budget préalablement alloué, « une véritable participation populaire nécessite un pouvoir de décision à tous les niveaux y compris financier ».

Nous retrouvons le même type de problématique sur les coopératives. « Or, batailler pour la constitution d’un pouvoir contre-hégémonique dans le domaine de la production, accroître sur ce plan le pouvoir des secteurs populaires (ce bloc populaire dont parle Emir Sader) appelle nécessairement, à plus ou moins long terme, à rogner le pouvoir hégémonique de ceux qui monopolisent les richesses et perpétuent ainsi les mêmes hiérarchies et dynamiques de développement fondés sur sur la recherche du profit maximum ».

Les auteurs le disent à plusieurs reprises « Cette question du contrôle ouvrier et, plus largement celle de l’autogestion, est une des clefs de l’avenir du processus bolivarien, mais en même temps un de ses points aveugles, l’expression de ses indéniables limites ». Ils montrent comment la question se pose de manière similaire pour les pour les paysan-ne-s et les peuples indigènes et relient cette problématique aux solutions à élaborer sur le développement et la question écologique/environnemental.

Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde soulignement « en ce sens, utiliser les bénéfices de la rente pétrolière pour investir dans le développement endogène du pays et diversifier sa production intérieure (et pas seulement pour financer des programmes sociaux) devient l’urgence économique première de la révolution bolivarienne » Et comment le faire sans à la fois améliorer la situation matérielle immédiate des dominéEs et leur permettre de développer leurs mobilisations autonomes.

Les auteurs traitent aussi longuement des problèmes des relations entre États en Amérique latine et centrale et de l’intégration progressiste qui pourrait être mis en place.
Encore une fois, je souligne que je n’ai abordé que certaines questions, ce qui n’est pas le cas des auteurs qui nous offrent un large panorama, de surcroît très détaillé. Ils questionnent plutôt que d’asséner des réponses non contextualisées.

Un livre engagé, mais non de juste milieu, entre les attaques virulentes de la droite vénézuélienne, du gouvernement des États-Unis ou de la presse occidentale et les défenses inconditionnelles, a-critiques d’autres commentateurs, « comme si la solidarité militante exigeait de ne jamais franchir une certaine ligne ».

Des analyses et des questionnements tendus par « le renouvellement des possibles », les possibilités d’auto-émancipation des salariéEs et des peuples. Et comme le disent les auteurs, dans leur introduction « L’enjeu est d’autant plus grand que la rupture n’est pas que dans le ton. Elle touche aussi au contenu. Il ne s’agit pas de s’accommoder du monde tel qu’il est, vision partagée à la quasi-unanimité par les gouvernements de droite comme de gauche. Il s’agit de transformer l’ordre des choses ».

En conclusion « Une révolution au milieu du gué », Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde reviennent, entre autres sur quelques éléments. Et premièrement sur le fait qu’on ne peut juger un processus révolutionnaire et « se positionner à son égard uniquement à l’aune des grands camps qu’elle paraît avoir grossièrement délimités ». Ils ajoutent que le gouvernement d’Hugo Chavez reste paralysé « par une série de verrous institutionnels et économiques qu’il ne s’est pas résolu à faire sauter ». Ils nous rappellent les limites et contradictions des leaders « Toutefois, si le regroupement d’un peuple autour d’une figure charismatique peut aider à débloquer des situations, à effectuer des ruptures, à mettre en mouvement une société entière, il n’est en rien suffisant, a priori dans une perspective émancipatrice ».

Et comme l’émancipation ne peut être qu’auto-émancipation, ils ajoutent que « la socialisation des richesses si nécessaires ne doit pas être confondue avec la simple étatisation », cela nécessite donc de privilégier tout ce qui renforce l’auto-organisation des dominéEs, a minima le contrôle des salariéEs sur leurs entreprises, des citoyenEs sur leurs localités et l’autogestion à tout les niveaux de la société.
« Il y a des critiques visant seulement à briser les potentialités d’un élan révolutionnaire (comme celles de l’opposition de droite), mais il y en a d’autres qui, au contraire, aspirent à vouloir en approfondir le cours et le caractère émancipateur. Celles-là sont absolument nécessaires, indispensables ; elles sont l’expression de la vitalité d’une révolution, son oxygène même, l’occasion d’un redémarrage ou d’une relance toujours possible de son effort transformateur et libérateur, le seul moyen de gagner la bataille de l’hégémonie ».

Les analyses et les interrogations ne concernent pas que la révolution bolivarienne, elles intéressent toutes celles et tous ceux qui veulent opposer à l’ordre-désordonné du capitalisme, un socialisme du XXIe siècle qui prenne à bras le corps l’ensemble des questions sociales dont celles des dominations en respectant le cadre environnemental, nécessaire à notre survie.

Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde : Hugo Chavez et la révolution bolivarienne. Promesses et défis d’un processus de changement social
M éditeur, Ville Mont-Royal (Québec) 2012, 275 pages, 24 euros

Didier Epsztajn

(Publié avec autorisation de l'auteur)
http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2012/11/05/entre-ombres-et-lumieres-une-revolution-en-marche/ 

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