Au retour d’un voyage en Inde du
Sud, lorsqu'on explique à des collègues qu’on est passé par le Kérala, un État
indien essentiellement géré par les communistes depuis plus de cinquante ans, et
qu'on a pu y ressentir un bien-être particulier chez ses habitants, on se rend
compte, par la surprise et l’interrogation qu'on suscite (ex : « mais ils ont le
droit de sortir ? ») que l’idée qu'un État communiste ne peut être que
totalitaire et liberticide est bien ancrée dans notre société
!
L’État du Kérala, en Inde
du Sud, est un bel exemple du contraire...
Géré dès 1957 par le Parti Communiste (de tendance
marxiste, élu démocratiquement), avec plus tard quelques alternances, le Kérala
(33 millions d’habitants actuellement), l’un des 28 États de la République
Fédérale Indienne, situé dans le Sud-Ouest de l’Inde, fut le premier État
communiste indien. Cette gestion a été caractérisée par des politiques sociales
exemplaires :
En ce qui concerne
l’éducation, tous les enfants, sans distinction de sexe ni de caste, sont
scolarisés jusqu’au niveau équivalent de fin de collège ; 98 % des enfants ont
une école à moins de 2 km. La gratuité inclut les livres scolaires, les
uniformes, le déjeuner et les transports. Cette politique d’éducation gratuite
pour tous a déjà bénéficié à deux générations et se traduit actuellement par un
taux d’alphabétisation de la population de 94%, 92% pour les femmes et 96% pour
les hommes, loin devant les taux nationaux indiens de 48,3% pour les femmes et
60% pour les hommes. Sept grandes universités accueillent un nombre croissant
d’étudiants pour des études supérieures de qualité. L’État du Kerala est reconnu
aujourd’hui comme le seul État de l’Inde complètement alphabétisé et comme un
pôle culturel exceptionnel.
Les
transports en commun, bus et train, y sont considérablement développés et très
peu onéreux, et de ce fait largement utilisés par la population, ceci étant
vrai, de façon générale, en Inde. Nul besoin de voiture
individuelle.
Il y existe un système
de santé publique universel et gratuit unique qui a fait passer l’espérance de
vie au Kérala à 77 ans, la moyenne en Inde étant de 67 ans ; 95% des
accouchements se font en hôpital, avec une offre de soins aux enfants très
développée, ce qui a permis d’abaisser la mortalité infantile à 12/1000, contre
55/1000 en Inde (en comparaison, elle est de 6/1000 dans les pays développés).
Les hôpitaux sont nombreux, y compris en zones rurales, avec un personnel
hautement qualifié, des traitements médicaux innovants et une offre de soins
palliatifs exceptionnelle.
Un grand
programme de planification familiale a permis d’éliminer la discrimination
filles/garçons sévissant dans le reste de l’Inde et de faire diminuer fortement
le taux de natalité (14,6/1000, contre 22/1000 en Inde). Le Kérala est le seul
État indien où le « sex-ratio » est en faveur des femmes.
L’indépendance et la sécurité alimentaire de l’État ont
été assurées grâce à des politiques agricoles redistributrices intelligentes
mettant à profit la richesse naturelle du sol et la nature du climat, permettant
une polyculture très diversifiée, riz, manioc, agrumes, canne, coco, épices,
bananes, ananas et autres fruits tropicaux ainsi que les plantations de thé et
café dans les « Ghats »(montagnes). Une Réforme agraire générale fut mise en
place à partir de 1957, attribuant aux paysans des lopins de terre, abolissant
le système de location des terres, limitant la taille des exploitations et
garantissant les revenus des paysans. Cette réforme fut accueillie
chaleureusement par la population et a largement contribué à la confiance envers
la gestion communiste.
À l’heure
actuelle, la distribution des denrées de base est assurée pour les plus pauvres
et une majorité de la population a accès à des magasins subventionnés.
L’activité de pêche est très importante, aussi bien au niveau local (nombreux
villages de pêcheurs tout du long de la côte, avec un système de partage
équitable de la récolte) que dans les grands ports (40% des exportations de
produits halieutiques totales de l’Inde viennent du Kérala) ; l’aquaculture,
poissons, crevettes en particulier, y est très développée, les « back-waters »
étant propices à ce genre de production.
Un système de Société de Développement Communautaire
(CDS) a été élaboré dans les années 80, qui a ouvert la voie à un processus
d’implication de la base dans le développement local en fonction des besoins de
la communauté, ceci en vue d’éradiquer la pauvreté. En 1993, une modification de
la Constitution indienne accordant une plus grande autonomie aux collectivités
locales a été mise à profit par le gouvernement du Kérala pour aller vers une
décentralisation au niveau local des décisions et des actions de développement.
Une véritable Démocratie Participative a ainsi été instaurée, les projets devant
être conçus et discutés par les élus locaux et par les habitants eux-mêmes, les
femmes y étant particulièrement actives. Cette organisation permet en outre
d’éviter ou en tout cas de limiter détournements de fonds et corruption qui
sévissent à tous les niveaux en Inde en général et contre lesquels de vastes
mouvements citoyens se sont élevés dernièrement. Le système de coopératives est
largement développé au Kérala.
L’industrie y est peu développée (14% du PIB). Les
secteurs sont divers : agroalimentaire, textile, bois, fibre de coco, latex,
électricité, chimie. Les entreprises étrangères hésitent à s’y installer en
raison du fort taux de syndicalisation, du « droit du travail » et des salaires
minimum élevés par rapport aux autres États indiens. L’économie repose donc
essentiellement sur une production agricole importante exportée en grande part
vers les autres États de l’Inde et les pays étrangers : riz, thé, épices,
coprah, coco, noix de cajou, caoutchouc naturel …Le secteur tertiaire,
transports, banques, tourisme représente 40% du PIB. Il faut ajouter que 20% du
PIB provient des envois de fonds de Kéralais émigrés à l’étranger, en
particulier dans les pays du Golfe.
Le modèle économique et
social du Kérala à l’épreuve de la mondialisation
L’année 1991, marquée en Inde par l’assassinat par des séparatistes Tamouls, en pleine campagne électorale, de Rajiv Gandhi, leader du Parti du Congrès (à la tête de l’État Indien, qualifié de Centre-Gauche), a vu ce parti gagner, quelques semaines après cet événement, les élections au Kérala, ce qui s’est traduit, en accord avec les préconisations du gouvernement central, par une insertion dans la mondialisation et une libéralisation de l’économie en général, avec privatisation partielle des secteurs publics et traditionnels et, conséquemment, un « dumping » fiscal et social.
Cette politique anti-sociale a provoqué un
mécontentement général des travailleurs du Kérala, d’importantes tensions
sociales et des grandes grèves au début des années 2000. Grâce à leur
implication active dans la vie politique et leur forte syndicalisation, les
Kéralais ont su lutter pour garder leurs acquis sociaux, sauvegarder leurs
services publics traditionnellement exemplaires, et tout ce qu’ils considèrent
comme bien public.
Leur engagement
citoyen s’est particulièrement fait remarquer en 2004, qui s’est traduit par une
révolte des habitants contre la multinationale Coca Cola installée au Kérala,
qui pompait abusivement l’eau des nappes phréatiques, asséchait les puits des
paysans et, de plus, polluait l’eau et les sols par des pesticides et des métaux
lourds ; cette révolte citoyenne a permis, après plusieurs années de lutte, et
avec l’aide des élus locaux, la fermeture de l’usine, avec demande de
dédommagement. Les femmes en particulier ont été actives dans ce combat (ref «
les femmes du Kérala contre Coca-Cola », Le Monde Diplomatique, mars 2005).
Cette lutte et cette victoire ont été exemplaires puisque, Coca Cola ayant
récidivé ailleurs, en particulier cette fois au Rajasthan, les paysans subissant
les mêmes conséquences ont violemment protesté, très récemment, contre la
présence de cette multinationale venant, de façon honteuse, voler l’eau des pays
pauvres et profiter du bas coût de la main d’œuvre.
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres ailleurs en
Inde ou dans le monde, d’accaparement par des multinationales des biens naturels
de pays pauvres ou en voie de développement. Ces luttes citoyennes sont
malheureusement souvent violemment réprimées par les autorités locales soumises
à ces multinationales et à la manne financière qu’elles
représentent.
L’année 1991 avait
donc vu la coalition du Congrès reprendre le pouvoir et tenter une
libéralisation de l’économie, mais la coalition menée par le CPI (Parti
Communiste Indien), après avoir regagné en 1996, reperdu en 2001, a regagné les
élections en 2006 par 48% des suffrages au premier tour. L’alternative des
communistes au consensus libéral a été de sortir de la crise par le renforcement
des services publics, par des travaux d’infrastructure, la consolidation d’aides
sociales, le développement d’entreprises publiques et la taxation des plus
riches.
Aux dernières élections, en
avril 2011, la Coalition communiste a, de façon inattendue, reperdu, de très peu
(à 1% de voix près), au profit d’une coalition régionale, le Front Démocratique
Uni, menée par le Parti du Congrès.
Le 28 février 2012, une grève générale historique
réunissant 100 millions de grévistes, salariés du privé et du public, paysans et
ouvriers, a paralysé l’Inde entière.
À l’initiative de tous les syndicats réunis (11
fédérations y compris celles affiliées au Parti du Congrès, plus de nombreux
syndicats indépendants), cette grève s’élevait contre les politiques
anti-sociales du gouvernement central (dérégulation du code du travail,
suppression du salaire minimum, généralisation des contrats précaires), contre
l’augmentation du coût de la vie (matières premières et denrées de base), contre
les privatisations, la sous-traitance et les délocalisations, etc. Les secteurs
les plus concernés ont été les transports, les télécommunications, les services
postaux, les banques, les mines, la métallurgie et les ports. Les mobilisations
ont été les plus fortes dans les villes, dans les États les plus politisés, en
particulier au Kérala où, malgré les menaces dissuasives du gouvernement de
diminuer les salaires des grévistes, la mobilisation a été quasiment totale.
Dans le reste de l’Inde, de nombreuses pressions ont été exercées pour dissuader
les grévistes, menace de suppression de la retraite, d’abaissements de salaires
et nombreuses arrestations de fait.
Cette grève générale a été un événement phénoménal mais
a été relativisée par les autorités dont les moyens radicaux de dissuasion ont
assez bien fonctionné ! Sans savoir, à l’heure actuelle, si cette grève a poussé
le Gouvernement Central à prendre des mesures répondant aux revendications,
l’ampleur de ce mouvement a clairement démontré que la mondialisation frappe de
la même manière les travailleurs du monde entier.
Le Kérala, modèle de
développement humain, et modèle de développement
durable
Le Kérala, État
traditionnellement socialiste, avec une garantie alimentaire, énergétique
(hydraulique et éolien), des services publics (éducation, santé, transports)
efficaces de haute qualité garantissant le respect des droits fondamentaux, un
niveau de culture élevé, des droits sociaux acquis et préservés (grâce à un fort
taux de syndicalisation), une organisation égalitaire de la société, avec une
redistribution des richesses et un droit de subsistance garanti à chacun ainsi
qu’une participation active de tous les citoyens dans les décisions et la
gestion des affaires grâce à un système depuis longtemps établi de démocratie
participative, est un exemple d’organisation sociétale : son IDH (Indice de
Développement Humain) est de loin le plus élevé de tous les États indiens,
estimé à 0,775 (en comparaison : Inde 0,547, France 0,884, en baisse) ; de plus,
son empreinte écologique est faible (peu d’industries). Le Kérala, alliant donc
indicateur économique (PIB) modéré, empreinte écologique très raisonnable et
indicateur de développement social (IDH) de haut niveau, apparaît être un
exemple de développement durable à reproduire. En effet, là est le dilemme pour
les partis politiques en place : doivent-ils suivre la logique de croissance à
tout prix, ce qui implique l’acceptation des règles néolibérales, et un fort
impact sur l’environnement, ou plutôt se contenter d’une croissance modérée en
privilégiant qualité de vie et préservation de l’environnement ? Loin de subir
leur sort, les Kéralais font eux-mêmes leur choix ; ils sont intellectuellement
armés pour se sentir et être acteurs de leur vie et de leurs conditions de vie ;
leur organisation sociétale le leur permet ; n’est-ce pas là que résident leur
dignité, leur fierté et tout simplement leur bonheur ?
Ils ont à affronter beaucoup de problèmes, bien sûr,
chômage élevé (25%), (mais pourquoi ne pas partager le travail existant ?),
émigration vers les pays du Golfe, surexploitation menaçante des sols et début
d’ appauvrissement des eaux côtières, tentatives d’exploitation de minerais et
de déforestation, mais gageons que la société kéralaise saura juguler les
assauts intéressés et immoraux du capitalisme mondialisé pour préserver sa
qualité de vie et son indépendance, contrairement à ce qui se passe ailleurs en
Inde ou dans le monde, par exemple quand des dizaines de milliers de paysans
indiens pris au piège de la mondialisation se suicident en ingérant les
pesticides qu’ils ont achetés à Monsanto en même temps que ses semences OGM et
qu’ils ne peuvent plus rembourser !
Alors que le socialisme est aujourd’hui violemment
critiqué par la droite capitaliste, bien sûr, car contraire à ses intérêts, mais
aussi souvent plus largement, perçu comme un déni de liberté individuelle, une
emprise de l’État Providence sur des individus qui seraient passifs, le Kérala
et ses habitants montrent le contraire ; ils démontrent qu’un socialisme
démocratique et participatif est non seulement possible, mais efficace, qui
garantit une société juste et égalitaire où les droits fondamentaux sont assurés
et où chaque individu se sent responsable et agit effectivement sur sa propre
vie et celle de sa communauté, ce système instituant ainsi un esprit de
solidarité et de coopération entre les hommes ; ils démontrent que, devant les
éventuelles tentations des gouvernements de céder au libéralisme, ils sont
capables, en tant que citoyens, de réagir et de se révolter pour préserver leurs
acquis sociaux, leur qualité de vie et leur environnement, capables s’il le faut
de contrer ce qu’ils estiment inacceptable.
Cet esprit revendicatif qui les anime explique sans
doute les alternances politiques qui ont eu lieu dès que les promesses ou les
attentes n’étaient pas satisfaites, ou leur méfiance vis-à-vis du PC lui-même
lorsque, par exemple, celui-ci s’est discrédité en se compromettant avec le
marché mondial dans l’État du Bengale Occidental, autre fief du PC depuis 1977,
où la volonté du gouvernement d’installer de grandes structures industrielles
(voir les affaires TATA, WAL-MART, TESCO, CARREFOUR) a entraîné une révolte des
habitants violemment réprimée par les autorités, ce qui a abouti à une défaite
électorale totale du PCI dans cet État après plus de trente ans de gestion
communiste. Au Kérala, les acquis sociaux sont solidement ancrés et un
gouvernement qui tenterait d’y toucher, verrait le risque d’une réaction
immédiate des syndicats et une révolte massive du peuple.
Lorsqu’on est au Kérala, on ne voit pas de richesse
extérieure, mais on n’y voit pas de misère, contrairement à l’Inde en général ;
on ressent une dignité, une ouverture d’esprit et une joie de vivre particulière
chez ses habitants ; on n’y voit pas de mendiant, on voit les gamins monter
gaiement dans les bus le matin pour aller à l’école, on peut s’y faire offrir
une rose par une petite écolière, on peut discuter de micro-finance (avec ses
dérives) et du prix Nobel d’économie indien avec sa voisine de bus en sari, on
est surpris de voir autant de mosquées ou d’églises que de temples hindous (la
religion y tient une moindre importance et on sait que tous se côtoient dans la
plus grande tolérance)…et on espère finalement que le capitalisme mondialisé et
ses effets destructeurs n’atteindront jamais le bien-être de ce peuple cultivé,
volontaire, solidaire et libre, ni jamais ne défigureront leur si bel
environnement.
Partout dans le monde
une conscience collective se lève, contre l’oppression, contre des conditions de
travail inadmissibles, contre l’exploitation des êtres humains et celle,
désastreuse pour l’environnement, de la terre ; des hommes et des femmes
luttent, à leurs risques et périls, bien souvent, contre les pouvoirs en place,
contre les multinationales de toutes sortes qui font fi de toute morale humaine
et environnementale ; des « indignés », partout, clament leur refus de ce monde
insensé de la finance, de la spéculation, de la compétitivité, du profit à tout
prix, à court terme, qui fait basculer les pays dans la pauvreté et la
dépendance aux banquiers et aux spéculateurs ; ils rêvent et dessinent un monde
totalement différent, non pas axé sur un consumérisme individuel forcené, mais
basé sur la solidarité, la justice, le partage, l’entraide entre les pays, le
respect de l’autre, le respect de la terre et de la biodiversité…ne faisons pas
que rêver, coordonnons toutes ces luttes pour que soit exigée l’application de
règles internationales qui feront que l’inadmissible ne soit plus possible, afin
qu’enfin, le monde dont nous rêvons soit une réalité.
Anny Fradin, docteure en Biologie, Université de Paris
Sud.
« Quand le dernier arbre sera
abattu, la dernière rivière asséchée, le dernier poisson pêché, l’homme va
s’apercevoir que l’argent, ça ne se mange pas ! » Proverbe d’un chef indien
d’Amérique.
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