M. Colloghan

samedi 7 avril 2012

La Protesta* et l'andinisation de l'anarchisme au Pérou 1912-1915

Nous publions successivement trois textes sur l’anarchisme en Amérique latine. Le premier dont le titre originel est « La Protesta* y la andinizacion del anarquismo en El Peru, 1912-1915 ». *(journal anarcho-syndicaliste péruvien de l'époque NDT)
de GERARDO LEIBNER *
Traduction Gilles Ozanne *
Dans cet article, nous analyserons un cas dans lequel la réalité nationale s'est imposée aux tentatives d'introduction d'une idéologie universelle : l'anarchisme au Pérou, ou plus précisément, l'anarchisme et le Pérou indigène. Notre analyse se centrera sur le processus de compénétration de l'anarchisme avec l'utopie andine de restauration de l'ancien empire inca, le Tahuantinsuyo (empire le plus vaste de l'Amérique précolombienne, XVe et XVIe siècle NDT). L'évolution idéologique dans ce sens s'est trouvée principalement impulsée par le rapprochement de la pratique révolutionnaire avec la réalité indigène et les conflits agraires, et elle culmina au milieu des grandes révoltes indigènes dans les Andes du sud péruvien durant la première moitié des années 20.



Dans son livre révélateur Ayllus del sol - Anarquismo y Utopía Andina (1) (Ayllus du soleil- Anarchisme et Utopie Andine) (Ayllu est un mot d'origine quetchua et aymara désignant des communautés composées de plusieurs familles NTD) – Wilfredo KAPSOLI expose les relations et les connections existantes entre des militantEs d'idéologie et d’affiliation anarchiste et différentEs dirigeantEs paysanNEs menèrent les grandes rébellions indigènes, des relations qui se firent plus étroites dans le cadre du Comite Pro-Derecho indigena (comité Pro-Droit indigène) – Tahuantinsuyo (1920-23), durant les trois congrès indigènes que celui-ci organisa à Lima, et avec la création de la Federación Indigena Obrera Regional Peruana (Fédération Indigène Ouvrière Régionale du Pérou) (1923).



KAPSOLI ne présente pas seulement la collaboration pratique et l'appui solidaire de la part des anarchistes au mouvement paysan, mais quelque chose d'encore plus significatif, une articulation idéologique très singulière de l'anarcho-syndicalisme – idéologie européenne, universaliste, rationaliste et progressiste dans sa vision de l'histoire – avec l'utopie andine de restauration du Tahuantinsuyo. Lasynthèse idéologique n’apparaît pas toujours élaborée de manière explicite, mais elle se déduit des connexions révélées par KAPSOLI. Il est probable que, plus qu'une synthèse intellectuelle consciemment méditée et élaborée, pour les acteurs/rices de ces rébellions, à la fois les dirigeantEs indigènes et les militantEs anarchistes, il est question du résultat naturel de leur pratique révolutionnaire et du rapprochement et des influences mutuelles qui émergèrent au cours de celle-ci. De la part des anarchistes, il s’agit principalement d'une idéalisation de l'empire incaïque (2) ; idéalisation qui leur a permis de s'intégrer dans les rébellions indigènes de caractère millénariste et restaurationiste.



Cependant, dans cet article je tenterai d'éclaircir une étape antérieure à celle traitée par KAPSOLI ; une étape dans laquelle nous considérons que se produit le changement substantiel dans l'attitude des anarchosyndicalistes liménienNEs (HabitantEs de la capitale Lima NDT) par rapport à la question indigène, se créant par là même une nouvelle attitude idéologique, consciente et explicite. Ce changement est resté inscrit brièvement dans le journal La Protesta et a constitué la base de l'utopie andine partagée par les dirigeantEs indigènes et les anarchistes durant les premières années de la décennie des années 20. Il est question d'un profond virage conceptuel, qui pourrait être considéré comme la première péruanisation ou andinisation d'une idéologie révolutionnaire européenne, et nous tenterons de le démontrer dans les prochaines lignes.



L'anarchisme et l'indigénisme chez Gonzalez PRADA
(1844-1918, essayiste, penseur et poète anarchiste péruvien NDT)



Nous devons commencer par nous référer nécessairement à Manuel GONZALEZ PRADA, la figure la plus connue de l'anarchisme au Pérou, et qui est considéré comme le fondateur du radicalisme politique péruvien. Chez GONZALEZ PRADA se présente un cas spécial, en lui vivent ensemble, parallèlement et séparément, une attitude indigéniste critique et radicale, qui se nourrit de la critique de la réalité du Pérou aristocratique, côtier et blanc, et une idéologie anarchiste universelle, sans que cette dernière soit influencée par la première.



GONZALEZ PRADA (3) ne commença pas sa trajectoire politique après avoir reçu la lumière révélatrice de l'anarchisme européen. Il ne possédait pas au début plus qu'une attitude (quelque chose de moins élaboré qu'une idéologie) radicale, laïque, démocratique, positiviste et, surtout, patriotique, quand la guerre du pacifique (1879-83) se terminant, il commença à émerger avec ses critiques aiguës contre la société oligarchique et contre l'état péruvien. En 1891, il participa à la fondation d'un nouveau parti politique radical, la Unión Nacional (l'Union Nationale), mais, quelques mois plus tard, il voyagea en Europe, où il se rapprocha des intellectuelLEs radicaux/ales françaisEs et espagnolEs, et c'est alors qu'il finit par adopter l'idéologie anarchiste (1891-98).



Ce qui est intéressant, dans notre cas, c'est que l'attitude radicale de GONZALEZ PRADA a commencée à se développer idéologiquement en fonction de la réalité péruvienne, plus concrètement, avec la banqueroute de la vielle oligarchie et de sa « nation » péruvienne, aristocrate, côtière et créole.



Cependant, bien sûr, son éducation espagnole et l'influence de la culture française constituèrent ses sources conceptuelles et ses pourvoyeuses idéologiques, alors que lui-même était un produit de la société créole, côtière et aristocrate, celle qu'il fustigea tant (4). Connaisseur et critique aigu de la décadence aristocratique liménienne, il n'a jamais, néanmoins, réussi à connaître la réalité andine. En s'élevant contre l'hispanisme décadent qui prédominait alors dans la société liménienne, il a absorbé la culture française et l'a introduite dans les cercles intellectuels de Lima. Son radicalisme péruvien s'est accentué encore plus face à la recomposition de l'oligarchie nationale élargie, qui depuis 1895 comprenait de nouveaux secteurs provinciaux et politiques (5), mais continuait de maintenir son caractère aristocratique et d'exclusion des masses populaires. Bien que sa rencontre avec l'anarchisme européen lui ait fourni un instrument idéologique qui rendit possible l’approfondissement et la radicalisation de sa critique de la réalité péruvienne, ses analyses péruviennes ne se répercutèrent dans son monde conceptuel européen, nidans sa conception du monde.



On perçoit, chez GONZALEZ PRADA une séparation entre la critique et l'attitude contestataire dans la société péruvienne, d'un côté, et une idéologie complètement universaliste, d'origine européenne et qui traite de thèmes très éloignés de la réalité péruvienne, de l'autre. Si GONZALEZ PRADA a bien réussi à définir les indigènes andinEs comme la véritable masse de la nation péruvienne (6) et a critiqué avec virulence l'exploitation à laquelle ils/elles étaient soumisES, il n'est pas parvenu à établir une relation entre la réalité andine et son idéologie, encore moins, à formuler un programme révolutionnaire qui lui soit appropriée. Le plus loin qu’il parvint à aller -bien plus loin que la majorité de ses contemporainEs-, ce fut dans son article « Nuestros indios » (Nos indiens) (7), qu'il a commencé en 1904 et n'est pas parvenu à compléter ni à publier avant sa mort (1918) ; où il considérait le problème comme une question sociale liée à l'asservissement et au caractère féodal du régime des haciendas ; question impossible à résoudre, par conséquent, par des moyens pédagogiques (ce qui était la position la plus courante parmi les libéraux/ales positivistes), et en offrant comme unique alternative la résistance violente et individuelle face à l'exploiteur. Alternative étrangère au caractère organisé, social et culturel de l'anarchisme que lui même préconisait ; et plus encore à l'anarcho-syndicalisme hégémonique parmi les anarchistes du Pérou.



GONZALEZ PRADA a légué à l'anarchisme péruvien une attitude de critique concrète et implacable de la société péruvienne et, à l'intérieur d'elle, un indigénisme clair, bien que limité par son ignorance et son détachement d’avec la réalité andine, d’avec les rebellions continuelles ( qu'il avait l'habitude de défendre à travers la presse), d’avec l'esprit et l'idéologie des indigènes et d’avec les processus économiques et sociaux qui affectaient quotidiennement la sierra (mot qui désigne l’immense partie montagneuse du pays



NDT). GONZALEZ PRADA a été d'un côté un radical péruvien – créole et de la côte – et, d'un autre, un anarchiste, sans parvenir à une synthèse qui le change en anarchiste péruvien, et sans surpasser ses limitations côtières. Pour lui, la rencontre dont nous parlons sera détectée postérieurement.

Anarchisme, eurocentrisme et le dilemme indigène



Les groupes anarchistes qui se sont formés au début du siècle dernier à Lima, à Arequipa (la deuxième ville la plus peuplée au sud du pays NDT) et dans d'autres villes provinciales, recevaient leur orientation idéologique de l'anarchisme européen, souvent via Buenos Aires. Bien qu'ils considéraient l'IndienNE comme unE « paria », unE exploitéE, et même, sous l'influence de GONZALEZ PRADA ; qu’ils aient reconnu chez l'IndienNE le/la vraiE PéruvienNE reléguéE, marginaliséE, auquel ils s'identifiaient, leur conception stratégique à propos de la rédemption indigène est restée, bien des fois, retardataire par rapport au diagnostic de GONZALEZ PRADA. Il y avait des anarchistes comme Gliserio TASSARA, pour qui la rédemption de l'indigène consistait à les alphabétiser et les assister par l'intermédiaire d’agronomes qui leur révéleraient les procédés modernes pour augmenter la productivité (8). Et c'est parce que parmi les militantEs anarchistes, la culture et le rationalisme européen étaient considérés comme la clef de la rédemption de l'indigène. La foi positiviste dans la Raison, la Science, et la supériorité de la culture européenne, liée au profond rejet qu'ils/elles ressentaient pour l'odieuse, ankylosée et décadente oligarchie créole, qui s’auto-considérait représentante de la nationalité, créa chez eux/elles une attitude générale de mépris envers ce qui est péruvien (9).



Durant leur première période, les anarchistes ont rompu avec la nation oligarchique et ses traditions, mais devant le manque d'attaches avec l'autre Pérou, le Pérou indigène, ils/elles se sont limitéEs à assimiler une idéologie universaliste. Celle-ci leur offrait des instruments idéologiques suffisants pour développer théoriquement leur rejet du Pérou aristocratique, et les équipait aussi pour être à la tête du jeune et numériquement réduit mouvement ouvrier urbain, mais il ne suffisait pas pour élaborer une alternative de portée nationale qui servirait à soulever les Andes. Les cercles anarchistes urbains, qui se trouvaient relativement isolés du reste du pays, des masses paysannes, tournaient leur regard vers un océan duquel débarqueraient leurs espérances. Dans cet esprit s’exprimait Gliserio TASSARA dans La Protesta (10) :
« ….le courant civilisateur, qui part de l'Europe, se répand dans le monde, ne peut pas être arrêté sur nos plages par l'effort de l'un ou l'autre esprit archaïque, plus attaché à la tradition odieuse qu'à l'innovation justicière : ce n'est pas en vain que le Pérou est entré en contact moral et intellectuel avec d'autres pays de culture supérieure ».



En accord avec cette attitude, à côté des informations et commentaires sur les luttes ouvrières, et dans une moindre mesure sur l'actualité péruvienne plus large, La protesta, depuis ses débuts, reproduisit constamment des écrits des principaux théoriciens de l'anarchisme européen – KROPOTKINE, BAKUNINE, PROUDHON, GORI, MALATESTA, etc...- et relativement moins d'analyses de la réalité sociale péruvienne (qui abonderont au cours du temps). Généralement elle se conformait à la « vérification » de la règle universelle au court d'un conflit, ou avec la caractérisation d'un phénomène péruvien déterminé avec des vocables de validité universelle : « militarisme », « fièvre politique », etc.



D’Europe provenaient les idéologues, les mythes révolutionnaires du XIXème siècle, les avancées de la science (toujours écrites en majuscules dans La Protesta), le rationalisme, la civilisation moderne, le message du futur pour les pays retardés comme le Pérou. Le positivisme était, généralement, la philosophie des premierEs radicaux/ales péruvienNEs, parmi lesquelLEs a pris racine l'anarchisme. Le progrès matériel et la rédemption sociale marchaient enlacés vers un futur prometteur. Il en était tellement ainsi, qu'un des hebdomadaires considéré comme précurseur de l'anarchisme se dénommait La luz electrica (La Lumière électrique) (1886- 1897) (11).



La conception eurocentrée de l'histoire, selon laquelle le développement historique de l'Europe Occidentale est une ligne tracée que les autres pays plus retardés dans leur développement devront parcourir, et en relation avec laquelle il faut analyser ses réalités, se trouvait implicitement dans le raisonnement des anarchistes péruvienNEs ; même si, d’une certaine manière, elle avait déjà été questionnée par son idéologue le plus remarquable. GONZALEZ PRADA s'était référé en termes admiratifs à l’antique civilisation inca, la considérant, dans certains aspects, comme supérieure à celle de son temps, bien que refusant, à son tour, une quelconque prétention restauratrice (12).



Les anarchistes et le débat indigéniste



La « république aristocratique » (13) a souffert sa première fissuration sérieuse durant la courte présidence populiste de Guillermo BILLINGHURST (1851-1915, président du Pérou qui entra dans une série de conflits avec le congrès en raison de son projet de loi sociale moderne et de sa tentative de résoudre le litige Tacna-Arica , un conflit territorial avec le Chili. Cela provoqua un putsch militaire mené par le général Oscar R. BENAVIDES - NDT), entre juin 1912 et février 1914. En s'appuyant sur les couches populaires urbaines, BILLINGHURST a mis en échec l’oligarchie civile dominante, jusqu'à ce que celle-ci ait recouvré le pouvoir politique en recourant à un coup d'état militaire. Sa présidence a été une période d'avancées et de conquêtes pour le mouvement ouvrier urbain. Il n’y eut pas de modifications significatives en ce qui concerne le régime agraire et la situation de l'indienNE, bien que



BILLINGHURST soit parvenu à créer et à appuyer une commission d’enquête sur les abus et les spoliations commis contre les indigènes dans la région de Puno (ville du sud-ouest du Pérou, sur les rives du lac Titicaca NDT), qui conduisirent à une rébellion paysanne violemment réprimée.



Le mandataire de BILLINGHURST a été l'officier militaire Teodomiro GUTIERREZ CUEVAS, dont on suppose qu’il dirigea en 1914-15 le grand soulèvement indigène du sud, adoptant le nom de RUMI MAQUI (Ce soulèvement rassembla des milliers et des milliers de paysanNEs dans la province d’Azángaro, contre les spoliations par les propriétaire fonciers dans la région. Rumi Maqui signifie « Main de pierre - NDT). GUTIERREZ CUEVAS réalisa une enquête, durant laquelle il s'affronta aux gamonales locaux (gamonales est un mot utilisé dans le sud des Andes péruviennes pour désigner des propriétaires étrangerEs, coloniaux et brutaux, qui ont acquis des terres et une influence socio-politique en expropriant par des moyens illégaux et violents les membres des communautés indigènes appelées ayllus. NDT), lesquels exercèrent des pressions depuis le parlement national (lieu de pouvoir qui se transforma en bastion politique de l'oligarchie et au nom duquel s'effectua le coup d'état) qui furent repoussés par BILLINGHURST.). Sa chute a entraîné la destitution de GUTIERREZ CUEVAS et sa fuite du pays, jusqu'à sa supposée réapparition comme RUMI MAQUI (14).



L'ambiance créée durant la présidence de BILLINGHURST a encouragé et a donné une poussée aux activités humanitaires et dénonciatrices de l'association pro-indigène, créée en 1909, et qui demeurera active jusqu'en 1917. Pour les anarchistes, la période de BILLINGHURST a été complexe et contradictoire. D'un côté, les anarcho-syndicalistes organisés autour du journal La Protesta ont participé aux luttes ouvrières et profitèrent de leur essor, de l'autre, ils/elles se sont affrontéEs au phénomène dangereux d'un gouvernement qui a attiré dans ses rangs des dirigeantEs syndicaux/ales et a créé des organisations sociales sous sa tutelle, en alimentant l'illusion qu'il est possible de solutionner les questions sociales à l'intérieur du cadre de l'état.



C'est durant une période partiellement concordante avec celle de BILLINGHURST que se produit un changement fondamental dans l'attitude et les conceptions anarchistes par rapport à la condition indigène.



Au milieu des fissures de l'hégémonie oligarchique surgit et s'accentue une conscience indigéniste liménienne, et les anarchistes firent partie de ce processus. Le surgissement de la question indigène amènera finalement les anarchistes à réévaluer leurs postures eurocentristes initiales. Mais cela ne fut pas le résultat théorique de leurs débats idéologiques, mais la conséquence de leur rapprochement d’avec la réalité andine durant les convulsions sociales qui ont secoué le Pérou en ces années et de la pratique révolutionnaire dans laquelle les anarchistes s’impliquèrent.



Le virage ne fut pas immédiat. Les premières propositions de réévaluation furent refusées et seule la pratique put limer et transformer la position initiale, jusqu’à la consolidation d’une nouvelle posture radicalement différente.



La Protesta fut la principale tribune de l’anarcho-syndicalisme (15), qui jusqu’en 1919 constitua l’unique courant révolutionnaire organisé avec une idéologie élaborée. Malgré les persécutions, son opposition inflexible à tous les régimes en cours et ses difficultés financières, La Protesta fut publiée mensuellement, avec des irrégularités, entre 1911 et 1927, avec un tirage qui oscillait entre 1 500 et 3 000 exemplaires.



Dans leur majorité, les exemplaires de La Protesta étaient diffusés parmi les groupes anarchistes de Lima et de Callao (un port proche de Lima, qui est désormais englobé au sein de la capitale - Note du CATS) et parmi les ouvrierEs de la capitale. Il faut considérer qu’un certain nombre d’exemplaires étaient probablement lus par plus d’une personne. Il existait aussi un système d’échange avec des publications d’autres villes péruviennes, pas nécessairement anarchistes, mais à caractère social et ouvrier, ou de critique libérale. De même un vaste système d’échange était maintenu avec des publications anarchistes de l’étranger. Jusqu’au N°33 (3 octobre 1914), avec lequel débute une brève période de 2 mois où elle devint hebdomadaire et où elle commença à être vendue à prix fixe, La Protesta fonctionna sur le principe de la « Distribution volontaire », publiant des listes de donateurs/rices.



En janvier 1912, La Protesta a publié un article de B. S. CARRION « El Comunismo en el Perú » (Le Communisme au Pérou) (16). Cet article constitue la première révision, le premier indice d'une nouvelle conception, séparée déjà de l'eurocentrisme, qui cherche à baser ses perspectives révolutionnaires sur des éléments de la réalité péruvienne. Si l'on veut, il s'agit de la première tentative connue, de lier les aspirations futures de l'anarchisme avec le passé du Pérou. Au contraire de TASSARA, le regard de CARRION ne se dirige déjà plus vers l'océan, mais vers la Sierra, et le terme tradition acquiert une autre connotation :



« La coutume a force de loi, et la tradition c'est l'histoire des peuples qui n'ont pas laissé écrite la chronique de leurs propres événements. En parcourant certains des hameaux qui existent disséminés dans la jupe dilatée des Andes, il est resté en moi une douloureuse impression, la disparition d'un passé, qui a été peut-être meilleur que l'époque actuelle, économiquement considérée ».



Conséquent avec ses premières considérations, CARRION cherche à identifier et décrire des éléments qui perdurent comme des témoignages vivants du passé qui « a été peut-être meilleur » : la unya (le travail en commun) et le troc de produits. Sans idéaliser la situation de l'indienNE, sans cesser de signaler son état d'oppression. CARRION souligne les facteurs latents d'espérance, qui révèlent l’existence d'un potentiel de rédemption dans la réalité indigène elle-même :



« L'indienNE est par nature pacifique ; le démontre l'horreur qu'il/elle sent face à la conscription militaire (le recrutement), la haine contre les autorités pour les abus qu'elles commettent contre eux/elles, et le dédain naissant avec lequel ils/elles regardent les curés, lesquels jour après jour perdent (sic) l'influence qu'ils ont exercé d’une manière absolue ».



Les indigènes passent pour être de possibles sujets révolutionnaires et pas seulement des objets d'exploitation, d'analyses, de regrets ou d'instruction. Les facteurs de changement, est-il insinué, sont le produit d’une conjonction entre l'héritage de l'ancien communisme incaïque et la réaction de révolte face à l'exploitation.



L'objectif de ces appréciations n'est pas simplement descriptif et analytique. CARRION se propose d’indiquer une stratégie, un programme d'action basé sur celles-ci, et sa proposition n'est pas seulement inspirée par ses observations dans les petits villages dans les jupes des Andes. Il existe un facteur extérieur, non-européen, qui l'aide à fonder sa thèse ; une révolution mexicaine. Celle-ci peut avoir un «reflet » dans le Pérou, puisqu'il considère « qu'existent des analogies de divers ordres » entre les indienNEs du Mexique et ceux et celles du Pérou, principalement « l'exploitation servile à laquelle est soumis le prolétariat péruvien et spécialement l'indienNE des plateaux des Andes et de la montagne ».



Alors, nous ne serions pas seulement face à une première manifestation modérée d'une conception anarchiste qui viserait à s’andiniser et à se péruaniser, mais aussi face à un anarchisme latino-américanisé, ou plus précisément, en prenant la définition postérieure de HAYA DE LA TORRE (1895-1979, homme politique péruvien, fondateur de l'Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine, mouvement panlatino- américain qui sera dénommé aussi l’Aprisme - NDT), indo-américanisé.



Lamentablement, les thèses de CARRION autour de « comment pouvait être réalisé, la propagande envers les indienNEs avec pour fin de suivre l'exemple de celles et ceux du Mexique », ne sont pas arrivées jusqu'à nous. L'article se termine ici faute d'espace, avec une promesse de rapide continuation, mais celle-ci a brillé par son absence.



Les thèses de CARRION ont dû provoquer une forte polémique entre les anarchistes, et ont été rejetées par le groupe qui publiait La Protesta. Dans le numéro suivant il est publié, au lieu de la suite attendue et occupant un espace identique à l'article antérieur, un article signé par M. CARACCIOLO LEVANO (boulanger anarchiste très connu dans le mouvement tout comme son fils Delfin - NTD) fondateur du journal et considéré comme la figure la plus remarquable parmi les vétérans de l'anarcho-syndicalisme liménien. Sans mentionner expressément CARRION, CARACCIOLO LEVANO expose systématiquement les positions « orthodoxes » de l'anarchisme universaliste, rationaliste et positiviste par rapport à la question indigène.



Son article s'intitule « Rédemption indigène » (17), et il commence avec une série d’affirmations idéologiques, sur lesquelles s'appuieront les arguments postérieurs : « Instruire c'est racheter, Éduquer c'est moraliser... Il n'y a pas de progrès ni de civilisation sans liberté ». CARACCIOLO LEVANO ne voit rien de positif, aucun motif d'espérance, dans l'état actuel de l'indien ; l'exploitation ne provoque pas une réaction qui peut conduire à la rédemption indigène. Les exploiteurs/euses stimulent l'usage de l'alcool et de la coca qui « dégrade et abrutit » l'indien et, alors, l'unique rébellion possible est le crime. Bien que



CARACCIOLO LEVANO polémique contre les conceptions racistes des cercles aristocratiques dominants, il accepte, en revanche, le diagnostic de l'infériorité indigène, bien qu'en divergeant à propos de ses causes. Selon son opinion, les indigènes sont maladroitEs et dégénéréEs, non pas pour des raisons ethniques et biologiques, et ils/elles peuvent être extraitEs de leur passivité et incorporéEs au progrès humain seulement par la panacée du rationalisme :



« Comment sauver alors, l'indienNE de cette noire situation d'esclave, et de l'ignorance dans laquelle il/elle végète ? Par un seul moyen : par l'instruction rationnelle. En lui montrant ses devoirs et ses droits individuels et collectifs d'homme et de femme libre et conscientE, pour qu'il/elle sache sentir, penser et oeuvrer avec un orgueil et une volonté propre ; réveillant en lui/elle l'esprit de résistance et de rébellion.



En lui indiquant les moyens qu'il/elle doit mettre en pratique pour jouir du bonheur... En lui montrant que l'unique Vérité est dans la Raison et dans la Science... »



Bien que CARACCIOLO LEVANO ne se rapporte pas explicitement à l'article de CARRION, la polémique semble évidente. Plus encore, la discussion peut avoir des conséquences pratiques pour les militantEs anarchistes, par la manière dont CARACCIOLO LEVANO présente son Que faire ?, distinct de celui de CARRION, que La Protesta n'a pas publié. Selon lui, la mission de « ceux et celles qui véritablement s'intéressent à la rédemption de l'indienNE » doit être la formation d’instituteurs/rices indigènes, « les apôtres de propagande et d'enseignement », qui alphabétisent en Quetchua et éduquent «en lui inculquant les idées émancipatrices, et en le/la réveillant du profond marasme dans lequel il/elle sommeille ». Le premier pas pour la rédemption indigène passera par l'école rationaliste, où l'indigène andinE pourra recevoir la lumière que lui ramènent d'Europe les anarchistes.



Les conflits agraires et le virage conceptuel



L'ambiance rurale dans les mois suivants ne fut pas très propice pour le type d'activité, relativement tranquille et patient, proposé par CARACCIOLO LEVANO.



Celui-ci ne prit pas en compte l'état de rébellion endémique des paysanNEs indigènes dans les Andes du sud péruvien depuis la fin du siècle passé, ni l'aggravation des conflits ouvriers dans les haciendas (fermes) du nord capitaliste. En 1911-12 une violente rébellion paysanne a éclaté à Azángaro, qui a été cruellement réprimée par les gamonales de la région. La rébellion et les massacres en représailles ont été le prélude du soulèvement de RUMI MAQUI en 1915. Peu de temps après, dans le nord, en avril 1912, des milliers d' « enganchad@s » (il s’agit d’ouvrierEs agricoles endettéEs auprès du patron : le patron appâte les ouvrierEs avec un peu d’argent et des promesses puis les envoie travailler dans un lieu où ils/elles n’ont pas d’autres choix que de s’approvisionner auprès d’une épicerie aux prix exorbitants… possédée par le patron. Les ouvrierEs dilapident ainsi rapidement leur salaire de misère, finissent durablement endettéEs et doivent donc continuer à travailler pour le patron – Note du CATS) se sont déclaréEs en grève dans les haciendas sucrières de la vallée de Chicama. La grève a été violemment réprimée par les propriétaires de quatre des cinq haciendas au moyen de l'action conjointe de l'armée et des bandes armées, laissant un total de 150 travailleurs et travailleuses mortEs (18).



Les rébellions paysannes dans le sud ont eu dans La Protesta des répercutions moins importantes que le massacre dans la vallée de Chicama. Celui-ci a été maintes fois traité par le journal, qui semble ne pas avoir de nouvelles des hauts plateaux. Sans doute cela est dû à ce que la vallée de Chicama était une zone de relativiste développement capitaliste, plus intensément en relation avec les concentrations urbaines de la côte, avec un meilleur accès aux sources d'informations, et, comme nous le verrons, des agitateurs/rices sociaux/ales liéEs à l'anarchisme ont accompagné les événements et en ont témoigné. De toute manière, ce qui nous intéresse, c'est que CARACCIOLO LEVANO reste très éloigné de la réalité rurale de son époque quand il demande pour l'indienNE des instituteurs/rices rationalistes pour arriver à « réveiller en lui/elle l'esprit de rébellion ». Néanmoins, en se référant à la grève de Chicama dans son discours du 1er mai 1912, à seulement deux mois de l'article mentionné, le même CARACCIOLO LEVANO mettait au point d'une manière complètement distincte la situation de l'indigène (19). « Notre race indigène aussi, ces parias humiliéEs et dégradéEs... s'agitent et se rebellent avec audace et courage contre ses méchants oppresseurs ».



Les événements de Chicama réclamaient de la part des anarchistes de Lima un autre type d'activité, uneautre attitude. Les indigènes ne sont plus une « masse inerte » qu'on avait pour devoir de réveiller, mais qui se rebellait d'elle même, et c'était les anarchistes qui devaient s'adapter aux circonstances. Cette nouvelle attitude se reflète expressément, par exemple dans l'autocritique qui réitère d'élever le niveau d'organisation syndicaliste, alors que les anarchistes liméniens n'ont pas pu aider ni informer à temps, laissant les grévistes de Chicama « complètements seulEs dans la douloureuse campagne qu'ils et elles ont livré » (20).



Est dénoncé aussi dans La Protesta, l'emprisonnement à Trujillo (ville péruvienne du nord, la troisièmedu Pérou - NDT) de « l’infatigable propagandiste social REINAGA, et de l'honoré et vaillant journaliste radical Benjamin PEREZ TREVIÑO, directeur de La Razón de cette ville », en relation avec les événements de Chicama. REINAGA, un personnage multi-facettes, originaire de Callao, était un des fondateurs du mouvement ouvrier à Trujillo, et publiait à cette époque (à l'âge de 71 ans) son propre journal, « El jornalero (Le journalier) », dans lequel il propageait des idées anarchistes et syndicalistes (21). Les événements de Chicama ont provoqué un premier changement dans l'attitude de La Protesta, encore éloignée de la proposition faite par CARRION. À mesure que les militantEs anarchistes se trouvent plus informéEs et impliquéEs dans les conflits agraires, et qu'ils/elles s'approchent de la réalité indigène, une attitude se développe, celle dont la culmination sera une confluence ou une articulation de l'anarchisme avec le messianisme indigène de restauration du Tahuantinsuyo dans le cadre d'une utopie andine (22).



Il est également intéressant de vérifier, que depuis l'indigénisme également, on constate une évolution vers l'anarchisme. Un des personnages pour qui les événements de Chicama se sont convertis en un moment de définition idéologique a été M. HERMINIO CISNEROS. CISNEROS, agissant apparemment en tant que représentant de l'Association Pro-Indígena (Pro-Indigène) (23), a recueilli des témoignages de survivantEs et de proches des tuéEs (24). Le jeune homme, lié à la première organisation indigène péruvienne dédiée à la dénonciation des abus et au soutien des revendications autochtones, a été secoué et idéologiquement radicalisée par le massacre: « Dans la chaleur de cet événement barbare, devant tant d'infamie ... je suis devenu anarchiste ... (25) ».



CISNEROS est devenu un militant anarchiste et a amené à La Protesta son indigénisme à un moment clef, au cours duquel était en évolution la pensée anarchiste sur la question indigène. Il a surtout apporté une pratique de rapprochement et d’activité conjointe avec les indigènes, laquelle accélérerait le processus « d'andinisation » de l'anarchisme. Une des expériences de CISNEROS qui est resté inscrite dans La Protesta (26), était la tentative de créer le Centre d’Études Sociales « Libertad y Cultura » (Liberté et Culture) dans la localité de Pallasca.



Cela s'inscrivait dans le cadre de la conception exposée par CARACCIOLO LEVANO, et son objectif défini était « s'occuper de l'instruction ouvrière dans la région de la Sierra ». S’agissant d'une action culturelle et éducative qui était supposée ne pas inclure d'actions radicales à court terme, CISNEROS ne vit pas d'inconvénients à collaborer avec les autorités locales. Néanmoins, déjà lors de sa première assemblée publique, le 1er janvier 1913, une discussion échauffée s'est déroulée entre les autorités – qui comprennent subitement qui étaient les jeunes tant intéresséEs par le développement de la culture à Pallasca – et les anarchistes, incapables de dissimuler leurs objectifs. À ce qu'il semble, l'incident a condamné le centre culturel à l'échec. Les indigènes, pour leur part, ont montré un intérêt éveillé, qui a alarmé les autorités. Ont peut supposer que l'échec des expériences de ce type a été un des facteurs qui ont influé sur le changement de stratégie et d'attitude des anarchistes face à la question indigène.



En juin 1913, le n° 23 de La Protesta fut publié, dans lequel CISNEROS signe pour la première fois un article à Lima. Sa présence dans la capitale se fait remarquer par ses multiples collaborations dans le journal, spécialement pour ce qui concerne la question indigène. Mais l'observation de la réalité indigène n'a pas toujours produit une réévaluation claire dans l'attitude anarchiste. C'est ainsi que, dans le même numéro, une note a été publiée sous le titre « La Caravana Indígena » (La Caravane Indigène), signée par Benjamino SOTO y N., qui décrit l'exploitation des travailleurs/euses indigènes « enganchad@s » dans les haciendas de la côte durant la zafra (récolte de la canne à sucre).



Cependant sa solidarité authentique avec les travailleurs/euses indigènes, ne peut pas cacher une vision eurocentrée et paternaliste : « Pauvre race ! Esclave à force d'être maintenue dans l'ignorance et le fanatisme-...] nous les anarchistes, nous rapprocherons les indigènes de notre idéal - pour leur rédemption ».



De la même manière que dans le premier article de CARACCIOLO LEVANO, le manque d'instruction est considéré comme le principal facteur qui permet l'exploitation, alors que la clef de la rédemption pour les indigènes se trouve dans les mains des anarchistes. Plus encore, les traditions et les croyances indigènes (l'auteur souligne spécialement le fatalisme) sont tachées de « fanatisme », sans percevoir dans celles-ci de possibles éléments rédempteurs.



Dans les n°s 27 à 32, qui correspondent à la période entre novembre 1913 et septembre 1914, il n'y a quasiment pas de références à la question indigène, à l'exception d'une note sur la révolution mexicaine, dans laquelle sont soulignés l'occupation des terres par les paysans et le rôle révolutionnaire des anarchistes mexicainEs (27). La fausse impression créée par l'abandon de la question indigène dans les pages de La Protesta se transforme d’autant plus en surprise dans le n° 33, d'octobre 1914. Pendant que le journal se taisait, les militantEs anarchistes liéEs à celui-ci se livraient à un travail d'agitation parmi les travailleurs/euses ruraux/ales.



L’emprisonnement de deux agitateurs, ANTUÑANO Y MONTOYA, dans les haciendas de la vallée de Carabayllo (située au nord de la ville de Lima. NDT) a rompu le silence, apparemment calculé, sous le titre « La voz de un Campesino » (La voix d'un paysan), où sans signature, est dénoncé « ...l’emprisonnement arbitraire de nos camarades ».



La réalité sociale prenait des couleurs radicales et les anarchistes s'y trouvaient de plus en plus impliqués.



En octobre 1914, des mois après le renversement de BILLINGHURST, une tentative pour consolider le retour de l'oligarchie au plein exercice du pouvoir politique était mise en place, appuyée par l'armée, et par conséquent le climat politique ne se montrait pas très tolérant avec les agitateurs/rices sociaux/ales.



Les anarchistes, pour leur part, défiaient le régime et dirigeaient leurs dards contre « le militarisme », lequel n'apportait pas de motifs pour une attitude de tolérance de la part du gouvernement. Dans le sud, sur les hauts plateaux, un état constant d'agitation se faisait sentir parmi les indigènes, état qui culminerait au moment du soulèvement de RUMI MAQUI, un an plus tard. Les propriétaires terriens favorisaient unalarmisme qui justifiait leur répression contre les indigènes et les spoliations de ceux et celles-ci. Il n'existe pas d'indices à propos d'une participation des anarchistes ou d’une relation, quelle qu’elle soit, avec le soulèvement de RUMI MAQUI, excepté quelques vagues accusations que les gamonales locaux tentaient d'utiliser pour se justifier auprès de l'opinion publique de la capitale et pour presser le gouvernement d’envoyer des troupes répressives (28).



Cependant, avec ce scénario de fond, on peut comprendre pourquoi la propagande anarchiste envers les travailleurs/euses ruraux/ales indigènes a provoqué une réaction si violente de la part des autorités (peu de temps après ANTUÑANO fut déporté, étant de nationalité argentine).



Dans le même numéro que celui dans lequel on trouve des informations concernant les détentions, Elias MENDIOLA défend ses camarades, en repoussant les accusations des autorités qui « ont prétendu voir une incitation à l'émeute, à l'incendie et à la destruction... là où il y avait seulement un travail d'investigation et l'organisation de sociétés ouvrières... ». Bien que naturellement apologiste, sa description de l'activité propagandiste envers les manoeuvres indigènes semble intéressante. Il est évident qu'il s'agit d'une propagande beaucoup plus proche d'une agitation que d'un travail élémentaire d'instruction rationaliste recommandée par CARACCIOLO LEVANO. Les anarchistes ont assumé que la réalité dans les haciendas était propice pour capter des messages syndicalistes (29). L'allusion au « travail d'investigation » est spécialement intéressante car, sans autre indice, cela pourrait désigner une tentative plus sérieuse de la part des anarchistes de connaître et de s'approcher de la réalité indigène. Dans le cadre du climat répressif de l'époque, le journal conservateur El Comercio (Le Commerce) a publié un article d'avertissement contre les anarchistes, dans lequel ils/elles sont décrits comme des terroristes avec un style diffamatoire communément utilisé alors dans les diverses parties du monde, mais en ajoutant une accusation « péruvienne », destinée à provoquer une véritable phobie chez l'opinion publique : « ils/elles incitent les indigènes à une guerre de races » (30). Accusation évidemment rejetée par La Protesta (31).



Le virage conceptuel



Jusqu'à maintenant, nous avons vu comment les anarchistes liménienNEs de La Protesta ont traité le thème indigène et comment ils/elles ont été impliquéEs dans celui-ci entre janvier 1912 et octobre 1914.



La stratégie mise en place par B. S. CARRION a été rejetée et même pas publiée entièrement ; nous pouvons le déduire seulement en nous référant à son article introducteur. Par contre, le journal, par l'intermédiaire d'une des figures les plus connue de l'anarcho-syndicalisme, Manuel CARACCIOLO LEVANO, a présenté une attitude plus en accord avec ce que nous pouvons considérer comme les conceptions « orthodoxes » ou universelles de l'anarchisme. Nous avons vu aussi, comment la réalité des conflits ruraux aigus de l'époque, l'approche de la réalité indigène, et l'insertion (encore assez latérale) dans les luttes, nuancèrent et altérèrent la vision anarchiste. Même CARACCIOLO LEVANO, devant les événements de Chicama, seulement quatre mois après la publication de son article programmatique, présente une vision distincte, plus adaptée à la réalité andine de l'époque (32) :



« Les terres fertiles de nos montagnes n'ont pas besoin d'arrosages artificiels pour produire. Nos multitudes naissantes, dotées d'un raisonnement naturel, n'ont pas besoin de philosophies basochiennes (Lorsque les rois de France habitaient le palais royal de l'île de la cité, les juges, les procureurs et tous les gens de justice furent désignés sous le nom de clercs de la basoche, c'est à dire « clercs du palais » - NDT ) déformatrices de la vérité, pour se rendre compte de ce qu'elles doivent faire, pour se libérer des injustices... ».



Cependant, jusqu'à novembre 1914, il n'est pas arrivé que soit formulé dans les pages du journal anarchosyndicaliste un projet continuateur de celui présenté par CARRION. De nouveau dans le n° 39, du 21 novembre 1914, fut publié un article encore plus radical dans un rappel au passé andin face au présent d'oppression et de misère, dans son rapprochement vis à vis de l'utopie andine, et dans son rejet du déterminisme positiviste des conceptions eurocentristes de l'histoire. L'article signé par E. DE AROUET PRADA, s'intitule « Raza indígena », et dans celui-ci est affirmé que bien que les racines de l'exploitation actuelle se trouvent dans la conquête espagnole, la république, pour sa part, n'avait pas substantiellement changé la situation :
« Sur les décombres du Tahuantisuyo, les enfants de VALVERDE (1498-1541, missionnaire, parent de Francisco PIZARRO, nommé premier évêque de Cuzco en 1538 – NDT) et de PIZARRO (1475-1541, conquérant du Pérou -NDT) continuent l’oeuvre de destruction et de ruine de leurs pères. Le régime colonial ou vice-royal n'a pas disparu... Avec la république, si ses fondateurs/rices avaient de bonnes intentions, les politiciens d'après jusqu'à aujourd'hui n'ont rien fait, sinon de changer de noms dans l'abus, l'oppression et le crime... ». En caractérisant le régime d'exploitation comme colonial, les catégories raciales acquièrent un contenu social. Plus encore, en repoussant le concept déterministe du progrès historique, concept clef dans la vision eurocentriste, l'auteur proclame la supériorité des civilisations indigènes : « les aztèques et les quechuas ont été plus civiliséEs qu'eux (les conquistadors) ».



Dans le présent même se trouve en danger un des plus importants legs du passé indigène, « le communisme, qui survivait encore à toute destruction, est en train de disparaître à cause de l'ambition et de la faim canine des gamonales ». S'appuyant sur des citations de GONZALEZ PRADA qui soulignent le manque de sens des libertés formelles et bourgeoises de la république pour les indienNEs, l'auteur, simultanément à la critique, retombe plusieurs fois dans une description idéalisante du passé incaïque, en le comparant avec le présent, fruit de la conquête :
« Les envahisseurs/euses ont détruit le communisme impérial incaïque, pour exploiter les indienNEs au nom d'un maître ; ils/elles ont ravagé sa civilisation, au nom d'une foi menteuse, plutôt une barbarie, ils/elles ont démoli leurs monuments pour ériger des églises à un dieu malfaisant ; ils/elles ont exterminé, pour finir, la race ».



Les recours sémantiques utilisés pour présenter une image idéalisée de l'Empire des Incas, en limant les questions problématiques du point de vue de l'idéologie anarchiste, appellent l'attention. Le régime sous les incas est défini premièrement comme « Communiste » (avec une majuscule) et seulement comme « impérial » (avec une minuscule), en faisant ressortir l'importance de l'élément positif et en minorant le négatif. Ensuite, les temples religieux indigènes sont désignés comme « monuments », en présentant comme culture et art ce qui en idéologie anarchiste « orthodoxe » serait considéré comme superstitions et cultes destinés à maintenir le peuple dans l'ignorance et l'obéissance. La revendication implicite des cultes indigènes, comparés avec le christianisme, est plus claire dans le passage suivant, en la faisant s'exprimer par la bouche des indienNEs :
« … vous nous obligez à adorer votre dieu et à servir votre patrie, deux mythes féroces et sanguinaires que nous ne connaissons pas... ; Nous n'avons pas d'autres dieux que le soleil et la nature, ni d'autre patri que la terre sur laquelle nous marchons... »



L'auteur confond, que ce soit intentionnel et de manière démagogique, ou bien sincèrement, le culte aux astres et les phénomènes de la nature avec la foi positiviste, rationaliste et moderne dans les lois de la nature. De cette manière, l'idéalisation du Tahuantisuyo devient beaucoup plus digestible pour les anarchistes modernes ; un pont se crée entre le passé idéalisé et l'idéologie progressiste et révolutionnaire du présent, porteuse du futur. De la même manière, après avoir présenté ses arguments en les faisant s'exprimer par la bouche des indienNEs, l'auteur exprime ce qu'il considère comme un état de conscience, insinuant un discours propagandiste possible pour les agitateurs/rices indigènes.



Et ce ne sera pas l'instruction rationnelle, ni même l'agitation anarchiste qui libèrera les indigènes mais la rencontre messianique avec les mythes du passé. On dirait que l'auteur veut se connecter avec ce qu'il considère comme les mythes existants dans la mémoire collective des indienNEs.



La possibilité de rédemption est abordée dans les termes du messianisme andin, qui effectivement caractérise les soulèvements indigènes les plus importants : « Si un nouveau José Gabriel CONDOR CANQUI (TUPAC AMARU) ne vient pas racheter cette race spoliée... » (1738-1781, TUPAC AMARU II, descendant de TUPAC AMARU I, dernier Sapa Inca, exécuté par les espagnols au XVIe siècle et chef d’un des plus grands soulèvements indigène latino-américains. En 1780 les rébellions de TUPAC AMARU II et TUPAC KATARI éclatent dans le haut Pérou. TUPAC AMARU II finit exécuté en 1781.Il demeure une figure mythique pour de nombreux mouvements indigènes. NDT). Il est notable que, huit ans auparavant, le journal anarchiste Los Parias, en réclamant aussi le leader rédempteur, convoquait l'exemple européen de SPARTACUS (Esclave thrace, qui selon des sources romaines, a dirigé la rébellion la plus importante contre l'empire romain. NDT) (33). Cependant, AROUET PRADA éclaircit l'objectif qui est de continuer à propager les idéaux anarchistes, puisque quand « les indienNEs se pénétreront de l'esprit libertaire et comprendront l'idéal anarchiste, ils/elles auront obtenu leur libération définitive ». Mais maintenant le chemin passe par la rencontre entre les anarchistes et les indigènes sur le terrain de la mémoire collective, du communisme incaïque passé et des rébellions des siècles passés, depuis la conquête. AROUET PRADA aborde la critique, d'une manière très directe et explicite, des anarchistes qui se refusent à voir dans un régime impérial et despotique un drapeau à arborer :
« Que dire aux indienNEs ? Sous le communisme et le gouvernement socialiste – autoritaire – des Incas, ils/elles ont vécu heureux/ses... En vérité, les indienNEs ne manquaient pas de pain, d'un toit et d'un manteau sous ce gouvernement patriarcal. Un historien croassait « Oh ! Le despotisme », en se référant à ce gouvernement. Mais il devait en être ainsi à cette époque (un certain type de déterminisme historique malgré tout). À ceux ou celles qui déplorent le despotisme des Incas, nous leur demandons : les hommes et les femmes d'aujourd'hui sont-ils/elles véritablement tous/tes libres ? … les indienNEs étaient plus heureux/euses sous le despotisme de Incas que sous la tyrannie des vices-rois et des présidents. Sous l'empire socialiste autoritaire – non libertaire – ils/elles ne manquaient pas de pain, de toit et de manteaux, ni n'ont subi le fouet, le sabre ... "



Il recommence à nouveau à réaffirmer la supériorité de la civilisation inca, en différenciant la modernité technologique et la supériorité morale ou humaine :
« La civilisation même des Incas a été plus humaine que celle des conquistadors. En effet, ceux-là n'ont pas connu les guerres religieuses, ni les guerres politiques ou patriotiques des dix dernières années de la colonisation européenne... L'actuelle boucherie et désolation européenne est également une preuve que la civilisation du XXème siècle est « une barbarie de gant blanc ». ».



La première guerre mondiale, avec ses horreurs, déjà dans ses premiers mois, a provoqué de profonds changements dans la conception du progrès, en cassant l'optimisme historique du déterminisme positiviste et en se convertissant en un des facteurs dans la réévaluation de différentes idéologies canonisées, même au sein de l'anarchisme. En Amérique Latine, la guerre européenne a produit une grande désillusion vis à vis de la civilisation du vieux continent, promouvant une intense recherche de propres sources de références et d'inspiration, et encourageant dans quelques pays, comme au Pérou, une revendication du passé indigène. Le virage conceptuel au sein de l'anarchisme péruvien n'a pas été complet, des résidus de la conception antérieure sont quand même restés,et il n'a pas été nécessairement partagé au même degré par tous/tes les anarchistes de La Protesta De toutes manières, il a caractérisé les anarchistes liéEs aux révoltes paysannes des années 20 et a transcendé l'anarchisme pour comprendre, à des degrés différents et diverses nuances, les indigénistes radicaux/ales durant le oncenio (« onze années ») de LEGUIA (le terme oncenio désigne la période de dictature de LEGUIA, le président du Pérou de 1908 à 1912 et de 1919 à 1930 - NDT). Déjà en 1915, la nouvelle synthèse idéologique se traduisait dans la brochure propagandiste



La Anarquía en El Perú, publiée par Juan Manuel CARREÑO, lequel présente l'anarchisme moderne comme « la continuation évolutive du sublime communisme incaïque » (34), ni plus, ni moins.



Les conceptions exposées dans l'article de E. de AROUET PRADA constituent un moment clef dans le processus « d'andinisation » de l'anarchisme liménien représenté par La Protesta. La question indigène cesse d'être observée par le regard des costeñ@s (péruvienNEs de la côte), par celui des européenNEs, par celui des représentantEs d'une culture moderne, rationnelle, porteuse de la science, de la vérité et de la rédemption sociale, au moyen de sa théorie révolutionnaire. Celle-ci est encore éminente, mais elle ne réside dans aucune supposition « du progrès humain » inhérent à la civilisation occidentale et moderne.



Les indienNEs atteindront les idéaux anarchistes, et avec ceux-ci la libération elle-même, en se rencontrant avec les anarchistes dans leurs propres mythes, dans leur mémoire collective du communisme incaïque passé, dans les pratiques collectivistes et dans l'aide mutuelle grâce qui survivaient encore, dans leurs croyances, plus relatives à la nature – et de ce fait plus proches de la science- que le christianisme des descendantEs de conquistadors. Les anarchistes péruvienNEs commencent à regarder jusqu'à la sierra et depuis la sierra. Ils/elles ne restent pas à attendre que les vagues du progrès baignent les côtes du Pérou et eux/elles, les anarchistes de la côte, trempéEs par celles-ci, répandent leur message dans la sierra au moyen de la formation d’instituteurs/rices indigènes acculturéEs.



Nous pouvons signaler différents facteurs qui ont influé sur ce processus :



1. Comme facteur de fond, l'accentuation des conflits sociaux agraires comme résultat de la création d'haciendas capitalistes (principalement au centre et au nord du pays) et de l'incorporation d'autres au marché mondial (ce qui beaucoup de fois se confond avec le terme de « modernisation »). En même temps que cela aggrave à la fois les conflits existants et en crée d'autres nouveaux, cela leur donne une plus grande diffusion publique au niveau national. C’est à dire que cela rapproche la sierra de la côte, en intégrant de plus grandes régions du pays.



2. La participation croissante des anarchistes dans les conflits agraires, durant lesquels, ils/elles apprennent et pénètrent la réalité (économique, sociale, culturelle et mentale).



3. L'origine péruvienne du radicalisme politique de GONZALEZ PRADA a créé pour ses adeptes un antécédent qui leur a permis de critiquer la réalité péruvienne depuis celle-ci et pas seulement depuis les paradigmes de l'anarchisme universel.



4. Le processus d'andinisation de l'anarchisme est une partie du développement de l'indigénisme au Pérou, qui est arrivé à son apogée durant les années 20. Les anarchistes ne s'abstraient pas des processus sociopolitiques et intellectuels du pays.



5. Paradoxalement, le désenchantement européen vis à vis du positivisme, depuis les débuts du siècle, a contribué à la déseuropénisation de l'anarchisme péruvien. Nous ne disposons pas d'évidences au sujet de l'influence d'un penseur comme SOREL (1847-1922, philosophe et sociologue français, un des théoriciens du syndicalisme révolutionnaire et un des principaux introducteurs du marxisme en France. NDT) ; le manque de références dans La Protesta ne signifie pas que son oeuvre, directement ou indirectement, n'était pas connue par quelques unEs des anarchistes (35). Ce qui peut être quand même supposé, c'est que les philosophies anti-positivistes européennes sont arrivées à Lima durant cette décennie, en influant sur les modes intellectuelles de cette province culturelle.



6. La révolution mexicaine, avec ses messages de réforme agraire, revendication du/de la paysanNE indigène, de nationalisme et de nativisme, et la participation à celle-ci d'anarchistes a impacté aussi les anarchistes péruvienNEs, en offrant pour la première fois un modèle d'inspiration non européen.



7. La première guerre mondiale, cette expression de « barbarie avec des gants blancs », a accéléré le processus de désenchantement vis à vis de la civilisation européenne moderne, en promouvant en Amérique Latine la recherche d'une alternative propre qui se nourrit de valeurs et de concepts américains, ou, au moins, des développements dans une interaction avec la réalité américaine. Jusqu'à sa reformulation par le stalinisme, la guerre a balayé le déterminisme positiviste dans le camp révolutionnaire, en cassant aussi la supposée corrélation entre progrès matériel et moral.



L'anarchisme andinisé, et son expression pratique dans le Comité Pro-Droit Indigène Tahuantinsuyo (36) durant les grandes rébellions indigènes de la décennie des années 20, peuvent être considérés comme une des sources inspiratrices de MARIATEGUI (1894-1930, écrivain, philosophe, journaliste et activiste politique péruvien du début du XXème siècle, introducteur du Marxisme au Pérou et fondateur du Parti Socialiste NDT) et d’HAYA DE LA TORRE dans leurs recherches de synthèses originales entre les théories révolutionnaires, d'origine européenne, et la réalité sociale et culturelle du Pérou et Amérindienne, pensées depuis celles-ci. La synthèse crée par MARIATEGUI entre le marxisme et l'indigénisme, et l'esprit indigène des « 7 essais » (Les « 7 essais » sont une interprétation de la réalité péruvienne, où MARIATEGUI examine la situation économique et sociale du Pérou. Cet ouvrage est considéré comme le premier document d'analyse de la société latino-américaine. Retraçant l'histoire économique duPérou, le livre traite aussi du « problème indien » et de ses liaisons avec le « problème agraire » - NDT), peuvent être considérés comme une prolongation, plus élaborée, brillante et avec une plus grande solidité théorique, du virage conceptuel initié par les anarchistes.



Entre 1913 et 1915, dans La Protesta un nouveau discours révolutionnaire a été conçu. Pour la première fois (37), les révolutionnaires porteurs/euses de théories universalistes d'origine européenne ont recouru à la mémoire collective indigène, à ses mythes, s’adaptant à ce qu'ils/elles percevaient comme étant la réalité andine dans toutes ses dimensions (objectives et subjectives), en modifiant pour cela leur concepts et leurs prémisses, et créant une nouvelle utopie andine.



Dans la rencontre entre l'anarchisme liménien et le monde andin, il y a deux sujets. Nous avons analysé comment la rencontre a impacté l'un d'eux, provoquant un changement significatif dans son attitude, dans sa perception de l'autre, jusqu'à devoir introduire des changements dans son idéologie. Les anarchistes de La Protesta ont été les protagonistes de cette petite histoire.



Une autre étude, probablement plus intéressante et difficile, pourrait être faite en analysant la rencontre depuis la perspective des indienNEs. On pourrait aussi tenter une comparaison critique entre ce que les anarchistes considéraient comme étant les mythes et la conscience collective des indienNEs, et ce que ceux et celles-ci pensaient réellement. Mais, cela serait alors d'autres histoires.



NOTES :



1. KAPSOLI Wilfredo, Ayllus del sol – Anarquismo et utopia andina, ed. Tarea, 1984.
2. Extrêmement illustrant est le texte d'une conférence de Angelina ARRIATA prononcée en 1920 et reproduite par KAPSOLI dans Ayllus del Sol..., pp. 194-196.
3. Il y a une longue liste de travaux et de livres sur GONZALEZ PRADA. Pour cet article, les dates biographiques ont été extraites principalement du prologue de Bruno PODESTA à son Pensamiento político de GONZALEZ PRADA, Lima, GREDES 1988, et du prologue de Luis Alberto SANCHEZ (qui s'est occupé longuement de la vie de GONZALEZ PRADA dans son livre DON MANUEL et dans d'autres oeuvres) à Horas de Lucha, Lima, PEISA, 1989.
4. BASADRE a analysé psychologiquement et sociologiquement le phénomène de GONZALEZ PRADA dans son fameux ouvrage Perú: Problema y Posibilidad, Lima, 1931, pp. 166-170. Là, il le caractérise comme un descendant d'une aristocratie décadente, embourgeoisé, aigri jusqu'à se convertir en un « un apostat », qui vit dans un continuel « suicide » de classe, dont l'expression maximale fut son passage à l'anarchisme.
5. La révolution victorieuse du légendaire chef Nicolas DE PIEROLA (1839-1913) homme politique péruvien, président du Pérou de 1879 à 1881, puis de 1895 à 1899. NDT), en 1895, a culminé avec l'incorporation de son parti aux institutions « civilistes », ce qui a permis une brève ère de normalisation considérée comme l'essor de la « république aristocratique ».. Les propriétaires fonciers moyens, les commerçantEs et les « docteurs » provinciaux/ales, qui ont appuyé PIEROLA et ont constitué l'opposition à la vielle oligarchie liménienne, ont été, dans leur majorité, absorbéEs et ils/elles se sont mis à faire partie de la nouvelle aristocratie agrandie. Ils/elles ont été ceux et celles qui se sont convertiEs en agents du pouvoir de l'état et de l'incorporation au marché international dans les provinces andines. C'est de leur part qu'ont surgit quelques unEs des gamonales qui se lancèrent dans l’affermissement leur pouvoir en s'emparant des terres des indigènes, se convertissant ainsi en grandEs propriétaires terriens.
6. « Les groupes de créoles et d'étrangerEs qui habitent la bande de terre située entre le Pacifique et les Andes ne forment pas le Pérou : la nation est formée par les foules d'IndienNEs disséminées dans la bande orientale de la cordillère » ; discours prononcé en 1888 dans le théâtre Politeama de Lima, et y compris dans Paginas Libres.
7. « Nuestros indios » dans Horas de lucha, pp. 205-221. Dans une note Luis Alberto SANCHEZ signale : À partir de cet article de PRADA à propos de l'indienNE, la présentation de cette question dans la littérature sociologique péruvienne change radicalement... L'essai imprima un violent virage aux travaux indigénistes et il est l'inspirateur direct des travaux de Pedro ZULEN, Victor HAYA DE LA TORRE, Jose Carlos MARIATEGUI, José URIEL GARCIA, et Luis E.VALCARCEL ». Sans nier l'importance de son essai et de son projet, il y a une sorte d'exagération à le considérer comme l'inspirateur de tous les auteurs mentionnés, spécialement si nous prenons en compte que la première publication posthume de l'article de GONZALEZ PRADA, eut lieu seulement en 1924. ZULEN décédera quelques mois plus tard ; VALCARCEL alignait déjà plusieurs années d'études du thème indigène.
8. Dans le journal Los Parias, N° 47, 1909, cité par KAPSOLI dans Ayllus del Sol …, p. 174.
9. Garcia SALVATECCI, dans El anarquismo frente al marxismo y el Perú (Lima, Mosca Azu Ed., 1972), met l'accent sur la relation entre le surgissement de l'anarchisme au Pérou et la banqueroute du vieux Pérou aristocratique mise en évidence pendant la guerre contre le Chili. De là : « Il y a une méfiance chez les péruvienNEs, alimentée par une vision pessimiste de notre histoire. Il y a un besoin de rupture avec le passé ». Francisco MOSTAJO a déjà souligné dans sa thèse de doctorat présentée et publiée en 1913, Algunas ideas sobre la cuestión obrera (Contrato de enganche) (Arequipa, Tip. Quiroz), la problématique spéciale de la question ouvrière au Pérou, dérivée de la question indigène et de l'incompréhension de celle-ci de la part des anarchistes. Dans ce contexte il se réfère « aux agitateurs/rices des idées libertaires », qui dans le milieu national apparaissent déracinéEs, pp. 8-9.
10. La Protesta, N° 11, décembre 1911.
11. Garcia SALVATECCI, El anarquismo frente..., pp. 114-115.
12. « Nuestros indios », dans Horas de Lucha, pp. 216-7 et p. 220.
13. Le terme fut utilisé pour la première fois par Jorge BASADRE, et il a été repris plus tard par Manuel BURGA et Alberto FLORES GALINDO. Il se réfère à la période qui débute avec le gouvernement de Nicolas DE PERIOLA EN 1895 et culmine en 1919 avec LEGUIA. C'est l'époque à laquelle « l'oligarchie de propriétaires fonciers, commerciale et financière a exercé directement le pouvoir politique... ». Pour appartenir à la classe dominante à côté du pouvoir économique, il était exigé l'élévation à un certain style de vie et de faire partie d'une structure déterminée de parenté ». BURGA-FLORES GAFNDO, Apogeo y crisis de la Republica Aristocrática, Lima, Eds. Rikchay Pérou, 1991, p. 7.
14. La rébellion de RUMI MAQUI et les relations entre GUTIERREZ CUEVAS et BILLINGHURST ont été analysées par Jose TAMAYO HERRERA dans son oeuvre Historia social et indigenismo en el Altiplano, Lima, Eds. Treintaitrés, 1982, pp. 202-217. Sur la rébellion même existent diverses versions et différentes questions non éclairées. À un certain moment, les rebelles ont publié des appels à la restauration du Tahuantinsuyo. La rébellion a été rapidement et facilement étouffée. Néanmoins les réactions des différents groupes sociaux ont été telles qu'elles firent se transcender le mouvement beaucoup plus en avant que ses magnitudes originales, en donnant naissance à une véritable légende. Au sujet du légendaire RUMI MAQUI, FLOREZ GAFNDO écrit : « Si le personnage n’existait pas, il était nécessaire de l'inventer », dans Buscando un Inca : Identitad y utopia en los Andes, Lima, 3a. ed., Editorial Horizonte, 1988, p. 307.
15. Les aspects syndicalistes de La Protesta ont été couverts par Piedad Pareja dans son Anarquismo y sindicalismo en el Perú, Lima, Eds.Rikchay Pérou, 1978. Sur le développement du mouvement ouvrier, voir le travail de Denis SULMONT, El movimiento obrero en el Perú 1900-1956, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 1975.
16. La Protesta, N° 12, janvier 1912.
17. La Protesta, N° 13, février 1912.
18. Felipe DE OSMA - mandataire, rapport sur les grèves du nord, Lima, 1912.
19. La Protesta, N° 15, avril et mai 1912.
20. Idem, note signée par POKEL.
21. Sur REINAGA, Demetrio RAMOS RAU a écrit dans Mensaje de Trujillo - del anarquismo al aprismo, Lima, Instituto Nor-Peruano de desarrollo económico social, 1987, pp. 60-64.
22. Le terme « utopie andine » est utilisé dans des contextes distincts et avec des acceptions variables. Celui qui l'a le plus analysé depuis un point de vue historique est Alberto FLORES GALINDO, dans son livre Buscando un Inca... ; là il le définit : « L'utopie andine ce sont les projets (au pluriel) qui essayaient de faire face à cette réalité, des tentatives pour naviguer à contre courant pour faire fléchir tant la dépendance que la fragmentation. Chercher une alternative dans la rencontre entre la mémoire et l'imaginaire : le renouveau de la société incaïque et le retour de l'inca. Retrouver dans la réédification du passé la solution aux problèmes de l'identité », p. 19.
23. KAPSOLI mentionne Herminio CISNEROS comme le délégué de l'association Pro-Indigène de Huaraz dans : El pensamiento de la Asociación Pro-Indigena, Cusco, Centre Bartolomé de Las Casas, 1980, p. 11.
24. La Protesta, N° 23, juin 1913.
25. Idem.
26. La Protesta, N° 19 et N° 20, janvier et avril 1913, respectivement.
27. La Protesta, N° 30, mai 1914.
28. TAMAYO HERRERA écrit : « Les prolégomènes du soulèvement semblent pouvoir remonter au mois d’août et de septembre 1915 ; c'est également durant ce mois d'août que Bernandino ARIAS ECHEÑIQUE avait accusé le leader indien José MARIA TURPO de préparer une rébellion anarchiste …», dans Historia social y indigenismo en el Altiplano, p. 209.
29. BLANCHARD signale que, durant 1913 et 1914, on note un développement dans les activités syndicales parmi les travailleurs/euses des plantations des régions proches de Lima, en partie dû à l'influence des agitateurs/rices anarchistes : The Origins of the Peruvian Labor Movement - 1883-1919, p.130.
30. El Comercio, 19 octobre 1914, ed. de la tarde.
31. La Protesta, N° 36, 24 octobre 1914.
32. Discours du 1er mai 1912, dans La Protesta, N° 15.
33. Los Parias, N° 23, 1906, cité par KAPSOLI dans Ayllus del Sol..., p. 175.
34. GARCIA SALVATECCI interprète cette affirmation comme un simple point de départ rhétorique, dans El anarquismo frente..., p.117. Depuis notre point de vue, une telle affirmation deviendrait la culmination du processus d'évolution idéologique que nous avons présenté.
35. Guillermo ROUILLON, dans La creación heroica de José Carlos MARITEGUI – La edad de piedra, 1975, pp. 208-221, situe la découverte de SOREL de la part de MARIATEGUI pour l'année 1918, et mentionne l'intellectuel socialiste Victor MAURTUA et des immigrants italiens, sympathisants anarchosyndicalistes, comme ceux qui l'ont introduit aux oeuvres de SOREL.
36. La participation anarchiste dans le comité et les liens, durant les années 20, avec les mouvements millénariste et restaurationnistes a été détaillée par KAPSOLI. Le comité « Tahuantinsuyo » ne soutenait pas officiellement ces objectifs et à ses commencements il fut même appuyé formellement par le régime de LEGUIA, qui a essayé de patronner un indigénisme officialiste comme outil dans sa lutte pour briser le pouvoir de l'oligarchie civiliste. En 1923, quand le caractère révolutionnaire du comité s'est fait évident et que les rébellions indigènes ont proliféré, LEGUIA a déclaré sa dissolution et a commencé à persécuter ses activistes. Jusqu'alors, les anarchistes qui avaient agi dans le cadre du comité avaient dû dissimuler leur idéologie face au régime et assumer des positions restaurationnistes dans l'agitation ; cela aurait été impossible sans le virage conceptuel préalable que nous avons signalé.
37. Il faut éclaircir que, bien qu'il s'agit de la première fois que cela arrive dans un mouvement révolutionnaire avec une idéologie universelle, le général Andres CACERES (1833-1923, militaire et homme politique péruvien, président du Pérou de 1886 à 1890 et de 1894 à 1895, considéré comme un des héros de la résistance à l'occupation chilienne durant la guerre du Pacifique en 1879-1884 - NDT), à l’occasion de l'organisation de guérillas de résistance à l'occupation chilienne, s'était déjà dirigé vers l'imaginaire indigène, avec des promesses de dévolution de terres, pour obtenir l'appui des paysanNEs indigènes, pour qui, selon les anecdotes de l'époque, la guerre n'avait pas plus de signification qu'une lutte entre « le général Chili » et « le général Pérou ».



* GERARDO LEIBNER est historien uruguayen de l’université de Tel Aviv depuis 1999, ses principaux domaines d'étude portent sur l'histoire de la gauche politique en Uruguay et au Pérou, et sur l'autochtonie NDT).
* Traduction de Gilles Ozanne, aimablement transmise à Alter Autogestion
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