M. Colloghan

dimanche 14 octobre 2012

Quelques leçons de l’autogestion ouvrière argentine.


Regarder là-bas pour construire ici…
Par Nils Solari

Ce texte fait suite à l’atelier de l’université d’été sur les entreprises récupérées en Argentine[1]. Afin de ne point trop revenir sur ce qui a déjà été décrit de ce phénomène dans les colonnes de Rouge & Vert, il apparaissait utile de prolonger l’objet des discussions durant l’atelier, à savoir l’intérêt pour un mouvement politique affichant comme objectif la construction de l’autogestion, de s’intéresser à ce qui s’est initié dans ce pays il y a plus de dix ans maintenant. À l’heure où la « crise de la dette » serait vouée à être l’horizon indépassable, sacrifiant tout sur l’autel de l’austérité, que pouvons nous retenir d’expériences collectives qui, bien que lointaines, se réclament de l’autogestion ouvrière ? Dans quelle mesure le regard sur ces initiatives, enrichi d’un certain recul, permet de nourrir les réflexions qui sont à l’œuvre ici ?

Le recul historique impose de retenir, tout d’abord, la débâcle à laquelle avait conduit le « miracle argentin » des années 1990[2], dans ce pays que le FMI avait identifié comme son « meilleur élève ». Or, l’examen des politiques menées durant cette période, dans la droite ligne de l’imposition du « consensus de Washington » (discipline budgétaire, réorientation de la dépense publique, réforme fiscale,  libéralisation financière, adoption d’un taux de change unique et compétitif,  libéralisation des échanges, élimination des barrières à l’investissement direct étranger, privatisation des entreprises publiques, dérégulation des marchés[3], etc.), ne laisse pas sans identifier quelques traits communs avec ce qui se joue aujourd’hui dans le contexte de « crise des dettes souveraines », en Europe notamment.

L’Argentine a constitué un véritable laboratoire économique pour les néolibéraux, avec un coût social et humain des plus dramatiques. Or, si l’on admet que la succession et l’installation dans la durée des « crises » s’inscrivent comme caractéristique inhérente au système capitaliste financiarisé, il est alors crucial de se pencher sur cet autre laboratoire, d’expérimentations sociales et populaires, qui s’est développé là-bas, face à la débâcle néolibérale.

Parmi ces initiatives populaires, les entreprises récupérées par leurs travailleurs (ERT) constituent un phénomène fortement hétérogène, où chaque cas relève (de par son histoire, sa culture politique, ses contraintes économiques…) d’une complexité propre. Le recul analytique, sur cet objet relativement récent et atypique, oblige à souligner que le choix d’aborder telle ou telle expérience comme terrain d’observation n’est pas neutre quant aux conclusions que l’on est à même de formuler – et face à la tendance à les réifier parfois, même malgré soi, à l’ensemble du phénomène. Comme le précise F. Vabre, dans la mesure où « (…) elle remet en cause l’économie des relations entre l’individu et le(s) collectif(s), l’autogestion est une question fortement liée au politique, c’est-à-dire au conflit sur les valeurs ultimes, au sens de la sociologie webérienne ». Dés lors, l’étude et les différents travaux menés autour des ERT ouvrent la voie à une certaine « (…) confusion des genres qui se manifeste à la fois par un aspect savant du discours militant, mais surtout par un aspect militant du discours savant[4]».
Pourquoi cela ? Peut être, car lorsque ces femmes et ces hommes décident d’entrer en mobilisation, souvent de manière radicale, c’est – doit-on le rappeler – du fait de la nécessité : il leur faut préserver la « source de travail ». Ensuite, parce que le phénomène des ERT vient choquer directement contre un des piliers de l’économie capitaliste puisqu’il pose un questionnement sur la propriété privée. Troisièmement, parce que ces initiatives, ces occupations, se sont initiées non seulement dans une forme d’illégalité, donc dans un rapport d’hostilité à l’Etat, mais également dans l’indifférence des syndicats traditionnels. La pugnacité de ces ouvrier(e)s dans leur lutte quotidienne peut ainsi forcer l’admiration.

De plus, outre le fait de vouloir rompre avec le mode de management de l’entreprise capitaliste (horizontalité de l’organisation du travail, égalité ou quasi égalité de salaires, polyvalence et rotation autour des postes à responsabilités, démocratie politique au sein de l’entreprise) et d’affirmer leur solidarité à l’égard de « la communauté » qui a participé aux récupérations, les ERT ont dû créer leurs propres organisations. En lieu et place des syndicats traditionnels, ces « mouvements[5] » agissent comme interlocuteurs avec le politique et comme lieux de ressources  face au chemin de croix juridique auquel les ERT sont confrontées. Par là même, surgissant initialement autour de cas isolés, les récupérations se sont progressivement inscrites comme un processus, c'est-à-dire comme une « modalité réitérée d’action et de demande face à des situations de fermetures ou de faillites[6] ».

Un tel panorama ne peut donc que susciter l’enthousiasme. Toutefois, ces expériences ne sont pas exemptes de contradictions, à mesure que l’une ou l’autre font face à des difficultés économiques, financières, logistiques, etc. Par exemple, la grande majorité, si ce n’est la totalité de ces usines récupérées sont sous le coup d’une sous-capacité chronique de production, laquelle laisse planer le spectre de l’auto-exploitation, identifiée notamment depuis la critique marxiste des systèmes coopératifs. Egalement, le manque de capital initial impose parfois le recours au « travail à façon » ou le retour du « just in time » issu du toyotisme. A cela, s’ajoute la nécessité de composer avec une machinerie souvent obsolète ou délabrée, lorsqu’elle n’a pas été tout simplement subtilisée par l’ancienne gestion patronale.

Aux contraintes matérielles, s’ajoute également la difficulté pour les uns et les autres de passer d’un rapport salarial (relación de dependencia) à celui de coopérateurs, ce qui implique un saut qualitatif, voire une véritable révolution culturelle des esprits et des manières de faire. En effet, « l’atelier sans chronomètre » et sans contremaître peut conduire à des effets pervers : des comportements absentéistes ou de travail en dilettante obligent ainsi certains compañeros à rétablir une discipline stricte, voire à se séparer de ceux qui ne parviennent à endosser la responsabilité collective de la gestion ouvrière.

Toutes ces difficultés, ces contradictions, ne sont pas sans conséquences par rapport aux différentes cultures et trajectoires politiques qui traversent le phénomène des entreprises récupérées. Si certaines continuent de lutter pour la nationalisation sous contrôle ouvrier (Fasinpat, ex-Zanón) ou la reconnaissance du sujet du travailleur autogéré (Coordination Nationale des Travailleurs Autogérés), d’autres expériences ont préféré se consacrer plus exclusivement au travail productif et délaisser ainsi le terrain des revendications politiques.

En résumé, l’intérêt militant pour les expériences d’entreprises récupérées en Argentine n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’un phénomène avec une forte capacité d’incidence politique[7]. Il alimente ainsi la réflexion sur les modalités de riposte à l’offensive des marchés financiers et face aux mesures néolibérales qui assombrissent aujourd’hui les perspectives des nations européennes, la Grèce en premier lieu[8].
Toutefois, cet attrait militant doit également tenir compte de l’hétérogénéité des différentes situations et des difficultés et achoppements qui caractérisent les ERT. Par là même, la nécessité d’intégrer les contraintes auxquels font face ces ouvriers argentins doit pouvoir nourrir le réinvestissement des ces leçons dans la pratique, dans le soutien aux initiatives en cours (exemple des Fralib) ou en construction.
           
La prise en considération d’expériences autogestionnaires très riches (Fasinpat, Unión Solidaria de Trabajadores, Chilavert, etc.) n’a de sens que si l’on reconnaît la fragilité et la délicatesse de celles-ci, les difficultés et les contradictions de beaucoup d’autres. La construction de l’autogestion, ici ou ailleurs, est à ce prix : réinvestir et soutenir ces dynamiques sans pour autant nier leur spécificité et les tensions qui les caractérisent.

Nils Solari
(Septembre 2012)


[1] Voir compte-rendu de L. Bernardi, dans Rouge & Vert n°347, p.17et sur
http://www.alternatifs.org/wiki/index.php/Atelier_3_:_les_entreprises_r%C3%A9cup%C3%A9r%C3%A9es_en_Argentine_avec_Nils_Solari  
[2] et ne pas le confondre ainsi avec cet autre miracle que certains attribuent à l’Argentine depuis 2002 ; Voir à ce sujet : Jérémy Rubenstein  & Nils Solari, Une vision trouble du Monde sur l’Argentine, Acrimed, 23 juillet 2012 : http://www.acrimed.org/article3865.html
[3] cf. La Documentation française
[4] Frédéric Vabre : « Entreprises Autogérées : Entre Mobilisation Et Normalisation. Analyse sociopolitique des pratiques récentes de « récupération » d’unités productives en Argentine.  in L’Argentine après la débâcle, Itinéraire d’une recomposition, Diana Quattorchi Woisson (dir.), Editions Houdiard, Octobre 2007.
[5] MNER (Mouvement National des Entreprises Récupérées), MNFRT (Mouvement National des Usines Récupérées), FACTA (Fédéréation Argentine de Travailleurs Autogérés), ANTA (Association Nationale de Travailleurs Autogérés), etc.
[6] Fernández Álvarez María Inés, 2007, De la recuperación como acción a la recuperación como proceso: prácticas de movilización social y acciones estatales en torno a las recuperaciones de fábricas, cuadernos de Antropología social, N° 25.
[7] Andrés Ruggeri (dir.), Las empresas recuperadas en la Argentina: informe del segundo relevamiento del programa, programa “facultad abierta”, Universidad de Buenos Aires, Buenos Aires, 2005
[8] Voir à ce sujet : Maurice Lemoine, Face aux créanciers, effronterie argentine et frilosité grecque, Le Monde Diplomatique, Avril 2012.

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