Cet article a été publié dans le livre "Autogestion hier, aujourd'hui, demain", Coll. Lucien Collonges, Editions Syllepse, mai 2010.
Bruno Della Sudda et Richard Neuville *
« Le suffrage donne le droit de gouverner, il n’en donne pas le pouvoir. Il permet le décompte d’une multiplicité de vœux individuels exprimés dans le secret des isoloirs par les hommes et les femmes auxquels la convergence de leurs souhaits ne permet point encore de s’organiser et de s’unir en vue d’une action commune.» (Gorz 1975)
Se référant ici à la préface de l‟édition allemande de 1872 du Manifeste du parti communiste, André Gorz critique le déficit démocratique du système parlementaire. Il pointe également l’écueil du bureaucratisme qui ne pourra être évité que par un éco-socialisme reposant sur des réformes radicales qui ne sont réductibles ni à « La simple conquête électorale d’une majorité », « ni à la promulgation d’une série de réformes par une coalition occasionnelle des sociaux-démocrates et des socialistes » (Gorz 1975 : 72) et qui s'inscrivent dans une optique transitoire et une perspective révolutionnaire.
Tout comme Jean-Paul Sartre qui fustigeait l’«absurdité» de ce rituel électoraliste «pseudo-démocratique» (Sartre 1972), il critique le concept de démocratie indirecte comme une des mystifications qui consiste dans le fait que «ses institutions sont conçues de manière à perpétuer la séparation des individus et leur dispersion moléculaire, à leur dénier tout pouvoir collectif sur l’organisation de la société, pour ne leur laisser en guise de pouvoir populaire, que la possibilité tous les quatre ou cinq ans, d’une délégation permanente de pouvoir à des représentants sans support direct avec les masses, à des partis qui se sont considérés comme des «partenaires acceptables» qu’à condition qu’ils représentent après les élections les intérêts suprêmes de l’État capitaliste, au lieu que ce soit l’inverse» (Gorz 1975)
Tout comme Jean-Paul Sartre qui fustigeait l’«absurdité» de ce rituel électoraliste «pseudo-démocratique» (Sartre 1972), il critique le concept de démocratie indirecte comme une des mystifications qui consiste dans le fait que «ses institutions sont conçues de manière à perpétuer la séparation des individus et leur dispersion moléculaire, à leur dénier tout pouvoir collectif sur l’organisation de la société, pour ne leur laisser en guise de pouvoir populaire, que la possibilité tous les quatre ou cinq ans, d’une délégation permanente de pouvoir à des représentants sans support direct avec les masses, à des partis qui se sont considérés comme des «partenaires acceptables» qu’à condition qu’ils représentent après les élections les intérêts suprêmes de l’État capitaliste, au lieu que ce soit l’inverse» (Gorz 1975)
Deux siècles plus tôt, le philosophe Condorcet avait tenté de combiner le principe représentatif avec la démocratie rousseauiste, qui affirme la souveraineté absolue du peuple et refuse de la déléguer à des élus. Il cherchait à concevoir une souveraineté populaire inaltérée sans tomber dans une fragmentation de l’intérêt général qui résulterait de décisions locales sans lien entre elles (Rosanvallon 2000 : 54). Hegel pointait le fait que la représentation politique ne signifie pas que les gens sachent par avance ce qu’ils veulent et chargent leurs représentants de défendre leurs intérêts (Zizek 2009 : 145). En ce sens, le budget participatif représenterait donc une concrétisation particulièrement réussie de cette tentative de combiner la souveraineté du pouvoir constituant et l’exercice de la délégation (Gret & Sintomer 2002 : 121).
L’expérience de Porto Alegre
En 1989, quand le Parti des travailleurs (PT) accède à la mairie de Porto Alegre, ses dirigeants se fixent comme objectifs à la fois d’améliorer la condition des plus pauvres mais également d’initier un processus de contrôle populaire sur le nouveau pouvoir. Le PT a en effet un point de vue critique sur le fonctionnement de la démocratie représentative, largement ébranlée par les cas de corruption au plus haut niveau de l’Etat qui conduiront notamment à la destitution du président du pays, Fernando Collor un peu plus tard. Leur accession au pouvoir coïncide également à quelques mois près avec la chute du mur de Berlin. Le PT et son courant de gauche, Démocratie socialiste1, sont marqués par les dérives bureaucratiques qui ont caractérisé les pays «socialistes» du bloc de l’Est. Ils entendent donc instaurer de manière empirique des règles de participation citoyenne afin d’empêcher leur propre bureaucratisation.
S’appuyant sur l’article 1er de la Constitution brésilienne de 1998: «Tout pouvoir émane du peuple, qui l’exerce par l’intermédiaire de ses représentants élus ou directement, selon les termes de la présente Constitution», les dirigeants du PT se saisissent de la possibilité d’exercice direct de la souveraineté du peuple. Même si, comme le fait remarquer Raul Pont2, il s’agit d’une « paraphrase du concept classique des États démocratiques modernes» toujours théoriquement présente mais quasiment jamais concrétisée (Pont 2007). Se référant à Jean-Jacques Rousseau, selon lequel la souveraineté du peuple ne peut être ni transférée, ni déléguée, ni partagée, il rappelle le grand défi que devait relever le PT pour réaliser une avancée démocratique au sein des conceptions libérales qui ont abouti à des systèmes représentatifs plus proches du «libéralisme propriétaire».
La pensée marxiste a théorisé des expériences concrètes comme la Commune de Paris et tenté d’en tirer de nouveaux rapports entre la société et l’État. Les conseils (soviets) au cours des premières années de la Révolution russe ont reposé la question de la représentation et de la délégation de pouvoir. Mais l’expérience soviétique n’a pas survécu à l’autoritarisme bureaucratique et à la guerre civile. Le pouvoir central, le parti unique, l’autoritarisme et la bureaucratisation ont détruit toute possibilité de nouvelle démocratie socialiste. Parallèlement, les expériences sociale-démocrates ou issues des démocraties bourgeoises libérales ont imposé une vision de la démocratie représentative comme étant une sorte d'horizon indépassable de l'émancipation humaine. Néanmoins, force est de constater que le système représentatif, tout en étant largement accepté comme acquis démocratique, a été confronté à une crise de légitimité et s’est progressivement discrédité, au point d'alimenter une crise profonde de la politique et de sa représentation.
Face aux politiques libérales conduites par les gouvernements brésiliens successifs dans les années 1980, la population s’est auto-organisée et a commencé à exiger davantage des gouvernements locaux. Ces derniers ont été contraints de développer des services publics malgré des recettes fiscales très faibles3. C’est dans ce contexte et à partir de ces constats que le PT décide d’initier la démarche participative à Porto Alegre.
La victoire du Frente Popular, né de la croissance du PT et des mouvements sociaux des années 1980, a été acquise en prenant en compte les intérêts et les revendications des populations les plus paupérisées. Mais pour véritablement innover dans la manière de gouverner, il était impératif d’associer les citoyen-ne-s avec des formes incitatives de participation qui permettent d’agir directement sur le pouvoir exécutif. Cette forme de participation doit être publique, directe et délibérative et pas seulement consultative. Elle doit permettre à la population de décider des impôts et de la répartition des ressources de la ville à travers le budget. Début 1989, la nouvelle municipalité est assaillie par les communautés de base qui réclament des investissements pour leurs quartiers. Olivio Dutra4, qui vient de prendre ses fonctions doit se résoudre à augmenter les recettes pour disposer de moyens pour sa politique. Sur les conseils de son équipe, il décide d’expérimenter le budget participatif qu’un de ses principaux conseillers, Ubiratan de Souza a conçu et qu’il définit en ces termes:
«Un processus de démocratie directe, volontaire et universel, par lequel la population peut discuter et définir le budget et les politiques publiques. Le budget participatif combine démocratie directe et démocratie représentative, loin de se limiter à l’élection des détenteurs des pouvoirs exécutif et législatif, la participation du citoyen prend également la forme de décisions sur les priorités de dépenses et de contrôle de la gestion des pouvoirs publics. Le citoyen cesse d’être le faiseur de rois de la politique classique pour devenir un protagoniste permanent de l’administration publique. Le budget participatif associe la démocratie directe à la démocratie représentative, atout qui devrait être préservé et valorisé.» (Tarso & De Sousa 1998)
Le processus de participation populaire
Après discussion avec la population, la ville a été divisée en douze secteurs et à l’échelle de la ville cinq commissions thématiques ont été créées: transport et circulation, santé et assistance sociale, éducation, culture et loisirs, organisation de la cité et développement urbain. Le processus du budget participatif se déroule sur toute l’année et se décompose en plusieurs cycles (Toulotte 2000).
Lors du premier (15 mars-15 avril), le maire présente l’état d’avancement des réalisations du plan d’investissement de l’année en cours aux participants des réunions publiques qui se déroulent dans chacun des secteurs et des cinq commissions thématiques. Lors de ces séances qui rassemblent parfois un millier de personnes, le maire rend des comptes sur l’exécution du budget de l’année précédente et la population élit ses délégués à raison de un pour dix personnes présentes. Ces délégués forment le forum des délégués qui coordonne tout le processus de discussion avec la population afin de dégager les thèmes prioritaires, les travaux à engager et les services à développer.
Le second cycle, dit intermédiaire (15 mars-fin mai) est pour l’essentiel autogéré par la structure participative. La population se réunit de manière indépendante à de nombreuses reprises et hiérarchise ses demandes de travaux et de services.
Lors du troisième cycle (début juin-15 juillet), la mairie représente les grandes lignes budgétaires de l’année suivante: dépenses et les estimations de recettes. Chaque secteur et chaque commission thématique désignent deux conseillers titulaires et deux suppléants au Conseil du Budget participatif, qui ont un mandat d’un an renouvelable une seule fois. La population délègue à ses conseillers l’élaboration du budget public et du plan d’investissement de l’année suivante qui se définissent en cogestion avec la municipalité. Chaque secteur et chaque commission thématique transmettent un document précisant leurs quatre priorités thématiques sur les huit possibles: assainissement, habitat, voirie, éducation, assistance sociale, santé, transports et circulation, organisation de la ville. Chaque demande fait l’objet d’une note suivant son ordre de priorité. Ces demandes sont transmises aux services municipaux qui étudient la faisabilité technique, juridique et financière en tenant compte de trois paramètres: la logique majoritaire, les choix des commissions thématiques et la logique redistributive entre les quartiers, décisive pour enrayer la logique de défense « corporatiste » de son propre quartier au détriment des autres.
Lors du quatrième cycle (juillet-début septembre), le cabinet de la planification élabore une première matrice budgétaire qui est discutée par l’assemblée financière de la ville. Pendant ce temps, le nouveau Conseil du budget participatif se met en place. Participent également à ce conseil, un représentant de l’Union des associations de quartier et un représentant syndical des employés municipaux. En août, les membres de ce conseil suivent des sessions de formation au budget.
Enfin, lors du dernier cycle (1er octobre-30 novembre), la Chambre législative vote la proposition budgétaire. Parallèlement, les services de la mairie en concertation avec le Conseil du budget participatif élaborent le plan d’investissement de l’année suivante selon trois critères de gestion qui ont été retenus par la mairie et les délégués de la population. En décembre, le processus s’achève par une re-discussion entre la mairie et la population pour co-élaborer les règles de l’année suivante.
Si le processus peut apparaître complexe, il n’a cessé de s’affiner au fil des ans et la population a joué un rôle important dans la définition des règles de fonctionnement. La participation populaire est passée de moins de mille la première année à trente mille les dernières années. En tout ce sont près de 140000 personnes qui sont intervenues au cours des dix premières années. Mais le plus important est sans doute qu’à Porto Alegre « les habitants sont au fait des affaires publiques, qu’ils décident sur elles, devenant ainsi chaque jour davantage des acteurs de leur propre avenir. » (Pont 2000) Si on est encore loin d'une autogestion généralisée avec la participation de toutes et de tous, l'avancée est cependant considérable et de portée historique.
Selon Raul Pont (2007), le budget participatif a été le principal outil du changement d’orientation politique à Porto Alegre. Il a permis la participation directe de la population à la définition et l’évaluation des dépenses et des investissements de la ville. Au cours de cette expérience qui a duré seize ans (1989-2004): les dépenses sociales ont été multipliées par cinq à Porto Alegre; les dépenses de fonctionnement ont baissé sensiblement au profit des activités stratégiques; le budget a quasi triplé grâce à l’abolition des exonérations fiscales, le combat contre l’évasion fiscale et une nouvelle politique fiscale plus juste fondée sur un impôt progressif.
Des résultats significatifs
En quinze ans, le budget participatif a permis de réaliser des progrès très sensibles dans les domaines du logement, de l’accès aux transports, à l’eau, à l’assainissement, à l’éducation, la santé et la prévention pour les plus pauvres (ONU-Habitat 2005):
- La construction annuelle de logements sociaux a doublé entre 1989 et 2003 par rapport à la période 1973-1988. Cette évolution a permis de réduire de manière substantielle le déficit de logements.
- L’accès aux transports en commun et aux infrastructures publiques a été amélioré dans les quartiers les plus pauvres de Porto Alegre. Les routes non asphaltées ont été réduites de moitié.
- La proportion de logements raccordés à l’eau potable est passée de 94,7% en 1989 à 99,5% en 2002.
- Le raccordement au réseau d’évacuation des eaux usées est passé de 46% en 1989 à 84% en 2002 et la proportion de déchets liquides a évolué de 2% en 1989 à 27,5% en 2002.
- Le nombre d’écoles publiques s’est accru de 29 en 1988 à 84 en 2002 et le nombre d’élèves est passé de 17862 à 55741. Des programmes d’alphabétisation des adultes et d’éducation des jeunes ont été mis en œuvre et intégrés au système éducatif public. 126 institutions de soins en faveur des enfants ont été créées et touchent 10000 enfants.
- La santé a vu les dépenses de l’administration centrale de la municipalité progresser de 10% dans les années 1980 à 18%.
- La prévention infantile, l’assistance aux victimes de violence, l’attention aux personnes âgées abandonnées et aux familles à faible revenu figurent également dans les progrès réalisés à Porto Alegre.
Tout cela n’a été possible qu’avec la participation populaire qui a joué un rôle essentiel dans la définition des priorités. Ce qui tendrait à démontrer que moins il y a de délégation de pouvoir, plus le peuple et la société organisée démontrent qu’ils peuvent exercer leur souveraineté.
Une formidable expérience d’inclusion sociale et de participation populaire
L’expérience du BP à Porto Alegre a montré que la question de la démocratie est au cœur de tout processus de confrontation au néolibéralisme dominant. Elle a fait l’objet de nombreuses études et analyses relativement concordantes. Si elle ne représente pas un modèle universel, elle constitue une sérieuse référence, incontournable et très féconde pour les autogestionnaires.
Pour Raul Pont, il est indispensable d’avancer vers un autre mode de démocratie car l’expérience du budget participatif «stigmatise les limites et les insuffisances du système représentatif et l’importance de relever le grand défi que représente la construction d’une démocratie participative, qui réduit les instances de délégation et de bureaucratie que les systèmes purement représentatifs mettent en place. » (Pont 2007)
Il est possible pour cela de s’appuyer sur la population: «Le budget participatif montre que la population, en jouant un rôle actif et en prenant des décisions, est parfaitement capable d’élaborer des règles plus justes, plus solidaires, plus objectives en matière de carences sociales et d’affecter d’une manière plus démocratique les dépenses publiques. »
En effet, la question des règles est décisive comme l’observe Yves Sintomer: « Sans les règles favorisant les investissements vers les secteurs les plus pauvres, sans celles permettant de réaliser une synthèse objective entre les demandes émanant des rues, des quartiers, des secteurs, on aboutirait soit à une addition de demandes locales, soit à une sélection arbitraire par les dirigeants associatifs ou politiques parmi la multiplicité des demandes. Or, avec le budget participatif, c’est un projet global qui se construit.» (Sintomer 2005)
Quant à Martine Toulotte (2000), elle insiste surtout sur le changement qui se produit dans la population et dans les têtes, ce qu’elle résume en quelques mots: dignité, solidarité, découverte de la ville, acquisition de connaissances, compréhension du fonctionnement de la société, développement de la conscience collective. Pour elle, «le processus du budget participatif de Porto Alegre se révèle non seulement un outil de transformation urbaine, mais aussi de transformation sociale.»
Marion Gret et Yves Sintomer (2002 : 94, 97) remarquent que le processus donne plus de place à ceux qui sont socialement dominés dans la société et dans la politique traditionnelle. Une forte présence des femmes a même été observée dans les assemblées où elles sont devenues majoritaires à partir de 1998 même si elles sont restées minoritaires dans les conseils et les forums. Le processus permet l’affiliation et une présence massive des classes populaires qui peuvent constater l’efficacité de leur engagement. Ils observent également que «le dispositif diffère concrètement de l’avant-gardisme autoritaire: il est ouvert à tous; la pyramide participative prévoit l’élection des responsables à tous les niveaux, et non leur cooptation ou leur désignation par en haut; les critères de répartition sont assez transparents et rendent difficile une relation de type paternaliste entre l’avant-garde et le reste du peuple… ».
Et que le «socialisme municipal» de Porto Alegre s’est développé après les changements en Europe de l’Est et qu’il a tiré les leçons de l’échec du socialisme bureaucratique. Il constitue de ce fait «l’une des expériences les plus originales qui viennent démontrer qu’une lutte radicale pour la justice sociale n’est pas destinée à déboucher sur le totalitarisme ».
Mais, s’agit-il de cogestion ou d’autogestion ? L’analyse de la structure du budget participatif montre qu’il ne s’agit pas, aux yeux de Marion Gret et d'Yves Sintomer, à proprement dit d’un processus autogéré. Les décisions sont plutôt prises globalement entre l’exécutif et une pyramide participative dans un processus de cogestion. Ces auteurs (2002 : 100 -101) montrent que selon les cas il s’agit d’un processus d’autogestion: quand les participants prennent la décision finale sans intervention de l’exécutif; d’autogestion sous contrôle de l’exécutif : lorsque les décisions sont prises de façon autonome mais contrôlées par l’exécutif dans le cas de l’économie solidaire subventionnée par la mairie; de cogestion par contrôle ou influence de l’exécutif sur les décisions populaires: lorsque les décisions sont prises par la structure participative mais qu’elles doivent être négociées avec le gouvernement local; de cogestion par contrôle populaire sur les décisions de l’exécutif : lorsque des initiatives souhaitées par l’exécutif sont soumises à l’approbation de la pyramide participative avec droit de veto; de pouvoir de décision de l’exécutif avec consultation des participants : quand l’interpellation réciproque entre les deux parties se conclut par une décision unilatérale de l’exécutif; enfin de décisions démocratiques de l’exécutif : quand la structure participative dépend totalement de l’exécutif. D’une manière générale, la capacité d’influence des citoyen-ne-s est plus grande au niveau des quartiers ou des assemblées et des forums de secteurs, alors que celle de l’exécutif se fait plus sentir au niveau de la ville et du Conseil de budget participatif. Les différenciations pointées au sein du processus lui-même montrent bien qu'il ne peut exister dans un contexte capitaliste et dans le corset institutionnel brésilien ni processus intégralement autogestionnaire, ni autogestion généralisée. Mais ces différenciations n'invalident en rien l'appréciation de la dynamique politico-sociale du processus d'une expérience que nous qualifions bel et bien, pour notre part, d'expérience autogestionnaire.
L’expérience dans l’État du Rio Grande do Sul
En 1998, le PT remporte l’élection dans l’État du Rio Grande do Sul. Olivio Dutra, ancien maire de Porto Alegre, le premier à avoir expérimenté le budget participatif, devient gouverneur. Il décide d’étendre l’expérience à tout l’État. Il s’agit de démontrer que le budget participatif n’est pas réalisable uniquement à l’échelle municipale et que les populations des 497 municipalités peuvent élaborer et décider le budget et le programme d’investissement de l’État. Compte tenu de l’importance des ressources dont dispose l’État, cette victoire électorale a accru de façon importante les montants débattus par le budget participatif. De plus, l’accès au crédit via les banques de développement: BARISOL, BNDES et la Banque du Brésil permet de disposer de ressources importantes pour financer des programmes dans les secteurs agricoles et du développement économique régional discutés dans le cadre du budget participatif.
L’Etat étend également les compétences légales pour mener des politiques publiques à une échelle plus significative : au niveau du Rio Grande do Sul, avec en particulier: le transport et la circulation (revêtement de routes, construction de ponts), l’habitat (logement rural, coopératisme, logement social, régularisation foncière), l’environnement, la sécurité publique, l’éducation (réseau d’écoles publiques, création d’une université), la santé (mise en place de programmes régionaux et municipaux de santé publique), l’agriculture (réforme agraire, agriculture familiale, programmes de luttes contre la pauvreté en milieu rural), gestion d’entreprises (création d’entreprises, appui aux micros, petites et moyennes entreprises), l’économie populaire et solidaire, (appui aux systèmes de production locaux), l’énergie (programme d’éclairage à la campagne, développement de la production et distribution de l’énergie électrique), inclusion sociale (revenu minimal et réseau de citoyenneté) (De Souza 2003).
La transposition du budget participatif du niveau municipal à l’État se réalise sensiblement sur le même principe et la même architecture: 23 secteurs géographiques sont créés, des forums thématiques et une pyramide à trois niveaux avec à la base des assemblées plénières municipales; au niveau intermédiaire, des assemblées de secteurs; au sommet, un Conseil du budget participatif au niveau de l’État. On retrouve également les trois paramètres (démocratique-majoritaire, justice sociale et technique) ainsi que les trois critères de répartition budgétaire (priorités des habitants, carences et populations), le cycle organisé toute l’année (Gret & Sintomer 2002 : 62).
L’Etat instaure également un autre mode de relation avec les municipalités qui sont amenées à collaborer à la mise en œuvre des politiques publiques de la région. Pour Ubiratan de Souza, «les relations politiques traditionnelles et clientélistes commencèrent à céder le pas à tous les niveaux par une nouvelle forme de gestion publique qui établit un contrôle social et de lutte contre les inégalités régionales en instaurant un pacte fédéraliste entre l’État et les municipalités». (De Souza 2003)
« Une autre avancée fut la création à l’échelle fédérale d’une méthodologie de démocratie directe et de planification participative avec un caractère délibératif en assemblées publiques dans toutes les municipalités gauchos. »
Mais la mise en œuvre du budget participatif entre 1999 et 2002 s’est heurtée à une opposition plus virulente au parlement régional où le PT était minoritaire. En 2000, un recours juridique d’un député fédéral de l’opposition a empêché la poursuite du processus en interdisant l’attribution de crédits pour le fonctionnement de la structure participative. Néanmoins, les délégués du budget participatif, les maires, les organisations populaires et citoyennes réagirent en organisant des réunions pour poursuivre le processus sous une forme auto organisée et en créant le Forum Gaucho de défense de la participation populaire.
La durée du processus (qui ne fut pas reconduit après la victoire de l’opposition fin 2002) ne permet pas de tirer un bilan exhaustif de cette expérience à cet échelon. Cependant il faut relever la très forte participation: la fréquentation a oscillé entre 188000 personnes en 1999 et 333000 personnes en 2002; le nombre d’assemblées publiques sur quatre années s’élève à 2824 et le nombre de délégués élus à 57193 (De Souza 2003).
Les expériences de Porto Alegre et de l’état du Rio Grande do Sul ont eu indubitablement des répercussions au Brésil, en Amérique latine et à travers le monde puisque le «modèle» a inspiré et a été repris même s’il prend des formes diverses.
L’expansion du budget participatif
Il y a eu trois grandes phases d’expansion du budget participatif. La première (1989-1997) a été caractérisée par des expériences dans un nombre limité de villes. La deuxième. (1997-2000) a été marquée par la consolidation au Brésil. Au cours de cette phase, plus de 130 villes ont adopté le budget participatif. La troisième phase (à partir de 2000) a été celle de l’expansion et de la diversification au-delà des frontières du Brésil. Le budget participatif a été mis en œuvre dans 130 villes et trente pays différents dans le monde (ONU-Habitat 2005). Selon d’autres sources, 1200 municipalités d’Amérique latine auraient adopté le budget participatif, une cinquantaine en Europe dont seulement une dizaine en France.
Le Brésil reste le principal pays où le budget participatif est pratiqué puisqu’ il représente près de 80% des cas. Mais il a également été développé dans la région des Andes (Pérou, Équateur et plus récemment en Bolivie et en Colombie). Des expériences de budgétisation participative existent également à des degrés et à des niveaux de formalisation divers dans d’autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes (Argentine, Paraguay, Uruguay, Chili, République dominicaine, le Salvador et Mexique). Certaines villes européennes ont engagé des processus de budgétisation participative (principalement en Espagne, en Italie, en Allemagne et en France) et un nombre de villes africaines (au Cameroun par exemple) et asiatiques (au Sri Lanka notamment) les ont rejointes.
Le budget participatif est pratiqué dans des villes de taille différente (des villes de moins de 20 000 habitants à des mégalopoles telles que Buenos Aires ou São Paulo). Il est pratiqué dans des municipalités rurales ou semi-rurales ou des villes totalement urbanisées. Il est également pratiqué dans des villes aux ressources publiques diverses, telles que Villa El Salvador au Pérou5 qui dispose d’un budget par habitant dix fois inférieur à celui des villes européennes. Il est aussi parfois limité à une partie de la municipalité comme à Buenos Aires ou El Alto en Bolivie.
Le budget participatif a également été expérimenté à une plus grande échelle comme dans l’État du Rio Grande do Sul (comme nous l’avons relaté) et dans des provinces au Pérou. Ce pays est le seul qui dispose d’une loi nationale sur le budget participatif applicable à toutes les municipalités et provinces.
Il n’existe pas de modèle type dans l’exécution du budget participatif car les expériences sont le produit des réalités de chaque région, de son histoire, de sa citoyenneté mais aussi de la culture administrative des pouvoirs publics.
En Amérique latine, le budget participatif est, à l’image de l’expérimentation de Porto Alegre, un outil de redéfinition des priorités et de promotion de la justice sociale, ce qui n’est pas le cas en Europe. Les citoyen-ne-s passent du statut d’observateurs à celui d’acteurs à part entière.
En Europe, l’un des problèmes majeurs de la plupart des expériences est selon Yves Sintomer:
« Qu’il leur manque la mobilisation associative, celle de la société civile; le processus est impulsé par le “haut” et n’est pas innervé par les discussions de la base qui font la base du budget participatif de Porto Alegre. C’est notamment le cas en France. Une autre difficulté
est le manque de règles claires qui permettraient de synthétiser de façon non arbitraire les différentes demandes. En la matière, la France est un cas d’espèce! C’est le pays de l’informalité, de l’absence de clarté, du flou sur la façon dont la synthèse est établie à l’issue des discussions ; les hommes politiques écoutent, puis ils sélectionnent subjectivement.» (Sintomer 2005)
En France, le BP a été porté principalement par le réseau Démocratiser radicalement la démocratie mais il n'a rencontré qu'un écho limité du fait de la forte prégnance de la démocratie représentative, du manque d’intérêt et de la confiscation du pouvoir par les édiles ainsi que du faible relais apporté par la majeure partie de la « gauche de gauche ». En son sein, le budget participatif n'a été porté que par la gauche alternative et des secteurs du PCF, et dans une moindre mesure par des élus-e-s Verts et plus rarement socialistes. Il suffit d’observer le rôle de presque tous-tes les élu-e-s, hostiles, indifférent-e-s ou condescendant-e-s, dans les conseils de quartier. Cette situation est pour le moins paradoxale dans un pays où Rousseau et Condorcet ont exercé une influence non négligeable sur la pensée politique et qui a connu des formes de démocratie directe lors des différentes révolutions et des communes de 1792 et de 1871.
Si le budget participatif ne peut représenter un «modèle» exclusif, indubitablement l’expérience de Porto Alegre a permis de rénover radicalement la démocratie et de démontrer qu’il est possible d’associer la population à la définition et à la décision des politiques publiques qui les concernent au premier chef.
Alors que dans les sociétés occidentales, la démocratie représentative est en pleine crise -ce qu'expriment son discrédit grandissant et la montée continue de l'abstention de l'électorat populaire-, que le capitalisme mondialisé en réduit les compétences, le BP a été une innovation essentielle et a prouvé que les formes d’organisation démocratiques héritées de la fin du 19e siècle pouvaient être révisées. Et, qu’il ne suffit pas de se référer aux multiples expériences et tentatives ouvrières d’émancipation, d’autodétermination, d’autogestion qui marquèrent les deux siècles écoulés pour justifier une stratégie de rupture. En effet, les institutions politiques qui gèrent la «cité», la société, ne peuvent plus fonctionner comme par le passé. La démocratie représentative est remise en cause.
«La mondialisation financière et industrielle, la concentration extrême qui en résulte dans les principales activités économiques, réduisent la capacité des États à réguler les rapports sociaux et les obligent même à déléguer certaines fonctions souveraines. Le droit, la justice, la monnaie sont de plus en plus largement gérés par des institutions internationales à l’abri de toutes sanctions électorales. Le maintien de l’ordre national et international tend à être l’ultime fonction des Etats jusqu’à redonner une surprenante actualité à la formule d’Engels “l’État, c’est un groupe d’hommes armés.» (Fiant 2005)
De façon générale, le dépérissement de la démocratie représentative conduit à la mise en place d’Etats autoritaires, en même temps que s'affirme la réponse des partis bourgeois et des politiciens de droite à la crise de la politique et de sa représentation : l'accentuation de la professionnalisation de la politique et une condescendance assumée et non-dissimulée vis-à-vis du suffrage universel. (Lefebvre 2009) Les Assemblées élues ne représentent ni les aspirations ni les contestations populaires. La crédibilité des institutions politiques, à commencer par les partis politiques eux-mêmes, est de plus en plus affectée par cette régression générale de la démocratie.
« La démocratie est devenue une idéologie de classe légitimant des systèmes qui permettent à un petit nombre d’individus de gouverner – et de gouverner pour ainsi dire sans le peuple ; des systèmes qui semblent exclure toute autre possibilité que la reproduction à l’infini de leur mode opératoire". (Ross 2009 : 118)
La démocratie n'est donc pas à rénover mais à réinventer. Pour nous, c'est celle résultant d'une généralisation de l'autogestion, celle de la république autogérée. Considérée de manière globale, cette problématique est l'alternative à la professionnalisation de la politique en permettant que la démocratie et la politique deviennent l'affaire de toutes et de tous.
Dans ce contexte, le budget participatif à Porto Alegre a été plus qu’une expérimentation car: «le très grand nombre de cas où ce mode de démocratie s’est implanté de manière exemplaire nous conforte dans l’idée que c’est l’une des voies de reconstruction d’un projet socialiste.» (Pont 2007).
* Bruno Della Sudda et Richard Neuville sont membres du collectif Lucien Collonges (coord) du livre « Autogestion, hier, aujourd’hui, demain » paru en mai 2010 aux éditions Syllepse
Notes
1. Démocratie socialiste est alors majoritaire au sein du PT à Porto Alegre et fait office de section brésilienne de la 4e Internationale.
2. Professeur d‟université, il a remporté la mairie de Porto Alegre au premier tour en 1997. Il est un des fondateurs du PT et membre de sa direction nationale. Il anime la tendance Démocratie socialiste, fortement implantée dans l‟État du Rio Grande do Sul.
3. Au Brésil, les municipalités ne perçoivent que 14% des recettes fiscales, l‟État en conserve 63% et les États régionaux récupèrent les 23% restants alors qu’‟ils doivent gérer la santé, l‟éducation et la sécurité publique. En 1988, à Porto Alegre, 98% du budget étaient accaparés par les dépenses de fonctionnement de la mairie.
4. Olivio Dutra est l‟un des fondateurs du PT. Fils de paysans sans terre, il est né dans l‟État du Rio Grande do Sul. Ancien syndicaliste dans la banque, il est également un des fondateurs de la Centrale unique des travailleurs (CUT). Après avoir été le premier maire de Porto Alegre en 1988, il devient gouverneur de l‟État du Rio Grande do Sul en 1998. Il appartient à la tendance majoritaire du PT, Articulação, mais se situe plutôt à sa gauche.
5. Villa El Salvador est une ville de 350 000 habitants, située en plein désert à trente kilomètres de Lima et qui est née de la volonté populaire au début des années 1970. À partir d‟une simple occupation des lieux, les habitants se dotent d‟une forme particulière d‟organisation sociale de l‟espace en faisant du groupe résidentiel l‟unité de base de l‟organisation de son territoire. L‟urbanisation et le développement se sont réalisés à partir d‟un système de planification dans lequel les populations ont été largement associées (cf. Louis Favreau 2008).
Pour en savoir plus
Diana Burgos-Vigna, «Les mutations de la gouvernance démocratique en Amérique latine», CERI, 2006, www.ceri-sciences-po.org.
Ubiratan De Souza, « Orçamento participativo – experiência do governo do estado do Rio Grande do Sul», Janeiro de 2003.
Louis Favreau, «Villa el Salvador: économie solidaire, développement local et coproduction de services dans un bidonville», in Julie Duchatell Florian Rochat, Produire de la richesse autrement, Genève, CETIM, 2008.
Michel Fiant, «Esquisses pour un projet autogestionnaire», juin 2005.
Tarso Genro & Ubiratan De Souza, « Quand les habitants gèrent vraiment leur ville : l’expérience de Porto Alegre », Paris, Léopold Mayer, 1998.
André Gorz, (Michel Bosquet), « Ecologie et politique », Galilée, Paris, 1975.
André Gorz, «Capitalisme, socialisme, écologie», Galilée, Paris, 1991 in Münster, Arno, «André Gorz ou le socialisme difficile», Paris, Lignes, 2008.
Estelle Granet & Solidariedad, « Porto Alegre, les voix de la démocratie », Paris, Syllepse, 2003.
Marion Gret & Yves Sintomer, “Porto Alegre. L’espoir d’une autre démocratie », Paris, La Découverte, 2002.
Rémi Lefebvre, « Faire de la politique ou vivre de la politique », in Le Monde diplomatique, octobre 2009.
Arno Münster, « André Gorz ou le socialisme difficile », Paris, Lignes, 2008.
ONU-Habitat, 72 questions courantes sur le budget participatif, Programme gestion urbaine, 2005.
Raul Pont, « L’expérience du budget participatif de Porto Alegre », in Le Monde diplomatique, Supplément : « Quand la ville est porteuse des espérances de citoyenneté », mai 2000.
Raul Pont, «L’expérience de Porto Alegre», Traduit par Marie-Odile Motte, FondationS, n° 5, Fondation Gabriel Péri, 2007.
Réseau Capacitation citoyenne, « Pas de formation citoyenne sans action sur le réel, le Budget participatif de Porto Alegre », Brochure, 2000.
Pierre Rosanvallon, «La présentation des réflexions de Condorcet» in Rosanvallon, Pierre, «La démocratie inachevée», Paris, Gallimard, 2000.
Kristin Ross, «Démocratie à vendre», in George Agamben et al., Démocratie, dans quel état ?, Paris, La Fabrique, 2009.
Jean-Paul Sartre, Pierre Victor et Philippe Gavi, « On a raison de se révolter », Paris, Gallimard, 1972.
Yves Sintomer, «Entretien», Territoire, 2005.
Martine Toulotte, «Porto Alegre, un exemple de démocratie participative à suivre», intervention au congrès des Alternatifs 2000, http://www.alternatifs.org/ .
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