Cet article a été publié dans "Autogestion hier, aujourd'hui, demain", Coll. Lucien Collonges, Syllepse, mai 2010.
Richard Neuville *
Après cinq siècles de domination coloniale, impérialiste, oligarchique et néolibérale, au cours desquels les ressources naturelles des pays de l’Amérique latine n’ont cessé d’être pillées, le système hégémonique impérial et unipolaire est de plus en plus contesté. En effet, l’émergence du mouvement indigène1 comme acteur social et politique est probablement un des événements les plus décisifs dans l’Amérique latine contemporaine. Dans sa diversité, il se construit progressivement comme un mouvement social de dimension régionale avec un contenu universaliste et une vision globale des processus sociaux et politiques mondiaux.
Le cinquième centenaire de la colonisation espagnole et la campagne «500 ans de résistance» en 1992 ont été pour tous les peuples originaires de l’Amérique latine l’occasion de redécouvrir les civilisations précolombiennes dont ils sont les descendants et de revendiquer la reconnaissance de leurs droits. Depuis, le mouvement indigène a cessé d’être un simple mouvement de résistance pour adopter une stratégie offensive de luttes, y compris en posant la question de l’accès au pouvoir dans la région andine. Ce mouvement a entrepris une critique profonde et une rupture vis-à-vis de la vision « eurocentrique » de la structure du pouvoir colonial. Il se présente comme un mouvement de civilisation capable de récupérer l’héritage des civilisations originelles. Il a engagé un processus de récupération d’identités, de connaissances et de production de savoirs qui lui a permis de résister à plus de 500 ans de domination. Il s’est converti en sujet politique et en un mouvement porteur d’un projet collectif et émancipateur. Des expériences riches et diverses de transformation sociale modifient la physionomie politique, économique et culturelle de la région, qui rompent avec l’héritage colonial et la vision occidentale dominante. Ce processus de transformation implique la récupération de l’histoire, la création de matrices théoriques et méthodologiques de production de connaissances capables de rendre compte de la complexité et la densité de la réalité sociale. Il implique également la récupération de la connaissance millénaire et ancestrale, les savoirs et les manières de concevoir le monde pour reconstruire la mémoire collective et construire des identités et des projets de société.
Richard Neuville *
Après cinq siècles de domination coloniale, impérialiste, oligarchique et néolibérale, au cours desquels les ressources naturelles des pays de l’Amérique latine n’ont cessé d’être pillées, le système hégémonique impérial et unipolaire est de plus en plus contesté. En effet, l’émergence du mouvement indigène1 comme acteur social et politique est probablement un des événements les plus décisifs dans l’Amérique latine contemporaine. Dans sa diversité, il se construit progressivement comme un mouvement social de dimension régionale avec un contenu universaliste et une vision globale des processus sociaux et politiques mondiaux.
Le cinquième centenaire de la colonisation espagnole et la campagne «500 ans de résistance» en 1992 ont été pour tous les peuples originaires de l’Amérique latine l’occasion de redécouvrir les civilisations précolombiennes dont ils sont les descendants et de revendiquer la reconnaissance de leurs droits. Depuis, le mouvement indigène a cessé d’être un simple mouvement de résistance pour adopter une stratégie offensive de luttes, y compris en posant la question de l’accès au pouvoir dans la région andine. Ce mouvement a entrepris une critique profonde et une rupture vis-à-vis de la vision « eurocentrique » de la structure du pouvoir colonial. Il se présente comme un mouvement de civilisation capable de récupérer l’héritage des civilisations originelles. Il a engagé un processus de récupération d’identités, de connaissances et de production de savoirs qui lui a permis de résister à plus de 500 ans de domination. Il s’est converti en sujet politique et en un mouvement porteur d’un projet collectif et émancipateur. Des expériences riches et diverses de transformation sociale modifient la physionomie politique, économique et culturelle de la région, qui rompent avec l’héritage colonial et la vision occidentale dominante. Ce processus de transformation implique la récupération de l’histoire, la création de matrices théoriques et méthodologiques de production de connaissances capables de rendre compte de la complexité et la densité de la réalité sociale. Il implique également la récupération de la connaissance millénaire et ancestrale, les savoirs et les manières de concevoir le monde pour reconstruire la mémoire collective et construire des identités et des projets de société.
L’émancipation vis-à-vis du joug et de l’héritage colonial, le cheminement et la déconstruction réalisés se sont avérés fondamentaux pour structurer des mouvements sociaux et politiques susceptibles de faire émerger un autre mode de rapports sociaux. Le mouvement indigène a élaboré de nouveaux concepts comme celui d’état plurinational qui interroge la notion d’Etat-nations qui se sont avérés extrêmement discriminants. Il a récupéré certaines valeurs comme le « bien vivre » en harmonie avec la « terre-mère » pour réaffirmer ses identités. Il se structure en tant qu’unité géographique et historique en se coordonnant comme lors du Forum social mondial (FSM) de Belém. Sans vouloir effectuer une analyse comparée, nous rappelons brièvement que les processus d’organisation et les spécificités varient selon les pays andins. Nous avons choisi de développer plus particulièrement le cas de la Bolivie qui est le processus le plus abouti puisque ce pays est dirigé par un « indien » depuis 2006. Dans ce pays, l’émergence de l’indianisme dans les années 70 a contribué à l’éveil des consciences et à structurer le mouvement paysan et indigène. L’accumulation de forces et d’expériences de luttes contre le néolibéralisme et l’engagement institutionnel des mouvements sociaux via un « instrument politique » atypique ont permis d’entrevoir le changement et l’accès au pouvoir. La victoire d’Evo Morales résulte indubitablement de cette conjonction. En articulant l’indianisme, le marxisme et le nationalisme révolutionnaire, c’est une forme de gestion et une nouvelle conception du pouvoir qui se sont imposées.
Le colonialisme et la vision eurocentrique
Comme pour toutes les formes de colonisations dans le monde, celle de l’Amérique latine s’est caractérisée par une extrême violence, un pillage incommensurable, un modèle d’exploitation des peuples originaires et de domination raciste et culturelle que résume Álvaro García Linera2 :
« La colonisation a organisé toute la zone andine en deux républiques, celles des Indiens et celle des Espagnols, avec des législations séparées mais aussi des fonctions sociales différenciées : les terres, le pouvoir politique, la culture et la langue légitimes, le contrôle des mines, des entreprises et des commerces aux mains des Espagnols ; le travail servile, l’obéissance, le langage proscrit, les dieux clandestins et la culture stigmatisée aux mains des Indiens. La colonisation de l’Amérique, comme toute colonisation, a été un coup de force établissant une division entre dominants et dominés, possesseurs et dépossédés ; mais avec cette différence que la « naturalisation » de ce coup de force brutal, sa légitimation, sa lecture et sa justification, se sont faites au nom d’une supposée différence des cultures (« certaines davantage faites pour gouverner, d’autres pour être asservies »), ou de la différence des religions (« certaines plus civilisées, d’autres plus profanes »), ou de la différence des races (« certaines plus humaines et rationnelles que les autres ») ».
La terre des indigènes, qui fut expropriée lors de la colonisation européenne, n’est pas uniquement un moyen de production fondamental. Elle a un sens plus profond dans la forme d’existence des peuples indigènes : elle est la « mère qui nous accueille » ou « Pachamama », l’espace où la vie se crée et se recrée. Cette relation profonde entre l’homme et la terre en tant que source de vie s’opposa radicalement à celle du colonisateur qui voyait la terre comme un objet de possession et un espace de pillage et d’extraction de métaux et de pierres précieuses, un objet de déprédation3.
Ces antagonismes produisirent d’énormes tensions et des souffrances chez les peuples indigènes qui furent spoliés de leurs richesses et asservis dans l’exploitation des mines. L’esclavage dans les mines fut un des principaux mécanismes d’extermination des populations indigènes dans le continent. A Potosí, huit millions d’indigènes et d’africains moururent dans l’exploitation des mines d’argent entre 1545 et 18254. En quelques décennies, les populations indigènes d’Amérique latine furent décimées et réduites de moitié.
Dans le modèle de domination impériale « euro centrique », qui au-delà de la période de la colonisation s’est perpétué au fil des siècles, la civilisation occidentale s’est imposée comme l’unique modèle de civilisation de la planète. Celui-ci entendait définir la production et la reproduction de la vie matérielle des peuples et l’élaboration de leurs imaginaires. Malgré leur niveau d’élaboration et de complexité, leur degré de développement ou leurs apports à l’humanité, les autres civilisations étaient considérées comme des cultures attardées vis-à-vis du modèle imposé.
Pour Mónica Bruckmann5:
« L’arrogance de cette vision a justifié des formes violentes de colonisation mais a constitué une barrière cognitive qui a empêché l’Occident de reconnaître et de comprendre la complexité du monde ».
Ainsi, des connaissances millénaires, des formes d’organisation plus humaines, plus respectueuses de la nature et de la vie ont été dépréciées.
L’eurocentrisme a imposé sa science et une forme unique de production de la connaissance. La connaissance dite « universelle » est considérée comme valide pour n’importe quelle période historique ou réalité sociale de la planète. La notion de modernité, insérée organiquement dans la structure du pouvoir colonial, en tant que forme d’existence sociale et de mode de développement, a eu une capacité destructrice énorme pour les sociétés6. Elle a constitué la base de la structure du pouvoir impérial pour imposer la civilisation occidentale comme unique voie vers le progrès.
La colonisation de l’Amérique latine a généré l’accumulation de capital et les bases matérielles nécessaires à la transformation de l’Europe occidentale en centre hégémonique mondial à partir du XVIe siècle7. L’indépendance des différents pays au début du XVIIIe siècle n’a pas modifié fondamentalement le modèle de domination qui a seulement pris d’autres formes avec la doctrine Monroe8 et des stratégies européennes distinctes. Le placage d’Etat-nations en lieu et place des anciennes colonies s’est avéré artificiel et un nouvel instrument de domination sur les peuples.
Des Etat-nations discriminants et excluants
Dans le système capitaliste dominant, l’idée d’un intérêt national correspond à l’existence d’une société nationale dominée par une bourgeoisie nationale qui exerce le pouvoir. En Amérique latine, avant la Révolution mexicaine, ces caractéristiques correspondaient uniquement au Chili depuis la création de la République au début du XIXe siècle. Cet état national fut créé en exterminant les Mapuches. L’Etat-nation se consolida dans les années 1930, sous le gouvernement du Front populaire qui impliqua une sorte de pacte politique entre la bourgeoisie chilienne et les partis politiques représentant les travailleurs et les couches moyennes pour renforcer les institutions de la démocratie libérale et bourgeoise. Celles-ci permirent à Salvador Allende et à l’Unité populaire d’accéder au pouvoir en 1971 mais leur loyauté à ces institutions facilita également leur défaite lors du coup d’Etat de 1973. La contre-révolution conduite sous la dictature sanglante de Pinochet modifia les bases sociales de l’Etat pour les adapter à la néo-libéralisation du capitalisme et aux besoins de la globalisation. Il en résulte une nouvelle société capitaliste chilienne bien distincte de la bolivienne, même si la Bolivie a également connu des dictatures féroces à la même période. En Bolivie, la demande des populations - qui précisément ont été victimes d’états non nationaux et non démocratiques - n’est pas de revendiquer plus de nationalisme ou plus d’état mais avant tout de bâtir un autre état. Il s’agit avant tout de décoloniser cet état afin de le démocratiser et avancer vers la création d’un état plurinational9 .
Cette position conteste radicalement la position erronée de la IIIe Internationale qui considérait que tous les pays soumis à l’Empire devaient avoir des bourgeoisies nationales avec lesquelles les dominés et les exploités devaient s’allier face à la domination impérialiste. Malgré l’opposition de José Carlos Mariátegui10, qui considérait qu’il n’existait pas de bourgeoisie nationale en Amérique latine, l’immens majorité des partis de gauche du sous-continent adopta cette doctrine du nationalisme qui allait dominer tout au long du XXe siècle.
Pour Aníbal Quijano11 :
« La colonisation du pouvoir dans les pays andins avait rendu historiquement non viable le projet libéral-euro centré d’un Etat-nation moderne ».
L’Etat-nation est défini comme une unité nationale dont l’homogénéisation artificielle est source de discrimination et d’exclusion culturelle12. Un avis que ne partagent pourtant pas Toni Negri et Michael Hardt13 qui persistent à penser que tout pays, quel que soit le contexte historique, est par définition une nation et que tout état central est pour cela un Etat-nation.
La réaffirmation d’identités et la définition de nouveaux concepts
Dans les années 90, le mouvement indigène a entrepris une déconstruction du modèle de domination en réaffirmant des identités à partir de ses valeurs et en conceptualisant une nouvelle forme d’Etat et de mode de gestion du pouvoir que nous présentons succinctement :
- La « Pachamama »
Après plusieurs siècles de résistance, le mouvement indigène récupère le sens de sa relation avec la « terre-mère » en exigeant de la respecter en tant que source de vie. Il s’agit donc de préserver la terre, l’environnement, l’espace où l’homme profite de la flore et la faune avec le sens du respect et de la préservation. Cette posture écologique, qui correspond à une vision millénaire du monde, place le mouvement indigène dans une position progressiste pour l’avenir de l’humanité et de la planète. Elle exige que l’extraction des ressources naturelles et énergétiques se réalise sans saccager la terre et en favorisant principalement les populations qui vivent dans les territoires. Le principe indigène du « bien vivir » (bien-vivre) définit la vie et l’être humain comme des valeurs fondamentales pour l’organisation de la société et pour un nouveau modèle de développement et projet collectif futur.
- L’Etat plurinational comme projet politique
Le mouvement indigène a mis en débat la notion de plurinationalité, qui a rapidement été adoptée par les forces progressistes de Bolivie et d’Equateur. Cette nouvelle forme politique et institutionnelle d’Etat, susceptible d’être acceptée par un mouvement politique et social large, est devenue un axe constitutionnel prioritaire pour les assemblées constituantes. Ce projet politique remet en question la vision homogénéisante de l’Etat et la tradition politique occidentale en Amérique latine. Ce nouveau modèle est perçu comme incluant. Basé sur le principe de l’ « unité dans la diversité », il reconnaît l’existence de multiples nationalités, cultures, langues, religions et formes de spiritualité. Il incorpore les formes communes d’organisation et d’autorité dans l’institutionnalisation de l’Etat, en constituant une expérience politique absolument nouvelle dans la région.
- La décolonisation du pouvoir : « commander en obéissant »
L’organisation communautaire, le principe de la réciprocité et la solidarité sont des caractéristiques de certaines sociétés indigènes pré-coloniales qui ont été reprises par le mouvement indigène latino-américain dans les pratiques quotidiennes et comme un héritage et une manière de concevoir le monde. Parallèlement se créent de nouvelles formes d’autorité collective et de gouvernement communautaire, où la communauté régit tout et où le pouvoir de l’individu est soumis à celui de la communauté. Une de ces nouvelles formes d’autorité et d’exercice du pouvoir est donnée par le mouvement zapatiste au Mexique où le principe du « mandar obedeciendo » (commander en obéissant) reflète clairement les deux dimensions de l’autorité.
Pour Mónica Bruckmann14 :
« Une des principales tâches émancipatrices consiste à nous libérer de l’eurocentrisme comme vision du monde et comme structure de production de la connaissance. Il est nécessaire de récupérer notre histoire et notre mémoire collective ainsi que l’héritage de notre civilisation pour construire nos propres modèles de développement et prévoir le futur. Le mouvement indigène nous offre d’énormes potentialités et, pour la profondeur de son projet et de sa praxis, ouvre un nouvel horizon historique en Amérique latine et dans le monde ».
Le mouvement indigène comme unité géographique et historique
Au cours de la dernière décennie, le mouvement indigène latino-américain a cessé d’être un ensemble de mouvements locaux pour se convertir en un seul mouvement articulé et articulateur. Il se construit dans des espaces géographiques où se développèrent la civilisation Inca et les civilisations originelles qui les ont précédées et qui occupaient l’Equateur, la Colombie, le Pérou, la Bolivie, le Chili et l’Argentine. Cinq siècles n’ont pas suffi pour désarticuler une unité historique et civilisatrice comme la « Tawatinsuyo » des Incas et son profond enracinement dans les Andes. Les états nationaux formés à partir du XIXe siècle et les guerres d’indépendance ne se sont pas substitués aux profondes racines historiques des peuples indigènes qui se reconnaissent comme Quechas, Aymaras ou Mapuches avant d’être boliviens, péruviens, équatoriens ou argentins.
La reconstruction des Andes, comme unité géographique et les civilisations pré-Inca et Inca, comme unité historique, ont approfondi le processus d’intégration du mouvement indigène sud-américain, qui en juillet 2006 à Cuzco a fondé la Coordination andine des organisations indigènes (CAOI) avec la participation des peuples : Quechuas, Ichwas, Aymars, Mapuches, etc. Lors de ce sommet, 11 organisations représentatives élaborent une plate-forme de luttes pour le mouvement indigène de tout le continent qui inclut la construction d’Etats plurinationaux ; la défense des ressources naturelles et énergétiques, l’eau et la terre, les droits collectifs des communautés indigènes et l’autodétermination des peuples comme principe fondamental. Il s’agit d’un plan d’action qui inclut les principes fondamentaux de vie en commun et de profond respect des différentes cultures, peuples et nationalités.
La création d’espaces de coordination et d’articulation du mouvement indigène a généré une dynamique intense et une capacité de mobilisation croissante au niveau local, régional et continental. En janvier 2009, lors du dernier FSM à Belém, les organisations et réseaux indigènes ont adopté une déclaration appelant à l’unité pour articuler des alternatives à la « crise de la civilisation occidentale capitaliste ». Les principaux axes sont : la terre comme source de vie et l’eau comme droit fondamental ; la décolonisation du pouvoir et l’auto gouvernement communautaire ; les états plurinationaux ; l’autodétermination des peuples ; l’unité, l’équité et la complémentarité de genre ; le respect des diverses croyances de la vie quotidienne et de la diversité ; la libération de toute domination ou discrimination raciste, ethnique ou sexiste ; les décisions collectives sur la production, les marchés et l’économie ; la décolonisation des sciences et des technologies ; une nouvelle éthique sociale alternative au marché15.
La CAOI s’est convertie en un espace dynamique d’articulation politique et sociale qui entend s’adresser également aux organisations indigènes du bassin amazonien, d’Amérique centrale et d’Amérique du Nord, afin d’étendre le spectre de l’unification, de l’articulation et de l’intégration du mouvement indigène à l’ensemble du continent. Néanmoins, dans les pays andins, les configurations diffèrent en fonction de l’histoire et des capacités organisationnelles des forces sociales.
Des processus distincts dans les pays andins
Au Pérou, en Equateur et en Bolivie, les mouvements indigènes adoptent des stratégies différentes en fonction de leur poids et des alliances. Le rapport au pouvoir ne se pose pas dans les mêmes termes. Une analyse comparée des processus permet de mieux percevoir ces rapports :
- Au Pérou où la majorité de la population est considérée comme « indienne », les mouvements indigènes ne sont pas parvenus à s’organiser comme dans les pays voisins : la Bolivie et l’Equateur. Cette différence s’explique par le fait que depuis 1945 le pays a connu une perte d’identité, un processus d’urbanisation, de crise de l’Etat oligarchique et de banqueroute de ses principales expressions de domination culturelle. La culture seigneuriale et créole a imposé le terme de métis. Une proportion importante de la population qui s’opposa à cette identification fut victime de la « sale guerre » opposant le terrorisme d’Etat et le Sentier lumineux entre 1980 et 2000. Au cours de cette période, la majorité des 60 000 personnes assassinées étaient précisément des paysans indigènes. Il en a résulté une grande méfiance de ces populations vis-à-vis des formations de gauche.
Les seules communautés qui se sont réellement organisées au cours des trois dernières décennies l’ont été dans le bassin amazonien avec la formation de la Coordination des organisations indigènes du bassin amazonien (COICA). Plus récemment, avec l’impact des processus en cours en Bolivie et en Equateur, des communautés qui affrontent les multinationales minières ont commencé à s’identifier comme indigènes et à créer des mouvements politiques identitaires16. Elles sont confrontées à la politique répressive du gouvernement présidé par Alan García Pérez depuis 2006. Le 5 juin 2009 à Bagua, journée mondiale de l’environnement, le gouvernement n’a pas hésité à massacrer des populations Awajun et Wamis d’Amazonie qui s’opposent aux multinationales du pétrole, du gaz, des minerais et du bois17.
Le mouvement indigène ne dispose pas de véritable organisation sociale et politique. Ollanta Humalla, leader du parti nationaliste péruvien (PNP) tente de se faire l’écho de certaines de leurs revendications. Il a bénéficié du soutien des populations indigènes du Centre et du Sud du pays lors de l’élection présidentielle de 2006 où il est arrivé en tête au premier tour avant de se faire battre par une alliance social-démocrate / droite au deuxième tour.
- L’Equateur est le seul pays où l’ensemble des formations indigènes est parvenu à créer une organisation commune tout en respectant les différentes particularités, la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE) en 1986. C’est également le mouvement indigène qui a le premier adopté l’idée que la « décolonisation du pouvoir impliquait non pas la destruction ou l’élimination des autres identités résultant de l’histoire de l’Equateur mais l’éradication des relations sociales matérielles et le cadre de pouvoir pour construire un nouveau modèle interculturel et un nouveau type d’autorité politique ». En juin 1990, sous l’égide de la CONAIE, des dizaines de milliers d’indigènes paralysent le pays en organisant des manifestations monstres dans les villes et les campagnes et en bloquant les principales routes de la région andine pendant neuf jours. Ils revendiquent une réforme agraire, une politique d’irrigation, de crédits et de prix agricoles équitables, la reconnaissance officielle du caractère plurinational de l’Etat. D’autres soulèvements auront lieu en 1992, 1994, 1997, 1998, 2000 et 2001. Entre 1997 et 2005, trois présidents de la République seront destitués par les mobilisations populaires.
En 1995, estimant que les axes de son projet politique, notamment la plurinationnalité et l’autodétermination, ne pouvaient pas être satisfaits par le système politique en place, la CONAIE décide de se doter d’une structure politique, le Mouvement d’unité plurinationale Pachakutik (PK). Celui-ci doit permettre l’auto représentation et la participation directe au système politique tout en étant autonome face aux organisations sociales dont il est issu. Pachakutik se distingue des autres partis politiques : absence de leader charismatique, structure collégiale associant dirigeants indigènes et métis, longs processus délibératifs, et rénove le champ politique équatorien18. Mais des alliances politiques précipitées conduisent des leaders du mouvement à participer au gouvernement du colonel Gutiérrez ce qui s’avère un grave échec et rejaillit sur la CONAIE. Pachakutik quitte le gouvernement au bout de sept mois. A l’issue d’un processus de rénovation organisationnelle, la CONAIE redevient le principal représentant de la population indigène en Equateur.
En 2005, elle joue un rôle essentiel en terme de mobilisation dans la mise en échec de l’approbation du traité de libre-échange (TLC) avec les Etats-Unis et contraint le gouvernement à annuler le contrat d’exploitation pétrolière avec la multinationale OXY. Lors de l’élection présidentielle de 2006, une majorité des populations indigènes se prononce pour Rafael Correa. Luis Macas, candidat de PK n’obtient que 2,4 % des voix. La CONAIE et PK se prononcent pour une non-participation au gouvernement central et la confédération indigène adopte une position de contre-pouvoir. En 2008 et 2009, la CONAIE se mobilise pour contrecarrer les projets d’exploitation de pétrole en Amazonie promus par le gouvernement.
- En Bolivie, l’ « indianisme » - qui a émergé dans les années 1970 sous la bannière du katarisme19 - a contribué à redéfinir le rôle et l’influence que les populations indigènes20 pouvaient exercer dans une perspective de reconnaissance et de transformation sociale. En effet, les indigènes n’ont jamais accepté le joug des vainqueurs, que ce soit sous l’empire Inca, la colonisation espagnole ou sous la république indépendante qui n’était que la continuation du système politico-économique de la colonie. Au cours des dernières décennies, il faut d’abord mentionner le «réveil » aymara des années 1970 qui, d’une certaine manière, prépara la création du Mouvement vers le socialisme (MAS). A cette époque apparaissent les premiers partis politiques aymaras : le Mouvement révolutionnaire Túpac Katari (MRTK) et le Mouvement indien Túpac Katari (MITKA), tous deux se réfèrent au héros aymara du grand soulèvement des années 1780-1782. Ces partis dénonçaient l’exploitation économique, l’oppression culturelle et la discrimination raciale dont étaient victimes les peuples autochtones. Ils revendiquaient leurs traditions et leurs cultures, la démocratie communautaire et l’autonomie. Ils ont participé à quelques élections, obtenu quelques élus et ont pu ainsi mettre en exergue les thèmes de la renaissance et les revendications ethniques21.
A la fin des années 1970, les «kataristes » exercent une influence sur la Confédération syndicale unifiée des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), organisation qui rompt avec la mainmise des militaires sur le monde paysan. A la fin des années 1990, l’Aymara Felipe Quispe Huanca accède à la tête de la confédération paysanne. Associé à des secteurs de la gauche urbaine, alors dirigés par Álvaro García Linera, il a participé à la formation de foyers de lutte armée de style cubain dont les chefs furent emprisonnés. A sa sortie de prison Felipe Quispe crée le Mouvement indien pachakuti (MIP) et lance le projet d’une république aymara indépendante.
De leur côté, les peuples autochtones de la vaste zone amazonienne - quelque 800 000 personnes - confrontés depuis longtemps à la réquisition de leurs terres par les grands propriétaires de l’agro-industrie et de l’élevage extensif créent la Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB) pour la défense et la reconnaissance des droits des peuples originaires.
En 1979, le mouvement paysan se réorganise et crée la CSUTCB. Les syndicats de cocaleros jouent un rôle essentiel en résistant activement contre les politiques d'éradication de la coca. La gauche se refuse toujours à donner toute sa place à la paysannerie. En 1995, les organisations paysannes et indigènes décident donc de créer leur propre instrument politique sous le nom d'Assemblée pour la souveraineté des peuples (ASP). Cette nouvelle organisation repose sur les confédérations syndicales du monde rural.
Le MAS : un instrument politique atypique22
Le Mouvement vers le socialisme (MAS) a été créé officiellement en 1999 (année de sa reconnaissance par la Cour nationale électorale) sous la personnalité juridique de MAS-IPSP (Instrument politique pour la souveraineté des peuples). Il s’agit donc d’un parti récent mais qui s’inscrit cependant dans un temps assez long. Il faisait suite à l’Assemblée pour l’ASP créée en 1995. Il se définit comme un « parti-mouvement » et une fédération de mouvements sociaux23.
C’est à partir des années 1980 que le syndicalisme paysan et notamment cocalero apparaît comme une force de grande importance sur la scène sociale et politique bolivienne. En 1985, l’application des politiques d’ajustements structurels par le Mouvement national révolutionnaire (MNR) contribue au démantèlement du syndicalisme ouvrier et à sa reconversion qui s’oriente vers les milieux paysans et cocaleros des régions des Yungas et du Chapare. C’est dans les régions productrices que s’organise et se renforce le syndicalisme paysan, avec la montée en puissance de la CSUTCB qui parvient à unifier les différentes organisations syndicales paysannes en 1979. Dans les années 1990, la promulgation de plusieurs lois sur la régulation de la coca par le gouvernement bolivien, sous la pression des Etats-Unis, renforce le sentiment anti-impérialiste des paysans. De nombreuses mobilisations sont organisées comme des blocages de routes et des marches qui contribuent à renforcer les solidarités entre les milieux ruraux et indiens.
La thématique ethnique prend une place de plus en plus importante dans le discours cocalero. La défense de la terre et de la feuille de coca devient une revendication identitaire et ethnique. Evo Morales, devenu leader du parti, illustre bien cette double affiliation, cocalero et aymara. Les paysans indigènes ne sont pas réellement reconnus par la gauche et, d’un point de vue institutionnel, c’est ce qui les conduit à créer leur propre instrument politique. Pensé comme une véritable fédération des mouvements sociaux avec un lien organique, le MAS est l’instrument censé les représenter.
Sa création permet de fédérer des organisations indiennes andines, comme les Quechuas et les Aymaras, les indiens d’Amazonie (une trentaine d’ethnies) et les Guaranis au Sud. Quatre organisations participent à l’acte fondateur du MAS : la CSUTCB, la CIDOB, la Confédération des colonisateurs (CSCB) et la Fédération nationale des femmes paysannes de Bolivie - Bartolina Sisa (FNMCB-BS). Ce parti et ses multiples composantes s’engagent rapidement sur la voie de la conquête directe du pouvoir en participant aux élections. Il s’agit d’un changement qui marque une rupture avec les stratégies antérieures. Auparavant, les syndicats et mouvements sociaux ne servaient que « d’échelles politiques » aux partis luttant pour le pouvoir et le parti victorieux oubliait ces mouvements et leurs revendications dès le soir des élections.
Les références idéologiques du MAS sont diverses, elles reposent sur une articulation complexe entre marxisme, indianisme et nationalisme révolutionnaire24. Inspiré par le discours katariste, il s’agit d’en finir avec la double oppression : ethnique et de classe, de valoriser l’indianité dans un projet multiculturel et de retrouver une souveraineté nationale. Plus que la classe, c’est le peuple qui occupe une place centrale ; un peuple défini comme une sorte d’alliance de classes pour s’opposer à l’oligarchie. La relation qu’Evo Morales noue progressivement avec les couches moyennes et intellectuelles symbolise bien cette alliance. L’idée de nation s’exprime dans le rejet du néolibéralisme et de l’impérialisme qui structure le discours des dirigeants du MAS. Ils entendent rétablir le contrôle de l’Etat sur les ressources naturelles et les services publics.
Se démarquant de la forme « classique » de parti, le MAS se caractérise surtout par son originalité dans son fonctionnement, sa structure et ses références idéologiques. Conçu comme un instrument politique de masse, il est rapidement parvenu à conquérir le pouvoir par la voie électorale pour engager une transformation sociale de la nation bolivienne. Son articulation avec des mouvements sociaux permet un contrôle de l’exercice du pouvoir et de peser sur les choix fondamentaux25.
Le MAS lutte contre la persistance du vieil esprit colonial, la ségrégation raciale et rompt avec le modèle économique néolibéral : privatisation des entreprises nationales suivies de licenciements massifs, hausse du coût de la vie, arrêt de la réforme agraire et de la concentration des terres au profit des grandes exploitations agro-industrielles, saccage de la forêt subtropicale pour l’exploitation des bois et le développement de l’élevage, destruction de l’environnement et de l’habitat des peuples indigènes de la forêt. Il s’agit de décoloniser le pouvoir.
L’accumulation de forces en résistance au modèle néolibéral
L'année 1985 représente un changement de conjoncture important pour la gauche bolivienne : les privatisations et le démantèlement des entreprises d'Etat entraînent des licenciements massifs et affectent particulièrement les bases militantes de la Centrale ouvrière bolivienne (COB). Vingt mille mineurs sont licenciés et la marche qu'ils entreprennent en 1986 est durement réprimée. Une grande majorité est contrainte de s'exiler et rejoint les centres urbains tels qu'El Alto en grossissant le secteur informel ou s'installe dans les zones de production de la coca (les Yungas et le Chapare).
La « guerre de l'eau » à Cochabamba en 2000 permet la popularisation de ce nationalisme indigène en milieu urbain. A partir de cette date, les soulèvements populaires se multiplient contre les politiques néolibérales et les multinationales qui bénéficient de cette politique. Ce n'est plus la COB qui joue un rôle important dans ces mobilisations mais de nouveaux acteurs comme la Coordinadora del Agua à Cochabamba ou la FEJUVE (Fédération de comités de quartier) à El Alto en février 2005 contre la compagnie Aguas del Illimani (propriété de Suez-Lyonnaise des eaux).
La « guerre du gaz » en octobre 2003 contribue à renforcer ce néonationalisme dans les villes. Le refus de toute exportation de gaz vers la Californie à travers un gazoduc passant par le Chili entraîne une mobilisation populaire impulsée par les organisations de la ville d’El Alto, telles la FEJUVE et la COR (Centrale ouvrière régionale) en lien avec les organisations paysannes de l'Altiplano. Une plateforme revendicative propre aux mouvements sociaux connue sous le nom de « l'agenda d'octobre » est élaborée, elle exige la nationalisation du gaz et la convocation d'une Assemblée constituante. Les journées d'octobre marquent une rupture avec le système politique bolivien en place et la forte répression (près de 60 morts) contraint Gonzalo Sánchez de Lozada à la fuite pour Miami.
En mai-juin 2005 une nouvelle crise éclate suite au refus du successeur de Gonzalo Sánchez de Lozada, Carlos Mesa, de promulguer une loi votée par le Congrès permettant la renégociation de contrats avec les multinationales qui exploitent les hydrocarbures. Dès lors, le pouvoir se voit contraint d'organiser des élections dans les six mois. Elles se dérouleront en décembre 2005.
Bolivie : indianisme et état plurinational
La victoire d'Evo Morales et du MAS résulte bien d'une accumulation de luttes populaires et d'une radicalisation sociale importante qui ont fini de décrédibiliser la classe dirigeante. Après la seconde place obtenue de justesse en juin 2002, Evo Morales accède au pouvoir avec l'engagement de mettre en œuvre « l'agenda d'octobre ». Cette victoire est devenue possible avec le ralliement des « classes moyennes urbaines » et notamment de nombreux intellectuels venus de la gauche marxiste et nationaliste, à l'image du Vice-président, Álvaro García Linera.
Elle marque un changement notable dans l'histoire de la Bolivie. Pour la première fois, un « indio » accède au pouvoir. Ce n’est pas simplement une victoire de la gauche mais plutôt la victoire de « l’indianisme » après plus de 500 ans de colonialisme et d’injustice. Recourant à des formes de luttes institutionnelles et extra-institutionnelles, le mouvement indigène populaire est parvenu à travers son instrument politique à renverser les élites adeptes du néolibéralisme qui monopolisaient le pouvoir depuis plus de deux décennies et à inaugurer une nouvelle hégémonie indigène-populaire. Evo Morales hérite d'un pays ruiné où l'Etat n'existe pratiquement plus et dans lequel - pour reprendre une expression locale - jusqu'aux cendriers des ministères ont disparu. La Bolivie était devenue un paradis pour les banques, les multinationales et les familles de grands propriétaires agro-industrielles et minières.
Pour Hervé Do Alto , la victoire du MAS-IPSP puise également son origine dans les luttes qui permirent la Révolution Nationale de 1952. Certes les références ont changé, on invoque plus volontiers le chef indigène Túpac Katari, qui combattit les colonisateurs espagnols en 1780 que Marx ou Marcelo Quiroga Santa Cruz, dirigeant socialiste des années soixante-dix, et les acteurs ne sont plus les mineurs mais les paysans indigènes. Cependant les protagonistes actuels semblent animés par le même leitmotiv, le mouvement populaire bolivien s'appuie sur un nationalisme anti-impérialiste qui vise aussi bien les Etats-Unis que les oligarchies locales26.
Le projet du Mouvement vers le socialisme (MAS) et Evo Morales est de bâtir une nouvelle nation où tous les hommes seront égaux dans la diversité de leurs origines ethniques, de leurs langues, de leurs costumes et de leurs croyances et ainsi rompre avec l’attitude qui a prévalu depuis la colonisation qui considérait les « Indiens » comme des êtres inférieurs. Il s’agit aussi d’assurer la base économique de la nouvelle Bolivie et une « vie digne » pour tous ses citoyens en recouvrant la souveraineté sur les ressources naturelles.
Une nouvelle conception du pouvoir
L’auto représentation des populations et des classes oubliées devient l’un des axes centraux de ce qu’on appelle l’ «evismo»27, qui n’est pas une doctrine mais un ensemble de mesures et de démarches pragmatiques dictées par les circonstances, défini comme une praxis28. L’evismo ne conçoit pas la représentation politique à travers la délégation de pouvoir. Il est une forme d’auto représentation politique de la société plébéienne. Les mouvements sociaux ne constituent plus la base mais deviennent des acteurs directs qui évoluent de la résistance vers le contrôle de l’Etat.
Un second facteur clé de cette stratégie est une forme de reconstruction de l’identité et la présence indigène. Par rapport à l’indianisme radical et intransigeant des années 70, Evo Morales propose un changement avant tout culturel. Partant de son indianisme flexible et culturel, il peut s’ouvrir aux métis, aux blancs, à tous ceux qui souhaitent construire un nouveau projet avec comme base la nation mais de manière distincte de ce que proposait le nationalisme révolutionnaire de 1952. Dans cette nouvelle étape, l’indigène est un sujet politique autonome qui propose un nouveau modèle de nationalisme, une nation multiculturelle sous la bannière de « l’unité dans la diversité ».
Dans la pratique, les bases économiques de ce nouveau projet reposent sur la récupération des ressources naturelles, la nationalisation et une attention particulière à la petite production, les micro-entreprises, les artisans, les communautés et les paysans. La base matérielle est la priorité accordée à la petite production individuelle, familiale et communautaire, qui a constitué les forces de la rébellion comme les coopérateurs, les cocaleros, les micro-entrepreneurs, les fédérations d’association d’habitants.
La reconnaissance de la réalité « indigène » devient prégnante. Qu’ils soient Quechuas, Aymaras, Guaranis, Chiquitanos ou originaires de la forêt et du bassin amazonien, tous exigent la fin de la colonisation et la fin de 500 ans d’injustice. Pour le MAS, l‘idée de nation repose sur la présence indigène dans sa diversité et la prise en compte de leurs facteurs identitaires propres (langues, religions, coutumes, etc.). La nouvelle Bolivie doit être une nation ouverte à tous, pluriethnique et pluriculturelle, en rupture avec la domination de l’élite blanche.
Les nombreuses langues originelles doivent être respectées, enseignées et employées quotidiennement. Les religions originelles des Andes et des peuples de la forêt contraints à se cacher derrière les symboles du catholicisme doivent reprendre ouvertement leur place.
La prise de décisions par consensus - au cours de laquelle la communauté tout entière est appelée à participer et qui réduit le rôle du chef de la communauté (une charge jamais confiée à vie mais soumise à renouvellement dicté par les circonstances) à « commander en obéissant » - doit être confortée. L’ancienne autonomie des peuples indigènes sur leurs territoires traditionnels - qu’il ne faut pas confondre avec l’autonomie départementale qui a été au centre de fortes tensions lors du processus constitutionnel, ni avec l’autonomie d’entités administratives issues de la colonisation - doit également être rétablie.
L’ « indianisme » du MAS ne signifie pas la mise à l’écart de la Bolivie non indigène, ni son rejet dans le mépris, au nom d’une quelconque revanche historique. Il est éloigné de toute conception indigéniste, il se veut un facteur déterminant dans la construction d’une nation unie dans la diversité. Le nouvel « indianisme » se veut « flexible » et « culturel » par opposition à un certain indigénisme intransigeant et excluant qui eut naguère ses partisans. Au nom de l’ « indianisme », c’est un véritable contrat social qui est proposé aux multiples composantes de la nation.
La nouvelle Constitution adoptée en janvier 2009 est relativement conforme aux attentes des organisations sociales. « La Bolivie se constitue en un Etat unitaire social de droit, plurinational, communautaire, indépendant, souverain, démocratique, interculturel, décentralisé et droit à l’autonomie. La Bolivie est fondée sur la pluralité et le pluralisme politique, économique, juridique, culturel et linguistique dans le processus intégrateur du pays ». Pour la première fois, le droit de chacun-e est reconnu. De même, toute privatisation future de ressources naturelles est érigée en « trahison de la patrie », en revanche la propriété privée est respectée « dans la mesure où celle-ci ne porte pas préjudice à l’intérêt collectif « (Art.56). Le gouvernement a nationalisé partiellement l’exploitation du gaz et du pétrole et renégocié les contrats avec les multinationales.
Le MAS a emprunté au syndicalisme la discipline d’organisation et de mobilisation dans sa lutte pour assumer le contrôle de l’Etat. En intégrant des éléments de l’indianisme, du nationalisme populaire, du syndicalisme et du marxisme, Evo Morales a pu convertir le MAS en une machine de pouvoir.
Pour Álvaro García Linera29 :
« L’expérience que nous vivons aujourd’hui repose en d’autres termes le débat autour de la forme classique de lutte pour l’accès au pouvoir. […] La question insoluble - formons-nous un parti de cadres ou un parti de masse ? Le pouvoir se prend-il ou se construit-il d’en bas ? - est posée par l’evismo de forme théorique dans les stratégies de lutte mais en même temps, elle est en train de se résoudre. Au sens strict, c’est le seul exemple dans le monde où les mouvements sociaux sont parvenus au pouvoir de l’Etat ».
Evo Morales a conceptualisé le processus qu’il dirige comme une « révolution démocratique et culturelle » ou « révolution démocratique décolonisatrice » qui modifie les structures de pouvoir, la composition des élites au pouvoir et les droits et, par là-même, les institutions de l’Etat en vue de transformer la structure économique pour redistribuer la richesse.
La construction du pouvoir par en-bas ne s’avère pourtant pas si simple. Les composantes sociales traditionnellement corporatives ont des difficultés à acquérir une vision universelle, c’est une difficulté pour consolider l’actuel processus de changement contre-hégémonique. De même, en l’absence de structures institutionnelles qui permettent l’articulation entre les mouvements sociaux et les intellectuels ou les techniciens, cette tâche revient fréquemment à Evo Morales.
Pour Pablo Stefanoni30 :
« La stratégie qui a conduit Evo Morales à la présidence n’a pas été une élaboration théorique mais la succession de décisions guidées par la raison pratique acquise dans les tranchées du syndicalisme paysan ».
Quatre années après leur arrivée au pouvoir, le MAS et Evo Morales ont indiscutablement engagé des réformes et un processus de changement dans le pays. Ils ont respecté « l’agenda d’octobre »31. Ils ne puisent pas leur inspiration dans telle ou telle idéologie, leur action se caractérise surtout par un grand pragmatisme. Ils entendent construire un Etat fort pour reconquérir une souveraineté nationale et orienter l’activité économique. La droite et l’oligarchie de l’Oriente ont engagé un bras de fer avec le pouvoir. Leur volonté séparatiste si elle réussissait pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble de l’Amérique latine. Le processus de changement reste donc fragile mais le pouvoir peut compter sur une base sociale solide, toujours prompte à se mobiliser pour défendre les premiers acquis de la « Révolution démocratique et culturelle ».
Pour le gouvernement, la construction d’une vraie nation sous la bannière de « l’unité dans la diversité » demeure un véritable défi mais la décolonisation du pouvoir est bel et bien entreprise. L’expérience bolivienne est devenue une référence pour l’essentiel des peuples indigènes d’Amérique latine qui luttent pour la reconnaissance de leurs droits, leurs identités, leurs langues et leurs cultures mais également pour pouvoir cultiver la terre et décider, ce qu’ils résument par le slogan du « bien vivre » en harmonie avec la « terre mère », la terre nourricière.
Octobre 2009
* Richard Neuville, membre du collectif Lucien Collonges (Coord.), "Autogestion hier, aujourd'hui, demain", Editions Syllepse, mai 2010, 700 p.
Notes :
1. Dans cet article, nous privilégions l’utilisation du terme « indigène » qui fait consensus au sein des organisations sociales et culturelles des populations originelles, plutôt que celui d’ « indien » qui a une connotation forte et qui était utilisé par les colonisateurs.
2. García Linera, Álvaro, « Pour une politique de l’égalité – Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine », Les Prairies ordinaires, Coll. « Penser/Croiser », Paris, 2008, p.89. Devenu sociologue, influencé par Toni Negri et Pierre Bourdieu, après avoir été activiste radical (engagé au sein de la l’Armée de Guérilla Túpac Katari), il est Vice-président de la République bolivienne depuis 2006.
3. Galeano, Eduardo, « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », Montevideo, 1971 ; Publication en français : Plon, Collection Terres humaines, 1998, 468p et Presses Pocket, 2001.
4. Galeano, Eduardo, Op. cit.
5. Bruckmann, Mónica, « El movimiento indígena en América Latina”, in América latina en Movimiento, publié sur www.rebelion.org , le 05/08/2009.
6. Quijano Aníbal, “Dom Quixote e os mohínos na América latina”, in Revista de Estudos Avançados 19, 2005, p.9-31.
7. Galeano, Eduardo, op. cit.
8.Le 2 décembre 1823, le président James Monroe énonce la doctrine qui portera son nom et fixera pour un siècle et demi les fondements de la diplomatie américaine.
Dans un long discours en apparence décousu, il interpelle directement les puissances européennes. Il leur déclare :
1) Les États-Unis ayant reconnu l’année précédente l’indépendance des nouvelles républiques latino-américaines, l’Amérique du nord et l’Amérique du sud ne sont plus ouvertes à la colonisation européenne.
2) Les États-Unis regarderont toute intervention de leur part dans les affaires du continent américain comme une menace pour leur sécurité et pour la paix.
3) En contrepartie, les États-Unis n’interviendront jamais dans les affaires européennes.
La doctrine de Monroe se résume en définitive comme suit : « l’Amérique aux Américains ».
9. Quijano Aníbal, “Estado-nación y “movimientos indígenas” en región Andina: cuestiones abiertas” in Observatorio social de América latina (OSAL), CLACSO, Buenos Aires, nº 19, Janvier-Avril 2006, p.21.
10. José Carlos Mariátegui (1894-1930), philosophe et journaliste politique dont la pensée a marqué durablement le continent sud-américain. Il participa à la création du Parti communiste péruvien (PCP) et à la Confédération générale des travailleurs péruviens (CGTP). Il est redevenu une référence en Amérique latine ces dernières années.
11. Quijano Aníbal, op.cit. p.22.
12. Bruckmann, Mónica, Op.cit.
13. Hardt, Michael & Negri, Toni, « Empire », Exils, Paris, 2001.
14. Bruckmann, Mónica, Op.cit.
15. « Appel des peuples indigènes », Rouge & Vert spécial FSM de Belém, n° 286-287, février 2009, p.26-27.
16. Quijano, Aníbal, op.cit. p.18-19.
17. Blanco, Hugo, « Massacre à Bagua », Inprecor, n°551/552, juillet-août 2009.
18. Ramírez Gallegos, Franklin, « Le mouvement indigène et la reconstruction de la gauche en Equateur » in Vommaro, Gabriel (coordinateur), “La “carte rouge” de l’Amérique latine”, Editions du croquant, coll. savoir / agir, Bellecombe-en-Bauges, 2008, p.85.
19. Le katarisme, en référence au leader indigène Tupac Katari qui dirigea un soulèvement autour de La Paz à la fin du XVIIIe siècle, est un courant qui contribua à rénover un syndicalisme paysan bolivien, jusque-là allié aux régimes militaires. Ses leaders cherchèrent à lutter contre la cooptation des dirigeants syndicaux et à élaborer une idéologie indianiste sur laquelle s’appuyer dans les luttes. Le katarisme a « reconstruit » une identité indigène, là où les militaires comme les gouvernements du MNR ne voulaient voir que des « paysans ». De là découle une idéologie théorisant la double oppression du paysan, par sa condition économique, mais aussi par sa condition d’indigène victime de discriminations au sein d’un État colonial. Ses principaux dirigeants, comme Genaro Flores, jouèrent par la suite un rôle-clé dans la lutte pour le rétablissement de la démocratie. Les liens avec les militaires furent définitivement rompus avec la fondation de la CSUTCB en 1979, et son adhésion à la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) l’année suivante, première étape de la construction d’un syndicalisme paysan de lutte en Bolivie.
20. Selon le recensement réalisé en 2001 par l’anthropologue bolivien Xavier Albó, la proportion d’ « indigènes » oscille entre 55% et 62% de la population bolivienne. L’étude a dénombré 30% de Quechuas, 25% d’Aymaras qui sont les deux groupes les plus importants qui vivent sur l’Altiplano, on trouve ensuite les Chiquitanos (2,2%) et les Guaranis (1,5%) qui vivent au sud du pays et enfin 32 « groupes ethniques » représentant chacun moins de 1% de la population et qui vivent dans la partie amazonienne de la Bolivie.
21. Rudel, Christian, « Du colonialisme à l’indianisme », Revue Développement et civilisations n° 346, septembre 2006. Publié par RISAL, www.risal-collectifs.net/ , le 1er mai 2007.
22. Neuville, Richard, « Le MAS : un instrument politique atypique » in “Bolivie : La Révolution démocratique et culturelle en butte à l’oligarchie”, dossier paru dans Rouge & Vert, n° 275, Mai 2008, p.11-25.
23. Harnecker, Marta & Fuentes, Federico, “MAS-IPSP: Instrumento político que surge de los movimientos sociales”, Centro internacional Miranda, Caracas, Año 2008.
24. Do Alto, Hervé & Stefanoni, Pablo, « Nous serons des millions - Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie », Raisons d’agir, Paris, 2008, p.64.
25. Bosetti, Louise, Présentation du MAS, OPALC, juin 2007.
26. Do Alto, Hervé, « De la Révolution Nationale à la victoire d’Evo Morales – Retour sur un demi-siècle de luttes en Bolivie populaire (1952-2007) », Actuel Marx, n°42, octobre 2007, p.84.
27. Néologisme formé à partir d’Evo puis théorisé par Álvaro García Linera, actuel Vice-président de la République de Bolivie.
28. García Linera, Álvaro, « El evismo: lo nacional-popular en acción », in Observatorio social de América latina (OSAL), CLACSO, Buenos Aires, nº 19, Janvier-Avril 2006, p.26.
29. García Linera, Álvaro, Op. Cit. p.30.
30. Stefanoni, Pablo, « El nacionalismo indígena en el poder », in Observatorio social de América latina (OSAL), CLACSO, Buenos Aires, nº 19, Janvier-Avril 2006, p.41.
31. L’agenda d’octobre est la plateforme revendicative élaborée par les mouvements sociaux après la crise sociale du printemps 2005. Elle exigeait principalement la nationalisation des hydrocarbures et la convocation d'une assemblée constituante.
Références bibliographiques Articles
Bosetti, Louise, Présentation du MAS, OPALC, juin 2007.
Bruckmann, Mónica, « El movimiento indígena en América Latina”, in América latina en Movimiento, publié sur www.rebelion.org , le 05/08/2009.
Do Alto, Hervé, “ La “révolution “ d’Evo Morales ou les voies sinueuses de la refondation de la Bolivie » in Gaudichaud, Franck (sous la direction de), "Le Volcan latino-américain - Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine", Textuel, Paris, Mai 2008, p. 205-223.
Do Alto, Hervé, « De la Révolution Nationale à la victoire d’Evo Morales – Retour sur un demi-siècle de luttes en Bolivie populaire (1952-2007) », Actuel Marx, n°42, octobre 2007, p.84-96.
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Rudel, Christian, « Du colonialisme à l’indianisme », Revue Développement et civilisations n° 346, septembre 2006. Publié par RISAL, www.risal-collectifs.net/ , le 1er mai 2007.
Stefanoni, Pablo, « El nacionalismo indígena en el poder », in Observatorio social de América latina (OSAL), CLACSO, Buenos Aires, nº 19, Janvier-Avril 2006, p.37-44.
Livres
- Do Alto, Hervé & Stefanoni, Pablo, « Nous serons des millions – Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie », Raisons d’agir, Paris, 2008, 124p.
- Duterme, Bernard (sous la direction de), « La Bolivie d’Evo – démocratique, indianiste et socialiste ? », Syllepse, Paris, 2009, 208p.
- Galeano, Eduardo, « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », Montevideo, 1971 ; Publication en français : Plon, Collection Terres humaines, 1998, 468p. & Presses Pocket, 2001.
- García Linera, Álvaro, « Pour une politique de l’égalité – Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine », Les Prairies ordinaires, Coll. « Penser/Croiser », Paris, 2008, 122p.
- Gaudichaud, Franck (sous la direction de), "Le Volcan latino-américain - Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine", Textuel, Paris, mai 2008, 446p.
- Poupeau, Franck, « Carnets boliviens 1997-2007 – Un goût de poussière », Aux lieux d’être, Montreuil, 2008, 216p.
- Vommaro, Gabriel (coordinateur), “La “carte rouge” de l’Amérique latine”, Editions du croquant, coll. savoir / agir, Bellecombe-en-Bauges, 2008, 197p.
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